Louis, Sénégal - Revues Maliennes en ligne

Transcription

Louis, Sénégal - Revues Maliennes en ligne
LITTERATURE – LANGUE
Toni Morrison : le Chant de Salomon ou le mythe de l’« Africain Volant »
Amara Diarra, chargé d’enseignement, université Gaston Berger, SaintLouis, Sénégal
Résumé :
Le récit du Chant de Salomon (1977)1, troisième roman de Toni Morrison, après l’Œil le Plus
Bleu (1970) et Sula (1974), s’articule autour de la recherche de ses racines et de son identité
de Macon Dead III, alias Milkman. Parallèlement à cette histoire centrale, se développent
celles de Pilate sa tante, de sa sœur Corinthians, et de sa cousine Hagar. Ces histoires
individuelles sont, de temps à autre, émaillées d’épisodes de la vie de ses parents : son père
Macon Dead II et sa mère Ruth Foster.
Abstract :
The novel of Chant de Salomon (1977)2, third fiction of Toni Morrison, after l’Œil le Plus
Bleu (1970) and Sula (1974), is about the search by Macon Dead III of his roots and of his
identity, alias Milkman. Boarding this central story are presented the lives of his aount Pilate,
his sister Corinthians, and his cousin Hagar. These stories are from time to time, cut with
some episodes of his parent’s lives : his father Macon Dead II and his mother Ruth Foster.
C’est dans la petite localité rurale de Shalimar, en Virginie, que Milkman, partie à la
recherche d’un hypothétique trésor, va faire la découverte de sa généalogie. En écoutant les
enfants de Shalimar chanter : « Oh Salomon, me laisse pas ici » (SS, F, p. 426) – une version
locale de la vieille chanson de blues « Oh chéri, me laisse pas ici » que sa tante Pilate aime
chantonner à la maison, Milkman apprend, pour la première fois, la légende de son arrière
grand-père, Salomon ou Shalimar.
A partir du chant des enfants, aux refrains : « viens bouba yalle, viens bouba tambie, viens
konka yalle, viens konka tambie » et au nom « Yaruba, Medina, Mohamed », le jeune héros
découvre que son grand-père est Jake, le seul fils de Salomon. En outre, Susan Byrd, une
habitante du coin, en réponse à la question de Milkman : « quel était le nom de Jack… ? »
ajouta : « Je ne pense pas qu’il en avait un. C’était un de ces enfants africains volants… »
(SS, F, p. 452), et de poursuivre, au sujet de Salomon
Certains de ces Africains qu’on avait amenés ici comme esclaves, savaient
voler. Beaucoup sont rentrés en Afrique en volant. Ici, celui qui l’a fait, c’était
ce même Salomon ou Shalimar… D’après l’histoire il ne s’est pas sauvé en
courant. Il volait. Il s’est envolé. Comme un oiseau, vous voyez. Un jour, il
s’est mis debout dans les champs, il a couru au sommet d’une colline, il s’est
mis à tourner sur place plusieurs fois, et il a été soulevé dans les airs. Il est
retourné tout droit d’où il venait. (SS, F, pp. 454-455).
Toni Morrison renvoie ici à une vieille légende du folklore africain-américain. Cette notion du
vol recouvre une idée d’évasions, de liberté. En effet, aux temps de l’esclavage, des contes
populaires au sujet de tel ou tel autre esclave qui se serait envolé vers l’Afrique, se racontaient
à travers le sud des Etats-Unis. Le point commun de toutes ces légendes étant un désir
collectif de recouvrer sa liberté et de retourner à la terre des origines, des racines. D’où la
réaction de Milkman a l’idée que son ancêtre savait voler.
Oh, mec ! Il a pas eu besoin d’avion. Il s’est simplement envolé, il en avait
marre…Plus de coton. Plus de balles de coton. Plus d’ordre. Plus de merde. Il
s’est envolé, ma chérie. Il a soulevé son beau cul noir dans le ciel et il est
1
Le Chant de Salomon, traduction de J. Guiloineau, Bourgois, Paris, 1996. Désigné par la suite dans
les notes par l’abréviation SS, F (Song of Salomon, Version française).
2 Le Chant de Salomon, traduction de J. Guiloineau, Bourgois, Paris, 1996. Désigné par la suite dans
les notes par l’abréviation SS, F (Song of Salomon, Version française).
rentré chez lui... Ouah ! Ouah ! Guitare ! Tu m’entends ? Guitare, mon
arrière-grand-père savait voler… Il est retourné en Afrique… (SS, F, p. 461)
Ainsi s’exprime la jubilation du jeune héros à la découverte de cet autre aspect de son héritage
identitaire, à travers la légende de son ancêtre africain.
Il faut noter que c’est autour de cette notion de vol que se développe l’action du roman.
Depuis le début du récit, la vie du héros est étroitement liée à cette notion. Ainsi, l’intrigue
s’ouvre sur le récit de la tentative d’envol de l’agent d’assurances Mr Smith. Cet épisode qui,
à première vue, peut sembler n’avoir aucun lien avec l’action à venir, recouvre toute la
symbolique de l’histoire. L’on se rappelle en effet que c’est au lendemain de cet évènement
que Milkman naquit à l’hôpital même dont le toit servit de piste d’envol à Mr Smith. Ainsi
s’établit le lien entre les deux évènements :
Les ailes de soie bleue de Mr Smith devaient avoir laissé leur marque sur lui
parce qu’à quatre ans, quand le petit garçon découvrit ce que Mr Smith avait
appris plus tôt – que seuls les oiseaux et les avions pouvaient voler – il perdit
tout intérêt pour lui-même. Devoir vivre sans ce don unique l’attrista et laissa
son imagination si dépourvue qu’il sembla simplet… (SS, F, pp. 19-20)
On comprend alors aisément l’exaltation du jeune homme en apprenant des années plus tard
la légende de cet arrière-grand-père qui venait mettre fin à la grande désillusion de son
enfance, faisant place au mythe de l’ancêtre africain qui savait voler, tout comme un oiseau ou
un avion.
Longtemps considérés comme l’expression d’un féminisme noir parfois controversé, les
romans de Toni Morrison sont à a bien des égards révélateurs d’une recherche esthétique
originale sur le texte, ainsi que l’explique Généviève Fabre : « les romanciers afro-américains
cherchent aujourd’hui plus que jamais à cerner l’expérience noire par des stratégies qui
émancipent leur écriture de clichés galvaudés et lui rendent une autonomie menacée »1. Ainsi
ses trois premiers romans : l’Œil le Plus Bleu, Sula et le Chant de Salomon sont-ils composés
autour de métaphores, et l’on peut suivre la progression des recherches de la romancière dans
la façon dont ses récits s’articulent autour d’une métaphore centrale.
Le Chant de Salomon commence par une série d’évènements insolites. Un agent d’assurance
s’envole d’un toit après avoir fait ses adieux à sa ville. Il veut ainsi par miracle, réparer la
médiocrité de sa vie. Son vol malchanceux provoque la naissance d’un enfant. Le bébé,
comme s’il avait appris le jour même de sa venue au monde que seuls les oiseaux et les avions
peuvent voler, perd tout intérêt pour lui-même et pour son existence. Tout le récit de Morrison
va s’attacher à montrer comment ce nouveau-né, promu héros de son roman, va se remettre de
cette déception initiale. Désabusé, il ira de surprise en surprise, jusqu’à la révélation finale qui
le convainc que les hommes aussi peuvent voler.
Ainsi s’inverse le schéma qui mène de l’enchantement de l’enfance aux désillusions de l’âge
adulte.
Le vol de Milkman répète celui de son ancêtre Salomon dont on raconte qu’il s’envola un
jour, abandonnant toute sa progéniture. Le héros rejoint ainsi la légende en s’identifiant à tous
ces africains qui disparurent dans les airs pour retrouver le continent de leurs origines, il fait
sienne une croyance transmise de génération en génération. Ses déplacements lui permettent
d’authentifier le souvenir, de délimiter un territoire où viennent s’inscrire l’histoire de sa
généalogie et le secret de son identité.
Le vol initial de Mr Smith propose la métaphore autour de laquelle se structure le récit : voler
c’est combiner puissance et connaissance. Les étapes du voyage de Milkman sont marquées
par des conversations intimes, des confidences incomplètes qui éveillent sa curiosité. D’abord
auditeur résigné, il finit par se passionner pour les histoires dans lesquelles il se sent de plus
3 Généviève Fabre, « la chanson de Toni Morrison » In Notre Librairie, n° 77, Paris, 1984, pp. 66-69.
en plus impliqué. Il essaie alors d’en décoder les messages, de reconstituer une histoire à
partir des récits épars. Chaque récit lui livre à la fois une clé et une nouvelle énigme. Des
versions différentes d’un même événement lui aiguisent la curiosité. Un élément secondaire
dans un récit devient prépondérant dans un autre. Le rôle que le jeune héros est invité à jouer
s’apparente à celui d’un ethnologue ou d’un archéologue qui découvre tout un héritage
culturel.
Toni Morrison combine les structures de genres proprement africain-américains, comme la
propension à transformer une histoire en légende, le rôle du mythe, l’importance de l’oralité et
la prépondérance du chant. Ainsi les informations données à Milkman sont-elles transmises
oralement, et certaines sont des récits au second degré. L’oralité devient alors la matière du
texte.
Morrison redonne au récit toute sa spontanéité en multipliant les locuteurs, en cultivant la
redondance, l’insolite, le surnaturel et le magique : ainsi les morts viennent-ils se mêler aux
vivants et leur donner des conseils ou des ordres ambigus. Le chant, concis et énigmatique,
vient compléter le récit : un refrain apporte inopinément la solution de l’énigme. La chanson
des enfants, apparemment dénuée de sens, contient toutes les clés qui manquaient.
La communication s’établit ainsi, non pas à travers la logique des mots mais à travers leur
poésie, leur musicalité et leur magie. Les morts s’entretiennent avec les vivants et leurs
ossements ont une histoire. L’image du vol sert de métaphore à la mort : les êtres se
volatilisent vers un ailleurs meilleur, comme Mr Smith au-dessus de Pitié ou comme cet
ancêtre qui s’envole un jour vers l’Afrique. Dans la famille Dead, les prénoms sont
traditionnellement choisis au hasard dans la Bible. C’est ainsi que la fille du premier Macon
(la tante de Milkman) reçut le prénom masculin de Pilate. Plus important que le prénom dans
la tradition afro-américaine – car il a souvent été imposé par le maître blanc-, le nom de
famille confère une identité illusoire et éphémère. Insatisfait de son surnom, Milkman part à
la recherche d’un nom. Il ne retrouve complètement ses racines et son identité qu’à la
découverte de son ancêtre fabuleux Salomon et du lieu où il vécut. Le texte de Toni Morrison
joue sans cesse sur ces noms magiques dont l’écho continue à résonner dans les chants et dans
les souvenirs.
Le nom devient lui-même incantation. Le Chant de Salomon n’est que chant, constellation de
noms placés chacun au centre d’un récit, chaque nom ayant une histoire, et d’un mystère,
chacun constituant une énigme. Ainsi on découvre que Sing (« Chante »), pris comme une
invitation à chanter, fut le nom d’un ancêtre.
Le structure narrative se construit autour de quelques noms de personnages ou de lieux aux
sonorités voisines. (Shalimar, Salomon, Charlemagne), suggérant des associations qui prêtent
au récit des prolongements mythiques. Plus le héros s’éloigne dans l’espace (allant de sa ville
natale de Mercy jusqu’au fond de la Virginie) plus il remonte dans le temps, suivant à rebours
l’itinéraire de ces ancêtres. Son voyage n’est pas un saut dans l’inconnu, mais un retour aux
sources, le récit d’un événement primordial.
Le roman de Toni Morrison allie la référence historique à la dimension mythique. D’une part
le contexte historique donne au récit la force du témoignage, d’autre part, grâce à son travail
sur le mythe, l’écriture échappe aux poncifs du réalisme et du naturalisme. Son originalité
émane des effets de renversement ou de miroir. A la structure mythique s’ajoutent les
allusions aux contes, les bribes de récits folkloriques ou de légendes. L’écrivain met en avant
le processus mythologique, la construction d’une histoire orale, explore leur relation à
l’idéologie. Tout en inscrivant son geste dans un renouvellement de la culture, il interroge les
rapports que l’histoire entretient avec le mythe. L’utilisation du mythe, son entrecroisement
avec les éléments de la fable, du surnaturel, du merveilleux, etc., se conjuguent avec les
indications historiques en créant des effets d’inversion. L’imbrication de tous ces niveaux
dans un mouvement d’irradiation des plans de sens constitue la signature de cette construction
textuelle.
Toni Morrison a dénoncé avec virulence la tentative faite dans les années 70 pour créer une
nouvelle cosmologie dont les Noirs n’avaient nul besoin, il suffisait de se ressourcer aux
origines de la culture :
Un mythe, c’est la conception de la vérité ou de la réalité à laquelle un peuple
entier est arrivé après des années d’observation […] Tout ce que peuvent faire
les artistes et les intellectuels, c’est le rapporter ; ils ne peuvent par le créer.2
Au fil de l’œuvre, la notion de mythe oscille entre une acception qui éclaire le rapport d’un
peuple à sa culture. Ainsi le mythe de la beauté noire, inversion aliénée du mythe de la beauté
blanche ; ne peut être utile car il demeure porteur de l’hégémonie du paraître sur l’être. En
revanche, la culture noire américaine offre des récits – « Africains Volants » ou « Tar Baby »
– disponibles à l’écrivain qui veut les revisiter, non pas inventer, mais plonger dans l’épave de
l’histoire pour acquérir un regard nouveau.
Le syncrétisme d’une approche qui transcende les différences culturelles est battu en brèche
par la spécificité de la culture. Les contes européens sont utilisés de façon ironique. La
référence aux mythes grecs (Œdipe, Ulysse) est modulée par l’essence de l’expérience
africaine-américaine : ce qui fait problème et crée le mystère. Les liens aux mythes africains
n’autorisent pas une lecture afro-centriste univoque. La culture biblique demeure le terreau de
la revendication d’une expression culturelle autonome du peuple noir américain.
L’hybridation est de mise. Le dialogue entre les cultures et les métamorphoses qu’il implique
faitt de cette écriture le lien du questionnement du mythe, l’espace actif de son dépoussiérage,
la trame de son devenir.
L’intégration de ces divers plans de sens – mythique, folklorique, quotidien, historique – se
traduit par une rupture constante de la linéarité, une poétisation du texte, par une dynamique
visant la saturation symbolique. Les significations se déclinent sur des axes verticaux par
emboîtements (cadre chronologique, trame narrative, structure mythique, récits folkloriques,
histoire orale) et horizontaux (diffusion des connotations de la métaphore dans le texte). Ces
réseaux métaphoriques fonctionnent à l’intérieur d’unités réduites (phrases, paragraphes,
chapitres) mais aussi à l’échelle du roman.
Selon certaines légendes, les esclaves arrivant d’Afrique savaient voler et pouvaient ainsi
échapper à la servitude. Cet envol, qui les ramenaient parfois dans leur pays d’origine, était le
plus souvent assuré par la connaissance d’un mot magique. Les deux sauts dans le vide qui
encadrent Le Chant de Salomon constituent une variation sur cette figure de liberté recouvrée
et la négation de l’histoire. Au début, l’agent d’assurances Robert Smith échoue et s’écrase au
sol. Sa mort coïncide avec la venue au monde du héros. La naissance de Milkman Dead a lieu
sous le double signe du vol puisque Pilate (phythie, mais aussi « Pilote », celle qui aide à
voler, qui guide) annonce à Ruth : « un petit oiseau sera là demain matin » (SS, F, p. 19). A la
fin, Milkman s’élance, libre et victorieux, car il a découvert le secret de son arrière-grandpère ; alors, « peu importait que ce fût [lui-même ou Guitare] qui rendit l’âme dans les bras
meurtriers de son frère, car il savait maintenant ce que savait Shalimar : si l’on s’abandonne
à l’air, on peut le chevaucher. » (SS, F, p. 437).
Les images de vol et de la thématique père-fils évoquent pour le lecteur le mythe d’Icare.
Mais il se leurre car pour Toni Morrison :
Il s’agit de Noirs qui pouvaient voler. Cela a toujours fait partie du folklore de
ma vie, voler était l’un de nos dons. Je me moque que cela puisse paraître
idiot. C’est partout : les gens en parlaient, c’est dans les Spirituals et les
4
Harris, Middleton et al., eds. The Black Book : A Scrapbook of 300 years of the Folk Journey of
Black America. New York : Random House, 1974, p. 88. Traduction française de C. Raynaud et L.
Condrin. In. C. Raynaud. Toni Morrison : l’Esthétique de la Survie, Paris. Belin, 1996, p. 40.
gospels. C’était peut-être un désir illusoire – l’évasion, la mort, et ainsi de
suite. Mais à supposer que cela ne soit pas. Qu’est-ce que cela voudrait dire ?
C’est ce que j’ai essayé de découvrir dans le Chant de Salomon.3
La légende du folklore noir se greffe sur le schéma plus répandu de la quête mythique.
Milkman, d’une certaine façon anti-héros, effectue un trajet initiatique exemplaire. Pour
accéder à la connaissance, il devra quitter les siens, affronter divers obstacles – joute verbale,
combat physique – au fur et à mesure, il abandonne les objets (voiture, vêtements, montre)
indiquant son appartenance au monde occidental capitaliste du Nord, son aliénation. Un rite
initiatique clôt la quête : chasse au lynx, sacrifice de l’animal dont il doit arracher le cœur,
communion autour de la dépouille confrontée à Guitare, frère ennemi venu le tuer, il meurt
symboliquement une première fois pendant cette chasse dans les ténèbres.
Il devra par ailleurs se réconcilier avec la féminité, lui qui a malmené ses sœurs, abandonné sa
cousine et amante Hagar, ce n’est qu’après avoir traité Sweet (« Douce ») en égale que
l’accomplissement de la quête devient possible. Des énigmes révèlent une partie du secret. A
la suite de Pilate, Circé et Susane Byrd guident son progrès. Ces trois femmes illustrent le
croisement de plusieurs cultures : la Bible, l’Odyssée et la cosmologie indienne que le texte
prend à rebours. Milkman est la fois crédible et dérisoire ; son nom « Laitier » dit son rapport
au maternel, son statut d’éternel enfant. Trop sûr de lui, il est plus picaresque qu’épique. Mais
il est celui de la lignée des « Morts » (Dead) qui découvre le sens de son nom et accomplit le
rite de re-naissance.
La dimension mythique des récits, l’exploration des relations inter-personnelles appellent une
lecture psychanalytique. Cette approche doit rester à l’écoute de la spécificité de la culture
noire américaine, car la recherche de la généalogie est problématique pour le sujet africainaméricain. Dans la tradition freudienne, Milkman représente un tel danger pour son père que
celui-ci va tenter de le tuer avant sa naissance. Mais l’ironie pointe dans le nom de Macon
(Mort) (Dead). Le père est déjà mort, c’est du moins ce que la Yankee ivre a inscrit par erreur
sur le registre. Macon, troisième de la lignée, doit s’affranchir de la mort du père que dit son
nom. Pilate, sa tante, le sauve, niant ainsi le sens de son nom biblique.
L’approche psychanalytique se double d’un sens littéral car l’histoire fait irruption sous la
forme du conflit racial. Le meurtre du père que sous-entend le roman est tout d’abord le
meurtre du père de Macon et de Pilate par les Blancs. Ce meurtre est en un sens vengé par
celui du Blanc dans la grotte, crime d’enfant qui dans son rapport à la perte du père, préfigure
confusément la loi du talion qui régit l’organisation des « Sept Jours » (Seven Days). Le
meurtre du père trouve sa réhabilitation à la fin du roman, dans l’inhumation du squelette à
l’endroit de l’envol du père de la lignée. Autre modulation sur le thème central : Pilate meurt,
tuée par Guitare : un petit oiseau saisit alors dans son bec la boucle d’oreille qui enfermait son
nom, seules lettres jamais tracées par son père et dont elle avait marqué sa tombe (SS, F, p.
72).
Retrouver l’ancêtre à travers les transformations de son nom (Sugaman Charlemagne,
Shalimar, Salomon) comme si les traces ou les strates permettaient de revenir à une
généalogie plus réelle qu’imaginaire, est le sens de cette quête mythique. L’envol implique un
abandon de l’autre. Partir veut dire quitter. C’est le sens de l’autre énigme linguistique résolue
par Milkman. « On ne peut s’envoler comme ça et abandonner un corps (a body) » (SS, F, p.
217). Pilate, elle, pense que son père lui dit qu’elle doit emporter les restes de l’homme qu’ils
ont tué (SS, F, p. 296). Plus tard, le sens de ces paroles s’éclaircit : « on ne peut s’envoler et
abandonner son corps » (SS, F, p. 467).
5
Gates, Henry Louis, Jr. Et Appiah, Anthony K. ; eds. Toni Morrison : Critical Perspectives, Past and
Present. New York, Amistad, 1993, P. 372. Traduction française de C. Raynaud et L. Condrin. In C.
Raynaud, Op.Cit., p. 42.
Les emprunts à l’Odyssée, au mythe d’Œdipe, à la Bible, à l’Afrique, s’entrelacent
comme autant de modulations distancées où chaque rappel vaut autant que l’élément qui s’y
ajoute, l’écart autant que l’écho. Loin d’être réductible à une correspondance terme à terme, la
texture du récit naît de ces recoupements, reprises, découpages et détournements. Le lecteur
idéal doit n’avoir recours qu’à son imagination. Le texte du Chant de Salomon, mélange de
Kikongo, de Grec, de références à la Bible, à l’Islam, à l’Afrique de l’Ouest, à Cuba, est
emblématique de cette intertextualité active, interactive, rêveuse et ironique qui n’est pas le
fruit de l’érudition ; elle se construit naturellement comme la rumeur. Milkman chante à sa
manière le Chand de Salomon pour que son devenir d’homme noir et libre soit accompli, et
que soit affirmé le rapport du mythe à l’histoire. A toutes ces dimensions, il convient d’ajouter
que la fiction porte des stigmates autobiographiques.
La structure justifie le découpage en épisodes distincts, mais le thème du vol est repris
par les images qui ponctuent le texte. Le mythique se conjugue à la poétique. Le paon blanc
qui, alourdi par le poids de sa queue magnifique, a un envol disgracieux, reprend l’idée du vol
du héros comme transcendance et humilité : un paon s’élève quand Milkman a compris le
sens de la chasse au lynx. (SS, F, p. 400)
Ainsi le Chant de Salomon retravaille le mythe de l’envol, de la fuite, et de la quête de
soi. Le roman de Toni Morrison n’est pas simplement l’histoire d’une famille, d’une tribu,
mais un récit mythique sur les origines des Africains-Américains, évoquant un rituel de
réappropriation de la mémoire collective et des forces individuelles et collectives qui
s’enracinent dans l’héritage culturel. Multipliant les références à des personnages
mythologiques, bibliques ou historiques (Icar, Salomon, Charlemagne), et se donnant pour
modèle le livre de la Genèse, la romancière propose aussi une métaphore sur le langage
littéraire « où le mot acquiert pouvoir de verbe et se soustrait aux conventions du langage
commun »3, et sur la structure du texte narratif. Toni Morrison rappelle ainsi que la réalité
afro-américaine devrait être appréhendée comme plurielle et polyvalente certes, mais aussi et
surtout comme une réalité singulière dont seule peut rendre compte une écriture originale qui
puise son inspiration thématique et structurale dans les tradition et folklore africainaméricains.
ANNEXE
I. Œuvres de Toni Morrison traduites en français
I.1. Romans
- 1994, L’Œil le Plus Bleu, Traduction, J. Guiloineau, Paris, Bourgois,
- 1992, Sula, Traduction, P. Alien, Paris, Bourgois,.
- 1985, Le Chant de Salomon, Traduction, S. Rué, Paris, Acropole, Collection 10/18,
Traduction, J. Guiloineau, Paris, Bourgois, 1996.
- 1986, Tar Baby, Traduction S. Rué, Paris, Acropole, Collection 10/18, ; Traduction, J.
Guiloineau, Paris, Bourgois, 1996.
- 1989, Beloved, Traduction, H. Chabrier et S. Rué, Paris, Bourgois..
- 1992, Jazz, Traduction, P. Alien, Paris, Bourgois.
- 1998, Paradis, Traduction, J. Guiloineau, Paris, Bourgois.
- 2004, Love, Traduction, A. Wieke, Paris, Bourgois.
I.2. Essais
- 1992, Jouer dans le noir, Blancheur et imagination littéraire, Traduction, P. Alien,
Paris, Bourgois.
- 1994, Discours de Stockholm, Paris, Bourgois.
II. Œuvres critiques sur Toni Morrison et son œuvre
II.1. Recueils d’essais
6
Fabre, Généviève. « La chanson de Toni Morrison », op. cit, pp. 66-69.
-
-
Bloom, Harold, 1990, ed. Modern Critical Views : Toni Morrison, New York, Chelsea
House.
Diarra, Amara, 1987, « Le Nationalisme noir aux Etats-Unis et l’Image de l’Afrique
dans la Littérature afro-américaine Contemporaine », thèse de doctorat (3e cycle),
Paris III, Sorbonne-Nouvelle, Voir chapitre sur le roman.
Fabre, Généviève, 1990, ed. Toni Morrison. Profils Américains, Montpellier, Paul
Valéry.
.
Gates, Henry Louis Jr. et Appiah, Anthony K., 1993, eds. Toni Morrison : Critical
Perspectives, Past and Present, New York: Amistad.
Mckay, Nellie, 1988, ed. Criticals Essays on Toni Morrison, Boston, Hall.
II.2. Ouvrages
Harding, Wendy and Martin Jacky, 1994, A World of Difference : A Cross-Cultural
Reading of Toni Morrison’s Novels, Westport, CT. Greenwood Press.
- Harris, Trudier, 1991, Fiction and Folklore: The Novels of Toni Morrison, Knoxville,
The University of Kentucky Press.
- Jones, Bessie W. And Winson, Audrey L. 1985, The Worlds of Toni Morrison.
Exploration in
Literary Criticism, Dubuque, LA, Kendall Hunt
- M’ M’Balia, Dorothea Drummond, 1991, Toni Morrison’s Developping Class
Consciousness,
London, Associated University Presses.
- Peach, Lindon, 1995, Toni Morrison, Basingtoke and London, Macmillan.
- Raynaud, Claudine, 1996, Toni Morrison : L’Esthétique de la Survie, Paris, Belin.
- L Rigney, Barbara Hill, 1991, The Voices of Toni Morrison, Columbus, Ohio State
University.
Liste des références bibliographiques
-
- Le Chant de Salomon, traduction de J. Guiloineau, Bourgois, Paris, 1996. Désigné par la suite dans
les notes par l’abréviation SS, F (Song of Salomon, Version française).
- Le Chant de Salomon, traduction de J. Guiloineau, Bourgois, Paris, 1996. Désigné par la suite dans
les notes par l’abréviation SS, F (Song of Salomon, Version française). Le Chant de Salomon,
traduction de J. Guiloineau, Bourgois, Paris, 1996. Désigné par la suite dans les notes par
l’abréviation SS, F (Song of Salomon, Version française).
- Généviève Fabre, « la chanson de Toni Morrison » In Notre Librairie, n° 77, Paris, 1984
- Harris, Middleton et al., eds. The Black Book : A Scrapbook of 300 years of the Folk Journey of Black
America. New York : Random House, 1974, p. 88. Traduction française de C. Raynaud et L. Condrin.
In. C. Raynaud. Toni Morrison : l’Esthétique de la Survie, Paris. Belin, 1996,
- Gates, Henry Louis, Jr. Et Appiah, Anthony K. ; eds. Toni Morrison : Critical Perspectives, Past and
Present. New York, Amistad, 1993, P. 372. Traduction française de C. Raynaud et L. Condrin. In C.
Raynaud

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