L`insécurité en France

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L`insécurité en France
Introduction
L’insécurité devient-elle une obsession de la société française ? Les récentes campagnes électorales ont donné un peu
l’impression qu’elle n’avait pas de préoccupation plus urgente,
du moins si l’on s’en tient aux déclarations des principaux
candidats.
Mais de quelle insécurité s’agit-il ? On peut imaginer de multiples sujets de préoccupation : le chômage, la précarité de
l’emploi, la pauvreté, les risques naturels (les tempêtes, comme
celle de décembre 1999, ou les inondations), alimentaires (la
« vache folle ») ou sanitaires (le sida), le terrorisme, la mondialisation, l’affaiblissement de l’État-providence, l’avenir des
retraites et de la protection sociale, etc., tous apparaissent effectivement à tour de rôle, selon l’actualité, parmi les grands
thèmes qui agitent le débat public et angoissent notre société.
Mais, dans cet océan de motifs d’inquiétude, la menace que
l’agression ou le vol font peser sur la sécurité des personnes et
de leurs biens occupe une place surprenante. La délinquance
tourmenterait tellement notre société qu’elle se serait hissée au
premier rang de ses problèmes… et pas n’importe quelle délinquance – pas le crime organisé international, la délinquance
d’affaires ou la corruption des élites, mais tout bonnement celle
qui peut menacer directement chacun d’entre nous.
L’émergence de cette insécurité est assez précisément datée :
elle remonte à la deuxième moitié des années 1970. Le contraste
est brutal avec les préoccupations de la première partie de la
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décennie : c’était le risque d’importation d’un terrorisme
maoïste qui obsédait alors les pouvoirs publics, tandis que les
mouvements sociaux – le Larzac, Lip et l’autogestion, le procès
de Bobigny et la répression de l’avortement, le développement
du mouvement féministe, les régionalismes breton ou
occitan, etc. – occupaient l’essentiel du débat public. Chacun
dénonçait certes bruyamment la « violence » de l’autre – le pouvoir, les mâles, les gauchistes, les autonomistes, les
patrons, etc. – mais ne s’attardait guère aux vols, aux cambriolages ou aux coups et blessures. De même, pendant le quart de
siècle qui avait suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, la
reconstruction, la décolonisation, l’entrée dans la société de
consommation, les luttes sociales qui l’accompagnaient, les crispations des fractions non salariées – commerçants, agriculteurs –
détrônées par le triomphe de la société salariale… avaient saturé
successivement le débat public et les préoccupations sociales
sans laisser guère de place pour l’agression ou le vol. Il faudrait
probablement remonter avant la Première Guerre mondiale, à
ces décennies (entre la grande crise des années 1880 et la guerre
de 1914-1918) où se recompose la politique criminelle des
grands États européens, pour rencontrer une obsession de la
délinquance aussi remarquable que celle qui marque le dernier
quart du XXe siècle et le commencement du suivant.
Les termes de cette obsession sont cependant très différents
d’une période à l’autre. Lorsque la polémique faisait rage dans
les dernières décennies du XIXe siècle, l’attention se concentrait
sur le récidiviste « incorrigible ». Le crime apparaissait alors
comme un problème de résidu. La politique criminelle « classique », forgée à la fin du XVIIIe siècle, apparaissait désormais
insuffisante face à un récidiviste que la menace de la loi, du juge
et de la prison ne suffisait pas à arrêter. Avec la tentation eugéniste et la peur de la dégénérescence, on fantasmait des mesures
d’élimination discrète. Certaines ont vu le jour en législation
– selon les pays, stérilisation, relégation outre-mer, mesures de
« défense sociale », maintien en détention pour « dangerosité »
au-delà de l’expiration de la peine – avec plus ou moins de
succès ; en tout cas, elles ne résisteront pas à la suspicion jetée
par les horreurs des totalitarismes et de la Seconde Guerre mondiale sur toutes les mesures susceptibles de porter atteinte aux
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droits de l’homme. Mais la grande innovation fut ailleurs : elle
consista à compléter le dispositif répressif par des mesures de
prévention et de rééducation destinées à encadrer la partie de la
jeunesse populaire tentée par des chemins de traverse. Ce changement participait de la lente substitution à un État libéral, moraliste et répressif, d’un État social qui garantissait un statut au
salariat (droit du travail), une mutualisation des grands risques
(protection sociale) et des services publics pour tous (de la
police aux transports publics et au logement social). Au prix de
quelques ajustements, la nouvelle politique criminelle régnera
pendant une période presque séculaire. Pendant toute cette
durée, la délinquance ne figurera plus au rang des grands problèmes de société.
À la fin du XXe siècle cependant, les vertus du modèle ont paru
s’éroder et la criminalité est revenue au premier plan des controverses. Mais les termes du débat sont profondément transformés : on considère désormais la criminalité comme un risque
de masse qu’il faut maintenir sous contrôle pour s’épargner des
réactions sécuritaires ravageuses, tout en veillant à contenir les
coûts à proportion des risques courus. La lutte est aiguë pour
savoir quelle priorité il convient d’accorder à chaque délinquance, le cambriolage dans les centres-ville ou les zones résidentielles, l’affrontement entre jeunes de banlieues, le hooliganisme lors de la Coupe du monde de football, le blanchiment de
l’argent sale, la vente de drogues prohibées selon qu’elle prend
place dans les centres-ville ou dans les quartiers de relégation… On s’interroge parallèlement sur le maintien du monopole de l’État national : quelle place faire à la coopération internationale, par exemple européenne, aux pouvoirs locaux, au
marché privé de l’assurance et des fournisseurs de personnel et
de matériel de protection ?
Deuxième spécificité contemporaine, la délinquance est
appréhendée maintenant en termes de sécurité : ce sont les
vertus de politiques de sécurité que vantent ou dénigrent les différentes forces politiques, c’est l’insécurité qui fait débat, c’est
une revendication de sécurité que l’on brandit ou que l’on
relaye. Pour cette raison, la seule criminalité qui retient l’attention est celle qui atteint directement chaque individu, même si,
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en fait, d’autres délinquances peuvent, au moins à terme, nous
menacer plus gravement.
Bien entendu, la fascination pour cette insécurité entraîne
l’éclosion d’une multitude de livres ou d’articles. La plupart renseignent davantage sur les croyances de leurs auteurs ou sur
leurs désirs – ou leurs intérêts professionnels – que sur l’état du
problème. Certains tentent sincèrement de contribuer à un
progrès des connaissances, mais ils n’y parviennent guère faute
de savoir-faire : étudier l’état de la société demande des compétences, pas seulement de la bonne volonté. Dans cet océan de
publications, quelques-unes, enfin, contiennent vraiment des
savoirs utiles, mais elles sont peu diffusées, fréquemment
malaisées à lire, enfermées dans une enveloppe de vocabulaire
savant qui décourage vite le lecteur non spécialisé, dispersées
aussi en une série de thèmes particuliers.
En fin de compte, le débat public sur l’insécurité se réduit, le
plus souvent, à des échanges de diatribes entre ceux qui veulent
mater les sauvageons et ceux qui hurlent à la discrimination…
comme si l’on ne se sentait pas capable d’en parler sans
caricaturer.
Je fais, à l’inverse, le pari qu’on peut être compréhensible
sans sacrifier les nuances ; j’essaye, dans ce petit livre, de
m’appuyer seulement sur les résultats de recherches solides, tout
en les présentant de manière accessible. Trois choix me semblent alors fondamentaux.
D’abord, savoir s’éloigner de l’actualité immédiate pour raisonner sur la durée. Comme tous les problèmes sociaux, la délinquance et l’insécurité ne peuvent se comprendre que mises en
perspective sur un laps de temps suffisamment long, en faisant
attention à bien dater, les uns par rapport aux autres, les différents phénomènes analysés. Dans l’étude des questions de
société, c’est souvent la durée qui tient lieu de laboratoire ; le
moment, son contexte, constituent des facteurs décisifs de
compréhension et d’analyse. Mais cette reconstitution s’avère,
en l’espèce, compliquée. Enfermés dans le court terme des
échéances politiques, tétanisés par le risque de délégitimation
que recèle l’interrogation sur l’insécurité, mais tentés aussi par
une utilisation de ce thème dans la compétition politique, les
décideurs – qui sont souvent les commanditaires de recherche et
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parfois les fournisseurs de données – tentent toujours de rabattre
le débat sur le présent immédiat, celui de mesures qu’ils présentent, chaque fois, comme susceptibles de résoudre définitivement le problème. On dépense ainsi beaucoup d’énergie à
scruter l’écume de la mer et l’on risque de perdre de vue les tendances à plus long terme qui, seules, permettent à l’analyse de
progresser. La logique médiatique va dans le même sens, elle ne
peut s’intéresser à un problème qu’à condition de le rendre instantané : pour être vendable, il faut qu’il paraisse nouveau, et il
doit se résoudre aussi vite parce que l’actualité n’attend pas.
Ainsi est-on tenté, à chaque moment, de rendre compte de mutations de longue ampleur par les faits divers spectaculaires du
jour. À cette forte pression, l’enquête scientifique résiste mal si
elle ne parvient pas à mobiliser des données robustes et de
longue durée. Complication supplémentaire : bien des informations sont d’origine administrative – ainsi les fameuses « statistiques criminelles », en fait des comptages de l’activité policière – et leur usage constitue un enjeu de pouvoir, il est difficile
de les extraire de la gangue interprétative avec laquelle elles sont
livrées. Leurs aspects les plus instructifs ne sont pourtant pas
toujours ceux qui sont habituellement mis en avant.
C’est ici qu’intervient la deuxième règle de méthode : à
propos de chaque aspect du problème, croiser plusieurs sources
d’information, les statistiques officielles de la délinquance avec
les résultats des enquêtes de victimation, les différentes enquêtes
sur l’insécurité les unes avec les autres… La principale faiblesse
des développements sur l’insécurité et la délinquance consiste
souvent à privilégier une seule sorte de données. Or, l’information isolée ne parle pas ou de manière trompeuse : seule la
confrontation de données d’origines et de statuts différents
permet de pallier les insuffisances des unes et des autres.
Confronter les informations d’origine administrative – notamment, les statistiques policières et judiciaires – à des sources
extra-institutionnelles, donc des enquêtes, constitue actuellement dans ce domaine la priorité absolue.
Enfin, troisième règle, ne se lancer à expliquer que ce que l’on
a longuement étudié par soi-même.
Quant à la forme, j’ai adopté un plan très simple articulé
autour de trois interrogations :
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— Quel est l’état du problème ? Que peut-on en dire de probable ? (chapitre I)
— Comment l’expliquer ? Comment le comprendre ?
(chapitre II)
— Quelles politiques publiques ont été mises en œuvre et
quelle évaluation en faire ? (chapitre III)
Sur cette trame, c’est un récit suivi que j’ai tenté d’écrire,
comme l’on raconte une histoire dont les différents moments
s’enchaînent les uns aux autres. Pour faciliter la lecture, j’ai
renoncé aux notes de bas de page ; les livres et les articles sur
lesquels j’appuie mon récit se trouvent, à la fin, dans une sélection de lectures complémentaires recommandées. Souvent, j’ai
eu recours à des illustrations : un tableau ou un bon dessin expliquent parfois mieux qu’un long discours.
Pour faire image, on peut dire que je cherche d’abord à rassembler les pièces du puzzle, puis à le reconstituer, pour finalement en découvrir les règles du jeu 1.
1. Marie-Lys Pottier et Bessie Leconte ont été d’une aide précieuse, la première
pour l’établissement des tableaux et des figures, la seconde pour la mise au point
éditoriale et la vérification des références. Je remercie également les collègues qui
ont accepté de lire et de commenter différents états du manuscrit, singulièrement
Marie-Lys Pottier et Renée Zauberman. Les ultimes mises au point ont été très
facilitées par les avis et les suggestions de Hugues Jallon.

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