Le `politiquement correct`

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Le `politiquement correct`
Cinquième Table Ronde de la Chaire « Dynamique du langage et contact des langues»
Le ‘politiquement correct’ en « linguistique » et ailleurs (19e siècle et aujourd’hui).
Nice - 19-20 décembre 2008
Le « politiquement correct », en général.
Robert Nicolaï
(version provisoire)
Présentation.
Pourquoi diable avoir choisi ce thème du ‘politiquement correct’ ? peut-être par
agacement. Penser à la mouche du coche… Elle est là. Mais c’est aussi parce que le coche est
là qu’elle est là. C’est sans doute inéluctable : peut-on penser (à) un coche sans ses mouches ?
Il y a une relation duelle de cette nature entre les phénomènes actualisés dans le « ici et
maintenant » et la modalité d’une actualisation, d’une présentation qui contribue à les
déterminer. Peut-on penser (à) une action sans sa modalité de mise en œuvre et de
présentation ? En tout état de cause, le fait est patent. Dès lors, il fait débat.
Je vais partir de thèmes que j’avais recueillis sur Internet (pris comme « thermomètre ») et
annexés à l’argument de notre Table ronde. Ils montrent l’actualité de la question,
généralement renvoyée à la considération de procès de dénomination censés masquer une
représentation donnée et/ou une réalité tabouée sous un terme euphémisant, ou encore,
masquer la valeur conflictuelle qu’il recèle potentiellement. Autrement dit, nous avons affaire
à des procès qui sont censés annihiler la « négativité » socialement perçue d’un référent
considéré en lui-même, ou bien les significations secondaires stigmatisées / péjorées que la
forme pointée véhicule. Il s’agit donc d’un procès symbolique bien connu d’effacement et/ou
de transformation d’un certain nombre de représentations du monde, et dans le monde. C’est
en cela qu’on peut parler d’une dynamique d’action sur ce monde et dans ce monde. Dans le
monde social.
I. Quelques postures :
Deux postures se partagent l’essentiel d’une réflexion explicitement manifestée :
La première posture concerne des descriptions et/ou des analyses langagières du
phénomène ; des explicitations de sa fonctionnalisation sociale, de sa valeur éthique ou de son
développement historique. C’est une saisie au premier degré. Voici par exemple, une
présentation « neutre » de la notion, sur un site dont le but affiché est d’aider à développer une
discursivité ‘politiquement correcte’ à des fins pratiques de pédagogie sociale en contexte
multiculturel. (http://www.worldenough.net/picture/French/index_fr.html)
« Politiquement correct’ est une expression utilisée dans divers pays pour décrire l’intention réelle ou
prétendue de poser les limites de ce qui doit être considéré comme une façon de parler et de penser convenables
dans les discussions en public. »
Le terme porte souvent une connotation péjorative ou ironique qui traduit la bonne volonté excessive de la part
de certains libéraux de modifier le langage et la culture.
Le terme ‘politiquement correct’ est calqué de l’anglo-américain ; se dit d’un discours, d’un comportement
prétendant bannir ou contrer tout ce qui pourrait blesser les membres des catégories et des groupes jugés
1
victimes de l’ordre dominant. Il peut être employé péjorativement dans le cas d’un discours ou d’un
comportement d’un progressisme convenu et intolérant ». (Le Petit Larousse Illustré, 2006).
Selon les critiques, le plus souvent conservateurs, du « mouvement politiquement correct », comme ils le
nomment, P.C. entraîne censure et manipulation sociale, et a influencé l’art populaire comme la musique, la
littérature, les beaux arts et la réclame.
C’est effectivement dans cette pratique que le phénomène est le plus facilement perçu,
reconnu, et donc le plus aisément appréhendé (cf. la partie la plus importante de la littérature
sur le ‘politiquement correct’ qui y renvoie…). Au départ, l’accent est mis sur le lexique ; les
transformations, les réattributions de sens, les jeux des descriptions définies sont
empiriquement identifiés et la danse des nouveaux « dites // ne dites pas » avec ses
implications politico-sociales s’engage à travers les figures imposées de la valorisation ou
stigmatisation des emplois.
Ici c’est donc une pratique de (re)dénomination, de (re)conceptualisation qui est en jeu ;
elle est corrélative d’une dynamique de mises en signification et d’élaboration de normes
sociales censées aller vers une amélioration/modification du « ressenti individuel et collectif »
à travers les interactions humaines dans le contexte communicationnel général de notre
société1. Ce qui engage déjà, au-delà du simple constat du phénomène, vers la deuxième
posture.
La deuxième posture concerne des billets et des manifestations d’humeur liés à
l’actualité, des positions de principe (radicales ou non) et des points de vue échangés sur des
blogs (angélisme, machiavélisme, oppression, etc.). Il s’agit donc d’une stigmatisation plus ou
moins forte, plus ou moins violente, de ce ‘politiquement correct’, fondée en arrière-plan sur
l’idée que la contrainte sur les dénominations lexicales qu’il génère/impose, est censée avoir
un effet sur les représentations sociales et les comportements liés (et c’est là aussi l’objectif de
ceux qui pratiquent un activisme dans ce domaine). On peut percevoir trois types de
stigmatisation :
- Une stigmatisation ‘légère. Par exemple, celle retenue par la littérature décalée du
type « dites / ne dites pas », souvent accompagnée d’un humour sur le langage en
tant qu’il est le miroir d’attitudes sociales, etc.
(cf. France-jeunes.net…Leçon numéro 1)
Ne dites pas : " Sa race de prof de maths il m'a encore collé j'ai trop les nerfs, en plus je devais aller traîner
avec Momo mercredi, je vais lui faire sa fête à ce con !"
Dites plutôt [sic] :
"Je suis exacerbé par l'audace de l'enseignant chargé de nous inculquer ses connaissance en matière de
mathématiques, en effet, celui-ci à cru bénéfique de répondre à nos insultes et retards répétés en nous intimant
l'odre de nous rendre dans notre établissement scolaire mercredi. Ce qui m'exaspère au plus haut point, c'est
1
Au plan linguistique, quel est l’arrière-plan ? Nous nous situons là au lieu d’une articulation. On peut
discuter sur la « langue » : la langue-système, la langue-représentation, la langue-matérialité, la langue-trésor,
etc. mais lorsqu’on renvoie à l’une ou à l’autre de ces acceptions, c’est toujours à une entité objectivée (ou
objectivable) et essentialisée que l’on renvoie. Il semble que les lectures actuelles de Saussure retrouvent dans
ses écrits le projet d’une vraie dualité entre deux linguistiques à construire : l’une de la langue, l’autre de la
parole. Il semble que la notion de dualité remplace dans la conceptualisation la dichotomie (impliquant
l’alternative) qui a été la référence d’un structuralisme universitaire. Cela est bien, mais cela laisse encore aux
marges ‘l’acteur’ qui développe ses productions langagières dans la dynamique particulière qui conduit à la
« construction » de la langue. Non pas parce que l’acteur est la condition sine qua non de la production
langagière qui constitue la parole, mais parce que l’acteur est présent dans sa production qu’il transforme
continuellement.
2
que ce jour là, justement, mon compagnon Mohamed ainsi que moi_même, devions nous divertir en nous
promenant dans les rues de notre magnifique ville, ce qui évoquait en moi un plasir extrèmement vivace. Si ce
célérat persiste, je me verrais contraint de sévir en étant violant. "
Ou encore, tel ou tel billet dans un quotidien…
- Une stigmatisation lourde : (cf. par exemple, ce texte d’humeur trouvé sur
www.journalechange.com/polemistes/politiquement_cretin.htm) :
Politiquement crétin. Pour les défenseurs du politiquement correct, le vocabulaire a été créé par les blancs,
mâles, racistes et sexistes. Dans leur esprit hautement nuancé, l’usage répété de ces mots induit un sentiment
d’infériorité. Cela est révélateur de l'idéologie politiquement correcte comme nous le verrons un peu plus loin.
Si l’on suit ces arguments, on comprend bien qu’il est nécessaire de changer ce vocabulaire qualifié
“d’oppresseur”. Un dictionnaire politiquement correct permet d’éviter les erreurs grossières. Ne parlons plus
de "chairman". Quelle horreur aux yeux des politiquement correct! Parlons plutôt de "chairperson". Le terme
"woman" est sans aucun doute sexiste. Utilisons plutôt le terme de "womyn" qui est beaucoup plus neutre. La
France n’est malheureusement pas épargnée par cette vague venant d’outre atlantique. L’immigré clandestin a
été rebaptisé récemment. On parle désormais de sans papiers (peut-être le clandestin a-t-il perdu ses papiers à
l’aéroport). Les médias relayent cette fièvre d’égalitarisme trompeur. Le vocabulaire employé est devenu
totalement aseptisé tant au niveau politique que culturel (Cf. les discours sans fins sur la féminisation des termes
politiques).
Ou encore ce texte de « mise en garde » récupéré sur « Planete-UMP.fr ».
Deux nouvelles maisons d'éditions de littérature enfantine ont récemment émergé en Suède, non sans faire de
vagues dans ce pays scandinave très en avance en matière d'égalité des sexes et de lutte contre les
discriminations.
Leur finalité étant d'instiller aux enfants des valeurs sociétales supposées libérales.
Leur but étant de créer des histoires qui ne tiennent compte ni du sexe, ni de la sexualité, ni de la race du ou des
personnages mais que les enfants puissent, en les lisant, se créer leur propre identité tout en ayant une autre
approche sur les différences.
Dans les histoires traditionnelles, trop de parents changent parfois le "il" en "elle" et inversement, parce qu'une
foule de détails sont trop traditionnels.
Désormais, avec ces nouveaux livres pour enfants estampillés "label câlin", la garantie est assurée d'avoir des
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contes qui respectent les valeurs telles que la démocratie, l'égalité et la diversité.
La chasse est désormais lancée aux références stéréotypées qui attribuent les rôles traditionnels des sexes et les
préjugés compromettant la liberté individuelle.
Ainsi, terminé les petites filles "toujours habillées de rose" ou les petits garçons en bleu, ou que le papa soit
toujours celui qui travaille et que maman cuisine à la maison.
D'ailleurs, les couples homosexuels seront présentés désormais comme des couples "ordinaires".
Il s'agit, selon les éditeurs, de "briser les rôles traditionnels et offrir aux enfants des modèles plus larges".
Par exemple, un livre conte l'histoire d'un garçon aux sandales roses et celle d'une fille aimant faire des bruits
de pets avec ses dessous de bras et qui a deux papas.
Briser les codes, c'est l'ambition des éditeurs.
Ce qui n'est pas très étonnant dans un pays qui fait de sa politique générale un combat pour l'égalité des sexes et
le respect des droits des minorités.
Toutefois, il est permis de se demander s'il ne s'agit pas là d'une certaine forme de "propagande" et que l'on
instille une nouvelle forme de "politiquement correct" très tôt, dans l'esprit de nos chères têtes blondes.
Et l'on peut se demander, avec juste raison d'ailleurs, si dans le futur les contes de Charles Perrault seront
toujours autorisés à la publication.
Attention quand même : à force de vouloir rendre la société trop tolérante, on la rend intolérante justement.
- Une stigmatisation dramatisée. Elle hypertrophie l’effet des stigmatisations lourdes en les
rapportant potentiellement aux « langues de pouvoir » à travers des références historiques
telles que l’élaboration sociale de la LTI du 3e Reich (cf. Victor Klemperer), ou de la langue
de bois du régime soviétique. En toile de fond, c’est la référence littéraire à George Orwell,
1984, qui est retenue (le newspeak / la novlangue : cf. Les principes du novlangue, in :
1984)… « Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? A
la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mot pour l’exprimer.
Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera
rigoureusement délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées ».
Une analyse des effets des « langues de pouvoir » est alors proposée ; c’est ainsi que, selon
Fr.-B. Huyghe (http://huyghe.fr/actu_202.htm) qui d’ailleurs, n’identifie pas le ‘politiquement
correct’ à une ‘langue de pouvoir’ mais, de façon plaisante et imagée, à une ‘langue de coton’
(1991), « {l}es vraies langues de pouvoir … cherchent à s’imposer à tous pour unifier les cerveaux. Ce critère
de la « lutte pour s’imposer » nous semble fondamental.
D’une part, elle empêche de dire ou de penser certaines choses. D’autre part, elle formate les esprits des
locuteurs, crée des associations, des disciplines, des habitudes mentales. … La réalité historique n’est pas loin
de ce modèle cauchemardesque. La langue de bois soviétique… ou encore la LTI … décrite par Victor
Klemperer fonctionnent bien sur ce modèle vertical et disciplinaire. »
Pour être plus précis, une langue de pouvoir, … doit faire trois choses :
- Interdire (qu’il s’agisse d’interdire de formuler certaines thèses … ou tout simplement, interdire de
comprendre au non-initié)
- Rassembler : créer une relation de similitude ou de familiarité entre ceux qui emploient le même langage
- Classer : imposer de ranger certaines réalités ou certaines idées dans certaines catégories
Penser aussi à J. Dewitte (2007) qui, dans « Le pouvoir de la langue et la liberté de l’esprit »,
commente le ‘politiquement correct’ en notant cette perversion que (29) « lorsque la visée
d’égalité devient absolue, elle ne tolère plus d’Autre ». Il poursuit « Tout ce qui vient
menacer le consensus démocratique et réintroduire la perception d’une altérité réelle, sous la
forme de la reconnaissance d’un ennemi, par exemple, se voit neutralisé. Nos sociétés
risquent ainsi de déboucher sur une situation où toute source potentielle de conflit se
trouverait déniée. La démocratie culturelle radicale – telle est ma constatation inquiète –
menace de ruiner la démocratie politique », puis note qu’en cela « le discours social que nous
tenons ou que nous sommes tenus de tenir, comporte des traits totalitaires ». Pour finir par
constater que « lié à une épuration du langage, le politiquement correct conduit à une
situation où il devient impossible de nommer des réalités taboues et où s’impose un langage
codé reposant sur une batterie d’équivalents et d’euphémismes. Réapparaît ainsi un langage
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plombé, clivé entre un discours « public » (celui de la politique ou des médias) et une langue
commune ».
Dans ce cas, le parler ‘politiquement correct’ est appréhendé en tant que version
« douce » et/ou insidieuse d’une contrainte à visée potentiellement totalitaire appliquée sur les
modalités du penser et sur les esprits. Elle viserait très précisément à faire perdre leur capacité
de critique, d’appréciation et d’analyse à ceux qui l’utilisent.
II. Les niveaux de la problématisation.
Dès lors, trois niveaux de problématisation me semblent importants, et ils ne sont pas
indépendants les uns des autres. Au contraire, ils entretiennent entre eux des liens de
dépendance étroits.
1) Nous sommes des acteurs sociaux nécessairement précontraints par des systèmes de
règles et de normes dont la prégnance n’est pas toujours perçue dans les contextes de
la communication ordinaire. Il y a donc à s’intéresser à une dimension politique qui est
concernée par la contrainte sociale, par le masquage et par la réinterprétation des
faits/phénomènes ;
2) Nous sommes des sujets humains, déterminés par nos interprétations des phénomènes,
nos désirs et nos stratégies qui contribuent à déterminer notre activité de construction
et de sélection des connaissances, d’effacement, de rétention ou de développement de
sens. Nous sommes ainsi concernés par une dimension anthropologique qui a à voir
avec le développement d’un activisme dans le procès de communication en général.
A ces deux titres, nous sommes à la fois des échangeurs d’énoncés dont la fonction complexe
est loin de se limiter à la transmission d’une information dénotative. Nous sommes aussi des
producteurs et des diffuseurs de connaissances sur le monde (qui nous inclus). Enfin, nous
sommes encore des évaluateurs qui affirmons, imposons, rejetons ou éludons ce qui nous est
donné à connaître.
3) Parallèlement – à toutes fins utiles – nous sommes aussi des constructeurs de langage
insérés dans des dynamiques d’élaboration linguistiques et langagières qui nous
déterminent et que nous déterminons dans des procès dont la circularité et la
plurivocalité est à analyser. Ainsi, à l’intérieur d’un constant procès sémiotique, nous
sommes concernés par la structuration formelle de l’outil linguistique et par une
reconstruction de sens qui ne peut pas ne pas intégrer les mises en signification
introduites par l’emploi réitéré des formes linguistiques et langagières (soit
l’intégration d’une ‘historicité’).
Le fil rouge :
Alors, le ‘politiquement correct’ ? Il est présent à chacun de ces niveaux où nous sommes
acteurs de ce qui se passe. C’est sans doute un ‘universel’ et il y a une inhérence et une
inéluctabilité du ‘politiquement correct’ dans toute manifestation humaine. Il relève donc :
a) de la construction sociale ordinaire en tant que répétition / imposition d’un ordre
socialement reconnu et avalisé ;
b) de la construction des connaissances en tant qu’activité continue fonctionnelle dans la
notre espace social, car toute construction de connaissance contient dans ses attendus
et/ou ses présupposés une référence aux déterminations sociales ;
c) de l’élaboration idéologique car il renvoie à des représentations structurées sur la base
de ‘signifiants-images’ ; lesquels fonctionnent socialement comme des « caches /
masques » face à un « existant conceptuel blanchi » et non analysé. De fait, le
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‘politiquement correct’ est toujours en relation de dépendance avec une élaboration
mythologique au sens de Barthes (1957).
A partir de là, on conçoit que le ‘politiquement correct’ se manifeste en tant que :
• injonction à travers la prégnance de l’ensemble de ses valeurs présupposées et
contraignantes ;
• pratique à travers des procès d’allégeance à la norme du moment, une
ritualisation de l’emploi de ses formes et le renvoi implicite à un
« establishment de référence » ainsi qu’à ses « valeurs » ;
• représentation en rapport avec les constructions sémiotiques qu’il introduit et
la dimension mythique qu’il intègre corrélativement, tout en reconstruisant à
travers elle la nouvelle « historicité » d’un « dit » renouvelé.
Finalement, ce n’est pas l’existence du ‘politiquement correct’ en soi qui est
problématique, c’est plutôt sa non-reconnaissance en tant que phénomène et la nonreconnaissance des contraintes qu’il impose sur l’individu et le groupe. Ceci étant, la réalité
de sa prise en considération, qui est (semble être) de plus en plus patente, plaide pour montrer
qu’il est davantage perçu qu’on aurait tendance à le penser. Ce qui ne veut pas dire qu’on
analyse cette perception pour en tirer des conclusions visant à intégrer cette connaissance-là
dans l’élaboration de nos conduites.
Reconstitution de la problématique
La saisie la plus intéressante de la problématique du ‘politiquement correct’ ne gît
certainement pas sa prise en compte frontale et dans la mise en spectacle d’un « jeu » entre
positions et propositions au sein d’un champ dont la définition et la clôture nous seraient
imposées de facto, elle émerge plutôt d’un décrochement par rapport à cette clôture et par
rapport à ce « champ de bataille » a priori imaginable. Ainsi, une attention aux pratiques
‘politiquement correctes’ permettra d’enrichir la réflexion sur les fonctionnalités du langage,
de dériver de la réflexion sur son effectivité pratique à la réflexion sur sa nature sémiotique
intrinsèque.
En effet, la plurivocité de sens et son effacement potentiel, les références connotatives, les
déplacements de signification(s) que montrent (qui se montrent dans) ces pratiques ne sont
sans doute pas de simples manifestations secondaires. Ce ne sont pas des modalités
« malignes » qui se développeraient en contravention avec un idéal de désignation
référentielle rigide, censé être (donné pour) la fonctionnalité normale de la langue et de son
usage manifesté dans les pratiques langagières à travers des systèmes de normes avalisés et
bien codifiés.
Ainsi, il n’est sans doute pas inintéressant ici de noter cette remarque de Dewitte (14-15)
« Le postulat d’un pouvoir créateur [du langage] va à l’encontre d’une conception très
répandue qui consiste à ne lui attribuer qu’un rôle secondaire et instrumental. Il ne serait que
la mise en mots d’une réalité préexistante (les mots ne seraient pour ainsi dire que des
étiquettes apposées sur les choses). C’est contre cette subordination instrumentale que l’on
reconnaît au langage un rôle créateur ou constituant, dans la mesure où il ne désigne ou ne
dénote pas simplement certaines choses, mais où il fait advenir ou fait être ce qu’il nomme. Il
ne reproduit pas seulement la réalité, il la produit jusqu’à un certain point – la modifie,
l’induit ou la crée. L’important est de maintenir de front, de manière tendue et inconfortable
ces deux exigences ».
Il n’est pas inintéressant non plus de réfléchir aux remarques du Barthes « réflexif »
(1975) qui, vingt ans après ‘Le degré zéro de l’écriture’ (1953) et ayant « dépassé » le
6
structuralisme, notait (646) : « La dénotation serait un mythe scientifique : celui d’un état «
vrai » du langage, comme si toute phrase avait en elle un étymon (origine et vérité).
Dénotation/connotation : ce double concept n’a donc de valeur que dans le champ de la
vérité. Chaque fois que j’ai besoin d’éprouver un message (de le démystifier), je le soumets à
quelque instance extérieure … qui en forme le substrat vrai. L’opposition n’a donc d’usage
que dans le cadre d’une opération critique analogue à une expérience d’analyse chimique :
chaque fois que je crois à la vérité, j’ai besoin de la dénotation ». Il donnait dès lors à
réfléchir sur la fonctionnalité du langage qui implique, ainsi que je l’ai mentionné ailleurs en
partant d’autres considérations2, la présence inéluctable de l’acteur3.
Corrélativement, il est sans doute cocasse de constater que c’est chez des auteurs
« illégitimes » du point de vue de LA linguistique que fusent des propositions intéressantes
sur les fonctionnalités du langage (cf. Barthes ou Dewitte pour les auteurs cités).
De fait, c’est cet idéal (cet objectif, cette assignation) de rigidité de la désignation
référentielle que l’on retrouve en arrière-plan aussi bien dans certaines théories linguistiques
que dans l’imaginaire collectif naïf ; idéal qui est un sous-produit4 (dérivé d’une réduction
illégitime5 et courante des fonctions du langage renvoyées à la base d’une logique bivalente)
en contravention avec le fonctionnement ordinaire du langage et la dynamique normale de
l’évolution des langues, mais que nous rappelle sans aucune ambigüité les pratiques
populaires de la désignation lorsqu’elles opposent les ‘vrais’ aux ‘faux’, qu’il s’agisse de
champignons, de volatiles ou de n’importe quelle dénomination référentielle dans un espace
par rapport auquel nous avons (intérêt) à nous situer de façon plongeante et détachée dans un
procès de catégorisation et d’attribution de valeurs et/ou de caractéristiques. Le renvoi à des
‘langues parfaites’ (si elles ne se réfèrent pas à un indicible dans lequel elles se perdraient)
suppose que cet idéal est supposé atteignable sinon atteint, car le postulat de la rigidité de la
désignation référentielle est l’une des conditions de la perfection.
Ainsi, si lorsqu’on retient pour valide cet idéal et ce postulat, alors on conçoit comme
allant de soi la pratique qui revient à remplacer le signifiant d’un signe A par le signifiant
d’un signe B afin d’effacer symboliquement une partie du sens du signe A. Dès lors que le
nouveau signe (A’) est doté d’un nouveau signifiant son sens est censé être transformé par ce
nouvel emploi par la grâce d’une sorte de mise à zéro d’un « compteur d’enrichissement
connotatif » : il devient la base de développement d’une nouvelle historicité… Jusqu’à ce que
son emploi et sa mise en signification dans les contextes ordinaires d’usage des pratiques
langagières instillent par la rétention de l’historicité de ses emplois précédents un nouvel
enrichissement du sens qui lui est lié, condition même de l’utilisation du langage et
fonctionnement classique à la base de toutes les désignations euphémisées.
D’une certaine façon, le ‘politiquement correct’ est toujours en rapport avec une
élaboration mythologique au sens de Barthes (1957). Ce n’est donc pas une pratique anodine,
c’est une pratique qui, pour être « normale », n’en est pas moins lourde d’une signification
2
Cf . Nicolaï, 2007a, b ; 2008a, b.
C’est alors que, prenant la place d’un ‘Il’ qu’il aurait ainsi objectivé, Barthes pose que (656) « Il se sent
solidaire de tout écrit dont le principe est que le sujet n’est qu’un effet de langage. Il imagine une science très
vaste, dans l’énonciation de laquelle le savant s’inclurait enfin – qui serait la science des effets de langage »… et
en appelle à une « linguistique vraie, qui est la linguistique de la connotation ». Notant encore incidemment que
(662) « dans l’étymologie, ce n’est pas la vérité ou l’origine du mot qui lui plait, c’est plutôt l’effet de
surimpression qu’elle autorise : le mot est vu comme un palimpseste : il me semble alors que j’ai des idées à
même la langue – ce qui est tout simplement : écrire (je parle ici d’une pratique, non d’une valeur) ».
4
Et vive la langue de bois !
5
Bis repetita.
3
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« choisie » (qui choisit ?). Pour autant, ce n’est certainement pas l’amorce d’une
transformation dramatique vers un monde orwellien.
Certes, tendanciellement, l’on n’est peut-être jamais à l’abri d’un monde orwellien que
son auteur avait imaginé à l’aune de nos totalitarismes contemporains. Mais alors, cela relève
du drame, et donc, du potentiellement évitable car le drame n’a pas en lui-même un caractère
d’inéluctabilité. En tout état de cause ce n’est sans doute pas la diabolisation de ce
‘politiquement correct’ qui est suffisante pour changer la donne, bien que « politiquement »
cette diabolisation puisse peut-être ouvrir, de temps en temps, sur une plus grande exigence de
lucidité et sur une vigilance accrue des acteurs humains dans leurs activités ordinaires.
Ainsi, ce qui (m’)apparaît ici, c’est que le ‘politiquement correct’ ne relevant
probablement pas de l’évitable, le stigmatiser ne saurait conduire à son éradication. De même,
en faire un ‘symbole’, par l’opacification que cela suppose, revient tout autant à le
fonctionnaliser au titre d’une ‘mythologie’ dont l’efficace se développe à a mesure du
masquage qu’introduit sa considération dans l’ordre du symbolique. Autrement dit, si l’on
poussait le phantasme à ses extrémités, ce ne serait sans doute pas au ‘dramatique’ des
événements que le ‘politiquement correct’ renverrait, mais à un ‘tragique’ potentiel qui est
inhérent à notre condition. C’est de là qu’il vaudrait la peine de partir.
III. Le politiquement correct et la construction des connaissances.
Il est temps maintenant de s’intéresser au ‘politiquement correct’ dans son rapport
avec les procès de construction des connaissances, linguistiques en particulier. A ce niveau, il
correspond à la fois à une « nécessité » et à un « jeu d’œillères ». Il y a une réflexion à
développer sur la construction du scientifique et sur les contraintes liées à cette construction ;
sur la prise de distance par rapport à l’élaboration des connaissances établies (incluant les
nôtres) et sur le travail de sape de la construction en cours en tant que nécessité réflexive.
Méthodologiquement, on distinguera deux focales : l’une “générale” (le ‘scientifiquement
correct’ en général) et l’autre “spécialisée” (le ‘linguistiquement correct’ en particulier).
Le ‘scientifiquement correct’ en général’ :
On peut l’illustrer par quelques propositions ‘politiquement correctes’ ordinaires, en voici
une poignée parmi les plus ressassées :
- il y a un progrès continu dans le domaine scientifique,
- la connaissance scientifique est objective,
- il y a des sciences dures et des sciences molles,
- la plupart des spécialistes pensent que « X », en conséquence, « Y »,
- il a été statistiquement démontré que A, B, C.
Avec de tels énoncés, que l’on n’envisage généralement pas de nier directement non pas parce
qu’on y croit nécessairement, mais parce qu’ils font a priori l’objet d’un apparent consensus
et que, par là même, ils ont toute la force idéologique d’énoncés politiquement corrects, nous
sommes au cœur du problème.
Qui défendrait leurs contraposées sauf à entrer dans des explications longues,
spécialisées6, difficiles et de toute façon « hors de propos » par rapport au contexte de
profération et aux normes discursives des énoncés initiaux ? En effet, énoncer « il y a un
progrès continu dans le domaine scientifique » ou bien « la connaissance scientifique est
objective » n’est pas proférer des énoncés qui s’adressent à des scientifiques mais plutôt à un
6
Cf. Huyghe (1991) pour la mise en évidence ludique du jeu de la contraposition.
8
public « ordinaire », celui pour qui la doxa des spécialistes revisitée par le ‘sens commun’ fait
loi. A partir de là, les modalités de leur mise en question ne sont pas adaptées à ce public-là ;
en conséquence, soit on les nie en bloc (ce qui met le proférateur de la contraposée « hors
champ », hors circuit : diable ! Ne deviendrait-il pas ‘imprécateur’ ?!), soit on les accepte…
Et alors, on conforte leur force idéologique. De toute façon chaque nouvelle énonciation
conforte cette force idéologique.
On peut toutefois percevoir dans ces énoncés leur fonction de « signifiants
occultants », leur valeur de catégorisation a priori7, la référence constante à la légitimité du
« plus grand nombre » (cf. la plupart des spécialistes pensent que…) qui, à la fois dédouane
ce « plus grand nombre » de la responsabilité de sa position et conforte, en l’occurrence, la
position qu’il retient. Etc. On peut y retrouve ainsi le poids de « l’idéologie » au sens barthien,
c'est-à-dire (680) « ce qui se répète et consiste (par ce dernier verbe elle s’exclut de l’ordre
du signifiant)8. Entendons évidemment ‘consiste’ comme « être avec ».
Le ‘politiquement correct’ en linguistique :
Tout autant que le « scientifiquement correct en général », on peut aussi l’illustrer par
quelques propositions simples9, en voici un florilège :
- la linguistique est une discipline scientifique,
- la linguistique est une science jeune,
- il y a une faculté de langage innée et universelle, proprement humaine,
- les lois du changement phonétique sont régulières et sans exceptions, au même titre
que les lois de la nature,
- il existe un noyau dur de la linguistique,
- il y a une nécessaire unité que nous devons retrouver sous la diversité des formes
linguistiques,
- les langues actuelles dérivent nécessairement d’une langue originelle,
Avec de tels énoncés l’on entre concrètement dans le débat… C'est-à-dire que l’on finit
enfin par approcher ce qui est l’objet avoué de cette Table Ronde. Et là, ce n’est pas à une
présentation d’ouverture d’en traiter. Donc, sans penser me défausser, je me cantonne à les
pointer, à les identifier et à les reconnaître comme « objets problématiques », et j’entends
laisser à nos débats à venir la primeur d’en discuter au fond.
Pour synthétiser, sans pour autant conclure.
Ainsi, à la question suivante : Qu’est-ce qui est “intéressant” à propos du ‘politiquement
correct’? Ou, autrement dit: A quoi, a priori, allons nous nous intéresser? Je dirai :
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C’est ainsi, par exemple, que dans les fichiers d’experts de l’AERES en cours d’élaboration, il y a une
classification explicite entre trois domaines : ‘sciences dures’, ‘sciences du vivant’ et ‘sciences humaines et
sociales’. Au qualificatif ‘sciences dures’ ne s’oppose pas le qualificatif « qui va de soi » ‘sciences molles’. Tout
comme dans la classification de nos départements français ne s’oppose plus le département des ‘Hautes Alpes’
au département des ‘Basses Alpes’ qu’un transfert dénominatif à « relevé » en ‘Alpes de Haute Provence’.
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Et là, Barthes constate dans la tradition des constructions mythologiques « Il suffit donc que l’analyse
idéologique (ou la contre-idéologie) se répète et consiste (en proclamant sur place sa validité, par un geste de
pur dédouanement) pour qu’elle devienne elle-même un objet idéologique » et pose la question « Que faire ? Il y
répond ainsi : « Une solution est possible : l’esthétique….. C’est peut-être là le rôle de l’esthétique dans notre
société : fournir les règes d’un discours indirect et transitif (il peut transformer le langage, mais n’affiche pas sa
domination, sa bonne conscience) ».
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Penser par exemple à la présentation de S. Auroux «Le linguistiquement correct», Séminaire de l’ISH
«Épistémologie et méthodes en sciences humaines» (11 mars 2004).
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Aux procès auxquels nous participons en tant que chercheurs, consommateurs et
diffuseurs de connaissances... Il s’agit des dynamiques de construction, de
transformation, de diffusion des connaissances (linguistiques dans notre cas) dans leur
généralité et dans leurs dimensions anthropologiques (pratiques et symboliques).
Aux représentations élaborées en rapport... Il s’agit des représentations et états de
connaissances tenus pour acquis.
A la question : Qu’allons-nous chercher à approcher? Je dirai :
- Les contraintes sociales, les implicites et les présupposés qui participent de l’arrièreplan des choix théoriques du moment.
- L’impact réel ou potentiel des stratégies individuelles et/ou collectives des chercheurs,
des diffuseurs, des Institutionnels et des consommateurs de connaissances qui sont les
nécessaires acteurs de ce procès.
A la question : Pourquoi? Je répondrai :
Parce que, sciemment ou non, ils participent :
- à la construction, au figement et/ou à la transformation des questionnements donnés
pour légitimes et/ou pour acceptables dans le hic et nunc,
- aux procès auxquels nous participons en tant que chercheurs, consommateurs et
diffuseurs de connaissances,
- aux représentations élaborées en rapport.
Je dirai encore que c’est d’autant plus important qu’il s’agit-là des dynamiques de
construction, de transformation, de diffusion des connaissances dans leur généralité et dans
leurs dimensions anthropologiques (pratiques et symboliques). Qu’il s’agit très précisément
de représentations et d’états de connaissance tenus pour acquis.
Dans cette perspective, s’intéresser aux contraintes imposées par la tradition,
introduites par les ‘establishments’ décideurs dans le domaine de recherche, induites par
l’opinion des pairs censeurs et recenseurs (financements et reconnaissances symboliques) me
semble être un nécessaire exercice de gymnastique pour une meilleure salubrité mentale.
Quelques références :
Barthes, Roland, Mythologies, Paris, Seuil, 1957
Barthes par lui-même, Paris Seuil, 1975
Dewitte, Jacques La pouvoir de la langue et la liberté de l’esprit. Essai sur la résistance au langage totalitaire,
Paris : Michalon, 2007
Hazan, Eric, LQR : la propagande du quotidien, Paris : Raisons d’agir, 2006
Huyghe, F. B. La langue de coton, Paris : Lafont, 1991
Nicolaï, Robert, 2007a La vision des faits, Paris L’Harmattan.
- 2007b Contacts des langues et contact dans la langue : hétérogénéité, construction de l’homogène et
émergence du ‘linguistique’, in : Journal of Language Contact, N°1, Thema. www.jlc-journal.org /, pp.
199-222.
- 2008a Dynamique du langage et élaboration des langues : quelques défis à relever / How languages
change and how they adapt: some challenges for the future, In : R. Nicolaï & B. Comrie (Eds),
Language Contact and the Dynamics of Language, THEMA2, Journal of Language Contact.
- 2008b Espace de variabilité, dimension du paraître et dynamique des acteurs, Colloque modes
langagières dans l’histoire. Processus mimétiques et changements linguistiques, Montpellier (11-13
juin)
Thom, Françoise, La langue de bois, Paris : Juillard, 1987
Orwell, George, 1984, Paris : Gallimard, 1972 [1949]
Klemperer, Victor, Lti, la langue du IIIème Reich, Paris: Agora, 2003
Volkoff, Vladimir Manuel du politiquement correct, Monaco, Editions du Rocher, 2001.
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