l`écriture féminine africaine-américaine : de la transgression à

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l`écriture féminine africaine-américaine : de la transgression à
L’ÉCRITURE FÉMININE AFRICAINE-AMÉRICAINE : DE LA TRANSGRESSION À LA
RE-NAISSANCE. L’EXEMPLE DE TONI MORRISON.
La transgression se situe au cœur de l’histoire littéraire africaine-américaine puisqu’elle en constitue
l’acte de naissance. En effet, les premiers écrivains noirs américains, dont le plus célèbre est sans doute
Frederick Douglass, sont ceux qui, en écrivant leur histoire, ont subverti les codes du discours blanc (mais
aussi les codes dits noirs) dans un nouveau genre qui a depuis été canonisé sous le terme de « slave
narratives », ou récits d’esclaves. Comme ce nom l’indique, la littérature africaine-américaine est
intrinsèquement marquée par son histoire qui porte le sceau de l’ « Institution particulière ». Mais si on se
penche sur les chiffres, une autre réalité se fait jour : celle de la présence minoritaire des femmes dans ce
nouveau mo(n)de d’écriture puisque sur les cent trente récits d’esclaves publiés avant 1865, seuls seize ont
été écrits par des femmes. Dès lors, on voit que l’« invisibilisation des femmes dans les mondes de l’Art »1
décriée par Delphine Naudier et Brigitte Rollet est reproduite dans le cercle de la minorité qu’est celui de la
communauté africaine-américaine aux États-Unis. La femme noire est alors reléguée à la périphérie de la
marge d’où sa voix ne peut se faire entendre. C’est cette situation que dénonce Toni Morrison dans ses
romans, et particulièrement dans quatre d’entre eux qui explorent « cette frange périphérique [où la femme
noire est cantonnée à] l’ourlet du grand manteau de la société blanche »2. Ainsi dans Sula (1973), Beloved
(1987), Jazz (1992) et Paradise (1997), Toni Morrison met en scène des femmes africaines-américaines qui
n’auront d’autre choix que de transgresser les codes hérités de la société blanche phallocratique des pères
fondateurs pour retrouver une place et une langue qui leur sont propres. Mais comment redonner voix à la
femme noire quand celle-ci est dépossédée de son corps et soumise à cette aliénante loi du père ?
L’enjeu de la double minoration de la femme noire américaine
La mise en marge de la communauté africaine-américaine est la conséquence de la minoration raciale
qui délimite deux espaces au sein de la société américaine : le centre de la majorité (blanche) et l’espace
périphérique de la minorité (noire). Cette expérience commune de la minoration par la couleur de peau
entraîne alors pour toute la communauté noire une exclusion du cercle du pouvoir, et réduit ses membres à
un rôle secondaire, comme le suggère dans Sula l’exemple de Jude, mis en échec à de multiples reprises lors
de sa recherche d’emploi à cause de sa couleur de peau : « Après avoir fait la queue six jours de suite et vu
les contremaîtres choisir des jeunes Blancs gringalets descendus des montagnes de Virginie ou des Grecs et
des Italiens à cou de taureau et s’être entendu répéter : « Rien d’autre aujourd’hui. Revenez demain. », [Jude]
avait compris la situation. »3 L’effet de cette mise à l’écart sur Jude représente dans le roman la violence
psychologique que la minoration raciale imprime au creux de l’identité africaine-américaine, reléguant cette
dernière dans ce que Gloria Wade-Gayles décrit comme « un espace étroit, dans lequel les noirs, quel que
soit leur sexe, connaissent l’incertitude, l’exploitation et l’impuissance. »4 Pourtant, au cœur de ce cercle déjà
second dans le schéma de la société américaine se cache un troisième cercle, plus étroit encore, qui cantonne
la femme africaine-américaine dans la périphérie de la marge. En effet, à l’expérience de la minoration
raciale s’ajoute pour les femmes noires celle de la minoration sexuelle qui les mettent hors-je(u). Ainsi, dans
Sula, l’égo masculin de Jude blessé par l’humiliation de la minoration raciale trouve refuge dans l’institution
du mariage telle qu’elle est conçue dans le modèle patriarcal :
Delphine NAUDIER et Brigitte ROLLET, Genre et légitimité culturelle, Quelle reconnaissance pour les femmes ?, L’Harmattan,
Paris, 2007, p. 13.
2 Anne-Marie PAQUET, Toni Morrison, figures de femmes, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, Paris, 1996, p. 17.
3 Toni MORRISON, Sula, Traduction de Pierre Alien, Christian Bourgeois Éditeur, Paris, 1992, p. 93.
Version originale : « It was after he stood in lines for six days running and saw the gang boss pick out thin-armed white boys from
the Virginia hills and the bull-necked Greeks and Italians and heard over and over, “Nothing else today. Come back tomorrow,” that
he got the message. », Toni MORRISON, Sula, Vintage, Londres, 1973, p. 82.
4 Gloria WADE-GAYLES, No Crystal Stairs. Visions of Race and Sex in black Women’s Fiction. The Pilgrim Press, New York,
1984, p. 4.
V.O. : « a narrow space, in which black people, regardless of sex, experience uncertainty, exploitation, and powerlessness », je
traduis.
1
1
Alors ce fut la fureur, la fureur et la décision d’avoir un rôle d’homme, d’une manière ou d’une autre, qui lui firent presser
Nel de s’installer avec lui. […] Plus il pensait au mariage, plus il était tenté. Quelle que soit sa fortune, quelle que soit la
coupe de ses habits, il y aurait toujours un ourlet – un repli, un revers pour cacher ses bords effilochés ; un être doux,
travailleur et loyal sur qui s’appuyer. En retour il la protégerait, l’aimerait, vieillirait avec elle. Sans cet être, il était comme
un serveur traînant en cuisine à l’égal d’une femme. Avec elle, il devenait un chef de famille, réduit par la nécessité à un
travail ingrat. Ensemble, à eux deux, ils feraient un Jude.5
Ici, la femme est bien hors-je, dessaisie du pouvoir de dire « je », comme le montre l’anonymat de
l’expression « un être » (« a someone » dans la version originale), et elle se fond dans le sujet masculin
(« Ensemble, à eux deux, ils feraient un Jude. ») pour permettre à ce dernier d’accéder au rôle de « chef de
famille ». Elle joue alors bien le jeu de ce que Luce Irigaray nomme un « alter ego inversé, ou […] négatif –
aussi photographique, « noir » donc. Envers, contraire, contradictoire même, exigés par la relance et la
relève, d’un procès de spécula(risa)tion du sujet masculin »6. Nel, dont le nom s’efface d’ailleurs très
rapidement dans ce discours masculin par une sorte de « censure sur le féminin »7, apparaît comme le reflet
inversé de Jude, qui la cloisonne à l’espace liminal de l’« ourlet », du « repli », du « revers ».
Ainsi « chez Morrison, la femme [noire] vit en marge. »8 Elle est même repoussée à son extrémité au
point d’en être presque effacée dans la mesure où : « [elle] port[e] deux fardeaux parce qu’ell[e est] à la fois
noir[e] et femm[e], et [est] doublement invisibl[e] en raison de la façon dont une société raciste, blanche et
patriarcale essaye de gommer [sa] présence. »9 À bout de souffle, la femme africaine-américaine est écrasée
sous le poids de la double minoration qui lui ferme l’accès au discours… ou plutôt, lui fermait cet accès.
En effet, Toni Morrison refuse cette « invisibilisation »10 et cette mise sous silence des femmes
noires dans la société américaine. Elle cherche au contraire à redonner voix par l’écriture à cette minorité
privée de parole, y compris au sein même de la communauté noire. Ses romans, et notamment les quatre
œuvres choisies dans notre corpus, sont ainsi portés par des voix presque exclusivement féminines
puisqu’elle propose dans son œuvre une galerie de portraits de femmes noires américaines victimes d’un
double cloisonnement dont elles ne semblent pas pouvoir s’échapper. Le projet de permettre à la voix
féminine de se faire entendre, soit au-delà du mot, soit à travers le non-dit, s’érige alors chez Morrison en
véritable principe d’écriture, en projet littéraire, puisque, comme elle l’écrit dans son essai Playing in the
Dark : « Mon travail exige que je pense à la somme de liberté dont je peux disposer en tant que femme
écrivain Africaine-Américaine dans un monde [genré], sexualisé, entièrement racialisé. »11
Ainsi, l’expérience de la minoration raciale dans ces romans est très souvent décrite d’un point de
vue féminin, qu’il s’agisse dans Sula de l’expérience de la ségrégation vécue par Nel et sa mère dans le train
pour la Nouvelle Orléans et son wagon « RESERVE AUX GENS DE COULEUR »12; dans Beloved, de la
description de Sethe comme esclave mi-humaine, mi-animale ; de l’exclusion de Felice de la luxueuse
boutique Tiffany de New York dans Jazz ; ou de la ségrégation raciale, encore, qui dans Paradise, coûte la
vie à Ruby, comme on peut le voir dans cet extrait : « Elle était tombée malade pendant le voyage ; […] Mais
5
Toni MORRISON, Sula, Traduction de Pierre Alien, op. cit., p. 93-94.
V.O. : « So it was rage, rage and a determination to take on a man’s role anyhow that made him press Nel about settling down. […]
The more he thought about marriage, the more attractive it became. Whatever his fortune, whatever the cut of his garment, there
would always be the hem – the tuck and fold that hid his raveling edges; a someone sweet, industrious and loyal to shore him up.
And in return he would shelter her, love her, grow old with her. Without that someone he was a waiter hanging around in a kitchen
like a woman. With her he was head of a household pinned to an unsatisfactory job out of necessity. The two of them together would
make one Jude. » (op. cit., p. 82-83.)
6 Luce IRIGARAY, Speculum, De l’autre femme, Les Éditions de Minuit, Paris, 1974, p. 20.
7 Ibid.
8 Anne-Marie PAQUET, op. cit., p. 17.
9 Zillah EISENSTEIN, « A Personal Response » in Gloria WADE-GAYLES, op. cit., p. XX.
V.O. : « They are twice burdened because they are both black and female and are doubly invisible because of the way a racist, white,
patriarchal society tries to erase their presence. », je traduis.
10 Delphine NAUDIER et Brigitte ROLLET, op. cit., p. 13.
11 Toni MORRISON, Playing in the Dark, Blancheur et imagination littéraire, Traduction de Pierre Alien, Christian Bourgeois
Éditeur, Paris, 1992, p. 24.
V.O. : « My work requires me to think about how free I can be as an African-American woman writer in my genderized, sexualized,
wholly racialized world. », Toni MORRISON, Playing in the Dark, Whiteness and the Literary Imagination, Vintage Books, New
York, 1992, p. 4.
12 Toni MORRISON, Sula, Traduction de Pierre Alien, op. cit., p. 28.
V.O. : « COLORED ONLY » (op. cit., p. 20.)
2
on n’admettait pas les gens de couleur dans les hôpitaux. Aucun médecin titulaire ne les aurait soignés. […]
Elle mourut sur le banc de la salle d’attente pendant que l’infirmière cherchait un médecin pour l’examiner.
[…] [L]’infirmière avait essayé de trouver un vétérinaire »13. Toni Morrison illustre dans ses romans le
« double péril » caractéristique de la situation des femmes noires aux États-Unis qui fait d’elles les figures de
la marge par excellence. En effet, « [i]ndépendamment de la classe sociale, les femmes noires sont définies
dans cette nation comme un groupe distinct des hommes noirs et distinct des blancs uniquement en raison du
double péril de la race et du sexe »14. Or, comme le suggère la mort de Ruby « sur le banc de la salle
d’attente », cette mise en marge s’avère mortifère. Il faut donc transgresser les limites imposées par cette
double minoration qui singularise l’expérience féminine au sein de la communauté africaine-américaine en
réduisant la femme noire à un corps-objet dont la « féminité ne signifie rien d’autre qu’une construction du
regard de l’autre, de l’homme »15.
La transgression au féminin : le corps en jeu
Dans cette vision androcentrique, la femme est définie comme un corps sexué dont la capacité
(pro-)créatrice la cantonne au rôle social de mère. Cette réduction de la femme à une corporalité essentielle
qui l’identifie arbitrairement à la figure de la mère est résumée par la formule de Gloria Wade-Gayles :
« Être une femme, c’est être une mère. » 16 Mais dans le cas de la femme africaine-américaine, le statut de la
(femme-)mère est complexifié par la perversion inhérente à l’institution esclavagiste puisque : « [l]a femme
noire […] est considérée comme un objet sexuel, comme une source de plaisir pour le maître et de profit par
le fait même de sa fonction reproductrice. Les affiches vantant telle ou telle esclave lors des enchères
publiques sont particulièrement parlantes à cet égard : “Femme porteuse de première qualité”, “Premier
choix : fabricante d’esclaves” »17. Dans Beloved, Maître d’École, l’esclavagiste qui fait vivre l’enfer à ses
esclaves sur sa plantation, fait référence à cette qualité (re-)productrice de Sethe dont il se désole de ne plus
pouvoir profiter après l’avoir perdue, elle, « la femme qui faisait l’orgueil de Maître d’École, celle dont il
disait qu’elle faisait de l’excellente encre, de la sacrément bonne soupe, qui lui repassait ses cols comme il
aimait, sans compter qu’elle aurait été fertile pendant au moins dix ans encore. »18
Le rôle de mère est alors à la fois glorifié et dénié à la femme africaine-américaine puisqu’elle
devient littéralement « l’ouvrière anonyme, la machine, au service d’un maître-propriétaire qui estampillera
le produit fini »19. C’est donc là tout le paradoxe du statut de mère pour la femme en général, et pour la
femme noire en particulier, dans une société phallocratique telle que la société américaine qui enferme la
femme dans une corporalité essentielle réductrice, la cantonnant ainsi à la marge de la société
androcentrique. En effet, si « les femmes ont été valorisées uniquement en tant que mères »20, elles n’en
restent pas moins « le réceptacle recevant passivement [le] produit [du procréateur qu’est l’homme] […].
Matrice […] à laquelle sera confiée la semence-capital pour qu’elle y germe, s’y fabrique, y fructifie sans
que la femme puisse en revendiquer la propriété ni même l’usufruit, ne s’étant que “passivement” soumise à
la reproduction. Elle-même possédée au titre de moyen de (re)production. »21
13
Toni Morrison, Paradis, Traduction de Jean Guiloineau, Christian Bourgeois Éditeur, Paris, 1998, p. 134.
V.O. : « She had gotten sick on the trip […] No colored people were allowed in the wards. No regular doctor would attend them. […]
She died on the waiting room bench while the nurse tried to find a doctor to examine her. […] the nurse had been trying to reach a
veterinarian », Toni Morrison, Paradise, Vintage Books, Londres, 1997, p. 113.
14 Gloria WADE-GAYLES, op. cit., p. 7.
V.O. : « regardless of class, black women are defined in this nation as a group distinct from black men and distinct from white people
only because of the double jeopardy of race and sex. », je traduis.
15 Christine PLANTÉ, La petite sœur de Balzac, Seuil, Paris, 1989, p. 277.
16 Gloria WADE-GAYLES, op. cit., p. 234.
V.O. : « To be a woman is to be a mother », je traduis.
17 Anne GARRAIT-BOURRIER, L’Esclavage aux États-Unis, Du déracinement à l’identité, Ellipses, Paris, 2001, p. 82.
18 Toni MORRISON, Beloved, Traduction de Hortense Chabrier et Sylviane Rué, Christian Bourgeois Éditeur, Paris, 1989, p. 210 (je
souligne).
V.O. : « the woman schoolteacher bragged about, the one he said made fine ink, damn good soup, pressed his collars the way he
liked besides having at least ten breeding years left », Toni MORRISON, Beloved, Vintage Books, Londres, 1987, p. 176.
19 Luce IRIGARAY, op. cit., 1974, p. 21.
20 Luce IRIGARAY, Le corps-à-corps avec la mère, Les Éditions de la pleine lune, Ottawa, 1981, p. 63.
21 Luce IRIGARAY, op. cit., 1974, p. 15-16.
3
C’est précisément le rejet de cette vision de la femme qui est porté par la voix de Sula, personnage
éponyme du premier roman de notre corpus. Face à sa grand-mère, Eva, qui valorise le rôle traditionnel de la
femme comme mère, Sula s’affirme comme femme (tout court), comme on peut le voir dans ce dialogue
initié par Eva :
-
Quand est-ce que tu vas te marier ? Tu as besoin d’avoir des bébés. Je vais te caser.
Je ne veux avoir personne d’autre. Je veux m’avoir, moi. […]
Personne ne me parle comme ça. Personne …
Moi, si.22
Comme le montre la dernière réplique de Sula dans cet exemple (« This body does. »23 dans sa version
originale), l’affirmation de soi pour la femme africaine-américaine passe nécessairement par un
réinvestissement du rapport au corps pour se libérer de la corporalité essentielle à laquelle elle est réduite en
tant que corps-objet. Par cette affirmation, elle s’inscrit dans un acte de transgression visant à dépasser son
cloisonnement dans l’espace délimité en marge de la société américaine pour enfin advenir au monde en tant
que corps-sujet, s’érigeant ainsi contre « toute théorie du “sujet” [comme ayant] toujours été appropriée au
“masculin” »24.
Cette transgression identitaire au féminin à l’œuvre chez Toni Morrison met donc le corps en jeu. En
s’opposant à la corporalité essentielle attribuée à la femme-mère africaine-américaine par le discours
phallocratique qui cherche à la soumettre à « une fonction abstraite de reproduction et à un rôle social
maternel désubjectivé »25, Toni Morrison la place au cœur de son œuvre en tant que figure de l’origine. Elle
(re-)devient celle qui crée le monde, ou plutôt re-crée un monde autre, comme le suggère son rôle récurrent
de sacrificatrice. D’objet passif du discours de l’autre (masculin), elle devient démiurge créateur d’un nouvel
ordre du monde par l’acte transgressif du sacrifice de l’enfant.
Ainsi, dans chacun des romans du corpus se trouve une figure de mère sacrificatrice. Dans Sula, Eva
protège son corps de l’agression symbolique de son fils en l’immolant par le feu, justifiant son acte comme
suit : « il a voulu rentrer dans mon ventre et bon… Je n’ai plus la place plus rien même s’il avait pu le faire.
Il n’y avait plus de place pour lui dans mon ventre. Et il se faufilait quand même. »26 Dans Beloved, c’est
pour protéger sa fille de l’horreur de l’esclavage que Sethe décide de l’égorger, lui évitant ainsi de vivre dans
ce monde qu’elle rejette. Le sacrifice de l’enfant est alors un choix qu’elle revendique :
Cette Sethe-ci parlait d’amour comme les autres femmes ; parlait de vêtements de bébé comme n’importe quelle autre, mais
ce qu’elle essayait de faire comprendre était à vous éclater les os. Cette Sethe-ci parlait de sécurité avec une scie à main. La
nouvelle Sethe ne savait pas où le monde s’arrêtait, ni où elle commençait. Subitement [Paul D] vit ce que [Stamp Paid]
voulait qu’il vît : plus important que ce que Sethe avait fait, était ce qu’elle revendiquait. Cela lui fit peur. 27
Comme le montre la crainte de Paul D, le sacrifice de sa fille donne à Sethe une aura particulière, celle de la
figure fondatrice comme le suggère la remarque de Paul D qui évoque la fusion du corps de Sethe avec le
monde. Dès lors, par cet acte transgressif qu’est l’infanticide, elle accède à la sacralité puisque, selon le mot
de René Girard, « [d]ès qu’on franchit les limites de la communauté, on entre dans le sacré sauvage qui ne
connaît ni bornes ni frontières »28. À l’instar de Sethe qui « ne savait pas où le monde s’arrêtait, ni où elle
22
Toni Morrison, Sula, Traduction de Pierre Alien, op. cit., p. 102-103.
V.O. : « “When you gone to get married ? You need to have some babies. It’ll settle you.”
“I don’t want to make somebody else. I want to make myself.” […]
“Don’t nobody talk to me like that. Don’t nobody…”
“This body does. […]”» (op. cit., p. 92.)
23 Je souligne.
24 Luce IRIGARAY, op. cit., 1974, p. 165.
25 Luce IRIGARAY, op. cit., 1981, p. 27.
26 Toni Morrison, Sula, Traduction de Pierre Alien, op. cit., p. 81-82.
V.O. : « he wanted to crawl back in my womb and well… I ain’t got the room no more even if he could do it. There wasn’t space for
him in my womb. And he was crawlin’ back. » (op. cit., p. 71.)
27 Toni MORRISON, Beloved, op. cit., p. 230-231.
V.O. : « This here Sethe talked about love like any other woman; talked about baby clothes like any other woman, but what she
meant could cleave the bone. This here Sethe talked about safety with a handsaw. This here new Sethe didn’t know where the world
stopped and she began. Suddenly [Paul D] saw what Stamp Paid wanted him to see: more important than what Sethe had done was
what she claimed. It scared him. » (op. cit., p. 193-194.)
28 René GIRARD, La Violence et le sacré, Éditions Grasset et Fasquelle, Paris, 1972, p. 397.
4
commençait. » Ce corps qui n’a plus de limites est celui du corps-sujet de la femme(-mère) qui, par la
transgression du sacrifice, accède au rang de démiurge tout en se réappropriant son corps.
Ainsi, par le sacrifice de l’enfant, la mère réinvestit symboliquement le rapport au corps féminin
créateur puisqu’elle choisit, ou non, de donner la vie. Dans Jazz et Paradise, deux femmes font ainsi le choix
de refuser la maternité en malmenant leur corps pour mettre fin à des grossesses non désirées. Acte violent et
destructeur, ce geste sacrificatoire n’en reste pas moins un moyen pour ces femmes de demeurer maîtresses
de leur corps. Ainsi dans Jazz, Violet refuse de sombrer dans la torpeur dans laquelle la maternité avait
plongé sa propre mère : « Sa mère. Elle n’avait pas envie d’être comme ça. Oh jamais comme ça. »29 En
réaction à ce modèle anxiogène de la maternité, elle refuse ses grossesses et provoque elle-même ses fausses
couches à coups de « poisons de maman et [de] poings acharnés »30. De manière beaucoup plus violente
encore, dans Paradise, Arnette Fleetwood provoque à son tour la mort de son enfant en transgressant les
limites de son propre corps :
Le travail de son ventre […] la révoltait. Une répulsion si violente qu’elle l’amenait à séparer son esprit de son corps et à
considérer cette chair qui produisait de la chair comme étrangère, rebelle, anormale, malade. […] La fille, qui refusait
obstinément que la sage-femme s’occupe d’elle, attendit, calme et renfrognée, pendant environ une semaine. Enfin, d’après
Consolata. Mais jusqu’à ce que le travail commence, elle ne savait pas que la jeune mère s’était frappé impitoyablement le
ventre. Si Consolata avait eu une meilleure vue et si la peau de la fille n’avait pas été aussi noire que la nuit d’un amoureux
de l’océan, elle aurait vu les marques tout de suite. […] Mais les véritables dégâts, c’était le manche à balai, enfoncé avec une
adresse de violeur – sans pitié, plusieurs fois – entre ses jambes, qui les avait causés. Avec la délectation et la volonté d’un
mâle furieux, elle avait essayé d’arracher la vie hors de sa vie. Et, d’une certaine façon, elle avait merveilleusement réussi. 31
Arnette se réapproprie ici son corps en allant jusqu’à le violenter pour se libérer, mais il semble aussi qu’elle
affirme par ce geste son droit à la liberté, celle d’un corps-sujet qui se refuse esclave de la corporalité
imposée par la société phallocratique assimilant nécessairement le corps de la femme à celui de la mère en
devenir. Par ce geste, elle se réapproprie son corps de femme-non mère, refusant alors de « se soumettre,
[…] se laisser prescrire de façon univoque par le désir, le discours, la loi, sexuels de l’homme […], du
père. »32
La transgression au travers de l’émancipation du corps féminin apparaît alors comme un acte
libérateur qui affranchit la femme africaine-américaine d’une corporalité essentialiste héritée de l’esclavage.
Cependant, comme pour l’esclavage dans Beloved, l’œuvre de Toni Morrison montre que « se libérer [est]
une chose ; revendiquer la propriété de ce moi libéré en [est] une autre. »33 La femme noire américaine doit
alors réinvestir son corps pour dépasser la corporalité et advenir enfin à la corporéité. Ce passage du corpsobjet au corps-sujet se fait par le réveil des sens puisque « [l]a femme ne peut aller à l’encontre du schéma
social préétabli qu’en se réalisant physiquement. Le chemin initiatique passe par celui des sens. »34.
Le je(u) des sens : régénérer la langue pour (re-)naître au monde
S’engager sur ce « chemin » revient pour la femme noire américaine à suivre une voie transgressive où
le réveil des sens peut être douloureux comme le suggère l’exemple de Sethe dans Beloved :
29
Toni MORRISON, Jazz, Traduction de Pierre Alien, Christian Bourgeois Éditeur, Paris, 1993, p. 113.
V.O. : « Her mother. She didn’t want to be like that. Oh never like that. », Toni MORRISON, Jazz, Vintage Books, Londres, 1992,
p. 97.
30 Id., p. 127.
V.O. : « mammymade poison and […] urgent fists » (op. cit., p. 109.)
31 Toni Morrison, Paradis, Traduction de Jean Guiloineau, op. cit., p. 286-287.
V.O. :« She was […] revolted by the work of her womb. A revulsion so severe it cut mind from body and saw its flesh-producing
flesh as foreign, rebellious, unnatural, diseased. […] The girl, sharp in her refusal to have the midwife attend her, waited quietly
sullen for a week or so. Or so Consolata thought. What she did not know until labor began was that the young mother had been
hitting her stomach relentlessly. Had Consolata’s eyesight been better and had the girl’s skin not been black as an ocean lover’s
night, she would have seen the bruises at once. […] But the real damage was the mop handle inserted with a rapist’s skill –
mercilessly, repeatedly – between her legs. With the gusto and intention of a rabid male, she had tried to bash the life out of her life.
And, in a way, was triumphantly successful. » (op. cit., p. 249-250.)
32 Luce IRIGARAY, op. cit., 1974, p. 56.
33 Toni MORRISON, Beloved, Traduction de Hortense Chabrier et Sylviane Rué, op. cit., p. 136.
V.O. : « Freeing yourself [is] one thing ; claiming ownership of that freed self [is] another. » (op. cit., p. 111-112.)
34 Anne-Marie PAQUET, op. cit., p. 43.
5
Amy […] souleva les pieds et les jambes de Sethe et les massa jusqu’à ce qu’elle en pleure des larmes salées.
- Ça va faire mal maintenant, dit-elle. Tout ce qui est mort et qui revient à la vie fait mal.35
« [C]e qui est mort et qui revient à la vie » dans l’œuvre de Toni Morrison, c’est la voix de la femme
africaine-américaine qui s’efforce de transpercer le voile de silence tissé par la double minoration. Ainsi dans
Sula, Nel redécouvre le chemin des sens à la fin du roman dans un cri de douleur qui suit la libération de ses
émotions, symbolisée par la nature en mouvement : « Les feuilles frissonnèrent ; la boue remua ; il y eut une
odeur de verdure trop mûre. Une petite boule de fourrure s’émietta et s’envola dans la brise comme des
graines de pissenlit. […] “Oh ! Seigneur, Sula”, pleura-t-elle, “fille, fille, fillefillefille.” C’était un beau cri –
long et fort – mais il n’avait pas de fond ni de hauteur, que les cercles sans fin de la douleur. »36 Ainsi, c’est
par le jeu des sens que la voix féminine africaine-américaine se libère.
Dans Beloved, c’est à travers la sensualité érotique que Sethe entreprend le chemin de la redécouverte
de son corps avec l’aide de Paul D :
Courbé derrière [Sethe], le corps en arc de bonté, [Paul D] tenait ses seins dans les paumes de ses mains. Il frottait sa joue
contre son dos, et apprit ainsi sa peine, avec ses racines, son large tronc et ses branches ramifiées. Remontant les doigts vers
les agrafes de sa robe, il sut, sans les voir ni entendre le moindre soupir, que ses larmes coulaient, pressées. Et lorsque le haut
de sa robe tomba autour de ses hanches et qu’il vit la sculpture qu’était devenu son dos, pareil à l’œuvre décorative d’un
forgeron trop passionné pour l’exposer, il pensa sans l’exprimer : « Oh ! Seigneur, petite ! » Et il sut qu’il n’aurait de paix
avant d’en avoir suivi des lèvres chaque saillant et chaque feuille, ce dont Sethe ne sentit rien, parce que la peau de son dos
était morte depuis des années. La seule chose qu’elle savait, c’était que la responsabilité de ses seins reposait, enfin, dans les
mains de quelqu’un d’autre.37
Même si Sethe ne ressent pas directement le contact des lèvres de Paul D sur la chair boursouflée de son dos
lacéré par les coups de fouets, cet acte réinscrit son corps dans une sensualité qui lui avait été refusée :
« Pour Sethe, ce réveil des sens correspond à une corporalité enfouie et atrophiée qui refait surface. Elle
reprend peu à peu sa dimension d’être de chair et redécouvre un rapport harmonieux et immédiat aux choses
du corps. »38 Par l’éveil de sa sensualité, elle redécouvre alors l’intimité de son corps dont elle avait été
privée par l’esclavage.
Dans Jazz, la sensualité permet à Dorcas d’apprivoiser le non-dit de ses émotions, refoulées à la mort
de ses parents lorsqu’elle était enfant, comme le montre la triple occurrence de l’adverbe négatif « jamais »
associé au verbe « dire » dans l’exemple suivant : « Elle ne l’avait jamais dit. N’avait jamais rien dit làdessus. Elle était allée à deux enterrements en cinq jours, et n’avait jamais dit un mot. »39. Ainsi, dans
l’échange amoureux, elle redécouvre sa propre voix, et est désormais capable de raconter sa douleur à son
amant : « elle se souvenait, et lui raconta […]. Elle pleure encore et Joe la serre fort. Le ciel Iroquois passe
devant la fenêtre et, s’ils le voient, il colorie leur amour. […] Ils essayent de ne pas crier, mais ne peuvent
pas. »40. En lui offrant la possibilité d’apprivoiser son corps, le jeu des sens libère la voix de Dorcas et
35
Toni MORRISON, Beloved, Traduction de Hortense Chabrier et Sylviane Rué, op. cit., p. 55.
V.O. : « [Amy] lifted Sethe’s feet and legs and massaged them until she cried salt tears.
“It’s gonna hurt, now,” said Amy. “Anything dead coming back to life hurts.” » (op. cit., p. 42.)
36 Toni MORRISON, Sula, Traduction de Pierre Alien, op. cit., p. 189.
V.O. : « Leaves stirred ; mud shifted ; there was the smell of overripe green things. A soft ball of fur broke and scattered like
dandelion spores in the breeze. […] “O Lord, Sula,” she cried, “girl, girl, girlgirlgirl.”
It was a fine cry – loud and long – but it had no bottom and it had no top, just circles and circles of sorrow. » (op. cit., p. 174.)
37 Toni MORRISON, Beloved, Traduction de Hortense Chabrier et Sylviane Rué, op. cit., p. 32.
V.O. : « Behind [Sethe], bending down, his body an arc of kindness, [Paul D] held her breasts in the palms of his hands. He rubbed
his cheek on her back and learned that way her sorrow, the roots of it; its wide trunk and intricate branches. Raising his fingers to the
hooks of her dress, he knew without seeing them or hearing any sigh that the tears were coming fast. And when the top of her dress
was around her hips and he saw the sculpture her back had become, like the decorative work of an ironsmith too passionate for
display, he could think but not say, “Aw, Lord, girl.” And he would tolerate no peace until he had touched every ridge and leaf of it
with his mouth, none of which Sethe could feel because her back skin had been dead for years. What she knew was that the
responsibility for her breasts, at last, was in somebody else’s hands. » (op. cit., p. 20-21.)
38 Anne-Marie PAQUET, op. cit., p. 44.
39 Toni MORRISON, Jazz, Traduction de Pierre Alien, op. cit., p.69 (je souligne).
V.O. : « She never said. Never said anything about it. She went to two funerals in five days, and never said a word. » (op. cit., p. 57.)
40 Toni MORRISON, Jazz, Traduction de Pierre Alien, op. cit., p. 48-49.
V.O. : « she did remember and told him so […]. She cries again and Joe holds her close. The Iroquois sky passes the windows, and if
they do see it, it crayon-colors their love. […] They try not to shout but can’t help it. » (Jazz, p. 38-39.)
6
permet de: « lui donner droit au plaisir, à la jouissance, à la passion. Lui donner droit aux paroles, et
pourquoi pas parfois aux cris, à la colère. »41 La transgression de ce que Pierre Bourdieu nomme « la
domination masculine »42 par le chemin des sens représente alors pour la femme africaine-américaine la voie
d’une renaissance, symbolisée dans Paradise par le déploiement des ailes figées de la sexualité de Consolata,
qui renaît de ses cendres tel le phénix : « Fonçant vers l’imprévisible, assise à côté de lui, […] Consolata
laissa les plumes se déployer et se décoller des murs d’un ventre froid comme de la pierre. »43
En s’affranchissant de la corporalité essentialiste telle qu’elle lui a été imposée par la double
minoration, constitutive de son identité niée au sein de la société blanche phallocratique, la femme africaineaméricaine réhabilite son corps et en fait la source de sa corporéité identitaire. Par l’écriture, Toni Morrison
fait ainsi advenir au monde la femme noire américaine comme sujet sensible en « démont[ant] par l’écriture
les mécanismes de l’aliénation féminine, [et en] redonn[ant] à la femme sa dimension sensuelle et
sexuelle. »44 Dès lors, elle participe à une « écriture du corps féminin, par la femme elle-même » qui conduit
à une transgression des codes de la littérature canonique, « un renversement » selon le mot de Béatrice
Didier : « non plus décrire, avec un arsenal de stéréotypes, les grâces que la romancière prête à l’héroïne,
parce qu’elle les a entendu louer en elle par des partenaires masculins […], mais exprimer son corps, senti, si
l’on peut dire de l’intérieur : toute une foule de sensations jusque-là un peu indistinctes interviennent dans le
texte et se répondent. Au vague de rêveries indéterminées se substitue la richesse foisonnante de sensations
multiples. »45
L’écriture de Toni Morrison s’affranchit alors du poids de la double minoration qui pèse sur
l’auteure elle-même en tant que femme africaine-américaine en la transformant en principe créateur qui fait
de « cette visibilité qui [la] rend tellement vulnérable […] la source de [sa] plus grande force. »46 Dès lors,
elle devient « la situation et l’instrument de [sa] liberté […], et non une propriété essentielle et réductrice. »47
Son œuvre offre ainsi une nouvelle représentation de la femme noire dans la littérature américaine, mais elle
y inscrit aussi une nouvelle forme d’écriture transgressive, celle portée par la voix féminine africaineaméricaine puisque, comme Toni Morrison le dit elle-même : « la difficulté est énorme, car il n’existe pas de
langue pour ça. […] Et, en même temps, il faut donner au lecteur ce à quoi on n’a jamais droit : un regard
immédiat, qui lui permette de voir comme il ne voit jamais. Tout cela nécessite un nouveau discours, un
nouveau langage. »48 Dès lors, elle cherche à « faire éclater l’Ecriture »49 dans la mesure où :
Les mots « sensés » - dont elle ne dispose d’ailleurs que par mimétisme – sont impuissants à traduire ce qui se pulse, se
clame, et se suspend, floué, dans les trajectoires cryptiques de la souffrance-latence hystérique. Alors… Mettre tout sens
dessus dessous, derrière devant, en bas en haut. Le convulsionner radicalement, y reporter, ré-importer, ces crises que son
« corps » pâtit dans son impotence à dire ce qui l’agite.50
D’où l’éclatement de la trame diégétique dans l’œuvre de Toni Morrison où l’auteure cherche à faire sortir la
langue de ses gonds pour l’entraîner « hors de ses sillons coutumiers »51 et la faire « délirer »52 au point de
plonger le lecteur dans le vertige d’un corps-à-corps avec le silence, comme dans cet extrait de Paradise :
Tu nourris [les filles] correctement ? Elles ont toujours tellement faim. Il y a tout ce qu’il faut, hein ? Pas de ces beignets
qu’elles aiment mais de bons plats bien chauds les hivers sont si durs on a besoin de charbon un péché de brûler des arbres
41
Luce IRIGARAY, op. cit., 1981, p. 28.
Pierre BOURDIEU, La domination masculine, Éditions du Seuil, Paris, 1998.
43 Toni Morrison, Paradis, Traduction de Jean Guiloineau, op. cit., p. 264.
V.O. : « Speeding toward the unforeseeable, sitting next to him […], Consolata let the feathers unfold and come unstuck from the
walls of a stone-cold womb. » (op. cit., p. 228-229.)
44 Anne-Marie PAQUET, op. cit., p. 25.
45 Béatrice DIDIER, L’écriture-femme, Presses Universitaires de France, Paris, 1981, p. 35.
46 Audre LORDE, « Transformer le silence en paroles et en actes » in Elsa DORLIN, Black feminism : Anthologie du féminisme
africain-américain, 1975-2000, L’Harmattan, Paris, 2008, p. 78.
47 Judith BUTLER, Trouble dans le genre, Le féminisme et la subversion de l’identité, La Découverte, Paris, 2006, p. 76.
48 Toni MORRISON, « Voir comme on ne voit jamais », dialogue entre Pierre Bourdieu et Toni Morrison, publié dans « Vacarme
06 », hiver 1998.
49 Béatrice DIDIER, op. cit., p. 39.
50 Luce IRIGARAY, op. cit., 1974, p. 176.
51
Gilles DELEUZE, Critique et Clinique, Les Éditions de Minuit, Paris, 1993, p. 9.
52 Ibidem.
42
7
dans la prairie hier la neige est passée sous la porte quaesumus, da propitius pacem in diebus nostris sœur Roberta épluche les
oignons et un peccato simus semper liberi tu ne peux pas ab omni perturbatione securi…53
Alors « c’est le langage tout entier qui est porté à sa limite, musique ou silence. »54
En tant que figure de la marge par excellence, la femme noire américaine est réduite à une
corporalité essentialiste qui l’entrave dans sa quête identitaire en la limitant à l’espace périphérique d’un
corps doublement minoré qu’il convient d’affranchir. Par l’écriture, Toni Morrison opère alors un
recentrement du sujet féminin africain-américain à travers le passage du corps-objet au corps-sujet, rendu
possible par le réinvestissement des sens. Cette écriture du corps féminin transgresse ainsi les codes de
représentations stéréotypés, véhiculés par les clichés teintés de racisme et de sexisme hérités de l’esclavage,
et les détourne pour faire advenir au monde une nouvelle voix, celle de la femme noire américaine qui porte
en elle la promesse d’un renouveau de la littérature à travers la régénération du langage.
Marlène BARROSO
Bibliographie
Bibliographie primaire :
MORRISON, Toni :
- Sula, Vintage Books, Londres, 1973 ;
- Beloved, Vintage Books, Londres, 1987 ;
- Jazz, Vintage Books, Londres, 1992 ;
- Playing in the Dark, Whiteness and the Literary Imagination, Vintage Books, New York, 1992 ;
- Paradise, Vintage Books, Londres, 1997.
Bibliographie secondaire :
BOURDIEU, Pierre :
- La domination masculine, Éditions du Seuil, Paris, 1998.
- « Voir comme on ne voit jamais », dialogue entre Pierre Bourdieu et Toni Morrison, publié dans « Vacarme
06 », hiver 1998.
BUTLER, Judith, Trouble dans le genre, Le féminisme et la subversion de l’identité, La Découverte, Paris,
2006.
DELEUZE, Gilles, Critique et Clinique, Les Éditions de Minuit, Paris, 1993.
DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Mille Plateaux, Les Éditions de minuit, Paris, 1980.
DIDIER, Béatrice, L’écriture-femme, Presses Universitaires de France, Paris, 1981.
DORLIN, Elsa, Black feminism : Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, L’Harmattan,
Paris, 2008.
GARRAIT-BOURRIER, Anne, L’Esclavage aux États-Unis, Du déracinement à l’identité, Ellipses, Paris,
2001.
GIRARD, René, La Violence et le sacré, Éditions Grasset et Fasquelle, Paris, 1972.
IRIGARAY, Luce :
53
Toni Morrison, Paradis, Traduction de Jean Guiloineau, op. cit., p. 63.
V.O. : « You’re feeding [the girls] properly ? They’re always so hungry. There’s plenty, isn’t there ? Not those frycake things they
like but good hot food the winters are so bad we need coal a sin to burn trees on the prairie yesterday the snow sifted in under the
door quaesumus, da propitius pacem in diebus nostris Sister Roberta is peeling the onions et a peccato simus semper liberi can’t you
ab omni perturbatione securi…» (op. cit., p. 48.)
54 Gilles DELEUZE, op. cit., 1993, p. 74.
8
- Speculum, De l’autre femme, Les Éditions de Minuit, Paris, 1974 ;
- Le corps-à-corps avec la mère, Les Éditions de la pleine lune, Ottawa, 1981.
NAUDIER, Delphine et ROLLET, Brigitte, Genre et légitimité culturelle, Quelle reconnaissance pour les
femmes ?, L’Harmattan, Paris, 2007.
PAQUET, Anne-Marie, Toni Morrison, figures de femmes, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, Paris,
1996.
PLANTÉ, Christine, La petite sœur de Balzac, Seuil, Paris, 1989.
WADE-GAYLES, Gloria, No Crystal Stairs. Visions of Race and Sex in black Women’s Fiction. The Pilgrim
Press, New York, 1984.
9