Gargantua et Pantagruel - biblio

Transcription

Gargantua et Pantagruel - biblio
Gargantua
et Pantagruel
(Extraits)
Rabelais
Livret pédagogique
établi par Sébastien CRÉPIN,
agrégée de Lettres modernes,
Docteur ès lettres
professeur en lycée
HACHETTE
Éducation
Conception graphique
Couverture et intérieur:Médiamax
Mise en page
Alinéa
Illustration
Frontispice de la première édition de Pantagruel (détail)
©Hachette Livre – Photothèque
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
© Hachette Livre, 2003.
43, quai de Grenelle, 75905 PARIS Cedex 15.
ISBN: 2.01.168544.3
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français de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris), constituerait donc une
contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
SOMMAIRE
AVA N T - P R O P O S
4
TA B L E
6
D E S CO R P U S
RÉPONSES
AU X Q U E S T I O N S
10
B i l a n d e p re m i è re l e c t u re . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 0
Gargantua
Pro l o g u e
Le c t u re a n a l y t i q u e d u p ro l o g u e
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 6
C h a p i t re 4 6
Le c t u re a n a l y t i q u e d u c h a p i t re
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22
Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 6
C h a p i t re 5 2
Le c t u re a n a l y t i q u e d u c h a p i t re
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32
Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 5
Pa n t a g r u e l
C h a p i t re 3
Le c t u re a n a l y t i q u e d u c h a p i t re
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42
Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . . 4 6
C h a p i t re 8
Le c t u re a n a l y t i q u e d u c h a p i t re
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 7
C h a p i t re 3 2
Le c t u re a n a l y t i q u e d u c h a p i t re
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 0
B i b l i o g ra p h i e co m p l é m e n t a i re . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 7
AVANT-PROPOS
Les programmes de français au lycée sont ambitieux. Pour les mettre
en œuvre, il est demandé à la fois de conduire des lectures qui éclairent les différents objets d’étude au programme et, par ces lectures, de
préparer les élèves aux techniques de l’épreuve écrite (lecture efficace
d’un corpus de textes, analyse d’une ou deux questions préliminaires,
techniques du commentaire, de la dissertation, de l’argumentation
contextualisée, de l’imitation…).
Ainsi, l’étude d’une même œuvre peut répondre à plusieurs objectifs.
À cet égard, Gargantua et Pantagruel pourront être l’occasion d’étudier
différents types de texte (argumentatif, narratif, descriptif) et d’identifier plusieurs tonalités littéraires (épique, pathétique, comique…)
d’après leurs caractéristiques respectives. Dans la mesure où Rabelais
n’a de cesse de brouiller les codes de la littérature, ces deux œuvres
offriront non seulement la possibilité de se familiariser avec des
genres littéraires traditionnels (épopée, épistolaire, déploration
funèbre, récit de voyage…) mais, aussi, la possibilité d’approfondir la
notion de comique : après avoir analysé ses divers procédés (jeu sur la
sonorité et le sens des mots, figures d’insistance…) et ses divers
registres (ironie, parodie, grotesque, burlesque…), on pourra, en effet,
réfléchir sur ses enjeux (critique, satire, utopie…). Enfin, du point de
vue de l’histoire littéraire, Gargantua et Pantagruel permettent de situer
un mouvement culturel (l’humanisme) dans une époque (la
Renaissance) et, par là, de comprendre les rapports entre fiction littéraire et réalité historique.
Dans ce contexte, il nous a semblé opportun de concevoir une nouvelle collection d’œuvres classiques, Bibliolycée, qui puisse à la fois :
– motiver les élèves en leur offrant une nouvelle présentation du
texte, moderne et aérée, qui facilite la lecture de l’œuvre grâce à des
notes claires et quelques repères fondamentaux ;
– vous aider à mettre en œuvre les programmes et à préparer les
élèves aux travaux d’écriture.
Cette double perspective a présidé aux choix suivants :
• Le texte de l’œuvre est annoté très précisément, en bas de page, afin
d’en favoriser la pleine compréhension.
4
• Il est accompagné de documents iconographiques visant à rendre la
lecture attrayante et enrichissante, la plupart des reproductions pouvant donner lieu à une exploitation en classe.
• Précédant et suivant le texte, des études synthétiques et des tableaux
donnent à l’élève les repères indispensables : biographie de l’auteur,
contexte historique, liens de l’œuvre avec son époque, genres et
registres du texte…
• Enfin, chaque Bibliolycée offre un appareil pédagogique destiné à
faciliter l’analyse de l’œuvre en classe. Présenté sur des pages de couleur bleue afin de ne pas nuire à la cohérence du texte (sur fond
blanc), il comprend :
– Un bilan de première lecture qui peut être proposé à la classe après
un parcours cursif de l’œuvre. Il se compose de questions courtes qui
permettent de s’assurer que les élèves ont bien saisi le sens général de
l’œuvre.
– Cinq à sept questionnaires guidés en accompagnement des extraits
les plus représentatifs de l’œuvre : l’élève est invité à observer et à analyser le passage ; les notions indispensables sont rappelées et quelques
pistes sont proposées afin de guider sa réflexion et de l’amener à
construire sa propre lecture analytique du texte. On pourra procéder
en classe à une correction du questionnaire, ou interroger les élèves
pour construire avec eux l’analyse du texte.
– Six corpus de textes (accompagnés parfois d’un document iconographique) pour éclairer chacun des extraits ayant fait l’objet d’un
questionnaire guidé ; ces corpus sont suivis d’un questionnaire d’analyse et de travaux d’écriture pouvant constituer un entraînement à
l’épreuve écrite du bac. Ils peuvent aussi figurer, pour la classe de
Première, sur le « descriptif des lectures et activités » à titre de groupement de textes en rapport avec un objet d’étude ou de documents
complémentaires.
Nous espérons ainsi que la collection Bibliolycée sera, pour vous et
vos élèves, un outil de travail efficace, favorisant le plaisir de la lecture et la réflexion.
5
TABLE
DES CORPUS
Composition
du corpus
Corpus
Le personnage
emblématique
de Socrate
(p. 39)
Texte A : Prologue de Gargantua de Rabelais.
Texte B : Extrait du Banquet de Platon.
Texte C : Extrait du Banquet de Xénophon.
Document : Le buste de Socrate.
« Le Bon Prince »
(p. 123)
Texte A : Chapitre 46 de Gargantua de Rabelais.
Texte B : Extrait du chapitre XVII du Prince de
Nicolas Machiavel.
Texte C : Extrait de la scène 3 de l’acte V
de Cinna de Pierre Corneille.
Texte D : Extrait de Antigone de Jean Anouilh.
L’écriture
de l’utopie
(p. 140)
Texte A : Chapitre 52 de Gargantua de Rabelais.
Texte B : Extrait de Utopie de Thomas More.
Texte C : Extrait de la scène 2 de l’acte I
de L’Île des esclaves de Marivaux.
Texte D : Extrait de 1984 de George Orwell.
L’éloge funèbre
(p. 171)
Texte A : Chapitre 3 de Pantagruel de Rabelais.
Texte B : Extrait de « L’Oraison funèbre d’Henriette
d’Angleterre », des Oraisons funèbres de Bossuet.
Texte C : Extrait de la scène 2 de l’acte I
de Hamlet de William Shakespeare.
Texte D : Extrait de « Pour une amie » du recueil
Requiem de Rainer Maria Rilke.
L’éducation
(p. 201)
Texte A : Chapitre 8 de Pantagruel de Rabelais.
Texte B : Extrait du livre III de l’Émile de Rousseau.
Texte C : Extrait du chapitre 26 de la première
partie des Essais de Montaigne.
Texte D : Extrait du chapitre 23 de Gargantua
de Rabelais.
6
Objet d’étude
Compléments aux travaux d’écriture
destinés aux séries technologiques
L’éloge et le blâme.
Commentaire
Vous étudierez les marques de la description et la
façon dont le narrateur exprime son point de vue
sur la beauté de Socrate.
Argumenter
et délibérer.
Commentaire
Après avoir étudié les marques du discours et le
registre de langue utilisés par Créon, vous déterminerez la tonalité littéraire de cet extrait.
Argumenter
et délibérer.
Commentaire
Après avoir analysé l’argumentation développée
par Trivelin, vous vous demanderez si cet extrait
constitue une apologie ou, au contraire, une critique de l’esclavage.
L’éloge et le blâme.
Commentaire
Après avoir analysé le vocabulaire mélioratif et la
tonalité littéraire de cet extrait, vous montrerez en
quoi il reprend les caractéristiques du genre de
l’éloge funèbre.
Argumenter
et délibérer.
Commentaire
En dégageant la structure argumentative de l’extrait, vous déterminerez les deux conceptions de
l’éducation qui s’y opposent.
7
TABLE
DES CORPUS
Composition
du corpus
Corpus
L’envers
de l’exotisme
(p. 244)
Texte A : Chapitre 32 de Pantagruel de Rabelais.
Texte B : Extrait de l’Histoire des voyages
de Scarmentado de Voltaire.
Texte C : Extrait de L’autre Monde ou les États
et Empires de la Lune et du Soleil de Cyrano
de Bergerac.
Texte D : Extrait du Voyage au bout de la nuit
de Céline.
Document 1 : Gravure de Gustave Doré
pour Gargantua
Document 2 : Gravure de Bouillon
pour Micromégas.
8
Objet d’étude
Argumenter
et délibérer.
Compléments aux travaux d’écriture
destinés aux séries technologiques
Commentaire
En quoi les registres de langue et les procédés stylistiques utilisés par l’auteur font-ils de ce texte
une satire de la colonisation ?
9
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
B I L A N D E P R E M I È R E L E C T U R E (pp. 254-255)
◆ GARGANTUA
a Dans le chapitre 7, face aux cris de son nouveau-né réclamant : « À boire, à
boire ! », Grandgousier s’exclame au sujet du gosier de son fils : « Que grand tu
as ! » C’est de cette expression que dériverait, selon Rabelais, le nom de
« Gargantua ».
z Grandgousier s’émerveille de l’intelligence de son fils lorsque celui-ci lui
fait l’exposé des différentes manières de « se torcher le cul ».
e Dès son entrée à Paris, Gargantua s’empare des cloches de Notre-Dame et,
de son urine, submerge le peuple parisien. Le rôle de Janotus de Bragmardo,
illustre théologien s’il en est, consiste à le convaincre de les lui rendre.
r L’adolescence de Gargantua, prise en main par les précepteurs sophistes,
suit, à la lettre, la logique du moindre effort. Sauf lorsqu’il s’agit de manger et
de boire, il passe le plus clair de son temps à ne rien faire.
t Ponocratès est le précepteur de Gargantua. À la différence de ses prédécesseurs, il impose à son élève un emploi du temps des plus stricts, consacré à
l’exercice et à la discipline du corps, autant que de l’esprit.
y Frère Jean des Entommeures s’illustre par la façon pour le moins hargneuse et cruelle qu’il a de protéger ses vignes des assauts ennemis. Du reste,
les assaillants, une fois vaincus, sont sur son ordre égorgés sur-le-champ. Le
vin semblerait être pour lui la chose la plus sacrée.
u Suivant l’avis de ses fidèles conseillers, Picrochole affiche son intention de
conquérir le monde entier, sans jamais s’apercevoir de l’ambition démesurée
et délirante de son projet.
i La Touraine, région natale de Rabelais, constitue le théâtre des guerres
picrocholines.Ainsi, la fiction s’enracine dans la réalité.
o Alors que Picrochole, assoiffé de pouvoir et de conquête, ne jure que par
les armes, Grandgousier, quant à lui, en appelle à la sagesse et à la paix. La
guerre selon lui ne se justifie que lorsque la vie de ses sujets est mise en danger par les envahisseurs.
q En remerciement de ses services rendus pendant la guerre, Gargantua offre
à frère Jean la possibilité de construire une abbaye à son goût.
10
Gargantua et Pantagruel
s Les Thélémites sont les occupants de l’abbaye de Thélème, dont la devise
est : « Fais ce que tu voudras. »
◆ PANTAGRUEL
a La généalogie de Pantagruel remonte à celle des « Géants ».
z Badebec meurt en accouchant de Pantagruel dont la taille et le poids sont
déjà considérables. Les sages-femmes s’étonnent également de voir sortir du
ventre de la mère un cortège de muletiers, de dromadaires et de chameaux.
e Face à la mort de sa femme et la naissance de son fils, Gargantua est partagé entre la peine du deuil et la joie de sa paternité.
r Pantagruel supporte mal qu’un écolier fasse montre de parler le latin alors
qu’il ne fait que « l’écorcher ».
t Dans la lettre qu’il écrit à son fils, Gargantua le convainc de l’utilité et de
la nécessité d’une éducation autre que celle dispensée, selon les méthodes
médiévales, dans les vieilles écoles. Du reste, le contexte historique et culturel
tel que le dépeint Gargantua est favorable à un tel renouveau.
y Panurge, vagabond sans foi ni loi, devient le fidèle compagnon de
Pantagruel. Ses talents sont comparables à ceux d’un bouffon du roi, d’un farceur ayant plus d’un tour dans sa poche et capable de sévir en toute occasion.
u Curieux de sonder l’étendue du savoir de Pantagruel, le savant Thaumaste
le défie de se mesurer à lui. Mais c’est Panurge qui, à la place de Pantagruel,
se charge de le vaincre, au terme d’une joute gestuelle des plus burlesques.
i Les Dipsodes (les « assoiffés ») sont les ennemis de Pantagruel. Dirigés par
Anarche, aidés par Loup Garou et son armée de Géants, ils envahissent le
royaume d’Utopie.
o Loup Garou est le chef des Géants. Pantagruel, dans son duel avec Loup
Garou, ayant saisi ce dernier par les pieds et s’en servant comme massue,
assomme ses ennemis que ses compagnons se chargent aussitôt d’égorger.
q Alcofribas Nasier est le pseudonyme et l’anagramme sous lequel Rabelais
signe Gargantua et Pantagruel. Il est également le narrateur de ces deux récits.
s Pour protéger ses troupes de l’averse, Pantagruel les abrite sous sa langue.
Saisissant cette opportunité,Alcofribas part explorer la bouche du géant, dans
laquelle il fait connaissance avec un planteur de choux.
11
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
P R O L O G U E (pp. 28 à 33)
◆ LECTURE ANALYTIQUE DU PROLOGUE (pp. 35 à 38)
a Dans le prologue, le narrateur manie aussi bien le registre courant, voire
familier (« Buveurs […] et vous vérolés », l. 1 ; « oisons bridés, lièvres cornus, canes
bâtées, boucs volants », l. 8-9 ; « on n’en aurait pas donné une pelure d’oignon », l. 1516) que le registre soutenu (référence savante au Banquet de Platon, à Socrate,
aux Sirènes et à Pythagore ; termes philosophiques : « essence », l. 40, « substantifique », l. 52 ; distinction entre « sens littéral » et « sens plus élevé », l. 44 à 47).
Le mélange des registres de langue, qui permet ici au discours savant de
côtoyer, par exemple, le dicton le plus populaire (« on n’en aurait pas donné une
pelure d’oignon », l. 15-16 ; « l’habit ne fait pas le moine », l. 37), aux notions les
plus spirituelles de s’associer à des éléments concrets, ordinaires et corporels
(« substantifique moelle », l. 52), crée un effet de surprise chez le lecteur, accoutumé à de telles distinctions.
L’intention de l’auteur est donc à la fois de faire rire le lecteur et de se jouer
de la distinction conventionnelle des tons et des registres. La spécificité du
style employé par Rabelais tient à ce qu’il fait coexister les éléments sérieux,
tels que les références à la philosophie de l’Antiquité grecque, et les éléments
comiques.
z Énumérations et accumulations : « harpies, satyres, oisons bridés […] cerfs
attelés », l. 8-9 ; « baume, ambre gris, amone, musc, civette, pierreries », l. 12-13 ; « le
nez pointu, un regard de taureau, un visage de fou, simple de manière […] toujours
dissimulant son divin savoir », l. 17 à 21 ; « intelligence plus qu’humaine, extraordinaire vertu, courage invincible, sobriété sans égale […] tout ce pourquoi les humains
veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent », l. 22 à 26.
Hyperboles : « très illustres […] très précieux », l. 1 ; « prince des philosophes », l. 4 ;
« toujours riant, toujours défiant chacun à boire, toujours raillant, toujours dissimulant
son divin savoir », l. 19 à 21 ; « céleste et inappréciable drogue », l. 22 ; « plus qu’humaine […] extraordinaire […] invincible […] sans égale […] indiscutable […] »,
l. 23 à 26 ; « une science plus secrète », l. 55 ; « de bien grandes connaissances sacrées et
des mystères horrifiques », l. 56-57.
De telles figures d’insistance témoignent, compte tenu de leur fréquence, de
la fantaisie créatrice propre au style de Rabelais qui, pour faire rire les lecteurs, utilise les procédés caractéristiques du comique verbal.
12
Gargantua
e Champ lexical du corps et de la nourriture : « Buveurs très illustres »
(l. 1) ; « le nez pointu, un regard de taureau, un visage de fou » (l. 17) ; « pour flairer,
sentir et apprécier ces beaux livres de haute graisse » (l. 49-50) ; « rompre l’os et sucer la
substantifique moelle » (l. 52) ; « un tout autre goût » (l. 55).
L’emploi de tels termes peut choquer le lecteur du XVIe siècle pour qui le
corps est étroitement associé aux notions de péché, de tentation, de bas corporel. D’ailleurs, il peut être d’autant plus choqué qu’il se voit ici invité à la
lecture du Gargantua comme à un repas. Qu’ils servent à décrire Socrate ou
qu’ils servent à illustrer la science secrète contenue dans l’ouvrage, ces termes
sont reliés dans le texte au problème de l’opposition entre l’apparence et l’essence, entre l’extérieur qui se donne à voir et l’intérieur qui reste caché,
secret. De même qu’il ne faut pas juger Socrate à partir de son aspect physique, il ne faut pas juger le Gargantua sur son seul sens littéral. Il convient
d’en trouver le sens caché. Par conséquent, si l’œuvre littéraire est comparable à un mets, il revient au lecteur, comme Rabelais invite à le faire, d’en
goûter le véritable contenu, la substantifique moelle qui est moins frivole
qu’elle peut en avoir l’air.
r L’adresse que fait Rabelais aux lecteurs (« Buveurs très illustres, et vous vérolés
très précieux », l. 1) est lancée à la façon d’un marchand de foire qui, sur les
places publiques, interpelle les passants pour leur vanter les vertus des produits
qu’il leur propose. Dans la suite du texte, Rabelais s’adresse directement aux
lecteurs en employant la deuxième personne du pluriel et en formulant des
phrases interrogatives, comme si ces derniers s’étaient attroupés autour de lui.
Tel encore un bonimenteur, il tente de séduire les lecteurs en leur promettant
que son livre contient « un sens plus élevé », « une science plus secrète » qui leur
« révélera de bien grandes connaissances sacrées et des mystères horrifiques » (l. 55-57),
en se gardant bien toutefois de préciser lesquels. À ce titre, l’expression de
« substantifique moelle », aussi obscure et mystérieuse soit-elle, a néanmoins le
mérite de susciter la curiosité du lecteur et, surtout, son appétit !
L’allusion au Banquet de Platon, la description des Silènes (« peintes par-dessus
de figures plaisantes et frivoles », l. 7-8), la comparaison du Gargantua à un repas
et le fait d’apostropher les lecteurs comme autant de « buveurs très illustres »,
expression proche de l’oxymore, constituent des éléments carnavalesques
propres à la culture populaire. Plus généralement, s’il est vrai qu’à chaque
classe sociale correspond un langage spécifique, le fait de mêler les registres
de langue revient à transgresser les règles du style littéraire, au même titre
que le carnaval consiste à transgresser les codes de la société.
13
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
t Selon les humanistes de la Renaissance, si renouveau de la culture il y a,
celui-ci doit, autant que possible, concerner tous les hommes et non plus
seulement une élite telle que les théologiens de la Sorbonne. La défense de la
langue française, le fait que l’enseignement prodigué au Collège des lecteurs
royaux soit gratuit et ouvert à tous, le développement de l’imprimerie
témoignent de ce souhait que partagent les humanistes de rompre avec la tradition médiévale et de s’adresser à un public plus large que celle-ci ne le faisait.Toutefois, ne nous méprenons pas : l’intention des humanistes n’est pas
de vulgariser la culture. Chez Rabelais, la présence de la culture populaire et
la tonalité comique qui en ressort permettent certes de viser un large public
mais, comme il le dit lui-même, « les railleries », « les bagatelles » dont il traite
cachent « un sens plus élevé », un plus haut savoir. Il revient donc au lecteur,
savant ou non, de faire l’effort de le trouver.
y Dans le prologue, les procédés caractéristiques du discours sont :
– l’utilisation du présent de l’indicatif (ou, ici, le présent de l’énonciation) :
« tend », l. 27 ; « vous estimez », l. 31 ; « il ne faut pas juger », l. 35 ; « Vous dites », l. 36,
etc.
– la présence des indices d’énonciation : l’adjectif possessif « mes » (l. 28)
indique la présence du locuteur et le pronom personnel « vous » (l. 1, 21, 27,
28, 31, 36, etc.) désigne quant à lui les destinataires du discours, à savoir les
lecteurs.
u Les termes par lesquels le locuteur s’adresse aux lecteurs sont à première
vue dépréciatifs (« buveurs […] vérolés », l. 1 ; « fous désœuvrés », l. 28).Toutefois,
ils visent moins à les dévaloriser qu’à se permettre avec eux quelques familiarités (« mes bons disciples », l. 28). En outre, toutes ces adresses ont un caractère
comique car, en une même expression, elles associent un terme péjoratif à un
terme mélioratif (« buveurs très illustres », « vérolés très précieux », « bons disciples »).
Si bien que le lecteur lui-même est tout à la fois l’objet et le destinataire d’un
jeu verbal.
i La tonalité didactique du prologue tient à l’emploi, par le locuteur, de
verbes servant à exprimer l’ordre et le conseil, et cela à l’attention des lecteurs qu’il nomme, à ce titre, ses « disciples » (l. 28) : « il ne faut pas » (l. 35, 45), « il
faut » (l. 38), « il vous convient » (l. 49).
o Les qualités requises pour lire le Gargantua sont : de réfléchir avant de juger
(« vous estimez trop facilement », l. 31-32 ; « il ne faut pas juger si légèrement », l. 3536 ; « il faut ouvrir le livre et peser soigneusement ce qui y est exposé », l. 38-39 ; « par
14
Gargantua
une soigneuse et de fréquentes réflexions », l. 51-52), autrement dit, de ne pas
préjuger d’un homme ou d’une œuvre uniquement en fonction de son
apparence extérieure mais de savoir interpréter, lire entre les lignes pour en
comprendre le sens implicite qui, nous dit l’auteur, est « plus élevé » (l. 47).
Ainsi, Rabelais attend de ses lecteurs qu’ils s’impliquent dans la lecture. Au
lieu de rester passive, linéaire et de s’en tenir au sens apparent du texte, la lecture est ici conçue en termes d’effort, de recherche, au terme desquels il est
possible de goûter une « science plus secrète » (l. 55-56). Le modèle que dépeint
Rabelais est celui d’un lecteur cultivé (comme l’indiquent les références à
Socrate et Pythagore), mais, aussi et surtout, d’un lecteur qui soit, au sens étymologique, un philo / sophe (désirant ou aimant la sagesse) se prêtant au jeu
et au risque de l’interprétation.
q L’exemple des Silènes et de Socrate ne sert ici au locuteur qu’à justifier la
façon dont les lecteurs devraient, selon lui, lire le Gargantua.Tous ses conseils,
fondés sur la distinction entre forme (« peintes par-dessus », l. 7) et contenu
(« mais au-dedans », l. 11), apparence extérieure (l’aspect physique de Socrate)
et l’essence intérieure (la sagesse de Socrate), visent à fournir aux lecteurs
une sorte de mode d’emploi de la lecture, qui réinvestit toutes ces distinctions dans celle qui oppose sens littéral et « sens plus élevé ». Ainsi, il ne suffit
pas de lire pour bien lire ; encore faut-il s’apercevoir que le sens littéral, le
plus visible et le plus léger, n’est non seulement pas le seul mais n’est pas non
plus le plus important.
s Les adresses par lesquelles le locuteur interpelle et apostrophe les lecteurs
sont de nature comique car elles sont l’objet d’un jeu verbal qui consiste à
associer dans une même expression deux termes a priori opposés. Un tel jeu
verbal se manifeste également dans le nom du locuteur et narrateur
Alcofribas Nasier, anagramme de François Rabelais. Sur le thème du masque,
du déguisement, du travestissement, du carnavalesque, l’auteur construit un
jeu avec ses lecteurs.
Le profil de lecteur auquel le locuteur adresse ses propos peut paraître
contradictoire : il attend de lui toute la sagesse, la réflexion, le savoir qu’il faut
pour décrypter le sens caché du Gargantua, tout en le désignant comme un
buveur, un vérolé, invité à la lecture comme à un banquet. La comparaison
du « sens plus élevé » et de « la science plus secrète » avec une « substantifique
moelle », du plus spirituel avec le plus charnel donc, du plus savant avec le plus
populaire et familier, produit, du fait de son apparente contradiction, un effet
comique et caractérise une des spécificités du style de Rabelais.
15
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (pp. 39 à 43)
Examen des textes
a Socrate est comparé aux silènes et au satyre Marsyas. Si, dans un premier
temps, de telles comparaisons visent à admettre la laideur voire la monstruosité physique du personnage, elles permettent, dans un second temps, de souligner par contraste, au moyen d’hyperboles et sur un registre laudatif, sa
beauté intérieure.
z Afin de prouver la supériorité de sa beauté, Socrate applique le même
argument sur différents exemples : avoir les yeux de travers est plus beau que
de les avoir droits car leur champ de vision est moins étroit. De même pour
le nez retroussé, capable de capter plus d’odeurs que ne le peut un nez droit
et orienté vers le sol. De même, enfin, pour la bouche : les lèvres épaisses sont
selon Socrate plus belles car leurs baisers ont même séduit les divinités (les
Naïades).
e Dans le texte C, Socrate, s’efforçant à la différence de son interlocuteur de
trouver une définition générale de la beauté (« comment est-il possible que ces
objets qui ne se ressemblent nullement soient cependant tous beaux ? »), pose l’hypothèse suivante : la beauté d’une chose est relative à la faculté qu’elle a (ou que
les dieux lui ont donnée) d’accomplir ce pour quoi elle est faite. Ainsi, la
beauté ne tient pas à l’apparence extérieure mais à la conformité d’une
chose, que celle-ci soit difforme ou non, envers sa fin, sa finalité.
r Rabelais, empruntant à Platon et Xénophon la comparaison de Socrate
aux Silènes, souligne le contraste, comme le texte de Platon le fait, entre la
laideur de son apparence physique et sa beauté intérieure.Toutefois, la description qu’en fait Rabelais est enrichie et exacerbée par de nombreuses
figures d’insistance, telles que les énumérations et les hyperboles. À la différence des deux autres textes, celui de Rabelais se distingue par la fantaisie du
style, le jeu de son verbe où se rencontrent, de façon comique, les différents
registres de langue, du plus savant au plus familier.
t La comparaison des descriptions présentes dans les textes avec le buste de
Socrate nous laisse supposer, soit que Rabelais et Xénophon ont exagéré la
laideur du philosophe, soit que l’auteur de la sculpture a embelli le visage soidisant « fou » de ce dernier dont le nez n’apparaît ni « pointu », ni « retroussé », ni
« camus », et dont le regard ne semble pas être celui d’un taureau.
16
Gargantua
Travaux d’écriture
Question préliminaire
La comparaison de Socrate avec les silènes et les satyres revient dans les trois
textes. Elle permet de relativiser la laideur caractérisant son aspect physique,
soit en soulignant sa beauté intérieure (textes A et B), soit en relativisant la
notion même de beauté physique (texte C).
S’il est vrai que l’éloge de la beauté de Socrate est prononcé dans chacun des
trois textes, il l’est pourtant selon des tonalités différentes. Dans le texte A,
compte tenu des figures d’insistance visant à exagérer la laideur physique de
Socrate autant que sa beauté intérieure, compte tenu encore de la présence
des différents registres de langue, la tonalité est comique. Dans le texte B,
l’éloge, quasiment amoureux, donne une tonalité lyrique au discours
d’Alcibiade : ce dernier, s’adressant directement à Socrate, le compare aux
divinités et s’avoue « possédé » par ses paroles qui frappent comme des « coups ».
De cette façon, Alcibiade, sur un registre laudatif, exprime ses sentiments
personnels qui témoignent de l’admiration qu’il voue à Socrate. Dans le
texte C, la tonalité est comique : l’intention de Socrate est finalement moins
de démontrer la supériorité de sa beauté physique que de révéler, non sans
ironie (les Naïades préféreraient embrasser ses lèvres plutôt que celles de
Critobule : autrement dit, Critobule serait le plus laid des deux !), l’arrogance
de Critobule, tellement persuadé de sa beauté qu’il se moque des arguments
de Socrate (« Pour la bouche […], à toi la palme ; car si elle est faite pour mordre, tu
peux emporter de beaucoup plus gros morceaux que moi »). L’ironie de Socrate
consiste à utiliser les arguments de son interlocuteur pour lui montrer qu’il a
tort (« s’ils [les objets] ont été bien fabriqués en vue des ouvrages pour lesquels nous
acquérons chacun d’eux […], ils ont aussi leur beauté »).
Commentaire
On pourra suivre le plan suivant :
1. Un auteur qui construit son propre modèle de lecteur
A. Un lecteur pris à parti
– On peut citer l’emploi récurrent du pronom personnel « vous » ou encore
les adresses directes au lecteur (« vous y auriez trouvé » ; « selon vous » ; « vous » ;
« mes bons disciples »). Cette place centrale donnée au lecteur est affirmée par
Rabelais dès le début de son prologue : « à vous, non à d’autres que sont dédiés
mes écrits », l. 1-2.
17
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
– Toutefois c’est à un type de lecteur bien précis que s’adresse Rabelais,
comme le prouvent les deux apostrophes liminaires : « Buveurs très illustres, et
vous vérolés très précieux. »
B. Le lecteur comme double de l’auteur
– Le lecteur-modèle construit par Rabelais dans son prologue se veut
d’abord le personnage emblématique de thèmes qui seront développés dans
la suite de l’œuvre. Ce lecteur se caractérise notamment par son amour de la
fête : « Buveurs », « vérolés ». On retrouve ici des éléments constitutifs de la fête
médiévale, du carnavalesque, qui seront présents dans toute l’œuvre.
– Le portrait de Socrate proposé comme modèle au lecteur fait écho à cette
thématique : « toujours riant, [...] toujours défiant chacun à boire [...], toujours se
raillant ».
– L’emploi de la deuxième personne du pluriel pour s’adresser au lecteur
nous renvoie aussi à cette dimension collective et conviviale du banquet.
C. Le lecteur, interprète du vrai sens du texte
– Toutefois, ce lecteur est aussi un personnage unique, différent du commun
des mortels, et qui doit se distinguer par ses qualités de réflexion : lui seul est
à même de saisir les conseils prodigués par le narrateur. C’est le sens des
oppositions qui parcourent l’ensemble du texte et qui invitent chacun à ne
pas s’en tenir aux apparences ; on remarquera, dans le portrait de Socrate, les
oppositions suivantes : « céleste », « inappréciable », « merveilleuse », « invincible »,
« parfaite » qui forment autant d’adjectifs qui s’opposent à ceux qui caractérisent la laideur de l’apparence (« laid », « ridicule », « rustique »…).
– Ces mêmes oppositions se retrouvent dans l’évocation des Silènes, qui sont
présentés d’abord comme des « figures joyeuses et frivoles », puis comme des
drogues précieuses ; ce jeu d’oppositions résonne comme un avertissement au
lecteur quant au fait de ne pas se tenir au sens premier du texte ; la portée
didactique du prologue réside dans la mise en place d’une véritable méthodologie de la lecture.
2. Une certaine conception de la littérature
A. Le mélange des genres
– On peut souligner la diversité des influences qui parcourent l’univers de
Rabelais : les références aux œuvres de l’Antiquité grecque (au dialogue de
Platon intitulé Le Banquet), aux personnages de Socrate, Platon, et Alcibiade
témoignent de l’influence des humanistes.
18
Gargantua
– Les références aux drogues précieuses indiquent la connaissance qu’a
Rabelais de la médecine ; à côté de ces références savantes, on trouve des
références beaucoup plus prosaïques, comme le montrent les champs lexicaux du corps et du banquet ; ce mélange de registres est lisible dès les premières apostrophes au lecteur (« buveurs très illustres, vérolés très précieux ») qui
peuvent être quasiment considérées comme des oxymores.
B. Le livre comme nourriture terrestre
– Le livre est comparé à une substance : il acquiert une épaisseur concrète,
comme le montre tout le réseau de métaphores et de comparaisons qui parcourt l’ensemble du texte ; l’intérêt d’un livre est comparé à la richesse d’une
personnalité ayant réellement existé, celle de Socrate en l’occurrence.
– Le personnage de Socrate est lui-même comparé à de « fines drogues » (« audedans l’on réservait les fines drogues ») ; cet ensemble de comparaisons révèle
que, pour Rabelais, le plaisir de la lecture est un plaisir vivant, semblable à
celui que l’on retire de la fréquentation d’une sage personnalité, ou à celui
que l’on retire des « drogues les plus rares ».
– Ces images annoncent celle, fameuse, de la substantifique moelle, qui sera
développée dans la suite du prologue. Par cette image, Rabelais associe les
éléments les plus spirituels aux éléments les plus bassement corporels.
C. Une littérature vivante
– La dimension « orale » du langage utilisé par Rabelais peut se vérifier à travers les figures d’énumérations et d’accumulations utilisées tout au long du
passage ; le langage parlé, vivant, appartient dès lors à la littérature (cf. l’influence de Rabelais sur le style de Céline).
– On relève aussi les références au quotidien du lecteur (« comme nous en
voyons […] ») ; l’emploi du pronom « nous » abolit la distance qui sépare ordinairement auteur et lecteur.
– Le mélange des genres et des registres donne à ce prologue une tonalité
comique ; Rabelais, médecin, ne cesse de promouvoir la dimension thérapeutique du rire : la littérature devient une affaire de santé publique.
Dissertation
On pourra suivre le plan suivant :
1. Le rejet d’une certaine conception de la littérature
A. L’esthétique que paraît rejeter Flaubert dans cette citation est celle qui affirme que
la beauté d’une œuvre réside dans le choix d’un sujet
19
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
C’est le cas par exemple de l’esthétique classique qui séparait tragédie et
comédie en faisant de la fatalité et de la volonté des dieux la matière de la
tragédie et des situations quotidiennes (comme l’avarice d’un bourgeois ou
l’amour d’un vieux barbon pour une jeune fille) la matière de la comédie.
C’est aussi le cas de l’esthétique romantique qui, bien que préconisant « le
mélange des genres », se sert du motif historique (cf. l’Espagne de convention
dans Ruy Blas, par exemple) pour conférer au drame sa grandeur et son éclat.
B. La beauté n’est pas dans le sujet mais dans la manière de le traiter
Flaubert met l’accent dans cette citation sur le travail sur la langue que doit
effectuer l’écrivain, lui qui, rappelons-le, soumettait tous ses textes à l’épreuve
du « gueuloir ».
La poésie, davantage qu’à une forme stricte (sonnet, ballade…) ou à un sujet,
est liée à une musicalité, un rythme, que l’on trouve aussi bien en prose
(cf. par exemple, celle de Chateaubriand).
2. De la difficulté d’écarter la problématique du sujet dans la création
littéraire
A. Une esthétique de la laideur
Les auteurs qui ont refusé les conceptions classiques ou romantiques de la littérature concernant le sujet d’une œuvre en reviennent à faire du choix du
sujet un aspect primordial de leur œuvre. Ceci vaut aussi pour Flaubert qui
éprouve une jubilation à traiter d’une réalité aussi sinistre que celle de
Madame Bovary après avoir fait revivre la Carthage de la troisième guerre
punique dans Salammbô. Ceci a parfois amené les romanciers à faire le choix
du sordide (cf. Zola et les rues de Paris dans l’incipit de Thérèse Raquin ou
encore Maupassant décrivant la misère morale des salles de rédaction des
journalistes dans Bel-Ami).
B. Le choix du sujet participe d’une sorte de défi que l’auteur se lance à luimême afin d’embellir, par son écriture, une réalité plate voire sordide. Que
l’on songe par exemple à « À une charogne » de Baudelaire, dans Les Fleurs du
mal, ou à l’excipit de Nana de Zola qui peint le cadavre de l’héroïne éponyme, morte de la petite vérole, comme un feu d’artifice de couleurs.
C. Minimiser l’importance du sujet comporte certains dangers tels que faire
de l’œuvre une forme sans vie qui dériverait dans un formalisme quelque
peu stérile. C’est ainsi que peut, pour partie, se comprendre l’expérience du
Nouveau Roman dont les auteurs ont fini par se renvoyer à eux-mêmes
leurs propres interrogations. L’expérience mallarméenne du langage peut
20
Gargantua
aussi se comprendre de cette manière dans la mesure où elle a abouti au
silence du poète.
3. Qu’est-ce qu’une œuvre littéraire ?
A. Le choix du sujet n’est pas primordial dans la mesure où l’acte de création
correspond à une nécessité intérieure qui relègue le sujet au second plan.
Dans l’œuvre de Flaubert, l’essentiel n’est pas qu’il se soit rattaché à tel ou tel
fait divers pour raconter l’histoire d’Emma Bovary ou qu’il se soit inspiré de
telle rencontre pour le portrait de Madame Arnoux lorsque Frédéric Moreau
la rencontre pour la première fois, mais bien qu’il ait choisi des sujets qui, par
leur médiocrité, lui permettaient d’exprimer l’essence de son œuvre (c’est-àdire l’impossibilité d’atteindre l’idéal, l’absolu, d’échapper à l’œuvre du
temps, l’impossibilité de voir se matérialiser les rêves que l’on retrouve chez
Emma ou Frédéric).
B. L’œuvre littéraire s’exprime nécessairement dans une forme
Toute écriture trouve son accomplissement dans une forme littéraire. C’est le
cas de Rimbaud, par exemple, chez qui l’on retrouve l’obsession du surgissement qui est soulignée par la forme brève des poèmes en prose (cf.
Illuminations). À l’opposé, la volonté de Balzac de « faire concurrence à l’état
civil » et de créer sa propre société s’accommode davantage de la forme romanesque.
C. L’importance de la réception de l’œuvre
Certes, il n’y a pas de beaux sujets ; c’est le texte qui prime. Et ce qui fait la
beauté de l’œuvre est autant le travail de l’écrivain que l’émotion que le
texte suscite chez le lecteur. On pourra prendre les exemples de Valéry lecteur de Racine, ou de Gracq lecteur de Stendhal. De la même façon, l’œuvre
proustienne regorge des impressions de lecture du narrateur (cf. Madame de
Sévigné, Balzac, George Sand…).
Sujet d’invention
Pour ce sujet, nous attendons de l’élève qu’il utilise les marques de l’éloge
(figures d’insistance, termes mélioratifs, etc.) et donne au discours une
dimension oratoire (formules d’adresse aux convives, apostrophes, etc.).
21
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
C H A P I T R E 4 6 (pp. 112 à 115)
◆ LECTURE ANALYTIQUE DU CHAPITRE (pp. 118 à 122)
a Passages de récit : l. 1 à 5 ; l. 39 à 45 (en incluant un passage de discours
indirect, l. 42-43). Les marques du récit sont :
– l’absence d’une marque d’énonciation (rien, dans cet extrait, n’indique en
effet l’identité de l’émetteur, le lieu et l’époque du récit) ;
– l’emploi des verbes à la troisième personne du singulier et conjugués au
passé simple (« interrogea », l. 1 ; « demanda », l. 2 ; « répondit », l. 3 ; « ordonna », l. 39 ;
« demanda », l. 42 ; « répondit », l. 44).
Passages de discours direct : l. 6 à 38 ; l. 45 à 46.
Les marques du discours sont :
– la présence des marques d’énonciation : le locuteur (Grandgousier) est
identifié grâce au pronom personnel de la première personne du singulier
(« je », l. 23, 30, 35 ; « me », l. 36 ; « moi », l. 16, 38), aux adjectifs et aux pronoms
possessifs (« mes », l. 37 ; « les miens », l. 38) ; le destinataire (Touquedillon) est
identifié grâce au pronom personnel de la deuxième personne du pluriel de
politesse (« vous », l. 19, 20, 24, 27, 31, 46), aux adjectifs et aux pronoms possessifs (« votre », l. 20, 23, 46 ; « vos », l. 21 ; « les vôtres », l. 30) ; enfin, le pronom
personnel « nous » (l. 14, 26, 28), l’adjectif possessif « nos » (l. 28), utilisés par
Grandgousier, englobent les deux interlocuteurs ;
– l’emploi du présent de l’indicatif (« nous l’appelons », l. 14 ; « dispense », l. 23 ;
« veux », l. 23, etc.) et du présent de l’impératif (« Allez-vous-en », l. 19 ; « remontrez », l. 20 ; « conseillez », l. 21).
z La cohérence et l’unité qui existent entre les passages de discours et de
récit tiennent à une unité de thème (comme le montrent les champs lexicaux relatifs à la guerre et à la paix : « levées en masse », l. 3 ; « conquérir », l. 4, 7 ;
« venger l’injustice », l. 5 ; « envahir ceux des autres en ennemis », l. 12-13) et de style
(les phrases sont pour la plupart longues et écrites dans un style soutenu et
solennel : « Le temps n’est plus de […] son frère chrétien », l. 7 à 9 ; « Allez-vous-en,
au nom de Dieu […] le sien propre », l. 19 à 22, etc.).
e Les propos de Grandgousier, à la différence de Touquedillon, sont rapportés sur le mode du discours direct, ce qui contribue à leur donner plus de
poids. Ils permettent ainsi aux lecteurs de se sentir les destinataires du discours et à Rabelais d’exprimer son parti pris en faveur de la paix.
22
Gargantua
r Relativement au système d’énonciation, le discours se distingue du récit.
Mais, en un second sens, le discours constitue une prise de parole, un exposé
oratoire prononcé devant une assemblée de personnes.Aussi, les propos tenus
par Grandgousier peuvent-ils, en ce second sens, être qualifiés de discours,
dont les lecteurs seraient les destinataires : les invocations à Dieu (l. 19 et 35),
les verbes à l’impératif, le ton parfois dramatique (« je supplie [Dieu] de m’arracher à la vie […] par les miens », l. 36 à 38) leur confèrent une tournure oratoire
et solennelle.
t Selon Grandgousier, sauf lorsqu’il s’agit de protéger le peuple et ses biens,
la guerre est par définition mauvaise car elle vise à nuire à son prochain. À
l’appui de cette thèse, il invoque plusieurs arguments :
– le besoin de conquête, inhérent à la guerre, procède d’une ambition démesurée et aveugle (« qui trop embrasse mal étreint », l. 6-7) ;
– la guerre est contraire à l’enseignement de l’Évangile ;
– piller les biens d’autrui montre que l’on ne sait pas gérer les siens (« En gouvernant bien, il aurait prospéré », l. 16-17) ;
– la guerre n’est pas une question d’honneur mais de pouvoir, de domination. Elle ne se soucie en rien de rendre justice (« car nul d’entre nous n’est
blessé dans son honneur, et il n’est question, somme toute, que de réparer une faute
[…] », l. 28 à 30).
y Grandgousier s’appuie sur les préceptes des Évangiles concernant l’amour
que l’on doit à son prochain (l. 8). De plus, ces préceptes ordonnent selon lui
de « garder, de protéger, de régir et d’administrer nos pays et nos terres, au lieu d’envahir ceux des autres en ennemis » (l. 11-13).
u Selon Grandgousier, le bon prince est celui qui, en premier lieu, obéit à la
volonté de Dieu (l. 37-38) et suit l’enseignement des Évangiles (l. 10). En
second lieu, un bon prince se doit de faire prospérer le royaume qu’il gouverne et non de le conduire à sa perte (l. 16-17). Contre les idées de
conquête et de domination, le bon prince doit prôner les valeurs que sont
l’amitié et la fidélité que celle-ci implique (« C’est ainsi qu’il faut agir entre voisins et anciens amis », l. 25), la clémence (« Quant à votre rançon, je vous en dispense totalement, et veux que l’on vous rende armes et cheval », l. 22-24). C’est sur
de telles valeurs que la paix peut être maintenue.
i Au début de son discours, Grandgousier invoque un proverbe en guise de
loi générale (« qui trop embrasse mal étreint », l. 6-7) pour en déduire que « le
temps n’est plus de conquérir ainsi les royaumes » (l. 7). Le type de raisonnement
23
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
utilisé est donc déductif. Ensuite, Grandgousier compare l’attitude de
Picrochole à celle des « anciens » (l. 9), l’une et l’autre étant contraires aux préceptes des Évangiles. Le type de raisonnement utilisé est ici analogique.
Enfin, dans la dernière partie du discours de Grandgousier, le raisonnement
est de type inductif : ce dernier part d’un fait particulier (querelle entre bergers et marchands de galettes) pour en tirer une leçon générale (« C’est ainsi
qu’il faut agir […] », l. 25).
o Le discours de Grandgousier est écrit dans un langage soutenu, comme en
témoignent les références à l’Antiquité, au Nouveau Testament, les invocations à Dieu et les supplications (« je supplie », l. 36) qui donnent à ses propos
un ton solennel. La dimension rhétorique de son discours tient au fait que ce
dernier se veut une leçon de morale politique : après en avoir établi les principes et les maximes (« qui trop embrasse mal étreint », l. 6-7 ; « en perdant le bien
public, on perd aussi le sien propre », l. 22), Grandgousier, sur un mode impératif,
exhorte Touquedillon à suivre et à appliquer, au nom des valeurs qu’il
défend, son raisonnement. Son propos se veut à la fois argumenté, construit
logiquement, et persuasif.
q Le fait que Grandgousier s’adresse à Touquedillon en employant la
deuxième personne du pluriel de politesse laisse la possibilité aux lecteurs de
s’identifier au destinataire du discours. Qui plus est, la portée des propos de
Grandgousier ne se limite pas à la guerre picrocholine : les maximes qu’il
énonce valent comme des règles générales (« C’est ainsi qu’il faut agir entre voisins
et anciens amis », l. 25) qui ne visent pas uniquement à dénoncer l’attitude de
Picrochole mais celle de tous les gouvernants mus par un désir de conquête.
s Grandgousier révèle dans son discours combien il est attaché, en tant que
souverain chrétien, aux textes bibliques. En effet, l’emploi du terme « prochain »
(l. 8) fait directement écho au précepte du Christ selon lequel il convient d’aimer son prochain comme soi-même. De même, pour critiquer les guerres de
conquête, il fait directement référence « à l’enseignement de l’Évangile » (l. 10).
Enfin, Grandgousier se donne pour premier commandement de ne pas offenser Dieu (l. 37) et de suivre, comme il est dit dans la Bible, sa volonté.
d Lorsque Grandgousier fait allusion aux textes sacrés, c’est pour défendre
l’idée d’un monde dans lequel régneraient l’amitié entre les peuples, la paix
et la justice. Cette vision du monde est celle que les humanistes défendent :
l’homme et son bien-être doivent constituer le centre des préoccupations,
que celles-ci soient d’ordre politique, religieux ou pédagogique. Selon eux,
24
Gargantua
par exemple, la gloire d’un souverain ne s’illustre pas dans ses exploits guerriers mais, pour reprendre les propos de Grandgousier, dans le fait de « garder,
de protéger, de régir », de faire prospérer ses terres et ceux qui les habitent.
f Grandgousier oppose les commandements des Évangiles aux valeurs liées
au thème de la bravoure telles qu’elles s’incarnaient dans les héros et les
empereurs de l’Antiquité et telles qu’elles étaient célébrées dans la chanson
de geste au Moyen Âge. Une telle opposition peut paraître surprenante sous
la plume de Rabelais dans la mesure où, en tant qu’humaniste de la Renaissance, il prône un retour aux textes de l’Antiquité.
g Grandgousier accuse Picrochole d’avoir une ambition démesurée (l. 6), d’être
un mauvais chrétien (car il imite les héros de l’Antiquité plutôt que de respecter
les commandements des Évangiles), d’être injuste («brigandage et cruauté», l. 14),
et de ne pas être un bon roi (« Il aurait mieux fait de rester chez lui à gouverner en
roi », l. 15 ; « En gouvernant bien, il aurait prospéré », l. 16-17). En définitive,
Picrochole lui apparaît comme injuste envers Dieu et envers les hommes.
h Alors que les héros de l’Antiquité étaient célébrés pour leurs prouesses guerrières, et qu’au Moyen Âge les chansons de geste et les épopées faisaient l’éloge
des chevaliers qui s’illustrèrent par exemple pendant les Croisades, le discours
de Grandgousier met en avant l’injustice et la cruauté de la guerre. Celle-ci
révèle l’incapacité de celui qui la décide à être un bon souverain : plutôt que
d’en tirer une quelconque gloire, il devrait en avoir honte. Dans la guerre, les
exploits soi-disant surhumains ne sont, aux yeux de Grandgousier, que l’expression de ce que nous appellerions aujourd’hui une barbarie inhumaine.
j La portée du discours de Grandgousier ne concerne pas seulement l’attitude de Picrochole mais vise aussi et plus généralement les souverains qui, à
cause de leur ambition, lèvent leurs armées pour conquérir des terres. Bien
qu’il s’agisse d’une fiction, l’esprit guerrier de Picrochole n’est pas sans rappeler celui de l’empereur Charles Quint. Dans un tel contexte, les humanistes de la Renaissance, constatant auprès de la population les ravages de la
guerre, dénoncent d’une commune voix celle-ci et, surtout, l’ambition frénétique de celui qui la provoque. Ils défendent, comme n’a cessé de le faire
Érasme, l’idée de la paix qui, ainsi que le soutient ici Grandgousier, est gage
de prospérité et signe de fidélité aux textes sacrés. Utilisant le ton d’un traité
de morale politique, Rabelais avance l’idée selon laquelle un des premiers
devoirs du souverain envers son peuple consiste à le protéger et à garantir les
conditions de sa prospérité.
25
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (pp. 123 à 127)
Examen des textes
a Dans le texte D, les expressions qui n’appartiennent pas au registre de la
tragédie sont celles qui relèvent d’un registre de langue courant (« J’ai mes
deux pieds par terre, mes deux mains enfoncées dans mes poches », l. 6-7 ; « un métier
pour tous les jours et pas toujours drôle », l. 10) et d’un registre de langue familier
(« Quel breuvage, hein », l. 1 ; « boit goulûment », l. 2 ; « crasseux », l. 12 ; « regarder ta
tante sous le nez », l. 15 ; « ma petite fille », l. 17).Autrement dit, le ton adopté par
Créon est prosaïque. Il invite Antigone à sortir de sa tour d’ivoire tragique
pour lui révéler sans manières ni détours les réalités ordinaires de la politique.
z La thèse de Machiavel consiste à reconnaître qu’il est mieux, pour le
Prince, d’être craint que d’être aimé car l’on peut moins se fier à l’amour
qu’à la crainte. À l’appui de cette thèse, Machiavel donne deux arguments :
d’une part, la nature de l’homme est mauvaise et ce dernier, étant intéressé,
n’aime le Prince qui lui fait du bien que lorsque celui-ci est en mesure de lui
faire du bien. Ainsi, le pouvoir du Prince ne saurait se fonder sur un socle
aussi peu fiable. D’autre part, la crainte des hommes envers leur souverain
demeure même lorsque ce dernier ne peut pas les satisfaire, car elle repose
sur la menace du châtiment.
e À la différence des humanistes qui soutiennent que l’homme, par nature,
est bon, Machiavel met au contraire en avant sa perversité : l’homme, selon
lui, n’est capable d’agir que dans son propre intérêt. Il ne peut aimer que s’il
tire un bénéfice de cet amour.
r Les qualités mises en valeur sont : la maîtrise de soi (« Je suis maître de moi
comme de l’univers », l. 4), la domination des passions qui, par exemple, permet
de faire taire les rancunes personnelles (« Je triomphe aujourd’hui du plus juste
courroux », l. 7). De telles qualités sont comparables à celles que prône le stoïcisme.
t Le texte B est un discours de type argumentatif comme le montre l’emploi de la première personne du singulier (qui permet d’identifier le locuteur, l. 2) et du pluriel (qui permet au locuteur de s’adresser au destinataire
en invitant ce dernier à suivre les étapes de son raisonnement, l. 14), ainsi que
du pronom indéfini « on » (l. 1 et 3) qui fait référence à l’opinion commune, à
« tout le monde » et qui permet au locuteur de donner à ses propos une portée générale.
26
Gargantua
Les textes C et D sont des textes théâtraux. Dans leur monologue respectif,
Auguste et Créon prononcent un discours à la première personne du singulier (comme l’indiquent les pronoms personnels et les adjectifs possessifs)
tout en s’adressant, à la deuxième personne du singulier ou à celle du pluriel
de politesse, à un interlocuteur (Cinna et Antigone).
Travaux d’écriture
Question préliminaire
Selon Grandgousier, le bon prince est celui qui, tout d’abord, suit les préceptes de l’Évangile et se soumet aux décrets divins. Il se doit, ensuite, d’opérer dans l’intérêt du bien public, de faire prospérer le royaume qu’il gouverne
et, en cas d’assauts ennemis, de protéger ses sujets. La paix, l’amitié et la justice sont à ses yeux des valeurs fondamentales car elles définissent les conditions essentielles du bien-être de ses sujets.
Pour Machiavel, le bon prince est celui qui sait se faire respecter par ses
sujets. Pour s’assurer de leur obéissance, il doit inspirer à ces derniers un sentiment de crainte et, à cette fin, faire preuve de fermeté à l’égard de ceux qui
lui désobéissent.
Selon Auguste, le bon prince est celui qui, avant tout, sait maîtriser ses passions, y compris et surtout les plus véhémentes. Il doit triompher de ses
désirs de vengeance, de ses colères et faire preuve de clémence envers ceux
qui l’ont offensé.
Pour Créon, le bon prince est celui qui sait faire preuve de réalisme politique.
Sa tâche n’a rien d’exceptionnelle : comparable au commun des mortels,
il exerce un métier qui exige avant tout des qualités telles que la modestie et
la clairvoyance. Son but consiste « à rendre simplement l’ordre de ce monde un peu
moins absurde ».
Commentaire
On pourra adopter le plan suivant :
1. Une certaine conception du pouvoir
A. L’incarnation de l’autorité
– On peut analyser les phrases qui traduisent la fermeté et la résolution du
chef d’État : l’emploi du présent de vérité générale (« ces temps-là sont révolus »), l’emploi du champ lexical de la volonté politique (« j’ai résolu », « Thèbes
a droit », « Les rois ont autre chose à faire ») ; on peut aussi analyser le ton définitif,
irrévocable dont il se sert pour formuler ses réponses (« eh bien non ! »).
27
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
– On peut aussi évoquer l’enchaînement des phrases courtes et affirmatives
par lesquelles Créon s’exprime : « Ces temps-là sont révolus pour Thèbes.Thèbes a
droit maintenant à un prince sans histoire. Moi, je m’appelle simplement Créon. »
B. Le refus du tragique
– La fatalité tragique est assimilée à un « breuvage » que l’on boit « goulûment » ;
le caractère péjoratif de la métaphore illustre la volonté de Créon de ramener
le tragique à une lâcheté, une complaisance vis-à-vis de soi-même ; l’attirance pour le tragique est une marque d’individualisme forcené (« du pathétique personnel »), que Créon oppose au sens de l’intérêt général.
– La manière qu’a Créon de restituer les éléments du mythe d’Œdipe participe aussi de ce refus du tragique : le berger du Cithéron devient ainsi « un
messager crasseux » qui « dévale du fond des montagnes ».
C. Le sens de l’État
– Le sens de l’intérêt général s’exprime à travers la répétition du mot
« Thèbes », placé en fin et en début de phrase, selon la figure de l’anadiplose :
« Ces temps-là sont révolus pour Thèbes.Thèbes a droit maintenant [...] ».
– Créon développe aussi dans cette tirade une certaine conception du pouvoir, faite de modestie et de simplicité : « c’est un métier pour tous les jours, et pas
toujours drôle » ; il s’agit pour lui de « s’employer à rendre l’ordre de ce monde un
peu moins absurde ».
2. La relecture d’un mythe
A. Une volonté de désacralisation
– Créon emploie à dessein un langage qui est aux antipodes de celui de la
tragédie, comme l’illustrent les termes anachroniques qu’il emploie pour se
définir : « J’ai mes deux pieds par terre, mes deux mains enfoncées dans mes poches. »
– La manière qu’a Créon de raconter l’histoire d’Œdipe illustre aussi cette
volonté de désacralisation. Créon commence par restituer les éléments du
mythe, sans en respecter l’ordre chronologique : « se crever les yeux et aller mendier avec ses enfants sur les routes [...] si un messager crasseux dévale du fond des
montagnes » ; le champ lexical de la misère témoigne de cette peinture sordide
du mythe et le ton employé est volontairement familier : « je ne m’en irai pas
pour si peu regarder ma tante sous le nez ».
B. Les visages d’Antigone
– Dans sa tirade, Créon oppose à dessein deux visages d’Antigone : l’évocation
de la famille des Labdacides (« quand on s’appelle Antigone ou Œdipe ») contraste
avec l’appellation condescendante de la fin de l’extrait (« ma petite fille »).
28
Gargantua
C. Une scène de famille
– La manière dont Créon s’adresse à Antigone évoque davantage une leçon
faite par un oncle à sa nièce qu’une scène d’agonie classique entre deux personnages tragiques ; de fait la volonté de désacralisation du mythe affichée par
Créon a d’abord une visée didactique : il est facile d’y déceler les excès de la
caricature, mais Créon a la volonté de prémunir Antigone contre cette fascination du tragique, et sans doute de se prémunir lui-même ; à travers les
répétitions et la familiarité excessive de son discours se décèle la volonté de
se convaincre lui-même de fuir le tragique.
Dissertation
On pourra adopter le plan suivant :
1. La figure traditionnelle de l’écrivain
A. L’écrivain dans la société
– On peut citer les nombreux exemples d’écrivains vivant dans la marge de
la société, peinant à y trouver leur place ; la figure des poètes maudits, de
Villon à Nerval, constitue un bon exemple de l’artiste condamné à une
longue errance, incapable de trouver sa place dans une société qu’il rejette.
– Cette marginalité est patente dès les débuts de la révolution industrielle :
l’écrivain romantique, à l’image du René de Chateaubriand, se définit d’abord
et avant tout comme celui qui est mal dans son siècle, incompris des autres.
– La difficulté pour l’artiste de survivre dans la société industrialisée peut
aussi se vérifier à travers le travail d’un écrivain comme Balzac, contraint de
noircir des feuilles pour honorer ses dettes.
B. L’artiste visionnaire, incompris de son temps
– On peut appliquer à l’écrivain ce que Baudelaire disait de Balzac, à savoir
que sa principale qualité était d’être un visionnaire, « un visionnaire passionné » ;
l’artiste est celui qui est en avance sur son temps, qui voit dans son époque ce
que personne d’autre ne peut y voir.
– De ce tempérament visionnaire découle une difficulté pour l’écrivain à
être compris par son époque ; la gloire posthume d’écrivains comme
Rimbaud ou Lautréamont peut en attester.
C. Le désir de l’écrivain d’échapper à son temps
– Dès l’Antiquité grecque, le poète-lauréat au concours des Grandes
Dionysies était célébré à l’égal du vainqueur à Olympie, comme une sorte de
héros dont la postérité devait conserver le souvenir.
29
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
– De fait, on retrouve chez beaucoup d’auteurs ce désir d’échapper à son
époque et d’accéder à l’immortalité ; Du Bellay évoque dans Les Regrets « cet
honnête désir de l’immortalité ».
– Cette hantise d’être le prisonnier passif du temps se retrouve dans toute
l’œuvre de Flaubert, dont le but ultime semble être d’échapper à cette
médiocrité à laquelle nous condamne le temps vécu.
2. Par la nature même de son travail, l’écrivain peut difficilement
échapper à son temps
A. L’écrivain comme observateur critique des mœurs de son époque
– Certains auteurs, loin de prétendre vivre hors de leur époque, se sont assignés comme but de décrire les mœurs et l’état de la société de leur temps ;
on peut citer ainsi l’exemple des romanciers naturalistes qui voulaient rendre
compte de la réalité sociale dans toute sa diversité.
– Les comédies de Molière, dans leur souci de corriger les mœurs par le rire,
se font largement l’écho de leur siècle, depuis la cabale des dévots jusqu’à
l’importance de la préciosité.
– La littérature engagée constitue un bon exemple d’écrivains en prise avec
leur époque et prenant position sur une situation historique précise, à
l’image de Pascal dans ses Provinciales.
B. L’écrivain comme produit de l’histoire
– En tant qu’individu vivant en société à un moment donné de l’histoire,
l’écrivain, quel que soit son désir d’y échapper, reflète nécessairement dans
son œuvre l’état de la société dans laquelle il vit, le rapport des forces sociales
et économiques qui la parcourent.
– L’œuvre de Balzac, tout autant que l’émergence du genre romanesque au
XIXe siècle, rend bien compte de l’ascension d’une nouvelle classe sociale, qui
modifie en profondeur la société dans laquelle vit l’auteur.
– Le critique sociologique Lucien Goldman a bien montré à quel point
toute l’œuvre de Racine était marquée par la querelle du jansénisme.
C. L’écrivain comme être de langage
– En tant qu’auteur d’œuvre littéraire, l’écrivain est toujours aux prises avec
un langage qui est lui aussi le reflet d’une société ; le langage littéraire s’inscrit
dans une histoire et l’écrivain peut difficilement échapper aux connotations
dont toute langue est porteuse.
– On peut affirmer que Rabelais est l’inventeur d’un langage qui lui est
propre, mais ce nouveau langage se forme à partir du mélange de différentes
30
Gargantua
langues qui sont celles de groupes sociaux précis : depuis le latin jargonneux
des « Sorbonnagres » jusqu’à la langue populaire des fêtes et carnavals du
Moyen Âge.
– Inversement, on peut citer l’exemple de Mallarmé, dont la tentative pour
donner « un sens plus pur aux mots de la tribu » se révèle un échec et aboutit à la
page blanche.
3. L’écrivain entre temporalité et universalité
A. L’écrivain est celui qui voit de l’universel en toutes choses
– Qu’il se définisse ou non comme observateur de son temps, l’écrivain est
celui qui voit au-delà des choses et sait rendre compte d’une réalité dans ce
qu’elle a d’atemporel : chez Maupassant, le Paris de la gare Saint-Lazare
devient une sorte de monde fantastique et inquiétant, où les locomotives
prennent l’allure de bêtes terrifiantes ; pour Hugo, le combat d’un marin
contre un canon acquiert une dimension mythique et devient le combat de
l’homme contre la matière.
– L’écrivain face à son époque est à l’image du narrateur de La Recherche du
temps perdu dans ses expériences de mémoire involontaire : il cherche à percer
le mystère des choses, à en dévoiler le sens caché.
B. Moi social et moi profond
– On peut définir l’écrivain en reprenant l’analyse qu’en fait Proust dans le
Contre Sainte-Beuve ; l’artiste est déchiré entre un moi social et un moi profond, entre un être inscrit dans son temps et un autre qui y échappe.
– La correspondance des écrivains constitue un bon exemple de cette scission de l’être ; on peine à déceler dans les récriminations financières de
Rimbaud envers sa mère les traces de l’auteur d’« Aube » et de la « Lettre du
voyant ».
C. Les exigences de la réception
L’écrivain ne saurait vivre complètement hors de son temps en ce qu’une
œuvre a besoin d’un lecteur pour exister ; en cela tout écrivain doit prendre
en compte dans son écriture les exigences de cette réception.
Sujet d’invention
Nous attendons de l’élève qu’il puisse rédiger un discours argumenté et, au
moyen de procédés de mise en valeur, défendre une idée, une thèse.
31
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
C H A P I T R E 5 2 (pp. 132 à 135)
◆ LECTURE ANALYTIQUE DU CHAPITRE (pp. 137 à 139)
a Les propos de Gargantua et de frère Jean sont pour la plupart rapportés
par le narrateur sur le mode du discours direct, comme le signalent la présence des tirets et des guillemets, des verbes introducteurs ou mis en incise, et
l’emploi du présent de l’indicatif.Toutefois, à plusieurs reprises, le mode utilisé est celui du discours indirect (« le moine lui répondit catégoriquement qu’il ne
voulait ni se charger de moines, ni en gouverner » l. 4-6 ; « Il demanda à Gargantua de
fonder un ordre au rebours de tous les autres » l. 14-15 ; « Gargantua disait qu’il ne
connaissait pas de perte de temps […] l’intelligence » l. 26 à 30), comme l’indiquent l’emploi de la troisième personne du singulier ainsi que la conjugaison
des verbes au temps du récit.
z Le dialogue entre Gargantua et frère Jean a pour thème l’architecture et le
règlement de l’abbaye de Thélème.Toutefois, le rôle de frère Jean, bien qu’il
ait exprimé le premier le vœu de construire cette abbaye, consiste à acquiescer à ce que lui édicte Gargantua (« il ne faudra pas », l. 16). À deux reprises, en
effet, le moine répond à ce dernier par l’affirmative (l. 19 et l. 39) et, après lui
avoir donné raison, confirme, en s’efforçant de les justifier, ses décisions.
e La convergence de points de vue entre les deux interlocuteurs est aussi
immédiate que paradoxale. D’une part, c’est Gargantua et non le moine qui
énonce les premières règles de l’abbaye ; d’autre part, ce dernier accepte sans
la moindre hésitation les propositions pour le moins surprenantes de
Gargantua. De plus, les réponses formulées par frère Jean viennent confirmer, de façon absurde et comique, les propos de ce dernier qui ne sont pour
lui, semble-t-il, que l’occasion de jouer sur les mots (paronomase : « là où il y a
des murs […] il y a force murmure », l. 20 ; « à quoi vaut toile ? […] à faire des chemises », l. 37 et l. 39).
r L’extrait se compose de passages de récit (l. 1-6 ; l. 12-15 ; l. 22-35 ; l. 4355) et de passages de dialogue. En l’occurrence, le dialogue entre Gargantua
et frère Jean donne au narrateur l’occasion de présenter aux lecteurs des
caractéristiques relatives à la personnalité des personnages. Gargantua fait tellement preuve de bienveillance envers ses sujets et amis qu’il offre à frère Jean
la possibilité de bâtir une abbaye à son goût sur une de ses terres. Quant à
frère Jean, peu scrupuleux envers les règles traditionnelles d’une abbaye, le
32
Gargantua
lecteur ne peut que s’étonner de le voir acquiescer aussi facilement et aussi
légèrement aux propositions que lui fait Gargantua.
t Dans cet extrait, la cohérence qui existe entre les passages de récit et les
passages de discours tient à une unité de thème (il s’agit d’énoncer le règlement de l’abbaye) et de style (variation entre le registre familier, comique –
« borgnes, boiteuses, bossues, laides, défaites, folles, insensées, difformes et tarées […]
catarrheux, mal nés », l. 32-34 ; « à quoi vaut toile ? », l. 37 – et le registre soutenu
et solennel – « pourrais-je gouverner autrui, moi qui ne sais me gouverner moimême ? », l. 7-8 ; « force murmure, envie, et conspiration mutuelles », l. 20-21).
y Il peut sembler surprenant pour le lecteur que ce soit Gargantua, et non
frère Jean, qui édicte le règlement de Thélème. En effet, pour le remercier de
ses services, Gargantua lui accorde la possibilité de construire une abbaye dont
le moine nous dit d’ailleurs qu’elle sera à son idée, à son goût. Or, comme le
montre le dialogue entre les deux interlocuteurs, frère Jean paraît totalement
absent, désengagé, dès qu’il s’agit d’établir le règlement de l’abbaye. Compte
tenu du portrait que les chapitres précédents nous offrent de ce personnage
qui, étant donné sa cruauté guerrière et son penchant pour le vin, ressemble à
tout sauf à un moine, il n’aurait pas été étonnant qu’il soit l’auteur du règlement tel qu’il nous est présenté dans l’extrait. Aussi, le fait que ce soit
Gargantua, roi sage et victorieux, respectable et respecté, qui se charge d’établir ce règlement donne-t-il à ce qui semble n’être qu’une facétie supplémentaire davantage de force et de crédibilité. Si la tonalité de l’extrait reste
comique, il demeure que les propos tenus par Gargantua acquièrent une portée critique qu’ils n’auraient pas eue s’ils avaient été énoncés par frère Jean.
u L’abbaye de Thélème est fondée « au rebours » (l. 15) de toutes les autres.
Alors que les abbayes traditionnelles sont « farouchement murées » (l. 18),
Thélème ne sera pas entourée de murailles. Au lieu que tout soit « mesuré,
limité et réglé par des horaires » comme dans « tous les couvents de ce monde », il n’y
aura à Thélème « ni horloge, ni cadran » (l. 22-24). Ses habitants devront
répondre au son de leur intelligence et non suivre celui d’une cloche. Les
Thélémites, hommes et femmes confondus, ne seront plus ces parias que la
société rejette et que seuls les couvents recueillent, mais devront être « beaux,
bien formés et d’une heureuse nature » (l. 41-42). À la différence des autres ordres
où les vœux que l’on prononce supposent un engagement perpétuel, chacun
pourra rompre, quand bon lui semble, les liens avec l’ordre de Thélème « avec
une entière liberté » (l. 51). Enfin, alors que l’engagement dans les ordres reli33
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
gieux a pour condition de faire vœu de chasteté, de pauvreté et d’obéissance,
chacun, à Thélème, aura le droit de se marier, de s’enrichir et de vivre librement (l. 52-55).
Ainsi, les règles définies s’opposent point par point aux règles traditionnelles
et donnent à Thélème le statut d’anti-abbaye.
i Au chapitre 57, nous apprenons que la devise des Thélémites est : « Fais ce
que tu voudras. » Autrement dit, la liberté constitue le maître mot de l’abbaye.
À ce titre, le champ lexical de la liberté apparaît dans le chapitre 52 : « celle qui
lui conviendrait le mieux, ou toutes les deux, s’il lui plaisait », l. 3-4 ; « toutes les occupations seraient réparties au gré des occasions et des circonstances », l. 24-26 ; « sortiraient quand bon leur semblerait, avec une entière liberté », l. 50-51 ; « vivraient en
liberté », l. 55.
o Sans en avoir l’air, de façon indirecte et implicite, l’extrait proposé constitue une satire religieuse visant à critiquer les ordres. Lorsqu’il est fait allusion
à ces derniers, c’est en termes de contraintes, telles qu’elles se matérialisent
dans la construction des murailles, dans la présence des horloges qui limitent
et règlent tout. Au comble du paradoxe, Gargantua estime que vivre au son
d’une cloche constitue « la plus grande folie » tandis que l’absence d’une telle
contrainte favorise « le bon sens et l’intelligence ». Un tel superlatif donne à l’auteur la possibilité de caricaturer pour mieux critiquer, mais en se gardant
bien de nommer directement ce qu’il critique. Implicitement encore, le propos de Gargantua vise à élever l’anti-abbaye qu’est Thélème au rang d’abbaye
parfaite, idéale, en s’appuyant sur les défauts des abbayes traditionnelles.Ainsi,
il insiste sur la liberté des Thélémites pour mieux accuser, par contraste, l’emprisonnement que représente une abbaye traditionnelle. Au moyen d’hyperboles et de superlatifs, il exagère respectivement et de façon ironique le
meilleur et le pire en vue de mieux les opposer.
q À l’époque où il rédige le Gargantua, Rabelais, pour avoir fréquenté de
près les ordres religieux et le poids de leur tradition, a pris ses distances
envers les autorités ecclésiastiques. Malgré les pressions qu’exercent ces dernières, Rabelais n’a ni renoncé à lire les textes de l’Antiquité grecque ni
renoncé à exercer la médecine. La satire religieuse que constitue l’abbaye de
Thélème ne vise pourtant pas à remettre en cause la religion catholique
même mais la façon mécanique, ennuyeuse et asservissante dont l’Église la
promeut, aux détriments, nous dit Rabelais, « de l’intelligence », « du bon sens » et
de la liberté dont les hommes ont besoin pour vivre et faire vivre leur foi.
34
Gargantua
s Laisser les Thélémites user de leur entière liberté suppose une conception
optimiste de la nature humaine. En effet, cette « heureuse nature » leur suffirait
pour être capable de vivre en harmonie et en paix, sans qu’il soit besoin de
contraintes autres que celles qu’ils se donnent. Si l’abbaye de Thélème apparaît comme une société idéale, un rêve irréalisable, elle révèle néanmoins
l’humanisme de Rabelais qui voue à l’homme et à son naturel toute sa
confiance.
◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (pp. 140 à 144)
Examen des textes
a Texte A : « à deux lieues de la grande forêt », l. 13 ; absence de « murailles », l. 17 ;
« ni horloge ni cadran », l. 24 ; chacun peut sortir « quand bon » lui semble, l. 51.
Texte B : les villes sont « grandes et belles », « bâties sur le même plan » et « la distance de l’une à l’autre est au minimum de vingt-quatre milles », l. 1-5 ; « les champs
sont si bien répartis entre les cités que chacune a au moins douze milles de terrain
autour d’elle », l. 10-11 ; « demeures bien situées », l. 15 ; « vingt personnes chaque
année retournent en ville après avoir passé deux ans à la campagne […]. Ce roulement a été érigé en règle pour n’obliger personne à mener trop longtemps, contre son
gré, une existence trop dure », l. 21-27.
Texte C : opposition entre « ici » (l. 2) et « ailleurs » (l. 15) ; « Votre esclavage […],
dure trois ans », l. 12 ; « nous ne prenons que trois ans pour vous rendre sains », l. 20-21.
Dans les trois textes, nous pouvons mesurer combien la disposition de l’espace,
son architecture, ainsi que l’organisation du temps déterminent la qualité de
l’existence. Alors qu’un espace ouvert (texte A), grand (texte B) et dans lequel
le temps n’est pas une contrainte favorise la liberté de ceux qui y vivent, un
lieu où l’on est retenu (texte C, l. 14) sur une période fixe et déterminée
d’avance contribue en revanche à mettre ceux qui y séjournent en esclavage.
z Texte A : « les belles, bien formées et d’une heureuse nature et les beaux, bien formés et d’une heureuse nature », l. 40-42 ; « quand bon leur semblerait, avec une entière
liberté », l. 51 ; « en tout bien tout honneur, que tous seraient riches et vivraient en
liberté », l. 54-55.
Texte B : « grandes et belles », l. 1 ; « accès facile pour tous les délégués », l. 8-9 ; « Les
champs sont si bien répartis », l. 10 ; « demeures bien situées […], équipées de tous les
instruments aratoires », l. 15-16 ; « gens sérieux et expérimentés », l. 20.
Texte C : « plus douce », l. 6-7 ; « par bonté », l. 15 ; « humains, raisonnables et généreux », l. 21.
35
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
Texte D : « fort belle chose », l. 1 ; « plus fort », l. 9, l. 11-12 ; « parfait », l. 21.
Les termes mélioratifs utilisés dans ces textes ont en commun les mêmes procédés de mise en valeur : les hyperboles dues à l’emploi d’adverbes intensifs
ou de l’adjectif « tout », les comparatifs. De tels procédés visent à amplifier
l’effet de mise en valeur.
e Texte B : « phylarque », l. 21. La description que Thomas More fait de l’île
d’Utopie s’inspire du système politique qui était en vigueur pendant
l’Antiquité dans la démocratie d’Athènes. Ainsi, More s’inscrit dans la tradition des humanistes pour lesquels l’Antiquité grecque vaut comme un
modèle.
Texte C : « Quand nos pères, irrités de la cruauté de leurs maîtres, quittèrent la
Grèce », l. 1-2. À la différence des humanistes de la Renaissance, Marivaux
n’élève pas la référence à l’Antiquité grecque au rang de modèle. Bien au
contraire, dans la mesure où l’esclavage était, durant cette période, chose courante et autorisée, cette référence sert uniquement à situer les personnages, à
définir leur situation d’esclave.
r Texte A : Thélème s’oppose aux abbayes traditionnelles, parmi lesquelles
figurent les riches abbayes de Bourgueil et de Saint-Florent. En effet,
Rabelais s’applique à définir le règlement de Thélème en l’opposant terme à
terme à la façon dont, au XVIe siècle, les abbayes pouvaient être organisées.
Texte B : En prenant pour modèle la législation d’Athènes telle qu’elle était
établie dans l’Antiquité, More, ami d’Érasme, s’inscrit dans la mouvance des
humanistes visant à restituer la culture antique. De plus, en précisant que sur
l’île d’Utopie aucune cité « ne cherche à étendre son territoire, car les habitants s’en
considèrent comme les fermiers plutôt que comme les propriétaires » (l. 12-14), More
fait implicitement référence à son époque dans laquelle le droit et le sentiment de propriété s’affirment aux détriments d’une société pacifique et harmonieuse.
Texte C : Au XVIIIe siècle, l’esprit des Lumières se caractérise par sa volonté
d’agir au nom de la liberté et de la raison. Or,Trivelin ne semble ici rien faire
d’autre : c’est bien la raison qui lui dicte de corriger les anciens maîtres plutôt
que de leur ôter la vie (l. 6).
Texte D : La société totalitaire qui est ici dépeinte fait implicitement allusion
aux dictatures qui, au XXe siècle, furent établies en Europe. Le culte de la personnalité du maître, l’établissement d’une pensée et d’un langage uniques en
sont les caractéristiques principales.
36
Gargantua
De Rabelais à Orwell, nous constatons que la signification et la fonction de
l’utopie ont changé. Malgré leur portée satirique, les textes de Rabelais et de
More décrivent un univers idéal, un rêve qui, s’il est certes irréalisable, peut
valoir comme modèle. Le texte de Marivaux, quant à lui, décrit un lieu dans
lequel le rapport maître-esclave s’inverserait : la fiction sert ici de prétexte à la
critique d’une époque. Enfin, l’utopie d’Orwell vise uniquement à comprendre en la dénonçant la façon dont s’établit un système totalitaire. L’utopie
a de moins en moins la fonction d’un rêve visant à montrer ce que la société
devrait être. Elle révèle le cauchemar que celle-ci risque de devenir.
t Si l’on considère l’utopie comme un lieu idéal, parfait, indiquant à la société
ce qu’elle devrait être ou, du moins, ce vers quoi elle devrait tendre, il convient
alors davantage de parler, dans le cas du texte d’Orwell, d’une contre-utopie.
Certes, Océania reste, au sens étymologique, une utopie, un non lieu.Toutefois,
sa fonction consiste à présenter le modèle de ce qu’il ne faut précisément pas
suivre, de la société telle qu’elle ne doit pas être. Dès lors, les termes mélioratifs
présents dans le texte (« C’est une fort belle chose, la destruction des mots », l. 1)
témoignent, de la part de l’auteur, d’une ironie poussée à son comble.
Travaux d’écriture
Question préliminaire
Des quatre textes présentés dans le corpus, il ressort l’équation suivante :
moins l’utopie a pour fonction de décrire un monde idéal, plus son sens critique et satirique s’affirme. Chez Rabelais et More, le but de l’utopie consiste
à présenter un lieu rêvé, ce qui leur donne l’occasion de critiquer la réalité.
Chez Marivaux, l’utopie, s’il est vrai qu’elle a pour fonction de critiquer l’esclavage, ne constitue pourtant que la trame fictive sur laquelle l’auteur appuie
sa critique. Enfin, chez Orwell, l’utopie vaut comme une anticipation de la
réalité : la critique ne porte donc pas sur la réalité mais sur l’utopie décrite
que celle-ci tend à devenir.
Commentaire
Nous pourrons traiter le sujet de la façon suivante :
1. Une leçon de bonnes intentions
A. Les marques de l’autorité
On peut repérer de nombreux procédés qui permettent de déceler dans le
discours de Trivelin la marque du personnage qui détient l’autorité ; on peut
37
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
le voir avec l’emploi du présent de vérité générale ou encore de certaines
phrases qui apparaissent comme ne supportant pas la moindre contradiction :
« ce sont là nos lois à cet égard » ; l’usage du mode impératif est aussi l’illustration
de ce pouvoir : « mettez à profit », « remerciez […] ».
B. Un souci de pédagogie
– On peut remarquer la précision des indications de temps : « quand nos pères
[…] » ; « […] vingt ans après » ; « votre cours d’humanité dure trois ans ».Trivelin se
veut le plus clair possible quant aux modalités pratiques et aux finalités de
cette expérience novatrice (« pour vous rendre sensibles, afin que, nous trouvant
superbes […] »).
– On peut encore citer toutes les phrases du discours de Trivelin qui révèlent
ce rapport maître-élève : « votre cours d’humanité » ; « si vos maîtres sont contents de
vos progrès » ; « si vous ne devenez pas meilleurs ».
C. Une tirade animée des meilleurs sentiments
– On peut noter toute la présence du champ lexical du mal, c’est-à-dire de la
passion, de l’aveuglement et de la violence (« cruauté », « ressentiment »,
« outrages ») ; face à cette violence, se développe tout un champ lexical de la
thérapie (« guérir », « corriger »).
– Le discours de Trivelin se veut ainsi animé des meilleures intentions (« par
charité », « par bonté ») ; il est sous-tendu par une croyance dans le progrès de
l’homme et dans la victoire de la raison (« vingt ans après, la raison l’abolit »).
2. La dénonciation d’une utopie
A. Un manichéisme simplificateur
– La rhétorique de Trivelin semble manier des schémas simplificateurs : on
peut le voir à travers les antithèses manichéennes qui parcourent le texte :
« vengeance » / « raison », « meilleurs » / « malheureux ».
– Le rythme binaire, qui est celui de la quasi totalité du texte, renvoie aussi à
ce schéma de pensée : « nous ne nous vengeons plus, nous vous corrigeons » ; « ce
n’est plus votre vie que nous poursuivons, c’est la barbarie de vos cœurs que nous voulons détruire ».
– Cette opposition se retrouve dans l’opposition des pronoms nous / vous
présente dans l’ensemble du texte.
B. Une logique de l’enfermement
– On peut citer le champ lexical de la rétention : « nous vous retenons par charité
pour les nouveaux malheureux que vous iriez encore faire ailleurs, […] nous vous
marions avec l’une de nos citoyennes ».
38
Gargantua
– Le discours de Trivelin apparaît ainsi comme annonçant l’univers concentrationnaire où il s’agit d’extirper le mal comme un poison, de maintenir les
individus enfermés, d’avoir des droits sur leur vie privée ; « nous ne prenons que
trois ans pour vous rendre sains » ; cet accent mis sur la salubrité, cette recherche
de pureté se retrouvera, quelques années plus tard, dans le discours totalitaire.
C. Un profond pessimisme sur la nature humaine
– Le premier réflexe des esclaves émancipés est de tuer leurs anciens maîtres.
Même dans cette île utopique, il est question de maîtres et d’esclaves ; tout se
passe comme si la nature humaine était fondamentalement incapable de tout
progrès.
– Le pire danger vient alors de ceux qui se mettent en tête de croire au progrès, de vouloir corriger leurs semblables.
Dissertation
Nous pourrons traiter le sujet de la façon suivante :
1. Cette définition met en avant la part de fiction et l’importance de la
beauté dans toute œuvre d’art. L’œuvre d’art est un beau mensonge en
ce que :
A. Elle n’est pas une transcription de la réalité
On peut mentionner l’exemple du daguerréotype dans la littérature réaliste
(Champfleury, les frères Goncourt) qui montre que retranscrire la réalité ne
peut se faire que par la médiation d’une technique spécifique et rappeler que
la fonction originelle de la littérature est davantage de faire rêver et d’échapper à la réalité que de la refléter.
C’est le cas par exemple des légendes homériques. Enfin on pourra évoquer
l’analyse que Georges Blin fait du roman lorsqu’il emploie la formule de
« pacte de mauvaise foi » pour désigner l’accord tacite que passe l’auteur avec
son lecteur.
B. Elle constitue un mensonge accompli
La phrase de Stendhal met en avant la technique et le savoir-faire que nécessite la création d’une œuvre d’art. Ainsi l’exigence de vraisemblance constitue une condition sine qua non de l’œuvre d’art.
On pourra rappeler l’étude de Gérard Genette dans Figures 2 à propos des
querelles du Cid (il n’était pas vraisemblable qu’une femme reçût chez elle
le meurtrier de son père) ou de l’aveu de Madame de Clèves à son mari
mourant.
39
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
Autre aspect : le souci de nécessité ou, en d’autres termes, le fait que tout soit
présenté par l’auteur comme nécessaire aux yeux du lecteur. C’est le cas, des
travaux de documentation menés par certains pour donner de la crédibilité à
leur récit (cf. Flaubert dans Salammbô pour faire revivre Carthage).
C. Elle tend vers le beau
On notera la prégnance de la culture gréco-latine (importance de l’harmonie et des formes). On notera aussi l’observation stricte des règles et la hiérarchie des genres (bannissement de tout ce qui est corporel, du sang…) en
citant par exemple le théâtre du XVIIe siècle dans lequel les personnages s’entredéchirent sans aucun contact.
2. La définition de Stendhal propose une vision réductrice
de la littérature et du « mensonge » qui lui est lié
A. Cette définition met principalement en évidence l’illusion romanesque et
méconnaît d’autres formes littéraires comme celles de l’immédiat. Celles,
d’une part, qui défendent un point de vue (la littérature dite engagée : Les
Provinciales de Pascal, par exemple).
Celles, d’autre part, qui sont de l’ordre des correspondances (lettres) mais
considérées comme appartenant à la littérature. On pourra prendre l’exemple
de la correspondance de Flaubert ou Hugo.
Le point de vue de Stendhal exprime celui d’un courant littéraire classique
et donc quelque peu daté. Cet idéal classique a été contesté, comme le
montre la présence de certains thèmes (comme celui des bas-fonds dans la
littérature naturaliste) qui n’avaient pas droit de cité auparavant, de certaines
œuvres qui se caractérisent par le non-respect des règles classiques. À cet
égard, on pourra prendre l’exemple des nouveaux romanciers, tels que Butor
dans La Modification, qui consacrent le brouillage temporel et mettent à jour
les mécanismes du « pacte de mauvaise foi ».
Enfin, l’affirmation de Stendhal ne prend pas en considération des œuvres
qui n’ont pas le souci de vraisemblance extérieure, comme celles qui, appartenant au théâtre de l’absurde, se veulent invraisemblables.
B. Peut-on parler de « mensonge » alors qu’auteur et lecteur semblent d’accord ? On peut reprendre l’expression de Blin : « pacte de mauvaise foi ». Le
premier terme implique un consentement mutuel.
Cette phrase donne une vision réductrice de l’artiste qui paraît cantonné à
une fonction d’illusionniste habile. Or le seul savoir-faire ne saurait suffire,
comme le montre l’impasse dans laquelle échoua la poésie parnassienne.
40
Gargantua
3.Vérité de l’œuvre littéraire
A. L’œuvre d’art est l’expression d’une réalité perçue autrement qu’elle ne
paraît aux yeux du commun. Que l’on songe à Zola qui la définissait comme
une réalité vue par un tempérament, l’artiste étant comparé à une sorte de
démiurge qui transforme cette réalité. Il reste que toute œuvre d’art renvoie
à une individualité et à sa vision du monde.
B. Cette vision tend à l’universalité
L’œuvre littéraire contient la vérité d’un être. On retrouve ainsi dans l’œuvre
de Maupassant la même obsession de la mort et son pessimisme sur la nature
humaine et ce, quel que soit l’univers décrit.
Elle tend à l’universalité parce qu’elle contient des vérités sur la nature
humaine que le lecteur peut ressentir. Par exemple chez Molière, les personnages constituent des types humains qui sont rendus crédibles davantage par
la part de vérité qu’ils portent en eux que par le savoir-faire de l’auteur. C’est
le cas notamment d’Alceste, tout autant amoureux déçu d’une jeune femme
volage qu’atrabilaire caractériel.
Cette universalité peut même révéler des vérités chez le lecteur. Les lectures
de Balzac ou Madame de Sévigné ont suscité chez Proust une vocation littéraire et l’on retrouve, dans l’émotion ressentie par le narrateur devant un
tableau d’Elstir ou en entendant la sonate de Vinteuil, l’expression de l’éveil
de cette vocation.
C. L’utopie comme illustration de la vérité d’une œuvre d’art
Dans le cadre de l’utopie, l’artiste met en avant les défauts d’une société et se
fait visionnaire. C’est le cas d’Orwell dans 1984 qui invente un système social
qui s’avère être celui des régimes totalitaires de l’Est.
La littérature de l’utopie, dégagée des contraintes de vraisemblance et d’illusion, atteint une vérité en ce qu’elle permet de souligner les dérives et les
dangers que l’on peut lire dans l’humanité ou dans un modèle de société.
L’Île des esclaves permet à Marivaux de critiquer un type de société mais plus
encore de souligner à quel point la nature humaine est inscrite dans cette
volonté de domination (les esclaves agissent comme les maîtres précédents).
Sujet d’invention
L’élève devra justifier par des arguments et grâce à des procédés de mise en
valeur la raison de ses choix.
41
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
C H A P I T R E 3 (pp. 160 à 165)
◆ LECTURE ANALYTIQUE DU CHAPITRE (pp. 166 à 170)
a La situation initiale, exposée par le narrateur, met en scène l’embarras de
Gargantua partagé entre la douleur et la joie. À la fin du chapitre, il semble
que Gargantua ait résolu son dilemme : invitant les uns et les autres à boire, sa
bonhomie réapparaît subitement.
L’extrait peut se décomposer en trois parties : tout d’abord, le narrateur présente l’état dans lequel se trouve Gargantua. Ensuite, il rapporte les propos de
ce dernier, essayant tant bien que mal de trouver une issue à son embarras.
Enfin, concluant son discours, les derniers propos de Gargantua montrent
qu’il a manifestement tranché : son humeur penche en faveur des rires.
z Dans cet extrait, le récit du narrateur et le discours de Gargantua, rapporté
sur un mode direct, se mêlent. Le discours direct qui se manifeste par l’utilisation des guillemets permet au narrateur de rapporter, dans l’intention de ne pas
les modifier, les propos du personnage Gargantua. Ainsi, le mode du discours
direct est utilisé des lignes 11 à 24, 28 à 36, et 40 à la fin de l’extrait. Outre
l’usage d’une ponctuation caractérisée par l’emploi des guillemets et des deux
points, le discours direct se repère ici par l’utilisation de la première personne
du singulier, des pronoms personnels « moi » et « me », des adjectifs possessifs
« mon », « ma », « mes », du présent de l’indicatif, d’incises (« dit-il », l. 50 ; « disait-il »,
l. 11), de phrases exclamatives et interrogatives servant à exprimer un état affectif (« pleurerai-je ? », l. 11 ; « je ne te reverrai plus jamais ! », l. 20). Les passages de narration se caractérisent quant à eux par l’utilisation de la troisième personne du
singulier, des temps du passé (« ce fut », l. 2 ; « ce qui troublait », l. 4), des indices de
temps (« quand Pantagruel fut né », l. 1 ; « soudainement », l. 39).
e Les propos de Gargantua qui sont rapportés viennent confirmer la présentation de l’état affectif de ce dernier qu’expose, au début de l’extrait, le narrateur. Le discours de Gargantua vient donc illustrer, appuyer et renforcer
même ce que le narrateur veut bien nous faire croire.
r Gargantua est comparé à plusieurs reprises à un animal (« souris », « milan »,
l. 10-11 ; « vache », « veau », l. 25-26). Dans le chapitre 3, aucun élément ne
signale que Gargantua est un géant. Bien au contraire, le portrait qui en est
fait et son état affectif tendent à le « rabaisser » au rang d’homme, et quelquefois donc au rang d’animal. L’attitude de Gargantua, contrairement à ce que
42
Pantagruel
l’on pourrait attendre d’un géant, à savoir une démonstration de puissance,
d’héroïsme guerrier, nimbée d’une dimension légendaire et fantastique,
n’offre en effet rien d’extraordinaire.
t Le narrateur insiste sur l’état contradictoire de Gargantua. La structure
antithétique des phrases, appuyée sur l’utilisation de la conjonction « ou »
(l. 6), des locutions « d’un côté » (l. 2 et 7) et « de l’autre » (l. 3 et 7), permet de
rendre compte de l’alternative.Toutefois, l’embarras de Gargantua, son incapacité à trancher en faveur de l’un ou l’autre membre de l’alternative sont
révélés par la répétition des phrases à tournure négative (« ni… », l. 4 ; « ne… »,
l. 4, 5 et 9) ; et par la présence d’un champ lexical relatif à l’étonnement et à
l’embarras (« ébahi et perplexe », l. 1 ; « troublait », l. 4 ; « embarrassaient », l. 8 ;
« empêtré », « prise au piège » et « pris au lacet », l. 10 et 11).
y La personnalité de Gargantua est présentée non sous l’angle de ses dimensions surhumaines mais sous celui de sa faiblesse. L’aspect caricatural et simpliste de ses sentiments et surtout de leur opposition tend à ridiculiser le
géant. Le thème gigantal est utilisé à contre-emploi : l’effet de surprise créé
ne provient pas de la nature gigantesque du personnage mais des sentiments
ordinaires, des poncifs dont ce dernier fait preuve.
u L’utilisation soudaine de l’impératif (« Buvons », « laissons », l. 31 ; « apporte »,
« mets », « chasse »…, l. 31-32), qui indique ici l’ordre et donc la ferme détermination de Gargantua, contraste avec l’embarras, l’hésitation et l’apparente
fébrilité dans lesquels ce dernier se sentait pris au piège.
La répétition de l’interjection « Ho » pouvant exprimer à la fois l’admiration
et le rire témoigne du radical changement d’humeur de Gargantua : son
embarras cède brutalement la place aux réjouissances de la boisson.
i Dans l’éloge qu’il fait de la défunte, Gargantua mêle dans son discours
registre soutenu et registre familier. Il alterne les tournures purement rhétoriques (« Ô mon Dieu, que t’avais-je fait […] » (l. 15), « méchante mort, que de mal,
que d’outrage […] », l. 22-24), le lyrisme (« Pleurerai-je ? », l. 11 ; « Jamais je ne la
reverrai […] », l. 13) et les allusions au bas corporel (« mon petit con », « ma braguette », l. 18-19), les termes familiers (« tendrette », « savate », « pantoufle », l. 1920). Une telle coexistence entre des registres opposés surprend le lecteur et
vise un effet comique. La présence du registre familier nous indique qu’il ne
faut pas trop prendre au sérieux le ton solennel du registre soutenu.
o Ni l’éloge ni l’embarras de Gargantua, compte tenu de leur dimension
caricaturale et décalée, ne nous persuadent de la sincérité des sentiments
43
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
qu’il exprime. La façon soudaine avec laquelle il congédie sa peine et se
console, son désir de boire et de se trouver une autre femme, font de
Gargantua l’exemple d’un caractère bon vivant, préférant s’adonner à des
plaisirs joyeux plutôt que de se lamenter sur son sort.
q L’emploi des phrases interrogatives, exclamatives et des interjections
donne au discours de Gargantua une dimension rhétorique et théâtrale,
comme si ce dernier livrait en public ses sentiments, qui ont davantage l’air
d’être joués et simulés que réellement ressentis.
s Arguments en faveur des larmes : la mort de Badebec dont Gargantua
nous dit qu’elle est irremplaçable ; la mort est injuste.
Arguments en faveur des rires : la naissance et la beauté de Pantagruel ; le vieil
âge de Gargantua et la nécessité de profiter du temps qui lui reste ; l’inutilité
des larmes ; au paradis, Badebec sera plus heureuse qu’ici-bas ; la nécessité de
se désaltérer.
La technique de l’argumentation pro et contra, utilisée par les sophistes et les
rhétoriqueurs, permet de poser deux propositions antithétiques en vue de
résoudre un dilemme. Si cet extrait semble recourir à une telle technique, il
n’en demeure pas moins qu’il le fait sur un mode caricatural : les procédés
syntaxiques et stylistiques présents dans cet extrait (question 5) se contentent
de juxtaposer une chose et son contraire, sans le moins du monde chercher
ou laisser espérer une issue au problème. À la mort de sa femme s’oppose la
naissance de son fils, aux larmes s’oppose le rire, au deuil s’oppose l’envie
d’une autre femme. De telles oppositions, auxquelles sont réduits les sentiments de Gargantua, dépourvues de toutes nuances, s’enchaînent ainsi de
façon purement mécanique.
d La tonalité comique de l’extrait et du personnage de Gargantua procède
de l’emploi d’une rhétorique toute formelle et de l’application mécanique
d’une technique d’argumentation là où, précisément, le lecteur est en droit
d’attendre de la part d’un personnage en deuil un discours poignant, voire
pathétique, suscitant une vive émotion. En ce sens, la définition du comique
formulée par Bergson convient ici parfaitement : l’extrait proposé fait intervenir du mécanique sur de l’affect.
f Face à son état d’indécision, Gargantua s’emploie, avant de décider s’il faut
pleurer ou rire, à peser le pour et le contre, suivant la méthode sophistique.
Toutefois, s’il reprend les caractéristiques du genre délibératif, le discours de
Gargantua s’en distingue pourtant compte tenu de l’objet de son embarras.
44
Pantagruel
Le genre délibératif est traditionnellement utilisé pour débattre d’un thème
d’intérêt général, d’une question par exemple philosophique, et non pour
décider, comme le fait Gargantua, s’il faut pleurer ou rire lorsque sa femme
meurt en enfantant.
g Comme le montre l’utilisation inattendue des différents registres de
langue, de tournures oratoires et rhétoriques purement formelles, l’argumentation que développe Gargantua, mécanique et caricaturale, vise moins à
nous persuader qu’à nous faire rire.
h Dans un éloge funèbre, l’hyperbole et les superlatifs permettent de mettre
en avant les qualités du défunt. Or, dans son discours, Gargantua a recours à
de tels procédés qu’il prend soin pourtant de détourner de leur fonction originaire : en disant de sa femme qu’elle « était la plus ceci la plus cela », il ne met
en avant aucune de ses qualités et s’en tient à des propos très généraux. Une
telle hyperbolisation n’a d’autre visée que comique.
Dans l’éloge que Gargantua adresse à sa femme, le comique provient de
l’imitation souvent caricaturale du discours argumentatif, du style rhétorique
qu’il est convenu d’employer dans un éloge funèbre. Le registre dans lequel
est énoncé celui-ci est donc celui de la parodie.
j Si elles peuvent contribuer à rendre un discours plus persuasif, un style plus
solennel, il reste que la sophistique et la rhétorique servent aussi à masquer la
vérité sous de belles et, en apparence, savantes paroles. Dans cet extrait,
Rabelais les parodie et met en avant leur incapacité à retranscrire une émotion vive et sincère. Comme Rabelais l’énonce dans le prologue de Gargantua,
la beauté d’un discours ou d’une personne ne tient pas à son apparence.
k Dans cet extrait, Gargantua semble moins affligé de la mort de sa femme
que de l’embarras dans lequel il se trouve. À la fin de l’extrait, il renonce finalement à porter le deuil (« il me faut penser d’en [une femme] trouver une autre »,
l. 49) et, plutôt que de résoudre son dilemme en choisissant l’un des deux
membres de l’alternative, manifeste son envie de boire. Du coup, le titre du
chapitre ne peut avoir d’autre justification que celle d’un emploi ironique.
l Ni le recours à la rhétorique ni le recours à la sophistique ne sont parvenus à résoudre le dilemme de Gargantua. Bien plus, il semble qu’ils n’aient
contribué qu’à renforcer ce dernier. Les belles formules et les arguments subtils desservent en définitive Gargantua qui, pour se consoler, leur préfère un
repas copieux et bien arrosé.
45
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (pp. 171 à 176)
Examen des textes
a Le recours aux hyperboles est présent tout au long du texte : « la plus belle
vie du monde » (l. 2), « répandu par tout son extérieur » (l. 8), « tout était esprit, tout
était bonté » (l. 9), « affable avec tous » (l. 9), « une personne si élevée » (l. 14), « hauteur
d’âme qui marquait tout ensemble […] » (l. 17), « tant de grandes et aimables qualités » (l. 21), « idoles » (l. 22).
De même, dans le registre laudatif, les nombreuses occurrences de termes
mélioratifs : « belle » (l. 2), « gloire » (l. 6), « grâces » (l. 8), « dignité » (l. 9), « grandeur »
(l. 15).
z On peut relever dans l’extrait les indices d’un discours s’adressant à un
auditoire :
– les verbes à l’impératif sont conjugués à la première personne du pluriel
(« changeons », l. 1, « disons », l. 1, 2), ce qui permet d’inviter l’auditoire à suivre
le raisonnement de l’orateur et à partager son avis ; ils sont également conjugués à la deuxième personne du pluriel (« considérez », « représentez-vous », l. 7)
et s’adressent alors directement à l’auditoire ;
– le locuteur a recours à des phrases interrogatives : il invite l’auditoire à se
poser les mêmes questions ;
– l’emploi de « messieurs » (l. 30) indique explicitement aux lecteurs que le
discours s’adresse à un public.
e Le dilemme de Claudius se remarque à la manière dont il tourne ses
phrases :
– la conjonction « mais » (l. 10,16 et 19), la locution « bien que » (l. 1), l’adverbe
« pourtant » (l. 5) sont là pour marquer l’opposition de deux choses liées ;
– les expressions et termes antithétiques : « avec un œil joyeux » et « mais l’autre
en pleurs » (l. 10) ; « délice » et « deuil » (l. 12) ;
– les oxymores « allègres funérailles » et « funèbre mariage » (l. 11) ;
– l’emploi des conjonctions « mais » (l. 10, 16, 19), « donc » (l. 8) et « car » (l. 25),
de l’adverbe « enfin » (l. 28) indique que le discours de Claudius est formulé
comme un raisonnement dont les arguments visent à persuader.
r Dans cet extrait, nous pouvons trouver différentes caractéristiques des
tonalités lyrique et pathétique. Claudius exprime ses sentiments en utilisant
des hyperboles : « que tout le Royaume / Ne montre qu’un seul front ridé par la douleur » (l. 3-4), « chagrin très sage » (l. 6), « funèbre tristesse » (l. 19). Toutefois,
46
Pantagruel
Claudius vise moins à émouvoir Hamlet qu’à le raisonner, le persuader de
renoncer à sa douleur, comme l’illustre l’emploi de l’impératif (l. 34 et 35).
t Les temps et modes les plus fréquemment utilisés sont :
– le passé de l’indicatif (l. 2, 3, 5, 6) qui marque, dans ce contexte, le souvenir
de la défunte. Il sert ici à témoigner des qualités dont celle-ci faisait preuve :
« tu as eu une si ample science / tu en as été si amplement capable », « toi qui fus loin
de toute gloire »… (l. 2 à 5) ;
– le présent de l’indicatif : son emploi est paradoxal ici puisqu’il permet de
rendre présente celle qui n’est plus, même sous la forme de phrases interrogatives (« Es-tu encore là ? Dans quel recoin es-tu ? », l. 1) ou de phrases introduites par la conjonction « si » marquant l’éventualité, l’hypothèse (« si tu es
encore là, s’il reste encore », l. 9) ;
– le présent de l’impératif (l. 12, 18 et 19) : le poète s’adresse directement à la
défunte comme si celle-ci l’entendait.
Alors que dans un éloge funèbre, les temps et modes les plus couramment
employés sont le passé de l’indicatif et le conditionnel, qui permettent respectivement de se souvenir du défunt et d’exprimer son regret, les temps et
modes utilisés par Rilke insistent non sur l’absence du mort mais sur sa présence.
y La tonalité de l’extrait reprenant les caractéristiques de l’élégie est pathétique : le poète, au moyen d’hyperboles, loue les qualités de la défunte (« de
tout cela tu as une si ample science / tu en as été si amplement capable », l. 2-3),
exprime sa douleur bien que de façon discrète et implicite (« Hélas », l. 5).
Travaux d’écriture
Question préliminaire
• Dans le texte A, la tonalité est comique. L’intention de l’auteur, en parodiant un éloge funèbre, vise à provoquer le rire là où sa présence est la moins
attendue.
• Dans le texte B, la tonalité est lyrique dans la mesure où l’auteur vante les
qualités de la défunte en livrant les sentiments et réflexions que provoque la
mort de celle-ci.Toutefois, ses intentions visent moins à émouvoir l’auditoire
qu’à le sermonner, qu’à le convaincre de la grâce que représente la mort et
de la vanité de toute gloire terrestre.
• Dans le texte B, la tonalité pathétique ne sert qu’à parer les arguments de
Claudius s’efforçant de persuader Hamlet de ne plus porter le deuil.
47
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
• Dans le texte D, la tonalité est lyrique et pathétique ; l’auteur témoigne de
la difficulté qu’il éprouve à faire son deuil de la défunte.
Ces différents textes permettent de comprendre les diverses fonctions que
peut revêtir un éloge funèbre : il peut viser à consoler, à émouvoir son auditoire autant qu’à convaincre ce dernier de la personnalité unique et exemplaire du défunt, du devoir de mémoire, du sens de la mort…
Commentaire
On pourra traiter le sujet de la façon suivante :
1. Un portrait vivant
A. L’art de la mise en scène
– Dans sa description de la défunte, Bossuet envisage différents points de
vue : il se place dans la situation d’un interlocuteur quelconque de la princesse (« Quand quelqu’un traitait avec elle ») ; l’emploi du pronom impersonnel
« on » illustre cette variété du point de vue ; cette variété du point de vue participe d’une volonté de mise en scène : Bossuet emprunte tantôt le point de
vue du moraliste, tantôt celui du commun des mortels.
– La variété du rythme concourt aussi à donner de la vivacité au récit :
phrases courtes et phrases longues alternent.
– On peut citer aussi les différentes modalités de phrase, présentes tout au
long de l’extrait : interrogative, exclamative, déclarative.
– Bossuet a le souci de représenter la princesse en situation, dans la vie de
tous les jours, comme s’il voulait mettre ce personnage exceptionnel à la
portée de son auditoire.
B. Une personnalité exceptionnelle
– Le caractère exceptionnel de cette princesse se manifeste d’abord par
l’abondance des termes mélioratifs utilisés par Bossuet : « grandeur, libéralité,
hauteur d’âme, si grandes et aimables qualités ».
– Le rythme binaire, présent tout au long du texte, manifeste aussi cette perfection de la princesse, qui sait éviter tous les excès : « quoique le mérite fût distingué, la faiblesse ne se sentait pas dédaignée » ou encore « tantôt par des paroles
touchantes, tantôt par son silence » ; la présence de ce rythme binaire pour évoquer la princesse donne l’impression d’une harmonie impeccable.
– La présence des superlatifs absolus ou de supériorité souligne aussi cette
personnalité exceptionnelle : « une personne si élevée », « si obligeamment », « qu’elle
avait si bien pratiqué durant sa vie ».
48
Pantagruel
C. Les marques du sublime
– Le style employé par Bossuet se veut être à l’image de la personnalité qu’il
dépeint : il s’agit pour lui, par cette peinture, d’élever l’âme de l’auditoire ;
l’expression figure dans le texte : « avec cette hauteur d’âme ».
– On peut évoquer l’usage des déictiques qui visent à mettre à distance l’objet dont parle le locuteur, de façon à pouvoir le parer de toutes les qualités.
2. Une mort exemplaire
A. Une oraison qui vise à convaincre
– On retrouve dans ce texte tous les procédés caractéristiques du texte argumentatif : la fréquence des questions rhétoriques (« qu’y a-t-il pour le chrétien de
plus pernicieux et de plus mortel ? ») ; on trouve vers la fin de l’extrait quatre
questions rhétoriques, les unes à la suite des autres.
– L’intégration du lecteur dans son auditoire est aussi une marque du texte
argumentatif ; on peut relever l’emploi du pronom impersonnel « on » ou
encore l’utilisation de la première personne du pluriel : « Changeons maintenant de langage. »
B. Une certaine conception de l’existence
– Ces ressources de l’art oratoire sont mises au service d’une thèse bien précise : Bossuet dépeint l’existence comme un parcours d’obstacles, où le plus
courageux est toujours guetté par les périls les plus insidieux. On peut ainsi
relever ce champ lexical du combat et du danger : « aux plus grands périls »,
« peut être assaillie », « de plus pernicieux et de plus mortel » ; la vie est une succession de combats menés face aux périls que le Mal nous réserve.
– Le monde est décrit comme celui de l’apparence et de l’affectation, où la
vérité n’a pas de place : « la modération, que le monde affecte », « la fausse gloire ».
– La vie humaine tend ainsi à dénaturer les qualités les plus belles : la princesse devient ainsi une idole païenne (« ces idoles que le monde adore »).
C. La mort comme unique salut
– Face à une telle conception de l’existence, la mort devient un don, une
grâce (« La mort n’est-elle pas une grâce ? ») ; la mort est ce qui permet d’échapper à la tentation et devient l’unique moyen par lequel le mortel peut assurer
son salut.
– Compte tenu de sa portée religieuse, le discours de Bossuet vaut comme
un sermon : la mort de la princesse est pour lui l’occasion d’interroger la
signification de la mort en général.
49
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
Dissertation
On pourra traiter le sujet de la façon suivante :
1. Les spécificités du registre comique
A.Aux origines de la littérature
Le comique et le tragique étaient à l’origine deux genres bien définis. Nous
pouvons nous référer, à cet égard, aux grandes dionysies athéniennes au cours
desquelles les concours organisés avaient pour programme trois tragédies et
une comédie. Chaque registre comportait des spécificités propres.
Ces spécificités avaient été clairement théorisées. Une allusion pourra être
faite à l’œuvre d’Aristote par le biais de ce rapide rappel : la tragédie devait
susciter terreur et pitié ; la comédie était constituée de grotesque et de transgression.
Ainsi, on pourra évoquer Euripide, qui s’était essayé aux mélanges des genres
en introduisant des personnages comiques dans ses tragédies (serviteurs ou
messagers dépassés par les nouvelles qu’ils apportaient) et qui fut pour cela
violemment critiqué.
B. Des codes (personnages, situations, procédés d’écriture…) établis pour provoquer le rire
Le théâtre classique offre une stricte séparation entre personnages comiques
et tragiques. Le bourgeois, qui appartient à l’univers contemporain de l’auteur et du public, s’oppose au héros tragique, qui appartient à la mythologie
gréco-latine ou à l’histoire antique.
Des situations sont aussi constitutivement liées au comique, telles que le quiproquo, le comique de geste. Ces situations-type sont par essence liées au
rire.Toute comédie doit passer par ces situations dans lesquelles les incompréhensions et l’importance du corps sont porteuses de comique.
Certains procédés d’écriture sont caractéristiques du registre comique. C’est
le cas, par exemple, du parler des personnages ou de leurs noms (que l’on
songe à Harpagon, celui qui attrape tout). Ces spécificités visent d’emblée à
définir un personnage par une caractéristique spécifique. Le personnage
comique est ainsi poussé jusqu’à la caricature là où le personnage tragique
constitue un portrait, reflet de la complexité de la nature humaine.
C. De fait, le tragique (par l’identité des personnages, leur langage, les
thèmes…) instaure une distance avec le public en ce qu’il est porteur de
sujets nobles (destinée de l’homme, passion…) tandis que la comédie instaure
une proximité entre le public et les personnages. De cette quasi-familiarité
naît le rire.
50
Pantagruel
2. Le rire comme prétexte ou moyen d’une réflexion
A. Fonction libératrice du rire
Le langage, dans une œuvre comique, prend des aspects « révolutionnaires ».
Chez Rabelais, par exemple, il permet au lecteur de se libérer du poids des
contraintes, des convenances qui, au XVIe siècle, sont celles de l’Église.
L’importance du corps chez Rabelais (cf. l’invention du torche-cul) est très
éloignée des conceptions de l’Église de l’époque pour qui le corps constituait la partie satanique de l’être qu’il fallait nécessairement bannir. Le langage rabelaisien participe à cette libération par l’usage de néologismes, d’un
latin iconoclaste. En détournant les mots de leur signification première,
Rabelais s’oppose à un langage soigneusement codé et formalisé qui devait
être celui de la littérature de l’époque.
B. Fonction contestatrice d’un ordre social
Le rire constitue aussi un instrument politique au service d’une idée. Par le
langage, tout ordre social s’exprime. Le travail sur le langage de l’auteur
comique est donc nécessairement politique. Nous pouvons prendre
l’exemple du personnage de Figaro qui se rattache au valet ingénieux de la
Commedia dell’arte mais qui constitue aussi pour Beaumarchais un moyen de
dénoncer l’injustice d’une société dans laquelle le mérite est réduit à rien
sans la naissance. De la même façon, le parler paysan présent dans Dom Juan
au travers des personnages de Pierrot et Charlotte permet à Molière de
mettre en lumière l’ignorance et l’asservissement dans lequel la paysannerie
de l’époque se trouve confinée.
C. Le rire comme marque de réflexion sur la nature humaine
La comédie moliéresque qui « critique les coutumes en riant » (« castigat
ridendo mores ») a montré au travers de la monomanie d’un personnage, quels
pouvaient être les excès de la nature humaine. Le cas d’Alceste apparaît à cet
égard ambivalent si l’on se réfère aux multiples interprétations ou mises en
scène dont il a été l’objet.
3. Fragilité du registre comique
A.Tout comique est porteur de tragique
La comédie de Molière, par le tableau qu’elle offre de barbons piégés et renvoyés à leur solitude, d’amants naïfs et inconstants, peut aussi bien offrir une
vision pessimiste voire tragique de la nature humaine. C’est le cas, dans
L’École des femmes par exemple, d’Arnolphe qui dans sa déclaration à Agnès,
apparaît aussi ridicule que bouleversant. Son discours pourrait être celui d’un
51
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
personnage tragique s’il n’était pas un vieillard dont l’auteur a mis grand soin
à nous montrer qu’il était ridicule et buté.Toute comédie constitue le miroir
décalé d’une situation tragique.
B. Le comique exclusivement axé sur le rire s’épuise et sort de la littérature
C’est le cas des pièces de boulevard qui apparaissent comme de simples
divertissements. De ce fait, le comique exprime de plus en plus clairement la
part de tragique qui lui est consubstantielle. Au XIXe siècle, le théâtre fait
cohabiter ces deux registres. Ainsi les tirades de Perdican de On ne badine pas
avec l’amour suivent les échanges entre le baron et Maître Blazius et semblent
appartenir au même univers. Du drame romantique, comme Ruy Blas, dans
lequel un aveu d’amour entre Ruy Blas et la reine d’Espagne précède une
scène burlesque entre Don César de Bazan et Don Guritan, jusqu’au théâtre
de l’absurde, ce phénomène tend à se renforcer.
C. La seule nécessité : toucher le lecteur
L’œuvre littéraire constitue l’espace de rencontre de deux sensibilités. En
témoigne la pluralité des lectures qui lui assure sa pérennité. Si l’on prend
pour exemple le Tartuffe, la diversité des interprétations (Mnouchkine,Weber,
etc.) l’atteste. Le comique témoigne de l’atemporalité et de l’universalité de
la nature humaine. Ce pourquoi Gargantua, dans une société laïcisée comme
la nôtre, peut encore faire rire. Il ne s’agit pas là d’un comique de l’instant.
Sujet d’invention
On attend de l’élève qu’il reprenne les procédés traditionnels de l’éloge
funèbre, en lui laissant la possibilité de choisir entre une tonalité comique,
auquel cas l’élève devra réutiliser les marques du registre parodique, et une
tonalité sérieuse, auquel cas l’élève aura à connaître les caractéristiques du
lyrique et du pathétique.
52
Pantagruel
C H A P I T R E 8 (pp. 188 à 195)
◆ LECTURE ANALYTIQUE DU CHAPITRE (pp. 197 à 200)
a Dans cet extrait, les marques de l’épistolaire sont :
– la date de rédaction de la lettre : « ce dix-sept mars » ;
– le lieu d’émission : « Utopie » ;
– la signature en fin de lettre et l’identification de l’émetteur : « Ton père,
Gargantua » ;
– l’identification du destinataire : « mon fils », « ton Père ».
z À deux reprises dans la lettre, Gargantua utilise pour s’adresser à
Pantagruel la formule « mon fils » (l. 24 et 76) et, en fin de lettre, il introduit
son nom par la formule « Ton père » (l. 78). La solennité de telles formules
insistant sur les rapports de filiation et de paternité donne à Gargantua l’occasion de rappeler l’autorité que représente son rôle de père ainsi que le respect et l’obéissance que lui doit son fils.
e La première et la deuxième personne du singulier constituent les deux
pronoms personnels les plus fréquemment utilisés ici. La première personne
du singulier représente l’émetteur de la lettre qui, de la sorte, peut exprimer
ses sentiments, ses jugements, comme ne manque pas de le faire Gargantua.
La deuxième personne du singulier est une adresse au destinataire : son utilisation invite par exemple ce dernier à recevoir, de la part de l’émetteur, un
conseil, un aveu ou, comme cela arrive dans la lettre de Gargantua, un ordre
(« je t’engage », l. 24 ; « je veux que tu t’y appliques », l. 42, etc.).
r Compte tenu des éléments matériels qui la composent (date, lieu, allusion
au contexte historique de la Renaissance dans le deuxième paragraphe de
l’extrait), compte tenu aussi que le thème gigantal et fantastique semble ici
mis entre parenthèses au profit d’une réflexion sur l’éducation qui, à
l’époque de Rabelais, était d’actualité, cette lettre a toutes les caractéristiques
d’une lettre réelle. Outre le fait que le destinataire et l’émetteur sont des personnages fictifs, le seul élément qui, dans cette lettre, nous indique que celleci est fictive est le lieu où elle fut écrite : « Utopie ».
t Tous les indices temporels présents dans le texte (« […] le temps […] n’était
pas aussi propice […] qu’il l’est à présent », l. 5-6 ; « Maintenant », l. 8 ; « il n’y avait
pas, au temps de Platon […] autant de facilité pour étudier qu’il s’en trouve mainte53
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
nant », l. 15 à 17 ; « désormais », l. 17…) tendent à souligner une rupture entre
passé et présent. Ce changement est perçu par Gargantua comme un progrès, comme le montrent les termes mélioratifs et les hyperboles employés
par Gargantua lorsqu’il compare passé et présent : « à présent », le temps est
plus « propice » à « l’étude des belles-lettres » (l. 6) ; « Maintenant toutes les études
sont restaurées, les langues mises à l’honneur » (l. 8-9) ; à présent qu’il y a plus de
« facilité pour étudier », n’importe qui paraît « plus docte » (l. 20) que les savants
d’autrefois.
y Les exemples que prend Gargantua tendent à montrer que la diffusion du
savoir est de plus en plus importante et qu’il est plus accessible qu’auparavant. Certes, le contenu des études semble lui aussi avoir changé car, par
exemple, le latin n’est plus la seule langue mise à l’honneur. Cependant,
Gargantua insiste sur le fait que grâce à l’imprimerie (l. 11), la multiplication
des précepteurs et des bibliothèques (l. 14-15), chacun, y compris « les brigands, les bourreaux, les soldats, les palefreniers » (l. 19-20) et les femmes (l. 2223), peut bénéficier avec plus de facilité qu’avant de la diffusion du savoir.
u Bien que fictive, la lettre de Gargantua multiplie les allusions au renouveau
de la culture qui caractérise la Renaissance. En effet, au XVIe siècle, l’accès au
savoir est facilité par le développement de l’imprimerie et par la création, en
1530, du Collège des lecteurs royaux dans lequel les humanistes favorisent
l’apprentissage du grec, de l’hébreu et du latin. L’expression « maintenant toutes
les études sont restaurées » (l. 8) semble résumer à elle seule la volonté des
humanistes de redécouvrir les textes de l’Antiquité et, par là, de rompre avec
la tradition médiévale.
Ainsi, la lettre s’adresse autant à son destinataire fictif, à savoir Pantagruel,
qu’à ses destinataires réels, à savoir les lecteurs. La fiction sert ici à Rabelais de
cadre dans lequel ce dernier parle des réalités de son époque.
i Afin de souligner le progrès opéré par la restauration des belles-lettres,
Gargantua n’hésite pas, pour convaincre le lecteur qui en douterait, à exagérer ses propos : selon lui « toutes » les études sont restaurées et l’invention des
« livres imprimés, si élégants et si corrects » est « due à l’inspiration divine » ; dans le
monde « entier », les précepteurs sont « très » doctes, les bibliothèques « très »
vastes…
o Le point de vue de Gargantua s’exprime dans les comparaisons qu’il établit entre ce que lui-même a vécu lorsqu’il avait l’âge de son fils et le présent.
Or, les comparatifs et les hyperboles qu’il emploie servent non seulement à
54
Pantagruel
souligner la rupture entre passé et présent mais aussi et surtout à la mettre en
valeur et, par là, à révéler la prise de position de Gargantua qui ne se
contente pas de décrire les changements dont il rend compte. Certes, s’il
« voi[t] » (l. 19) que les uns et les autres sont désormais doctes, c’est parce qu’il
les juge « plus doctes que les docteurs et prêcheurs de [son] temps » (l. 20-21).
q Alors que des lignes 1 à 23 Gargantua emploie des verbes lui permettant
de marquer l’opposition entre passé et présent, il utilise, dans la deuxième
partie du texte, des verbes servant à exprimer un ordre (« je t’engage », l. 24 ; « je
veux que », l. 28, 39, 42, 59 ; « il te faut », l. 65) et des verbes à l’impératif (« continue », l. 37 ; « laisse-moi », l. 38 ; « relis », l. 48 ; « ne t’adonne pas », l. 68…). De telles
tournures d’ordre, dans la mesure où elles visent à instruire Pantagruel de la
meilleure éducation à suivre, donne à cette lettre une tonalité didactique :
Gargantua joue le rôle de l’autorité et Pantagruel le rôle de celui qui doit lui
obéir et en tirer les leçons.
s Alors que dans le Pantagruel Rabelais s’emploie à mêler les registres de
langue, la lettre de Gargantua quant à elle est écrite du début à la fin dans un
registre soutenu. La longueur des phrases, la complexité de la syntaxe, les
références à la mythologie (« atelier de Minerve » l. 19), aux textes antiques
(« Platon, […] Cicéron, […] Papinien », l. 16), à la Bible (« manne céleste », l. 23 ;
« le sage Salomon », l. 63), la tonalité parfois pathétique (« reviens vers moi afin que
je te voie et que je te donne ma bénédiction avant de mourir », l. 74 à 75) donnent à
cette lettre le ton sérieux d’un sermon, parfois comparable à ceux que le
Christ adressait à ses disciples (« méfie-toi des abus du monde. Ne t’adonne pas à
des choses vaines, car cette vie est transitoire, mais la parole de Dieu demeure éternellement », l. 68 à 70) ou à ceux des Pères de l’Église (« science sans conscience n’est
que ruine de l’âme », l. 64).
d Étant donné le contexte historique et culturel auquel cette lettre fait référence, il apparaît que Rabelais, sur le mode de la fiction, veut convaincre ses
lecteurs de la nécessité, des avantages et des acquis de la renaissance de la culture que connaît le XVIe siècle. Ainsi, la lettre de Gargantua vise, grâce aux
exemples qu’elle invoque, à défendre une idée, sinon un idéal : l’idéal humaniste selon lequel l’éducation parfaite est celle qui parvient à conjuguer
savoir encyclopédique, sagesse et piété.
f Dans cette lettre, Gargantua prend à l’attention de son fils plusieurs rôles :
– le rôle de père : à deux reprises, Gargantua s’adresse à Pantagruel en l’appelant « mon fils ». À ce titre, Gargantua lui rappelle et lui transmet son expé55
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
rience (« je n’ai pas eu autant et d’aussi bons précepteurs que toi », l. 7). À ce titre
encore, il donne à son fils deux raisons de lui obéir : d’une part, l’époque n’a
jamais été aussi favorable à l’étude. D’autre part, Gargantua ne veut pas mourir avant d’avoir vu son fils acquérir « tout le savoir » (l. 74) ;
– le rôle de pédagogue : Gargantua ordonne à son fils de suivre son programme d’éducation dont il lui donne sur un ton didactique le moindre détail ;
– le rôle de directeur de conscience et de prêcheur : Gargantua sermonne
son fils sur l’obéissance qu’il doit à Dieu et l’amour qu’il doit à ses prochains.
g La connaissance est subordonnée à la morale qui elle-même est subordonnée à la volonté de Dieu. Autrement dit, il ne suffit pas d’être savant pour
être sage puisque « la sagesse n’entre pas dans une âme méchante » (l. 63). Aimer
Dieu et son prochain est la condition pour que la science ne ruine pas l’âme.
h Les humanistes, d’Érasme à Montaigne, accordent plus d’importance à la
sagesse qu’au savoir, comme l’illustre la figure de Socrate. L’éducation doit
ainsi, selon Érasme, permettre à chacun de « devenir homme », c’est-à-dire de
développer ses capacités intellectuelles et morales. De plus, selon lui, la foi
joue un rôle primordial, à condition qu’elle se réfère directement aux Écritures saintes, comme Gargantua l’exige de son fils.
j Si l’on s’en tient au portrait qui nous est fait de Gargantua dans le chapitre 3, il peut paraître surprenant de voir ce dernier se faire le porte-voix
du renouveau de la culture et de la sagesse humaniste. En effet, dans le chapitre 3, le discours de Gargantua pris entre les larmes et les rires, empreint
de formules rhétoriques et de sophismes, semble incarner le contraire de
l’idéal humaniste tel qu’il se profile dans le chapitre 8.
k Les énumérations (« le grec […], le latin, puis l’hébreu […], le chaldéen et
l’arabe », l. 28-30 ; « qu’il n’y ait mer, rivière, ni source dont tu ne connaisses les poissons », l. 43-44 ; « les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans mépriser les talmudistes et les cabalistes », l. 48-49), la répétition de « tous » / « toutes » exprimant une
totalité sans reste (« de l’astronomie apprends toutes les règles », l. 37 ; « tous les
oiseaux de l’air, tous les arbres, arbustes, buissons des forêts, toutes les herbes de la terre,
tous les métaux […], les pierreries de toutes les contrées […] », l. 43 à 47), ainsi que
la variété des domaines d’étude (géométrie, musique, droit civil, médecine…)
témoignent de la dimension encyclopédique du savoir que Pantagruel, au
terme de sa formation, devrait acquérir. Plus qu’encyclopédique d’ailleurs ce
programme d’études doit amener à un savoir universel et total : rien ne semble
devoir lui échapper, lui rester inconnu. Si bien que l’ambition d’un tel pro56
Pantagruel
gramme paraît démesurée, idéaliste, irréalisable et ce, malgré des conditions
plus favorables qu’elles ne l’étaient du temps de Gargantua.
l À vouloir tout connaître, les sophistes, comme le pense, à la suite de Socrate,
Rabelais, n’ont que l’apparence du savoir : grâce à la technique sophistique, ils
sont en effet capables d’argumenter sur n’importe quel sujet, de convaincre du
pour comme du contre. Les sophistes sont reconnus pour leur talent d’orateur :
se produisant en public, ils se livrent à des joutes oratoires dont la victoire
revient davantage à celui qui produit un beau discours qu’à celui qui s’efforce
de dire la vérité. Or, des lignes 58 à 61, Gargantua exige de son fils qu’il soit
capable de mesurer sa connaissance en public et « sur tous les sujets », de s’exercer
à ce qui ressemble à se méprendre à l’art de la sophistique.
m L’utopie, étymologiquement, signifie l’absence de lieu, ce qui n’a pas de lieu
pour être. Dès lors, si le programme d’éducation proposé par Gargantua paraît
irréalisable, c’est peut-être parce qu’il provient et procède d’une « utopie ».
D’ailleurs, dans la suite du Pantagruel, il ne sera plus fait allusion à un tel programme. En outre, ce dernier semble tellement démesuré, tellement infaisable et
utopique, qu’il conviendrait davantage, pour nous lecteurs, d’y voir avant tout la
façon dont Rabelais, par ses allusions, parle de son temps : sous couvert d’un
programme pédagogique manifestement trop ambitieux, cet extrait montre
comment et à quel point Rabelais s’est engagé dans la voie des humanistes.
◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (pp. 201 à 206)
Examen des textes
a Quel que soit le lieu où Gargantua se trouve, à l’intérieur du logis, dans les
« lieux secrets » (l. 9) ou autour de la table du souper, comme à l’extérieur (« ils
sortaient, en discutant toujours du sujet de la lecture », l. 15 ; « ils allaient à l’endroit le
plus découvert du logis pour regarder l’aspect du ciel », l. 31-32), tout l’espace est
organisé et rythmé en fonction du programme d’éducation que Ponocratès
impose à Gargantua de façon que ce dernier « ne [perde] pas une heure de la
journée » (l. 5-6).
z Pour changer le mode de vie de son élève, Ponocratès se donne pour
priorité de rythmer son emploi du temps. La répétition des indices temporels
(« quand », l. 1, 11 ; « puis », l. 5, 9, 27, 35 ; « ensuite », l. 14) a ici pour fonction de
scander l’emploi du temps de Gargantua : les activités s’enchaînent les unes
aux autres directement, sans temps mort, sans pause.
57
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
e Les marques du point de vue sont :
– l’utilisation de la première personne du singulier ;
– dans le texte de Montaigne, l’emploi de verbes servant à exprimer la
volonté, les préférences et les jugements de l’auteur (« ayant […] envie », l. 3-4 ;
« je veux » ou « je voudrais », l. 5, 8, 12, 15, 16) ; de l’adverbe « personnellement »
(l. 4) dans le texte de Rousseau, l’emploi des verbes d’action (« je lui
apprends », l. 2 ; « je lui montre », l. 3) ;
– l’emploi de termes ou expressions péjoratifs (dans le texte de Montaigne :
« criailler », l. 10 ; « gâtons », l. 20 ; « c’est témoigner de sa crudité et de notre indigestion
que de recracher la viande comme on l’a avalée », l. 30-31) et mélioratifs (« un habile
homme », l. 4 ; « la tête bien faite », l. 6 ; « il est bon », l. 18 ; « âme élevée, et bien forte »,
l. 22 ; dans le texte de Rousseau : « esprit universel », l. 11 ; « esprit ouvert, intelligent […] », l. 12 ; « laborieux, tempérant, patient, ferme […] », l. 21) ;
– la formulation par le narrateur de principes ou de préceptes généraux
(dans le texte de Montaigne : « savoir choisir et s’y conduire avec une bonne mesure,
c’est une des tâches les plus ardues que je connaisse », l. 20-22 ; dans le texte de
Rousseau : « car, pour ne rien donner à l’opinion, il ne faut rien donner à l’autorité ; et
la plupart de nos erreurs nous viennent bien moins de nous que des autres », l. 6-7).
r Tout au long du texte, Montaigne met à l’épreuve, en les comparant, deux
conceptions de l’éducation : pendant que l’une vise à former un « homme
savant », l’autre vise à faire d’un enfant « un habile homme » (l. 4) ; alors que
l’une requiert un précepteur qui soit un homme de science, l’autre requiert
un précepteur qui s’illustre par « la valeur morale et l’intelligence » (l. 7) ; alors
que l’une donne au discours du précepteur un rôle fondamental, l’autre favorise le dialogue entre lui et l’élève et exige de lui de « s’adapter » (l. 19) au
niveau de ce dernier. La première éducation, la plus traditionnelle, est critiquée par Montaigne non sur un plan théorique mais pratique : il déplore les
résultats de celle-ci (« ils en rencontrent à peine deux ou trois qui produisent un
juste fruit de leur enseignement », l. 28-29), ainsi que ses méthodes (l’élève se
contente de « recracher » ce qu’on lui a fait avaler, l. 30).
t Dans cet extrait, l’auteur enchaîne les passages de description dans lesquels, à la troisième personne du singulier, il dresse le portrait d’Émile et les
passages de discours dans lesquels le narrateur exprime, à la première personne du singulier, son point de vue. La thèse du narrateur est exprimée dans
les premières lignes de l’extrait : « je lui montre la route de la science », mais sans
l’accabler de connaissances. Le portrait qu’il fait d’Émile ne sert ici qu’à illustrer, confirmer par un exemple, cette thèse.
58
Pantagruel
y Dans cet extrait, Montaigne traite de l’éducation en s’interrogeant sur la
nature et le rôle du répétiteur. À ce titre, il oppose deux conceptions divergentes, deux thèses contradictoires en s’efforçant d’argumenter, au moyen
d’exemples, en faveur de la sienne. Il s’attache à montrer, et tous les exemples
qu’il prend tendent à le prouver, que l’objectif et la méthode qu’il défend
sont les meilleurs au sens où ils prennent en compte en s’y adaptant le point
de vue et le niveau de l’élève.
Travaux d’écriture
Question préliminaire
Mis à part le texte du Gargantua, où l’intention de l’auteur n’est pas d’argumenter en faveur de telle ou telle conception de la pédagogie mais de présenter la façon dont un précepteur impose à son élève une discipline et une
méthode, les textes du corpus proposent une conception de l’éducation en
définissant ses objectifs et les valeurs qu’elle se doit d’enseigner. Dans le chapitre 8 du Pantagruel, le programme d’éducation proposé par Gargantua vise à
former un homme au savoir encyclopédique dont la sagesse et les valeurs
morales consistent à aimer Dieu et son prochain. Le texte de Montaigne et
celui de Rousseau s’accordent en revanche pour distinguer « homme savant »,
« instruit », érudit dirions-nous aujourd’hui, et « homme habile », « instruisable ».
Selon eux, l’éducation n’a pas pour objectif premier d’inculquer des connaissances mais d’inciter l’élève à user de sa propre raison, aussi ignorante soit-elle,
à participer le plus librement possible, par le dialogue notamment ou, comme
le dit Montaigne, en « lui faisant tester les choses, les lui faisant choisir » (l. 13-14), à
sa propre formation.Toutefois, Rousseau insiste sur le fait que ni la morale ni
la foi en Dieu ne constituent les premiers enjeux de l’éducation (« il ne sait
[…] ni ce que c’est que métaphysique et morale », l. 18) ; en revanche, l’amour de la
vérité, et non sa possession, occupe à ses yeux un rôle prioritaire.
Commentaire
Nous pourrons traiter le sujet de la façon suivante :
1. Un idéal d’éducation
A. La dénonciation d’un certain modèle d’éducation
– Montaigne dénonce tout un système d’éducation abrutissant en ce sens
qu’il encourage la passivité de l’enfant, comme l’illustre la comparaison
employée par Montaigne : « comme on verserait dans un entonnoir ».
59
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
– Montaigne critique des méthodes fondées sur la répétition mécanique et
sans vie du savoir (« redire ce qu’on nous a dit »).
B. Des méthodes pédagogiques novatrices
– Le pédagogue doit laisser l’élève s’exprimer (« quelquefois lui laissant ouvrir
[le chemin] ») ; il ne doit pas encombrer l’élève de sa personnalité et de son
savoir.
– Le pédagogue doit savoir s’adapter au niveau de l’élève (« son allure », « sa
force ») ; Montaigne critique l’uniformité et la notion même de modèle en
matière pédagogique (« avec les mêmes cours et avec une mesure uniforme dans leur
conduite »).
– Il s’agit d’enseigner une activité par la pratique (« lui faisant tester les choses »)
et non par des discours théoriques et magistraux.
C. L’épanouissement d’une personnalité
– Ce programme pédagogique est novateur en ce qu’il s’efforce de développer l’esprit critique et l’autonomie de l’élève ; il encourage ce dernier à user
de sa liberté, puisque c’est celle-ci qu’il s’agit finalement d’éduquer.
– Une telle conception de l’éducation témoigne de l’influence des humanistes de la Renaissance selon lesquels l’éducation doit avoir pour objectif de
développer, de faire progresser les capacités intellectuelles et morales de
l’élève.
2. Une écriture, miroir d’un programme pédagogique
A. L’implication de l’auteur
– On peut évoquer l’alternance de la première personne du singulier et de la
première personne du pluriel qui traduit la volonté de Montaigne de se rapprocher de son lecteur.
– Cette implication de l’auteur se caractérise aussi par la présence des
marques de jugement (« il est bon ») tout au long de l’extrait et par l’expression de la volonté (« je voudrais », « je ne veux pas », « je veux ») ; on peut citer
aussi l’usage du subjonctif à valeur injonctive (« qu’il ne lui demande pas »,
« qu’il juge », « qu’il lui fasse tout passer ») ou encore l’utilisation des locutions
suivantes : « il n’y a pas à s’étonner que », « c’est témoigner de ».
– On citera enfin l’opposition entre un lexique appréciatif (« âme élevée, et bien
forte ») et un lexique dépréciatif (« criailler », « nous gâtons tout »).
B. Le souci de l’image concrète
– Cet apprentissage du savoir par la pratique se vérifie dans le style de
Montaigne qui veut illustrer son exposé didactique de la façon la plus
60
Pantagruel
concrète possible ; l’image de l’« entonnoir » évoque l’éducation par la
contrainte ; cette image s’oppose à l’image du cheval qui trotte librement
(« qu’il le fasse trotter devant lui »).
– La métaphore digestive exprime le besoin de faire assimiler la connaissance
par l’élève, et non de la lui faire régurgiter (« recracher la viande comme on l’a
avalée »).
C. L’influence humaniste
– La culture humaniste de Montaigne se vérifie ici à travers la présence des
sentences et maximes empruntées aux auteurs grecs et latins : « plutôt envie
d’en tirer un habile homme qu’un homme savant » ; « plutôt la tête bien faite que bien
pleine » ; « davantage la valeur morale et l’intelligence que la science » (cf. la lettre de
Gargantua à son fils : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme »).
Dissertation
On peut proposer le plan suivant :
1. La démonstration et la preuve sont des notions qui sont étrangères à
la création littéraire
A. Il n’y a pas, en littérature, de critères de vérité, à l’aune desquels on pourrait juger
d’une œuvre littéraire
– Les dangers de l’académisme : beaucoup d’œuvres que la postérité a reconnues comme des chefs-d’œuvre ont été en leur temps dénoncées parce
qu’elles ne répondaient pas aux critères esthétiques et moraux d’une
époque : cf. la querelle sur la vraisemblance à propos du Cid.
– Les auteurs qui se sont montrés les plus soucieux de respecter des règles de
beauté ou de vérité ont le plus souvent produit des œuvres creuses, dominées
par un souci formel ; cf. l’école parnassienne et ses impasses.
– La notion d’école souligne les limites de l’imitation de règles imposées par
un maître : le chef-d’œuvre échappe par nature à la notion d’école ; cf. l’œuvre
de Baudelaire, qui échappe à la classification des grands courants littéraires de
son époque, comme le romantisme ou le symbolisme ; ou le Pantagruel qui
n’appartient à aucun genre.
B. L’application des méthodes scientifiques à la création littéraire conduit à des
impasses
– Les limites de l’expérimentation : on peut citer l’exemple de Zola qui souhaitait appliquer au roman naturaliste les méthodes de Claude Bernard ; ce
n’est pas cet aspect de son œuvre qui perdure aujourd’hui ; il apparaît au
61
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
contraire absurde de prétendre faire d’un roman le lieu d’une expérience
scientifique.
– L’observation scientifique d’un milieu telle que la souhaitaient les romanciers réalistes nous semble aujourd’hui génératrice de lourdeurs qui encombrent leurs œuvres plus qu’elles ne l’enrichissent ; cf. les longs développements de Balzac sur l’histoire de l’imprimerie.
– L’application des méthodes scientifiques à la critique littéraire si, comme
dans le cas de la critique structuraliste ou génétique, elle a pu se révéler fertile, a néanmoins conduit à un dogmatisme qui tend à enfermer l’œuvre littéraire dans un carcan, et à en imposer une lecture appauvrissante.
C. La littérature, quand elle prétend faire de la démonstration un enjeu essentiel,
s’écarte de ce qui constitue sa raison d’être
– Les réflexions de Montaigne sur l’éducation appartiennent à la littérature,
non pas tant à cause des idées défendues par Montaigne que par la manière
particulière qu’a son auteur de nous rapporter ses réflexions.
– L’exemple du « J’accuse » de Zola prouve que lorsqu’un écrivain se fait procureur et se concentre sur la seule démonstration de l’innocence d’un
homme, il ne fait pas de la littérature ; au sens où l’entend ce mathématicien,
le « J’accuse » prouve sûrement quelque chose, mais sort du domaine de la littérature.
2. Si la littérature n’est pas tout entière tournée vers la preuve, la création littéraire ne peut cependant se passer de règles, mises au service du
sens qu’elle prétend contenir
A. La nécessaire soumission à des genres
– La création littéraire peut difficilement échapper à la classification des
genres et à la nécessité de respecter des règles ; la tentative des nouveaux
romanciers de remettre en question les règles du genre romanesque semble
avoir abouti à une impasse.
– Les règles imposées par un genre littéraire constituent un moteur de création : on songe à la phrase de Valéry évoquant les « gênes exquises » imposées
par le sonnet.
– La notion de genre est elle-même inséparable de la production d’un sens,
comme l’écrit Jean Rousset dans Forme et Signification ; le genre littéraire
choisi par Rabelais est lui-même porteur de cette libération voulue par son
auteur ; la libération des esprits à l’égard des préjugés de toutes sortes va de
pair avec l’affranchissement des codes littéraires d’une époque.
62
Pantagruel
B. À ces contraintes externes s’ajoute la nécessité d’une cohérence interne
– Le travail de Flaubert sur la temporalité romanesque : l’alternance des parties narratives et descriptives dans ses romans est soigneusement agencée
pour illustrer cette conception d’un temps qui glisse sur des personnages
impuissants à maîtriser leurs destins ; on retrouve l’idée que tout doit s’enchaîner selon une logique implacable, de façon nécessaire.
– Cet enchaînement d’actions sous l’angle de la nécessité se retrouve au
théâtre : les entrées et sorties des personnages sur une scène produisent du
sens ; il n’y a pas de présence gratuite au théâtre ; une tragédie comme Œdipe
Roi est la parfaite illustration de cette « machine infernale », tout entière tendue vers un but ultime, et qui constitue le propre de la tragédie.
– On peut évoquer le travail sur le rythme et les sonorités dans la forme
close du poème ; Paul Valéry comparait le travail poétique à celui d’un architecte, dans ce qu’il réclame d’art de l’harmonie, de la correspondance entre
les rythmes et les sons du poème.
C. La création littéraire amène donc l’auteur à se confronter à des règles et des
contraintes qui sont mises au service d’un sens
– L’œuvre littéraire ne peut sans difficultés laisser de côté la question du sens :
un romancier ne peut surgir tout d’un coup dans son roman, sans modifier
complètement la compréhension qu’en a le lecteur ; Flaubert expliquait que
le bon romancier était celui qui affectait de paraître absent dans son œuvre.
– L’œuvre littéraire doit convaincre de la sincérité et de la justesse d’une
parole ; les personnages du mélodrame du XIXe siècle nous apparaissent
aujourd’hui dépourvus de toute humanité en ce que leur parole semble
excessive et stéréotypée ; faute d’avoir pu convaincre, les auteurs de mélodrame n’ont touché qu’un public contemporain, sensible plus que nous le
sommes, aux traîtrises et aux coups de théâtre.
– L’écrivain doit donc prendre en compte la réception de son œuvre, et dans
cette perspective, son œuvre se doit d’être convaincante ; cette exigence passe
par le respect d’un certain nombre de contraintes.Toutefois cette exigence
de méthode ne doit pas pour autant amener à assigner un but essentiel à
l’œuvre littéraire, à savoir celui de convaincre.
3. L’œuvre littéraire n’a d’autre but qu’elle-même, et par conséquent ce
respect des règles et des contraintes est secondaire par rapport à ce qui
constitue l’essence de la littérature
A. La réception d’une œuvre s’inscrit dans l’intimité d’une relation auteurlecteur ; cette singularité de lecture fait que telle œuvre pourra s’avérer
63
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
convaincante pour certains et non pour d’autres ; il n’y a pas, comme en
science, de vérité de la littérature qui s’imposerait de la même manière à
chacun.
B. De cette relation auteur-lecteur découle l’idée que, comme l’affirmait
Valéry, il n’y a pas de « vrai sens d’un texte » ; l’auteur a écrit ce qu’il a écrit, et il
n’est pas certain qu’il soit meilleur juge qu’un autre du sens à donner à son
œuvre.
C. Le plaisir du texte (qu’il s’agisse du plaisir lié à son écriture ou à celui de
sa lecture) constituerait l’essence d’une littérature qui n’a rien à prouver ni à
démontrer.
Écriture d’invention
Dans l’exercice proposé, il est demandé à l’élève de savoir ce qu’est un texte
argumentatif et d’en reproduire les caractéristiques (formulation d’une thèse,
d’exemples, de raisonnements, d’objections…).
64
Pantagruel
C H A P I T R E 3 2 (pp. 232 à 237)
◆ LECTURE ANALYTIQUE DU CHAPITRE (pp. 238 à 243)
a Les passages descriptifs insérés dans la narration concernent les extraits
dans lesquels le narrateur, au fur et à mesure de ses péripéties, décrit l’univers
buccal de Pantagruel (l. 22 à 29 et l. 54 à 60).
z Le narrateur décrit l’espace dans lequel il évolue, à savoir la bouche de
Pantagruel. Pour cela, il utilise des verbes relatifs à la perception (« Que vis-je
là ? », l. 24 ; « j’y vis », l. 26), un vocabulaire concret lui permettant d’établir des
comparaisons (« comme l’on fait à Sainte-Sophie, à Constantinople », l. 26 ; « des
rochers grands comme les monts des Danois », l. 26-27).
e Pour exprimer son étonnement, le narrateur emploie une formule interrogative dans laquelle il invoque la divinité : « ô dieux et déesses, que vis-je là ? »,
(l. 24). Pour légitimer la véracité de ses propos tout en soulignant l’aspect
étonnant de ce qu’il voit, il a également recours à une allégation de vérité :
« Que Jupiter m’abatte de sa triple foudre si je mens » (l. 25). Son émerveillement
se manifeste dans les comparaisons qu’il établit et dans lesquelles figurent de
multiples hyperboles : « j’y cheminais comme l’on fait à Sainte-Sophie, à
Constantinople » (l. 25-26) ; « des rochers grands comme […] » (l. 27) ; « d’imposantes
et grosses villes, non moins grandes que Lyon ou Poitiers » (l. 28-29) ; « les plus beaux
lieux du monde » (l. 56). Le vocabulaire qu’il utilise est mélioratif et s’exprime
en une longue énumération (l. 56 à 58) : « de beaux et grands jeux de paume, de
belles galeries, de belles prairies […] champs pleins de délices ».
r Le narrateur,Alcofribas Nasier, révèle soudainement sa présence par l’emploi de la première personne du singulier à partir de la ligne 22.
t La plupart des verbes utilisés par le narrateur à la première personne du
singulier sont des verbes d’action et de mouvement (« cheminai », l. 22 et 25 ;
« passai », l. 54 ; « montai », l. 55 ; « redescendis », l. 61, etc.).Autrement dit, le narrateur n’est plus un simple observateur quant à l’action de son récit mais il en
est un des acteurs et des participants.
y Dans la mesure où elle est exprimée à la première personne du singulier et
où le narrateur devient lui-même un personnage de la narration, la description que ce dernier fait de l’espace dans lequel il évolue et surtout l’expression
de son étonnement et de son émerveillement témoignent de la subjectivité de
son point de vue.
65
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
u Les comparatifs: «j’y cheminais comme l’on fait à Sainte-Sophie, à Constantinople»,
l. 25-26; «des rochers grands comme les monts des Danois», l. 26-27; «non moins grandes
que Lyon ou Poitiers», l. 28-29.
Les superlatifs : « les plus beaux lieux du monde », l. 56 ; « je ne menai jamais
meilleure vie qu’alors », l. 59-60.
Les hyperboles : « de grands prés, d’imposantes et grosses villes », l. 28 ; « de beaux et
grands jeux de paume […] force vigne et une infinité de villas à l’italienne dans les
champs pleins de délices », l. 56 à 58.
Ici, de tels procédés stylistiques visent à souligner l’étonnement et l’émerveillement du narrateur et à exagérer les dimensions et la beauté du paysage
qu’il décrit.
i Dans cet extrait, les trois registres de langue sont présents : le langage soutenu (« Mais, ô dieux et déesses, que vis-je là ? Que Jupiter m’abatte de sa triple
foudre si je mens », l. 24-25) ; le langage courant qui s’exprime dans le dialogue
entre le narrateur et le planteur de choux (l. 33 à 46) ; le langage familier ou
vulgaire (« – Oui, mais dit-il, où chiais-tu ? – Dans votre gorge […] », l. 85-86).
Le jeu sur l’opposition des registres de langue, dans lequel les invocations à la
divinité se joignent à des précisions scatologiques, dans lequel la description
émerveillée d’un monde extraordinaire est illustrée par une conversation
ordinaire avec un planteur de choux, donne à cet extrait une tonalité
comique.
o Les indices spatio-temporels que nous donne le narrateur tendent à informer le lecteur de la démesure du monde qu’il traverse : la moitié de la langue
de Pantagruel mesure « bien deux lieues » (l. 23), et sa bouche contient une
multitude de villes. Le narrateur fait sur une dent un séjour de « quatre mois »
(l. 59).
Pourtant, à la différence des histoires traditionnelles de géants dans lesquelles
la démesure de ces derniers est donnée d’un point de vue extérieur et à distance, les dimensions du corps de Pantagruel nous sont données ici de l’intérieur de sa bouche qui devient elle-même l’espace du récit.Autrement dit, la
disproportion ne concerne pas ici les rapports entre un géant et le monde à
échelle humaine dans lequel il agit, mais les rapports entre un narrateur à
taille humaine et le monde dans lequel ce dernier évolue.
q Pour décrire les dents de Pantagruel comparables à des rochers « grands
comme les monts des Danois » (l. 27), le narrateur fait intervenir des éléments
fantaisistes : en effet, les monts des Danois n’existent pas ! De plus, pour expli66
Pantagruel
quer la raison de la présence de pigeons dans la bouche du géant (l. 53), le
narrateur se lance dans une explication visant à déterminer un lien logique là
où celui-ci semble absent : « je pensai alors que, quand Pantagruel bâillait, les
pigeons entraient à toute volée dans sa gorge, croyant que c’était un colombier ».
Caractérisant la façon étrange dont le narrateur s’interroge et interprète le
monde qu’il voit, de tels procédés, qui visent un effet comique, relèvent de
l’absurde.
s Le champ lexical relatif au corps est omniprésent dans le texte, dans la
mesure où c’est la bouche de Pantagruel qui tient ici lieu d’espace du récit.
Mais, mis à part les termes servant à décrire cette bouche (langue, dent,
gorge…), nous trouvons à de multiples occasions une référence au corps et à
ses fonctions naturelles : la ville vers laquelle se dirige le narrateur se nomme
« Aspharage », signifiant « arrière-gorge » ; « bâillait » (l. 52) ; « car l’on loue les gens
à la journée pour dormir » et « ceux qui ronflent bien fort gagnent » davantage (l. 6668) ; « que buvais-tu ? » (l. 82) ; « les plus friands morceaux » (l. 83) ; « où chiais-tu ? »
(l. 85).
De telles références au corps et au « bas corporel » permettent au narrateur
d’introduire là où le lecteur s’attend à découvrir un monde extraordinaire la
réalité ordinaire et triviale, celle dont la présence au sein d’un texte littéraire
peut être jugée de mauvais goût. L’effet comique qui en ressort est pour cette
raison qualifié de grotesque.
d Il semblerait que pour Rabelais le voyage le plus extraordinaire et le plus
surprenant consiste en un voyage à l’intérieur du corps humain, pourtant
considéré comme le plus ordinaire. Plutôt que de mettre le narrateur face à
un univers fantastique méritant le titre de « nouveau monde », Rabelais
donne aux lecteurs l’occasion de découvrir le corps du géant. Ce dernier
d’ailleurs, lorsqu’il aperçoit le narrateur sortir de sa bouche, s’empresse de
l’interroger sur son régime alimentaire.
Il n’est pas inutile ici de rappeler que Rabelais fut médecin et que, à ce titre,
il considérait que la connaissance et l’exploration du corps humain méritaient autant d’attention et de soin que la connaissance de l’âme. On retrouve
également chez les peintres italiens de la Renaissance cet effort visant à revaloriser le corps humain. L’anatomie devient alors objet de science et de
contemplation.
f Le narrateur, pour marquer son étonnement, invoque autant les dieux de
la mythologie grecque et du panthéisme (« ô dieux et déesses », « Que Jupiter
67
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
m’abatte […] », l. 24-25) que le Dieu des chrétiens (« Jésus ! dis-je », l. 39). De
telles invocations sont traditionnellement présentes dans les genres nobles tels
que la tragédie ou l’épopée mais aussi, lorsqu’elles sont faites à des fins
comiques, dans le genre burlesque.
g La présence et le discours du planteur de choux dont le langage relève du
registre courant, quotidien, nous surprennent non pas en raison de leur
caractère extraordinaire comme l’on pourrait s’y attendre mais précisément
en raison de leur caractère ordinaire. Le monde que contient la bouche de
Pantagruel n’est ni nouveau, ni fantastique : la banalité des propos du planteur de choux, l’évidence de ses réponses face aux interrogations du narrateur ébahi (« tout le monde ne peut pas avoir un poil dans la main […] », l. 35-36)
relativise la nouveauté que ce dernier prête au monde qu’il découvre. À cet
égard, lorsque Alcofribas Nasier lui demande s’il y a ici un nouveau monde,
le planteur de choux lui répond : « il n’est pas nouveau ; mais l’on dit bien que,
hors d’ici, il y a une nouvelle terre où ils ont soleil et lune […] mais celui-ci est plus
ancien » (l. 40 à 43). Aussi, le discours du planteur de choux permet-il de
comprendre que chacun pense que le monde dans lequel il vit est l’ancien et
que celui qu’il découvre est le nouveau.
h Les péripéties du narrateur font directement écho aux récits des explorateurs qui, au XVIe siècle, partaient à la découverte d’un soi-disant nouveau
monde. Le fait qu’Alcofribas Nasier ne découvre rien de nouveau mais se
trouve face à la réalité la plus ordinaire, le fait que, tel un explorateur, il
continue de s’en étonner et de s’en émerveiller, le fait, enfin, que ses péripéties (se faire voler son bien, gagner de l’argent, l. 61 à 74) n’aient rien qui
puisse être qualifié d’extraordinaire et d’héroïque, créent un effet comique
qui laisse à penser que, dans ce texte, Rabelais a voulu parodier les aventures
des plus fameux explorateurs et critiquer leur croyance préjugeant de l’existence de nouveaux mondes.
j Ni l’étonnement du narrateur, ni la nouveauté du monde qu’il décrit ne
sont à prendre au sérieux. À la différence du conte traditionnel qui joue sur
le ressort du fantastique, Rabelais s’emploie à inverser les genres et les
registres et, par là, à surprendre le lecteur là où celui-ci ne s’y attend pas. Au
lieu d’affronter des monstres légendaires et de donner lieu à une véritable
épopée fantastique, les aventures du narrateur se réduisent « à dormir » pour
gagner de l’argent (l. 66). Dans la mesure où il parodie un genre sérieux, où il
rabaisse une situation extraordinaire (voyager à l’intérieur de la bouche du
68
Pantagruel
géant) à des situations ordinaires et familières, cet extrait préfigure ce qui, au
XVIIe siècle, constituera le genre burlesque.
k Lorsqu’un narrateur s’étonne lui-même de ce qu’il aperçoit, comme le
fait Alcofribas Nasier, il laisse croire aux lecteurs que le monde qu’il leur présente n’est pas de son invention, ne sort pas de son imagination. Lorsque, par
exemple dans cet extrait, le narrateur dit : « que vis-je là ? » (l. 24), il donne
l’impression, alors que c’est le rôle d’un narrateur que de nous raconter une
histoire, de découvrir celle-ci en même temps qu’il la vit, de façon apparemment imprévue, comme si la réalité décrite existait indépendamment de lui.
De tels procédés invitent donc le lecteur à ne pas mettre en doute la bonne
foi du narrateur.
l En faisant son récit aux temps du passé, en nous racontant ce que luimême a vécu, les propos du narrateur s’apparentent à un témoignage. Ceci
est renforcé par la façon dont le narrateur rapporte le discours du planteur de
choux. En effet, il ne se contente pas de raconter sur un mode indirect ce
que ce dernier lui a dit mais il retranscrit ses propos sur un mode direct. Bien
plus, alors que le récit est au passé, le narrateur prend le parti de reproduire,
au présent donc, son dialogue entier avec le planteur de choux ainsi que
celui, en fin d’extrait, avec Pantagruel.Ainsi, l’intention du narrateur est bien
ici de rendre présente aux lecteurs une histoire vécue et passée.
m Le point de vue du narrateur n’est pas externe au récit puisqu’il en est ici
le personnage principal dans la mesure où il raconte une histoire qui lui est
directement arrivée. Les procédés qu’il utilise (expression de son étonnement, dialogue rapporté sur un mode direct) visent à rappeler que le narrateur a effectivement vécu ce qu’il raconte et ont ceci de commun qu’ils
rendent manifeste l’intention qu’a ce dernier de nous persuader qu’il ne
ment pas (« Que Jupiter m’abatte […] si je mens », l. 24-25) et, par là, de créer
l’illusion romanesque.
w Lorsque le narrateur, pour prouver aux lecteurs sa bonne foi et la vérité de
son récit, prend pour témoin Jupiter (« Que Jupiter m’abatte de sa triple foudre si
je mens », l. 24-25), le moins que l’on puisse dire est qu’il ne prend pas beaucoup de risques ! Il est en effet peu probable qu’en cas de mensonge Alcofribas Nasier sera puni par Jupiter. Aussi, cette allégation de vérité doit ici
être comprise en un sens ironique et provoquer chez le lecteur un effet
comique.
69
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
x L’ironie du narrateur par rapport à son discours ne se manifeste pas seulement dans son allégation de vérité mais aussi dans la façon dont il communique son étonnement. L’emploi d’une phrase interrogative (« que vis-je là ? »)
et l’hyperbole « tout ébahi » (l. 31) exagèrent d’autant plus cet étonnement que
la réalité décrite est banale, ordinaire (des rochers, des prés, des villes et un
planteur de choux). De tels procédés marquent l’intention du narrateur de
créer un décalage entre une réalité et la façon dont il l’interprète et nous la
présente.
c Si le rôle du narrateur consiste par définition à nous raconter une histoire,
à nous faire croire à celle-ci en créant l’illusion romanesque, il est possible de
voir dans la façon dont Alcofribas Nasier nous relate ses aventures une intention comique visant à parodier et à caricaturer la fonction du narrateur. Au
lieu de faire provisoirement oublier aux lecteurs que l’histoire qu’il raconte
relève de l’imagination de son auteur, de jouer son rôle sans montrer qu’il ne
s’agit que d’un jeu entre lui et les lecteurs, Alcofribas Nasier, à l’inverse, utilise, de façon caricaturale, les procédés qui permettent au narrateur de faire
croire à son récit, telles les allégations de vérité, l’alternance des passages descriptifs et des passages de dialogues rapportés sur le mode direct. C’est ici que
réapparaît la tonalité parodique de l’extrait : le narrateur s’amuse autant à
parodier les traditionnels récits de voyage que la façon dont ils sont racontés.
Dès lors, l’effet visé est moins de nous faire croire à des histoires que de rire
de ceux qui, prenant leur jeu au sérieux, en racontent.
◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (pp. 244 à 251)
Examen des textes
a Les deux documents illustrent le thème du gigantisme en jouant sur la disproportion qui existe entre une réalité humaine ordinaire (des individus à
table dans le document 1 et un bateau dans le document 2) et le corps du
géant. Ni la bouche de Pantagruel ni l’aspect physique de Micromégas ne
contiennent en tant que tels des éléments fantastiques. Les proportions sont,
dans l’un et l’autre cas, respectées. Aussi, l’élément imaginaire et extraordinaire ne tient-il qu’à une mise en rapport : dans les deux illustrations, les
dimensions du corps de Micromégas et de la bouche de Pantagruel ne
paraissent démesurées qu’au contact, respectivement, d’un bateau et d’un
pélerin.
70
Pantagruel
z Comme dans le Candide, Voltaire joue sur le décalage entre les événements du récit et la façon dont ils sont vécus et exprimés par le personnage
ou le narrateur (il confond par exemple, les « paroles sacramentales » et celles de
l’amour). Un tel décalage laisse place à l’ironie : « qui ne fut étranglé qu’un mois
après » (l. 6), « c’était l’homme le plus pieux […] c’est vrai qu’il avait égorgé un de ses
frères […] » (l. 25-26), « J’avais vu tout ce qu’il y a de beau, de bon et d’admirable
sur la terre » (l. 35). Tout au long de l’extrait, le narrateur a l’air de ne pas
s’étonner de ce qui lui arrive, comme si le fait d’être emprisonné, fouetté ou
même empalé pour des raisons absurdes était chose normale. Si bien qu’au
lieu d’être pathétique, comme l’on pourrait s’y attendre, la tonalité de ce
texte est comique.
e Comme dans le Candide, le récit de Voltaire est l’occasion d’une critique,
d’une satire. Le narrateur part explorer le monde, en quête d’un paradis terrestre, pour découvrir finalement que l’injustice, l’intolérance n’ont pas de
frontières et s’illustrent de façon tout aussi absurde et irrationnelle en
Europe qu’aux quatre coins du globe. En tant que philosophe des Lumières,
Voltaire, dénonçant les institutions religieuses et politiques, prône un retour
à la raison sans la sagesse de laquelle ni la paix, ni la justice, ni la liberté ne
sont possibles.
r Dans cet extrait, les marques de la description sont : l’emploi de termes
relatifs à la perception (« deux fort grands animaux », l. 7 ; « discerner », l. 8 ; « je
connus qu’ils avaient la taille, la figure et le visage », l. 8-9 ; « la plupart d’entre eux
ont douze coudées de longueur », l. 19) ; l’utilisation de l’imparfait de l’indicatif
(« ils avaient la taille, la figure […] », l. 8 ; « ils élevaient des huées si furieuses », l. 11).
Le narrateur s’exprime à la première personne du singulier et constitue le
personnage de l’histoire qu’il raconte au passé. Son point de vue s’exprime
dans l’emploi des verbes servant à exprimer son jugement (« je connus qu’ils
avaient […] », l. 8 ; « je croyais quasi être devenu monstre », l. 12 ; « je reconnus que
c’étaient des hommes », l. 16-17), son étonnement (« Je restai bien surpris », l. 1 ; « je
fus bien étonné », l. 15 et l. 32). Son point de vue s’exprime également dans les
digressions où le narrateur fait part de ses souvenirs (« cette aventure me fit souvenir de ce que jadis j’avais ouï conter à ma nourrice […] », l. 9-10) et de ses
réflexions (« rêvant depuis sur ce sujet, j’ai songé que cette situation de corps n’était
point trop extravagante […] », l. 22-23).
t Le traitement que les habitants de la Lune réservent au narrateur, jugeant
que, ne leur ressemblant pas, il ne saurait être un homme mais un animal, res71
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
semble en revanche au traitement que les hommes, les habitants de la Terre,
réservent à ceux qui, selon eux, ne sont pas leurs égaux.Ainsi, le monde de la
Lune, loin d’être une utopie, offre le même spectacle que le nôtre comme
l’illustre la présence de « bourgeois », de « bateleur », d’« échevins ». La fiction est ici
l’occasion, comme dans les contes philosophiques de Voltaire, de critiquer par
un effet de miroir la réalité.
y Le champ lexical relatif au pourrissement, à la décomposition, à l’étouffement donne à l’atmosphère décrite un caractère morbide : « les rares énergies
qui échappaient au paludisme […] se consumaient » (l. 2-3) ; « beaucoup de colons
finissaient par en crever sur place, empoisonnés d’eux-mêmes » (l. 4-5) ; « accaparée
[…] par les moustiques en essaims » (l. 13) ; « les termites […], occupés qu’ils sont
éternellement les immondes, à vous bouffer […] » (l. 17-18).
La dimension orale du style de Céline se manifeste dans l’emploi de termes
et de tournures familiers (« de plus en plus vache », l. 2 ; « en crever sur place », l. 5 ;
« Elles sont en ébullition les couleurs et les choses », l. 7-8 ; « Faut faire attention »,
l. 10 ; « à vous bouffer », l. 18).
u Plutôt que de se réjouir et de s’étonner des éléments exotiques du paysage, le narrateur souligne son aspect sordide, comparable à « une petite métropole » (l. 23) telle que la Garenne-Bezons. La particularité de l’endroit tient à
son atmosphère malsaine qui rend les choses aussi malades que les hommes
(l. 11), et à la quantité de moustiques.Tout y semble condamné : Fort-Giono
est une ville où l’on « échoue » (l. 20) et où l’on « crève sur place » (l. 5). La seule
occupation possible est, tant bien que mal, de s’efforcer d’y survivre.
Travaux d’écriture
Question préliminaire
Dans chacun des textes et des documents présentés, nous assistons, selon des
procédés différents, à la même inversion : là où l’on s’attend à découvrir un
monde – qu’il soit imaginaire ou réel – nouveau, merveilleux, exotique, les
auteurs nous présentent un monde comparable au nôtre et parfaitement
ordinaire. S’il permet de relativiser les points de vue, comme l’illustre, dans le
texte de Rabelais, le dialogue entre le narrateur et le planteur de choux, un
tel retournement donne en plus l’occasion aux auteurs de s’appuyer sur la
fiction pour critiquer la société des hommes : ainsi,Voltaire non seulement
montre de l’ironie envers ceux qui croient naïvement en l’existence d’un
paradis terrestre mais dresse, de plus, un portrait satirique du tyran. De même,
72
Pantagruel
dans l’extrait de Cyrano de Bergerac, le narrateur découvre, mais à ses
dépens, que le monde de la Lune n’est pas si nouveau qu’il l’espérait. Enfin,
prenant à contre-pied le thème de l’exotisme, Céline nous montre l’envers
du décor : la colonisation des soi-disant nouveaux mondes conduit à les
contaminer des mêmes maux que ceux dont souffraient les anciens.
Commentaire
1. Des tropiques à la Garenne-Bezons : un voyage échoué en colonie
A. L’attention portée au minuscule, source de multiplicité
– Le récit de voyage se compose ici de passages descriptifs (verbes à l’imparfait, verbes de perceptions…), ponctués de passages où s’exprime le point de
vue du narrateur (« difficile de regarder », « faut faire attention »).
– L’attention portée au petit, au minuscule illustre la découverte d’une réalité
étrangère : « ébullitions », « tant de reflets divers », « petite boîte de sardines ».
– Ce nouveau monde est celui de la multiplicité, un monde où les choses
surgissent et fourmillent de façon inquiétante (des moustiques « par billions »).
B. Le voyageur en péril
– Les animaux personnifient le danger d’un voyage transformé en colonisation : on relève les termes « accaparer », « écumoire » (qui ici peut revêtir le
double sens de moustiquaire et de vieille écumoire), « scorpions », « termites »,
« bouffer ».
– Le danger s’exprime par un idiolecte argotique (« écumoire », « bouffer »), qui
au sein de la belle langue, met en scène le danger ; la présence de différents
niveaux de langue est source de dramatisation, celle-ci étant accentuée par de
nombreuses figures d’insistance (« de plus en plus vache », « rares énergies »…).
– Le champ lexical de la décomposition, de la déliquescence : « paludisme », « se
consumaient », « ébullition » des choses et des couleurs…
C. La dénonciation du colon
– Le colon est uniquement décrit d’après ses habitudes routinières, telles que
l’apéritif.
– Les larves, les termites, les moustiques ne sont que la métaphore des colons,
occupés qu’ils sont à « bouffer » le pays (les colons sont directement comparés
aux scorpions).
– On peut évoquer ici l’ironie du narrateur, présente à travers certaines
expressions (« certains habitués ») ou encore dans l’anecdote qui concerne l’introduction de la glace aux colonies.
73
RÉPONSES
AUX QUESTIONS
2. Un genre de récit atypique
A. Efficacité d’un compte rendu
– Les procédés présents dans l’extrait donnent à celui-ci un air de compte
rendu militaire. On remarquera la présence des asyndètes dans le premier
paragraphe : des phrases courtes sans coordination, avec des formules impersonnelles qui effacent le « je » du témoin, de même que les verbes à l’infinitif :
« il est difficile », « faut faire attention », « il n’y a pas »…
– Le troisième paragraphe débute à la manière d’un roman du XIXe siècle par
l’évocation de la ville de Fort-Giono ; mais, d’entrée de jeu, cette neutralité
descriptive apparente est minée par l’évocation des termites.
B. Psycho-géographie du récit de colon
– Ce texte constitue une parodie des récits de voyage, des romans exotiques :
l’exotisme attendu du paysage n’apparaît plus que comme un détail perdu au
milieu d’un univers on ne peut plus banal (« de banques, de bordels, de cafés
[…] ») ; il n’y a d’extraordinaire qu’un ordinaire poussé à l’extrême.
– Cet extrait constitue également une parodie de l’épopée : l’« accident » n’est
en fait qu’une simple boîte de sardines ; le terme « échoué » est employé sans
que l’on sache parfaitement de quel naufrage il s’agit ; la perte des colonies
s’explique étrangement par l’introduction de la glace ; résister aux assauts des
insectes « devient une œuvre authentique de préservation ».
C. Le comique et la satire
– La variété des registres de langue, les figures d’exagération, les effets de dramatisation, le ton parodique, l’absurde (expliquer la perte des colonies par
l’introduction de la glace) sont des éléments constitutifs du comique.
– L’extrait formule implicitement une critique féroce à l’encontre de la colonisation : elle consiste, selon l’auteur, à exporter ailleurs la même banalité,
le même état d’ennui, la même misère qu’en métropole (Fort-Giono est
comparée à la Garenne-Bezons), comme le montre l’attitude du colonisateur
décrit dans ce texte. Les éléments exotiques (le climat, les insectes) servent au
narrateur à dramatiser un tel processus de banalisation.
Dissertation
Nous pourrons traiter le sujet de la façon suivante :
1. Le poète-conquérant
A. Le poète, chercheur d’inconnu
– La phrase de Céline invite à mettre l’accent sur le parallèle entre le poète et
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Pantagruel
l’explorateur : on pense à la phrase de Baudelaire à la fin des Fleurs du mal :
« plonger au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ». L’écriture devient une
Invitation au voyage.
– L’expérience de poètes comme Nerval ou Rimbaud peut constituer un bon
exemple de ce travail de l’écrivain ; ils définissent l’un et l’autre le poète
comme un élu, celui qui a accès à un monde interdit au commun des mortels.
B. Une conception exigeante de l’écriture
Dès l’Antiquité, Platon définissait le poète comme « un enthousiaste », à travers lequel parle une voix qui n’est pas celle de la raison ; de fait, la phrase de
Céline assigne une mission à l’écrivain qui s’oppose à une littérature de circonstance, voire à cette conception des auteurs réalistes pour lesquels l’écrivain est d’abord un simple observateur des mœurs de la société.
C. L’écriture comme aventure intérieure
La phrase de Céline invite à mettre l’accent sur une individualité et sur le
travail que fait l’écrivain sur lui-même ; on peut prendre l’exemple de la
Recherche du temps perdu pour illustrer cette aventure intérieure qui conduit
l’écrivain vers l’essence de sa vocation : le voyage imaginaire se fait dans le
temps qui est celui du récit.
2. L’œuvre comme dialogue entre le monde et un créateur
A. La littérature de voyage
On peut citer les exemples de nombreux récits de voyage pour montrer à
quel point la rencontre de l’étranger joue parfois un rôle essentiel dans la
genèse d’une œuvre ; depuis les voyages en Italie de Stendhal jusqu’aux
impressions d’Orient de Nerval, on retrouve, sous une forme différente, cette
confrontation avec l’inconnu dans leurs œuvres postérieures ; le voyage imaginaire de l’écrivain s’enrichit de cette confrontation au monde.
B. Les impasses de l’aventure intérieure
L’exemple de l’aventure mallarméenne illustre assez bien de quelle façon une
poésie entièrement centrée sur une aventure intérieure finit par aboutir à
une page blanche.
C. Les contraintes de la réception
L’œuvre n’existe que dans la rencontre avec un lecteur, et tout écrivain doit
garder présent à l’esprit que ce lecteur se définit par des codes sociaux, par un
langage ; pour avoir accès au voyage imaginaire de l’écrivain, il doit nécessairement retrouver dans l’œuvre une familiarité minimale avec sa propre
existence.
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RÉPONSES
AUX QUESTIONS
3. Un voyage intérieur qui ne trouve son accomplissement que dans
le livre
A. L’écriture comme tête-à-tête de l’écrivain avec le langage
On ne saurait aller à l’encontre de la définition de Céline ; l’œuvre est
d’abord un voyage imaginaire ; mais elle n’est pas que cela ; elle doit trouver
sa matérialisation dans le langage ; l’écriture est aussi cette confrontation de
l’écrivain au problème du langage ; on peut citer le soin qu’apportait Flaubert
à chaque phrase de ses romans qu’il soumettait à l’épreuve du « gueuloir ».
B. Les contraintes d’une forme
Le voyage imaginaire et intérieur, lorsqu’il donne lieu à un récit littéraire,
obéit aux contraintes des genres littéraires. Exemple : le voyage imaginaire
qui, chez Cyrano de Bergerac ou Voltaire, prend la forme du conte philosophique. De même, dans la littérature chevaleresque du Moyen Âge, les récits
de voyage suivent le schéma et les procédés de l’épopée.
C. L’œuvre tue
L’œuvre tue consacre l’échec de l’écrivain ; en cela la définition de Céline est
imparfaite : l’écrivain pour aller au bout de sa vocation doit rencontrer un lecteur, et cela passe par les contraintes d’une écriture qui font précisément, pour
reprendre le terme qu’utilise Céline, la force d’une œuvre littéraire. Exemple :
le voyage d’Alcofribas Nasier dans la bouche de Pantagruel ne prend son sens
que si l’on reste attentif à la tournure parodique du style rabelaisien.
Sujet d’invention
On attend de l’élève qu’il sache réutiliser les procédés spécifiques de la description, qu’il s’agisse de décrire un paysage ou qu’il s’agisse de décrire un
personnage, et les intégrer au sein d’un récit.
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BIBLIOGRAPHIE
COMPLÉMENTAIRE
– R. Antonioli, La Médecine dans la vie et l'œuvre de F. Rabelais, « Études rabelaisiennes », XII, Éditons Droz, 1976.
– G. Defaux, Marot, Rabelais, Montaigne. L'écriture comme présence, Paris, 1987.
– L. Febvre, Le Problème de l'incroyance au
Paris, 1942.
XVIe
siècle. La religion de Rabelais,
– E. Gilson, Rabelais franciscain, Paris, 1924.
– A. Lefranc, Rabelais, Paris, 1953.
– À signaler, la revue « Études rabelaisiennes », Éditons Droz (parution irrégulière depuis 1956).
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