Du sens commun à la réflexion critique
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Du sens commun à la réflexion critique
http://www.laicite-laligue.org - Thèmes, sciences et cultures (Extrait de la laïcité et la science de Jean Rosmorduc) II. DU «SENS COMMUN» A LA REFLEXION CRITIQUE Gimpel écrit aussi : «Pour prévoir ce qui arriverait aux Etats-Unis dans leur période de déclin, j'introduisis un autre parallèle : celui de la France à la fin du XIXe et au XXe siècle, période déclinante et antitechnologique qui freina l'expansion industrielle. Les représentants de la contre-culture française du XIXe siècle, comme ceux de l'Amérique contemporaine, dénoncèrent l'esprit matérialiste de la classe dirigeante et les dangers de la mécanisation et de l'industrialisation. Ils rejetèrent la raison et se tournèrent vers le mysticisme*, le passé, et pour certains, vers la drogue. Ils rêvaient du retour à la nature.» (85) (* souligné par nous, J.R.) Il y aurait, notamment aujourd'hui, beaucoup à dire sur ceux qui sont pour une large part les promoteurs de cette «contre-culture» et sur leurs rapports avec la classe dirigeante qu'ils feignent de dénoncer. Nous y reviendrons. Pour l'instant, je voudrais examiner le rapport entre le progrès scientifique et l'évolution vers le rationalisme, un rationalisme qui, lui aussi, est historiquement daté et dépend de l'époque dans laquelle il se situe. Traçant un rapide tableau des étapes d e l'histoire des sciences, Paul Langevin déclarait qu'«une étape vieillissante finit en mystique» (86). Ce qui rejoint l'affirmation sus-mentionnée de Gimpel. A l'inverse, une étape commençante est marquée de rationalité. C'est ce que montre l'histoire de la pensée scientifique. Petite histoire de la démarche intellectuelle des scientifiques «La science», écrit A. Rey, «ne commence qu'avec l'élimination, la tentative nette d 'élimination du caractère religieux et mythique de certaines représentations des choses ou du monde.» (87) C'est être un peu trop catégorique et l'auteur, d'ailleurs, nuance plus loin cette affirmation. Il est néanmoins vrai que ce qui constitue la science - ou les éléments pré-scientifiques - des peuples primitifs, des Égyptiens..., est davantage un catalogue d'observations, de recettes..., qu'un ensemble coordonné et réfléchi. Ce n'est même pas un empirisme codifié et érigé en pseudo-théorie (88). Et, quand l'explication d'un fait ou d'un phénomène est envisagé, elle ne peut l'être que dans le cadre d'une mentalité qui relève de ce que certains auteurs nomment «la pensée (85) Ibid.,p. 237. (86) P. Langevin, op. cit. note (15), p. 25. (87) A. Rey, «La science orientale avant les Grecs» (Paris, 1942, p. 32). (88) Comme le sera, par exemple, la méthode des «équivalents» que certains chimistes du XIXe siècle essayeront d'opposer à la théorie atomique. magique» (89). C'est dire que l'explication - ou plutôt sa tentative - relève des mythes, de la religion. Pour les Égyptiens, par exemple, la lumière est une des incarnations de la déesse Maât, fille de Rê (90). Et il ne peut pas en être autrement : ne disposant pas des moyens intellectuels nécessaires à une analyse tant soit peu rationnelle, les hommes de ce temps ont obligatoirement recours à la religion. Ce qui est tout de même l'indice de l'existence d'une interrogation. On ne peut donc pas raisonnablement parler de méthode scientifique à cette époque. Est-il besoin d'ajouter que toutes les élucubrations actuellement répandues - ce qui n'est pas innocent, tant s'en faut - par les «mass-média», diverses collections publiées par de grands éditeurs, sur les «secrets perdus des civilisations antiques», et autres «mystères de la Grande Pyramide», ne reposent sur aucun élément sérieux (91). La constatation vaut pour la Grèce archaïque. Si les poèmes d'Homère donnent de multiples indications sur les connais sances techniques et scientifiques des Grecs du XIIIe au VIIIe siècle (av. J.C.), ils montrent aussi que l'approche intellectuelle reste la même que celle des siècles passés (92). Elle ne vaut plus pour la Grèce «classique». J'ai déjà brièvement évoqué al question plus haut, mais elle mérite qu'on y revienne. J.P. Vemant écrit au sujet de l'astronomie grecque qu'elle «... marque dès l'origine une rupture radicale. En premier lieu, elle apparaît détachée de toute religion astrale. Les «physiciens» d'Ionie - un Thaïes, un Anaximandre, un Anaximène - se proposent dans leurs écrits cosmologiques de présenter une «théôria», c'est-à-dire une vision, une conception générale qui rende le monde explicable sans aucune préoccupation d'ordre religieux, sans la moindre référence à des divinités ou à des pratiques rituelles ? Au contraire les «physiciens» ont conscience de prendre en beaucoup de points le contrepied de croyances religieuses traditionnelles. «Nous nous trouvons donc en présence d'un savoir qui d'emblée se rattache à un idéal d'intelligibilité*. Les Ioniens font preuve sur ce plan d'une extraordinaire audace. Ce qu'ils veulent, c'est que tout homme puisse comprendre à l'aide d'exemples simples, souvent empruntés à la vie quotidienne et aux pratiques les plus familières, comment le monde s'est constitué à l'origine. Par exemple, ils expliqueront la formation du monde par l'image d'un crible que l'on agite ou par (89) Voir : A. Rey, op. cit. note (87), p. 41-50. (90) Voir : C. Desroches-Noblecourt, «Toutankhamon» (Paris, 1965, p. 96). (91) Voir à ce propos l'excellent livre de l'archéologue J.P. Adam, «Les impostures de l'Archéologie» (Paris, 1975). (92) Voir: C.Mugler, «Les origines de la science grecque chez Homère Paris, 1963). http://www.laicite-laligue.org - Thèmes, sciences et cultures (Extrait de la laïcité et la science de Jean Rosmorduc) celle d'une eau boueuse qui tourne dans un récipient, les parties les plus lourdes restant au centre, les plus légères allant à la circonférence. Il y a chez eux un effort pour rendre raison de l'ordonnance de l'univers d'une façon positive et rationnelle*.» (93) (* souligné par nous, J. R.) Le même raisonnement s'applique à nombre de questions sur lesquelles les philosophes hellènes se sont penchés. Mais il faut bien réaliser que cette mutation intellectuelle (94) a des limites, qui sont celles du temps où elle s'accomplit. Cette volonté de rationalité s'accomplit grâce aux moyens théoriques et matériels qui sont ceux que possèdent les Grecs du VI e au IVe siècle av. J.C. On peut parler, je crois, sans abus de langage de «rationalisme», mais à condition de le situer dans le cadre de la mentalité de son époque, de ne pas vouloir l'identifier à ce que ce concept signifie aujourd'hui pour nous. Le langage reste souvent marqué par la religion. Par exemple Empédocle, émettant l'idée que la Matière s'est formée à partir des quatre «éléments premiers» (la Terre, l'Eau, l'Air et le Feu), l'exprime ainsi : «Apprends d'abord les quatre racines de toutes choses : Zeus qui brille, Héra vivifiante, Aidôneus et Nestis qui alimentent la source des larmes pour les mortels.» (95) Certaines explications, ou identifications, nous paraissent enfantines, voire totalement farfelues. Par exemple, par analogie avec le toucher, l'on pense que l'œil émet un «rayon visuel» qui, comme le fait le doigt, va en quelque sorte palper l'objet vu. L'idée, qui figure déjà dans Homère, est également attribuée à Empédocle. Les Pythagoriciens pensent que la vue est due à la rencontre du «rayon visuel» et de la lumière émise par l'objet, hypothèse que défend aussi Platon. Démocrite et Epicure avancent qu'elle est due au transport de «simulacres» de l'objet vers l'œil. Mais la thèse dominante est celle des pythagoriciens. Elle figure toujours chez des savants - réputés comme tels, et non comme philosophes - postérieurs : Euclide, Claude Ptolémée..., et ne sera définitivement rejetée que par l'opticien irakien Ibn al Haytham au XIe siècle de notre ère (96). Le modèle achevé - selon moi, du moins - de la méthode des savants de la Grèce classique figure chez Aristote. Quelle est sa démarche ? «A la base de la doctrine péripatéticienne, se trouve l'affirmation du rôle dévolu à la sensation comme source première du savoir. Sans trahir la pensée du philosophe, on peut parler alors de connaissance immédiate...», écrit L. Bourgey qui poursuit '.^Celle-ci*... tendra trop souvent à donner à l'apparence sensible grossièrement interprétée la valeur d'une véritable preuve expérimentale ... La physique générale repose sur des affirmations arbitraires (les quatre éléments, les lieux naturels), fruit d'une expérience grossière, inspirée du sens commun et étrangère à tout esprit critique...» (97) (*la physique d'Aristote.) Pour un phénomène donné, la plupart du temps une constatation unique suffît. Le témoignage, aussi, est parfois retenu comme preuve de la réalité (93) J.P. Vernant, «Mythe et pensée chez les Grecs» (rééd., Paris, 1971, p.173. (94)Ibib.,p. 176. (95) Cité par J. Voilquin, «Les penseurs grecs avant Socrate» (Paris, 1964p. 122). (96) Voir: L. Robin, «La pensée grecque et les origines de l'esprit scientifique» (rééd., Paris, 1973). (97) L. Bourgey, «Observation et expérience chez Aristote» (Paris, 19SS,p. 143). d'un fait pour développer une démonstration (98). Dans l'étude de la physique, qui est la science de la Nature, Aristote considère que la rigueur n'est pas nécessaire comme elle l'est en mathématiques (99). De la constatation sensorielle, on passe à la connaissance par l'induction. Ce qui veut dire que le philosophe généralise souvent à partir d'une seule observation ou, au mieux, d'un nombre très limité d'observations; que la théorie ainsi construite ne fera ensuite l'objet d'aucune vérification, d'aucune nouvelle confrontation avec la réalité; bien au contraire, elle servira ultérieurement à bâtir de nouveaux développements. Dans la mesure où, de plus, aucune évaluation quantitative n'intervient, la science d'Aristote renferme pêle-mêle nombre d'affirmations exactes, parfois même relevant d'un grand discernement et d'un sens de l'observation remarquablement développé, des développements très lointainement approximatifs et quelques-uns grossièrement erronés. D faut y ajouter l'usage fréquent du raisonnement par analogie. Cette méthode, que je viens de résumer ici très sommairement, est issue de la pratique de son temps : pratique sociale, technologique, religieuse... Certains de ses résultats ont été positifs, c'est à dire qu'ils ont contribué aux progrès de la connaissance. Par exemple, la tentative de donner une explication de la vision - et, partant, une certaine conception de la lumière -sur la base d'une analogie avec l'ouie et la propagation du son. Ce raisonnement, en l'occurrence, repris à partir de données scientifiques à la fin du XVIIe siècle par les physiciens français Pardiès et Ango, et le Hollandais Huygens, a donné naissance à une véritable théorie ondulatoire de la lumière. Le mathématicien et physicien allemand Euler s'en sert au XVIIIe siècle, l'Anglais T. Young au début du XIXe, et le Français A. Fresnel jusqu'en 1816 (100). Il ne faut toutefois pas en conclure que ce type de raisonnement est sans défaut. C'est, écrit, M. Bunge, une «arme à double tranchant» (101), valable pour une première approche, obstacle ensuite si l'on s'y tient strictement. L'existence de certaines similitudes ne doit pas, en effet, amener à conclure à l'identité de deux catégories de phénomènes. Sinon, après quelques succès, la démarche conduit rapidement à une impasse. Parmi les conclusions d'Aristote, d'autres, au contraire, sont fausses et nous parais sent aujourd'hui aberrantes. Témoin son opinion sur l'immo bilité de la Terre au centre du Monde. Les Grecs savaient, probablement depuis Pythagore (102), que notre planète est sphérique. Ils la pensaient, par contre, immobile. Et pour cause : la perception du mouvement terrestre n'est en rien immédiate. De plus, la situer au centre de l'Univers impliquait aussi une certaine conception de l'homme et de son rôle dans la nature. Une exception, toutefois : le pythagoricien Philolaos qui avait bâti un système cosmologique dans lequel la Terre tournait autour d'un feu central (qui n'était pas le soleil). (98) Voir, par exemple, les arguments invoqués pour «démontrer» l'imm uabilité du Ciel dans : Aristote, «Du Ciel» (texte grec et trad. fran., Paris, 1965, p. 9). (99) Aristote, «La métaphysique» (trad. fran., 1.1, Paris, 1962, p.l 18). (100) Voir notre article : «Est -il possible d'écrire l'histoire des théories sur la nature de la lumière» (CUIDE, Univ. Paris VI, n°15,janv. 80, p. 42-64). (101) M. Bunge : «Philosophe de la physique» (trad. fran., Paris, 1975, p. 137). (102) Voir : Th. Henri-Martin, «Hypothèse astronomique de Pythagore» (Rome, 1872) et «Histoire des hypothèses astronomiques grecques qui admettent la sphéricité de la Terre» (Paris, 1879). http://www.laicite-laligue.org - Thèmes, sciences et cultures (Extrait de la laïcité et la science de Jean Rosmorduc) Aristote argumente contre Philolaos et veut prouver l'immobilité de la planète. Son argument principal est le suivant : soit un homme debout et immobile ; il jette une pierre verticalement. Si la Terre se déplaçait, la pierre ne retomberait pas à son point de départ. En effet, pendant le temps où le projectile monte, puis descend, l'homme aurait accompagné le mouvement de la planète et la pierre retomberait donc, soit devant lui, soit derrière lui, suivant le cas. Or, il la reçoit dans la main. Donc, la Terre est immobile (103). La démonstration n'a rien d'absurde. Si, aujourd'hui, nous ne savions pas que la Terre se déplace, l'argument nous paraîtrait effectivement assez logique. La méthode aristotélicienne est donc, dans le cadre de la culture (au sens large) de son époque, une traduction très élaborée (et très intelligente) du raisonnement spontané, du «sens commun» - «L'accoutumance favorise la connaissance», écrit le Stagirite (104). Dans le cadre d'un système donné d'un certain «paradigme», pour reprendre le concept utilisé par Kuhn (105) - peut-être ; mais cette accoutumance gène l'innovation, le changement, constitue souvent un «obstacle épistémologique» et s'oppose à l'apprentissage scientifique plus qu'elle ne l'aide, comme l'a démontré G. Bachelard (106). Il ne serait pas exact d'affirmer que, Aristote disparu, la démarche des philosophes et des savants soit restée ensuite sans changement pendant toute la fin de l'Antiquité et la totalité du cours du Moyen Age. L'oeuvre d'Archimède, par exemple, marque, par rapport à celle du Stagirite, des différences importantes. Sa mécanique est encore, pour l'essentiel, jugée exacte tandis que celle d'Aristote est pratiquement totalement rejetée (107). Mais cette mécanique d'Archimède ne concerne que la statique, c'est-à-dire l'étude de l'équilibre des corps. La physique du mouvement - plus complexe, il est vrai - n'est pas concernée. Les travaux des mécaniciens d'Alexandrie apportent eux aussi des éléments d'évolution, notamment dans le domaine de la mécanique des fluides (108). En ce qui concerne le Moyen Age, d'autres indices de changements partiels se découvrent aussi chez de nombreux auteurs : divers savants musulmans (Al Battani, Ibn al Haytham, Al Biruni...) (109) ; Pierre de Maricourt, déjà cité ; R. Grosseteste, R. Bacon... (110). Le «fil conducteur» dominant, si l'on peut dire, reste néanmoins le «sens commun» aristotélicien, dogmatisé, qui plus est, par l'Église en Europe occidentale. Un exemple de cette permanence, dans le cadre de ce qui constitue tout de même une «contestation» d'un des enseignements d'Aristote : la «physique de l'impétus». Pour le philosophe grec, tout corps en mouvement subit l'action (103) Aristote, op. cit. note (98), p. 96-98. (104) Aristote, op. cit. note (99), 1.1, p. 117. (105) Voir : T.S. Kuhn, «La structure des révolutions scientifiques» (trad. fran-, Paris, 1972). (106) Voir : G. Bachelard, «La formation de l'esprit scientifique» (rééd., Paris, 1960). (107) A l'exception du caractère absolu de l'espace et du temps, que conservera la mécanique newtonienne et que rejettera, par contre, la mécanique relativiste. (108) Voir: B.Gille, «Les mécaniciens grecs» (Paris, 1980). (109) Voir : S. Hunke, «Le Soleil d'Allah brille sur l'Occident» (Paris, 1963). A. Miéli, «La science arabe et son rôle dans l'évolution scientifique mondiale» (rééd., Leiden, 1966). (110) Voir : A.C. Crombie, «Histoire des sciences de Saint Augustin à Galilée» (trad. fran., 2 t., Paris, 1959). d'un «moteur» (111). Quand cette action cesse, le mouvement s'interrompt (112). Pour expliquer celui d'un projectile - d'une pierre lancée par un individu, par exemple, Aristote suppose que l'action, initialement due au bras du lanceur, est conservée pendant un certain temps par l'air (113). A la fin de l'Antiquité, se développe la fabrication des machines de jet (catapultes, balistes...). En 678 de notre ère, les Byzantins utilisent un premier explosif - le «feu grégeois» -contre l'armée arabe qui assiège Constantinople. Dans le cours du Moyen Age, la technique des engins de jet continue à être améliorée, avant que les armes à feu fassent leur apparition au cours de la guerre de Cent Ans. Or, l'explication d'Aristote relative aux projectiles est contredite par la pratique courante des fabricants et utilisateurs des engins de jet, puis par celle des artificiers. Ils savent parfaitement que l'air, loin de conserver le mouvement, s'y oppose. Leur expérience est prise en compte par un physicien byzantin du VI e siècle, Jean Philopon, qui émet : «...l'idée qu'il reste dans le corps, après qu'on lui a imprimé le mouvement, une certaine vertu mouvante* qui se conserve pendant un certain temps.» (114) (* souligné par nous, J. R.) L'hypothèse est reprise et développée par un physicien français du XIVe siècle, Jean Buridan, recteur de l'université de Paris. Pour lui, le moteur, quand il agit sur le mobile, lui imprime un certain «impétus» (115). Celui-ci est d'autant plus grand que la vitesse occasionnée par l'action du moteur est importante. Quand le moteur cesse d'agir, c'est «l'impétus» qui assure le mouvement du projectile. «L'impétus» diminue toutefois, sous l'effet de la résistance de l'air et de la pesanteur ; il.... «finit par être vaincu et détruit à tel point que la gravité l'emporte sur lui, et désormais, meut la pierre vers son lieu naturel.» (116) (* souligné par nous, J.R.) Il s'agit bien là d'une révision de la mécanique d'Aristote. Mais elle ne porte que sur un point, lui-même inspiré par un raisonnement spontané, issu de l'empirisme des lanceurs de projectiles. La pratique s'est modifiée depuis le IVe av. J.C., le «sens commun» a donc lui aussi varié. Mais le comportement d'ensemble reste le même, et la plupart des idées d'Aristote celle du «lieu naturel» propre à chaque corps, par exemple sont conservées. La remise en cause véritable a lieu au cours de la Renaissance. Elle est déjà préparée par l'activité intellectuelle de la deuxième moitié du Moyen Age. Des penseurs comme Nicole Oresme et Nicolas de Cues, secouent la tutelle pesante de l'aristotélisme thomiste. La «physique de l'impétus» elle-même, malgré ses limites, suscite de nouvelles recherches, de nouveaux développement scientifiques. Les ingénieurs, du XIIe au XVe siècle, introduisant les calculs mathématiques dans leur travail, préparent déjà la mathématisation de la physique et de la technologie : Et le «climat intellectuel» général est, notons-le, favorable aux remises en cause. C'est l'époque des grands voyages, donc de la découverte de réalités jusqu'alors insoupçonnées ; c'est, dans le domaine littéraire, celle de l'humanisme ; dans celui de la religion, c'est le temps de la (111) Le concept de «moteur» dans la mécanique d'Aristote équivaut approximativement à celui de «force» dans la mécanique newtonienne. (112) Ce qui est contredit par le «principe d'inertie», dû à Galilée. (113) Aristote : op. cit . note (98), p. 114 et «Physique» (texte grec et trad. fran., 1.1, Paris, 1961, p.140). (114) Cité par B. Kouznetzov,«Galilée» (Moscou, 1973, p. 42). (115) Le terme ne correspond à aucun concept de la physique classique. La traduction française la plus satisfaisante serait «élan». (116) cité par R. Dugas, «Histoire de la mécanique» (Neuchâtel, 1950, p. 49-50). http://www.laicite-laligue.org - Thèmes, sciences et cultures (Extrait de la laïcité et la science de Jean Rosmorduc) Réforme... Le reflet de ce bouillonnement apparaît très clairement dans les «Carnets» de Léonard de Vinci. Ecrivant. «l'expérience a été la maîtresse de ceux qui ont bien écrit et c'est elle qu'en tout cas j'alléguerai pour maîtresse» (117), il préfigure le recours systématique à la pratique expérimentale ; de même dans cette phrase : «Avant défaire de ce cas une règle générale, expérimente le deux ou trois fois, et regarde si les expériences produisent les mêmes effets» (118) ; proclamant : «Beaucoup penseront qu'ils peuvent raisonnablement me blâmer, en alléguant que mes preuves vont contre l'autorité de quelques hommes tenus en grande révérence par leurs jugement sans contrôle, ne considérant pas que mes idées sont nées de la pure et simple expérience qui est la vraie maîtresse» (119), il manifeste son rejet du principe d'autorité ; affirmant : «Aucune investigation humaine ne se peut appeler vraie science, si elle ne passe pas par les démonstrations mathématiques» (120), il amorce l'utilisation généralisée des mathématiques. Pour la plupart des historiens des sciences, l'acte décisif de ce changement qualitatif de la pensée scientifique est la publication, en 1543, de l'ouvrage de Copemic : «De Revolutionibus orbium coelestium» (121). Le «modèle géocentrique» de l'Univers avait été pendant des siècles - à partir d'Eudoxe, chez Aristote, Ptolémée... et tous les astronomes du Moyen-Age - progressivement compliqué pour essayer de rendre compte des contradictions successives entre le système proposé et les observations astronomiques qui s'accumulaient. Copernic choisit, non de poursuivre dans cette voie, mais d'en bouleverser les fondements en proposant un système héliocentrique : La Terre, centre d'un Monde fait par Dieu pour l'homme, devient de ce fait une planète comme les autres. Observateur minutieux, mais aussi créateur des outils mathématiques nécessaires à l'établissement de son système, est ce novateur qui ne fut, selon J.C. Pecker, «... ni ce révolutionnaire agressif, ni non plus ce «chanoine craintif» que l'histoire des sciences associe dans ses imageries contradictoires : ce fut un chercheur moderne, pleinement digne de ce nom, et dont on doit saluer les hésitations, les retours, les scrupules, comme typiques de cette démarche, qui, enfin, allait de la foi à la science...» (122) Certes, la démarche de Copemic reste largement marquée par l'aristotélisme. Mais, allant à rencontre d'un enseignement diffusé depuis des siècles et érigé en dogme par l'Eglise même dont il est un des clercs, il fait acte scientifique, au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Même, d'ailleurs, si ses motivations ne se réduisent pas seulement à cette rupture, même si elles sont plus complexes (et elles le sont certainement) et pour une part incompréhensible - comme nous le rappelions plus haut -à notre esprit du XXe siècle. Et, comme le fait remarquer (117) cité par G. Séailles, «Léonard de Vinci (1452 - 1519) - L'artiste et le savant» (Paris, 1892, p. 179). (118)Ibib.,p. 198. (119)Ibib.,p.l89. (120)Ibib.,p. 200. (121) A signer, la même année, de l'ouvrage du médecin Belge André Vésale : «De humani corporis fabrica» dont l'importance, pour l'anato-mie humaine, est comparable à celle du livre de Copemic pour l'astronomie. (122) J.C. Pecker, «Nicolas Copemic entre la prudence et la révolution» («le Ciel et Nous - Copemic (1473 - 1973)», n°spécial de la revue «Europe», mars 1973, n 527, p. 37 - 38). (123) M.A. Tonnelat, «L'Influence de Copemic sur l'évolution de la philosophie des sciences» (ibib., p. 67 - 68). M.A.Tonnelat, sa théorie est «...une base de calculs dont les résultats devront être confrontés avec l'expérience»(123). L'ouvrage de Copemic est le premier élément - mais un élément décisif - d'un mouvement qui, en moins d'une centaine d'années, bouleverse la pensée scientifique. L'acteur principal de cette transformation est Galilée. Nous avons évoqué l'argument d'Aristote relatif au mouvement de la Terre. Copernic y répond partiellement, son raisonnement étant complété ultérieurement par Giordano Bruno, puis par Galilée lui-même dans son «Dialogue sur les deux grands systèmes du Monde» qui, publié en 1632, lui vaut son procès et sa condamnation. Mais cette réponse, pour être parfaitement satisfaisante, exige que l'on bâtisse aussi une nouvelle mécanique. Celle d'Aristote reposant sur un «sens commun» qui, à bien des égards, est resté le même, celle de Galilée ne peut être édifiée qu'à partir d'une forme différente de raisonnement. D n'y a évidemment, dans ce processus, aucun déterminisme mécanique, procédant automatiquement hors du temps. Trois siècles avant notre ère, à Alexandrie, Aristarque de Samos avait, lui aussi, affirmé que la Terre tourne autour du Soleil. L'hypothèse est restée sans lendemain. Parce-qu'elle ne reposait pas, comme chez Copernic, sur un ensemble de calculs? Peut-être, en partie du moins. Mais le système de Ptolémée avait, autant que celui de Copernic, des bases mathématiques crédibles. Parce que le système de Copernic a rapidement été vérifié ? D l'a été, il est vrai, en partie, dans certaines de ses conséquences, surtout après les travaux de Tycho Brahé (qui demeurait cependant partisan du géocentrisme), de Kepler, et grâce à l'utilisation de la lunette astronomique par Galilée à partir de 1609. Parce que, précédemment, la «physique del'impétus» avait permis, fut-ce sur des bases fausses, à la mécanique d'accomplir des progrès réels ? En partie, sûrement. Parce que Kyeser, Fontana, Léonard de Vinci, etc..., au cours de la Renaissance, après Villard de Honnecourt et quelques autres au XIIIe siècle, avaient créé, entre la «science pure» et la technique, les mathématiques et la pratique, des liens que l'École d'Alexandrie avait seulement ébauchés (124) ? La réponse est, ici, à nouveau positive. Parce que Simon Stevin, mathématicien hollandais contemporain de Galilée, a résolu lui aussi certains problèmes, et notamment établi la règle du parallélogramme des forces pour édifier la théorie du plan incliné ? Oui, certainement. Parce que les grands voyages autour du Monde, en démontrant l'inexactitude de la géographie de Ptolémée, avaient facilité l'interrogation relative à sa cosmologie ? Oui, bien sûr. Et aussi parce que l'imprimerie avait favorisé l'échange des idées et permis l'édition d'ouvrages scientifiques et techniques ; parce qu'il y avait eu Érasme, Rabelais, Montaigne et quelques autres ; parce que l'Église catholique, malgré son emprise toujours considérable, ne régnait plus sans partage, était dans une certaine mesure contestée ; parce qu'il y avait eu Botticelli, Michel-Ange, Raphaël... Toutes ces causes, qui constituent les composantes du «climat intellectuel» d'une époque, ont joué, en rapport avec l'évolution économique et sociale. Un de leurs «produits» est l'œuvre de Galilée. «Dans sa conception du monde et son style», écrit Kouznetsov, «tout grand penseur reflète son époque et son milieu. Mais il reflète aussi le passé et le futur, ainsi que les autres milieux sociaux et nationaux, dans lesquels ses idées se formèrent, résonnèrent ou subirent une évolution.» (125) (124) Voir : B. Gille, «Les Ingénieurs de la Renaissance» (Paris, 1964). (125) B. Kouznetsov, op. cit. note (114), p. 9. http://www.laicite-laligue.org - Thèmes, sciences et cultures (Extrait de la laïcité et la science de Jean Rosmorduc) Divers auteurs ont manifesté, à plusieurs reprises, leur désaccord avec le concept de «méthode scientifique». Il n'y aurait pas, selon eux, une mais des méthodes scientifiques. Il est certain qu'un problème mathématique ne s'analyse pas comme une question d'optique ; que des expériences répétées, possibles en physique, ne le sont plus obligatoirement dans certains secteurs de la biologie, à plus forte raison de l'astronomie ; que l'observation simple a gardé, dans certaines sciences, plus d'importance que dans d'autres, etc... Divers principes, toutefois, sont la propriété commune de toutes les sciences ; du moins des sciences expérimentales et d'observation, le cas des mathématiques présentant quelques particularités. Ces principes se retrouvent, à des degrés divers, dans la pratique scientifique de Galilée (126). «Quels sont donc les traits par lesquels la nouvelle méthode s'oppose à celle qu'on avait pratiquée jusque-là dans l'étude de la nature ? On peut les ramener à trois, dont aucun, par lui-même, n'est sans doute absolument nouveau, mais dont l'union intime fera l'originalité de la méthode expérimentale en physique : l'usage du raisonnement hypothético-déductif, le traitement mathématique de l'expérience, l'appel à l'expérimentation.» (127) J'ajouterai le rejet du principe d'autorité et, surtout, un élément que R. Blanche, excellent philosophe mais ignorant de la réalité du laboratoire, oubliait : la mesure. Car les savants, avant Galilée, ne mesuraient pas, ou alors de façon exceptionnelle. On pouvait tout au plus émettre un avis sur la plus ou moins grande intensité de tel ou tel phénomène ; on jugeait des qualités, on ne mesurait pas. Les marchands mesuraient : le poids des produits, la longueur des draps ; les propriétaires fonciers et les notaires mesuraient les surfaces des terrains ; les architectes mesuraient, même s'ils ne disposaient pas, pour contruire théâtres antiques et cathédrales médiévales, de cette «science secrète» que leurs attribuent généreusement des ouvrages ésotériques contemporains, mais seulement d'un empirisme soigneusement transmis. Mais le concept de mesure était ignoré des milieux savants. Galilée, lui, mesure ou essaye, tout au moins - et invente des appareils, des procédés pour ce faire. Un exemple : on jugeait, auparavant, du chaud et du froid, notions subjectives s'il en est. Galilée invente un thermoscope (128), et mesure les températures. Un autre exemple : depuis que les hommes s'interrogeaient sur la nature de la lumière, ils avaient, aussi, émis des hypothèses relatives à sa vitesse. D'aucuns l'estimaient infinie (c'est-à-dire la propagation instantanée), d'autres la décrétaient seulement très grande. Mais personne n'avait apparemment songé à la mesurer. Galilée, si. Compte tenu de la très grande valeur de ladite vitesse, sa méthode est inadaptée et il échoue. Il n'en conclut pas pour autant à l'instantanéité. Non ; il juge que la valeur en est très grande, trop grande pour les conditions de l'expérience. A la même époque, Descartes continue à la décréter infinie (129). (126) C. Bernard oppose Galilée et Torricelli, qui ont effectivement appliqué les principes de la méthode expérimentale, à F. Bacon qui a théorisé à leur propos, sans jamais expérimenter (voir : C. Bernard, «Introduction à l'étude de la médecine expérimentale», rééd. Paris, 1966). (127) R. Blanche, «La méthode expérimentale et la philosophie de la physique» (Paris, 1969, p. 13). (128) La description d'un instrument du même genre existe dans Héron d'Alexandrie. Mais, tout comme l'éolipyle, il semble qu'il soit resté sans postérité immédiate. Voir : M. Daumas, «Les instruments scientifiques aux XVIle et XVIIle siècles» (Paris, 1953). Je ne suis pas certain, d'ailleurs, que Blanche ait raison en affirmant que l'expérimentation est antérieure à Galilée. L'expérience, si. Même pendant l'Antiquité, il arrivait qu'un philosophe fasse occasionnellement une expérience. Mais l'expérimentation est bien autre chose ; c'est la pratique systématique de l'expérience, la volonté de vérifier en permanence par l'expérience les hypothèses émises, les théories développées. L'affirmation de sa nécessité existe, nous l'avons vu, chez Léonard de Vinci. La preuve de sa pratique effective, je ne la connais pas avant Galilée. A quelques variantes près, les principes essentiels qui sont ceux de la science moderne, sont là définis. Claude Bernard en a repris la formulation dans son «Introduction à l'étude de la Médecine expérimentale» (1865). Quelques éléments, quelques interrogations supplémentaires sont venus s'y ajouter. Notamment, l'idée de l'intervention possible de l'observateur, ainsi que des instruments et des méthodes de mesure, sur le phénomène étudié. D'un dogmatisme à un autre Schématiquement on peut considérer qu'un système de pensée est dogmatique s'il repose sur un certain nombre de points, considérés comme des vérités absolues, non dis cutables, sauf à la rigueur si la discussion doit conduire à admettre ces vérités. Une fois cela posé, l'ensemble ainsi reconnu a priori comme vrai n'est plus susceptible de révision, non plus d'ailleurs que les conséquences qui en découlent - ou semblent en découler - de manière plus ou moins logique. La pensée scientifique étant remise en cause permanente, le dogmatisme lui est - ou devrait lui être - totalement étranger. «La seule chose que nous ayons à faire ici,» écrit Claude Bernard, «c'est d'insister sur un précepte qui nous prémunira toujours l'esprit contre les causes innombrables d'erreurs qu 'on peut rencontrer dans l'application de la méthode expérimentale. «Ce précepte général, qui est une des bases de la méthode expérimentale, c'est le doute ; et il s'exprime en disant que la conclusion de notre raisonnement doit toujours rester dubitative quand le point de départ ou le principe n'est pas une vérité absolue. Or nous avons vu qu'il n'y a de vérité absolue que pour les principes mathématiques ; pour tous les phénomènes naturels, les principes desquels nous partons, de même que les conclusions auxquelles nous arrivons, ne représentent que des vérités relatives.» (130) Le dogmatisme n'est pas seulement un «péché de jeunesse» de l'humanité. D a encore - hélas ! - trop souvent cours de nos jours. Un de ses principes de base est celui d'autorité, celui-là même que rejetaient Léonard de Vinci et Galilée : autorité d'un penseur, d'un «livre saint» et de ceux qui en sont reconnus interprètes officiels, voire de la méthode scientifique appliquée à contresens. Mais le dogmatisme, contraire de l'esprit critique, est lui aussi un produit historique. (129) Voir : «Roemer et la vitesse de la lumière» (ouv. coll., Paris, 1978). La première mesure réussie est due à l'astronome danois Roemer, qui la fit en 1676 à l'Observatoire de Paris, à partir de l'observation des satellites de Jupiter. (130) C. Bernard, op. cit. note (126), p. 83-84. http://www.laicite-laligue.org - Thèmes, sciences et cultures (Extrait de la laïcité et la science de Jean Rosmorduc) L'Antiquité grecque n'en est pas exempte, tant s'en faut. Mais on peut se demander si cette démarche peut-être, à cette époque, évitable ; du moins, si elle aurait pu l'être totalement. Le philosophe, qui s'interroge sur la nature et désire apporter une explication de tel ou tel phénomène, n'est-il pas obligatoirement conduit, faute de moyens d'investigation suffisants, à affirmer, donc à agir de manière dogmatique ? Reprenons l'exemple d'Aristote réfutant l'idée d'un possible mouvement de la Terre. Aucun élément concret, en fait, ne plaide en faveur de ce mouvement. Dans le cadre des connaissances de son époque, c'est donc lui qui a scientifiquement raison contre Philolaos. Le dogmatisme se manifeste donc, non à ce stade de son raisonnement, mais ensuite, quand il considère comme intangible (pour l'essentiel, du moins) le modèle de l'Univers bâti à partir de sa démonstration. Ce «modèle» est, d'ailleurs, déjà fort complexe. Au centre de l'Univers est donc la Terre, sphérique et immobile. A la périphérie, est la sphère des «Étoiles fixes», elle aussi immobile. Dans l'intervalle sont «...cinquante-cinq coquilles cristallines constituées d'éther... Aristote doublait presque le nombre des sphères utilisées par les premiers mathématiciens, mais celles qu 'il ajoutait étaient mathématiquement superflues. Elles avaient pour fonction de fournir les liaisons mécaniques nécessaires à maintenir en rotation tout l'ensemble des sphères concentriques ; elles transformaient le jeu complet des sphères en une gigantesque pièce d'horlogerie céleste*, entraînée par la sphère des étoiles. L'Univers étant plein, toutes les sphères étaient en contact, et le frottement des sphères les unes contre les autres servait de transmission à tout le système. La sphère des étoiles entraînait son plus proche voisin intérieur, lequel était la plus extérieure des sept coquilles, ou sphères homocentriques, qui déplaçaient Saturne...» (131) (* souligné par nous, J.R.) Ce «modèle», ultérieurement complété par Ptolémée, n'est ensuite plus révisé, du moins dans ses fondements. Les éléments existaient-ils qui auraient dû conduire à sa négation ? Ce n'est pas évident. Mais l'attitude dogmatique est tout de même à la base du raisonnement. On ne dit pas : «l'Univers est ainsi parce que tel et tel faits le démontrent...» ; on dit : «l'Univers est ainsi parce qu'Aristote a affirmé que telle est sa constitution». La démarche initiale d'Aristote elle-même est «évacuée» ; ce qui est considéré c'est l'autorité de sa parole. La pensée scientifique du Moyen Age - comme l'ensemble de la démarche intellectuelle de l'époque, d'ailleurs - est très profondément marquée par le dogmatisme. Non pas totalement, la règle souffrant - comme toutes les règles - des exceptions. Si la science arabe n'y a pas échappé, il n'en est tout de même pas le caractère dominant. L'Islam de l'époque est essentiellement la transcription religieuse et politique d'un mode de vie. La philosophie de la nature n'y occupe, en définitive, qu'une place restreinte, n en va autrement de la religion chrétienne, du moins dans la conception qui a été celle du Moyen Age occidental. Les paraboles, les images... contenues tant dans la Bible que dans les Évangiles ont été en effet considérées comme autant d'informations (131) T.S. Kuhn, «La Révolution copernicienne» (trad. fran., Paris, 1973, p. 91-92). La «sphère des étoiles», elle-même, a été mise en mouvement par le «premier moteur», c'est -à-dire par Dieu (voir Aristote : «Du Ciel»). objectives sur la formation de la Terre, sur l'homme, etc. (132). La compréhension qu'avait l'Église de ce temps de ces «informations» est dès lors devenue dogme catholique, non réfutable sous peine d'hérésie. Je reprends l'exemple du géocentrisme. Rien, apparemment, ne conduisait obligatoirement l'Église à intégrer ce système dans ses enseignements. Mais il faisait partie - du moins en ce qui concerne l'immo bilité de la Terre - de la croyance commune de l'époque. Et l'Église traduit aussi, d'une certaine manière, les opinions dominantes du moment. Par ailleurs, la position centrale de la Terre était liée à l'idée d'un Univers fait par Dieu pour l'homme, image de ce Dieu. Très influencée par le néoplatonisme pendant la première moitié du Moyen Age (cf. saint Augustin), l'Église adopte ensuite l'aristotélisme, après l'avoir un temps rejeté (133). D s'agit, il est vrai, non de la philosophie originelle du Stagirite mais de son interprétation par des théologiens et philosophes chrétiens (134). Le système géocentrique figure, de toutes façons, aussi bien chez Platon que chez Aristote. Une fois intégré dans le dogme, il est dès lors une vérité. On lui trouve même une justification dans les Écritures puisqu'il y est dit que Josué commanda au Soleil de s'arrêter. Or donc, si ledit prophète peut arrêter la course de l'astre, c'est donc que ce dernier se meut. Pour le théologien du Moyen Age cela prouve l'immobilité de la Terre. Une fois cela retenu et codifié, il ne restait aux astronomes, sauf à risquer le bûcher, qu'à se satisfaire - du moins officiellement du système de Ptolémée. Quand l'enseignement d'Aristote s'est petit à petit substitué au XIIIe siècle à celui de Platon et de ses lointains disciples, cela a constitué un progrès, du moins sur le plan scientifique. Deux siècles plus tard, ossifié par la scholastique, intégré complètement dans le dogme, il était au contraire devenu un obstacle à l'évolution. C'est pourquoi le mouvement des idées scientifiques, de la fin du XVe au cours du XVIIe siècle, s'est en grande partie fait contre Aristote, ou du moins contre son interprétation moyenâgeuse. Comme quoi une pensée, élément de progrès en son temps, peut, fossilisée quelques dix-neuf siècles plus tard parce-que maintenue pour l'essentiel dans son état initial et intégrée dans une religion révélée, devenir ensuite réactionnaire. «Le raisonnement expérimental est précisément l'inverse du raisonnement scolastique », écrit C. Bernard, «La scolastique veut toujours un point de départ fixe et indubitable, et ne p ouvant le trouver ni dans les choses extérieures, ni dans la raison, elle l'emprunte à une source irrationnelle* quelconque : telle qu 'une révélation, une tradition ou une autorité conventionnelle ou arbitraire.» (135) (* souligné par nous J.R.) Et c'est en invoquant - en partie, du moins - l'autorité d'Aristote que le tribunal inquisitorial, très fortement inspiré par les Jésuites qui sont longtemps restés attachés aux doctrines péripatéticiennes, a condamné Galilée en 1633 (136). (132) II est possible d'ailleurs - je ne suis pas à même d'en juger - que les rédacteurs de ces livres les aient pensées ainsi. (133) L'enseignement d'Aristote a été interdit à la Sorbonne en 1210. (134) Albert Le Grand et saint Thomas d'Aquin, essentiellement. (135) C. Bernard, op. cit. note (130), p. 84. (136) Voir : E. Namer, «L'affaire Galilée» (Paris, 197S). Texte de la sentence : «Nous Gasparre Borgia, du titre de Sainte Croix de Jérusalem... attendu que toi, Galilée, ...a été dénoncé depuis 1615 à ce Saint Office comme tenant pour vraie la fausse doctrine selon laquelle le http://www.laicite-laligue.org - Thèmes, sciences et cultures (Extrait de la laïcité et la science de Jean Rosmorduc) Se pose là le problème de la doctrine chrétienne en tant que telle, et de son influence sur l'histoire de la pensée scientifique. Les exemples précédents sont ceux d'effets négatifs. u en est d'autres. L'opposition de l'Église aux dissections humaines a véritablement bloqué les connaissances anatomiques en Occident, provoquant de ce fait un retard considérable par rapport à l'Empire islamique. Le «cas Buffon» a déjà été mentionné. Et chacun sait le refus opposé pendant des décennies à la reconnaissance de l'Évolution des êtres vivants, la longue opposition de la hiérarchie catholique à la publication des œuvres de Teilhard de Chardin, etc... Il n'en serait pas moins hâtif - et léger - de généraliser. Le problème est, en réalité, plus complexe. L'Église du haut Moyen Age a effectivement combattu tout ce qui pouvait ressembler à une tentative de connaissance rationnelle (pour l'époque) de la Nature. R. Latouche écrit à ce sujet : «... si le progrès matériel a été stagnant durant plusieurs siècles, si la curiosité scientifique ne s'est que lentement réveillée, le millénarisme a sa part de responsabilité dans cet immobilisme. En continuant à prédire la fin prochaine du monde, il a créé une atmosphère d'indifférence autour des sciences physiques et naturelles, promotrices du bien-être terrestre, dont on suspectait encore au Xe siècle l'inspiration diabolique.» (137) Mais, dans le même temps, ce sont des religieux comme l'évêque Isidore de Séville, comme Alcuin, qui ont maintenu vivants quelques restes des connaissances antiques ; c'est le moine Gerbert, ensuite Pape, qui a commencé à répandre le savoir acquis au contact des savants musulmans et juifs d'Espagne. Les monastères ont souvent été aussi des foyers d'un savoir sans doute aussi rationnel que le permettait l'époque. La philosophie aristotélicienne a été diffusée, dans les universités naissantes, par les clercs. A la stérilisation scolastique se sont opposés des religieux : Roger Bacon, Nicole Oresme, Nicolas de Cues, Copernic. En réalité, au Moyen Age, l'élaboration des idées passe pour l'essentiel, en Europe occidentale, par l'Église. Or, elles ont progressé au cours de cette période ; en partie contre l'idéologie diffusée par la hiérarchie, c'est vrai ; e mais en partie aussi avec sa participation. Au XVII siècle, alors même que les jésuites faisaient condamner Galilée, le religieux minime Marin Mersenne faisait publier en France ses livres, organisait chez lui des réunions scientifiques qui préfigurent la création de l'Académie des sciences. La «philosophie de la Nature» (ou «philosophie naturelle»), dominante chez les savants de la fin du XVIIe et du XVIIIe, est d'inspiration religieuse. L'un de ses tenants, en même temps l'un des plus grands savants de l'humanité, Newton, est non seulement croyant, mais véritablement mystique. On ne peut donc Soleil est au centre du monde et la Terre se meut d'un mouvement diurne ; - attendu que tu avais des disciples... - attendu qu'aux objections qui t'étaient présentées, tirées de la Sainte Écriture, tu répondais en interprétant cette Écriture à ta manière... Pour toutes ces raisons, ce Saint Tribunal ayant résolu de remédier au désordre et au danger qui croissaient au préjudice de la Sainte Foi..., les Théologiens qualifiés ont ainsi défini les deux propositions... La proposition que le So leil est au centre du monde et immobile d'un mouvement local est absurde, fausse en philosophie et formellement hérétique, parce qu'elle est expressément contraire à la Sainte Écriture. La proposition que la Terre n'est pas au centre du monde ni im mobile, mais qu'elle se meut d'un mouvement diurne est également absurde et fausse en philosophie et considérée en théologie au moins comme erronée devant la foi...» (op. cit., p. 220-225). (137) R. Latouche, «Les origines de l'économie occidentale» (rééd., Paris, 1970, p. 288 289). conclure, je pense, à un effet... «globalement négatif» de la pensée chrétienne dans ce domaine. Ce serait... dogmatiquement s'en tenir à la logique du blanc et du noir. «La vérité», écrit R. Latouche à un autre propos, «est qu'avec la complexité qui est le caractère de tous les phénomènes humains, il y a eu action et réactions.» (138) Certains diront : «Comme d'habitude, l'Église a toujours deux fers au feu. D'un côté, elle soutient l'idéologie dominante et s'oppose au mouvement ; d'un autre, elle tolère dans ses rangs des acteurs du progrès, pour les revendiquer ensuite quand le changement est devenu inévitable.» Cela a, sans doute, été souvent exact, et l'est encore. Mais l'explication ne se limite pas, je crois, à ce seul aspect - réel - des choses. D'autres opposeront l'organisation - «l'appareil», diront-ils peut-être - et les individus qui n'en font pas directement partie. Le cliché est souvent utilisé pour d'autres organisations, et d'autres propos, u est en partie exact ; toute organisation structurée tend, pour une part, à se perpétuer et à maintenir les idées à partir desquelles elle a été construite. Et le changement viendra parfois (il arrivera aussi qu'il vienne de la structure elle-même, ou d'individus en faisant partie) d'éléments extérieurs. Mais il ne se produira réellement, le plus souvent, que dans la mesure où l'organisation - ou toute autre structure du même type parallèle - se saisira de l'idée nouvelle et la fera fructifier. N'en déplaise à ceux qui «révent l'anarchie» - si tentante soit-elle souvent - l'organisation est fréquemment pesante, synonyme de frein, mais elle est nécessaire au progrès, en sciences comme dans d'autres domaines. Du moins, à ce qu'il me semble. L'histoire des sciences illustre cette thèse. J'insiste : «illustre», et non «prouve». Je voudrais citer aussi trois exemples de dogmatisme qui montrent que, si la pensée religieuse a souvent eu ce défaut, elle n'en a pas l'exclusivité. D s'agit du «cas Descartes», de la physique du XIXe siècle et de «l'affaire Lyssenko». Le rôle de Descartes dans l'évolution de la pensée scientifique est diversement jugé. La «coupure» entre ses partisans et ses adversaires passe, en ce qui concerne les scientifiques, entre les mathématiciens qui lui sont généralement favorables, et les physiciens qui le jugent souvent sévèrement. Il sera ici question de physique. D est certain que la justification par Descartes de la conservation de la quantité de mouvement grâce à un raisonnement métaphysique (la Nature conserve la quantité d'action que Dieu lui a communiquée à l'origine), ses affirmations - sans démonstrations - de l'inexistence du vide, de la propagation instantanée de la lumière, etc..., font paraître le philosophe plus proche de la démarche scolastique que de celle de la science de son époque. Les fondements de la pensée cartésienne, son opposition, avec les principes galiléens en cours d'élaboration et d'application, sont très clairement analysés dans un récent ouvrage de M. Namer : «Le beau roman de la physique cartésienne et la science exacte de Galilée» (139). L'auteur écrit notamment : «L'erreur la plus grave de Descartes est de n'avoir rien compris à la science expérimentale, bien qu'il soit au courant des découvertes de Galilée. Mais il les considérait comme dépourvues de toute valeur théorique. (138) Ibid.,p. 245. (139) Paris, 1979. http://www.laicite-laligue.org - Thèmes, sciences et cultures (Extrait de la laïcité et la science de Jean Rosmorduc) // n'avait que mépris pour des résultats qui ne se déduisaient pas d'une théorie mathématique. C'est ainsi, qu'au P.Mersenne, atteint d'une érésipèle, il demande de se ménager encore quelque temps, jusqu 'à ce qu 'il ait trouvé contre ce mal, «une médecine qui soit fondée en démonstrations infaillibles, qui est ce que je cherche maintenant.» Descartes, qui n'a pas su profiter de la leçon de Galilée, appartient encore au passé. Un des plus beaux traits de son anachronisme est de croire que l'expérience doit s'ajuster à la théorie abstraite et préalable, sous prétexte que les perceptions nous trompent et que la raison seule est capable de concevoir la réalité. Il déclare qu 'il ne reçoit point de principes en physique qui ne soient également reçus en mathématique, afin de pouvoir prouver par démonstrations tout ce qu 'il en déduira ; «et que ces principes suffisent, d'autant que tous les phénomènes de la nature peuvent être expliqués par leur moyen.» (Principes, iï,n°64) En vertu de telles déductions mathématiques, il prétend avoir déterminé d'avance, et sans expérimentation aucune, les résultats que Pascal avait obtenus après de laborieuses recherches. C'est sans doute, cette attitude si étrangère à la science expérimentale, qui conduit Pascal à écrire dans ses Pensées : «Descartes inutile et incertain.» (140) Le philosophe français n'a effectivement apporté à la physique du XVIIe. siècle qu'un certain nombre d'affirmations catégoriques qui, pour certaines d'entre elles,se révélèrent gênantes par la suite (141), et la théorie dite des «tourbillons» sur laquelle on peut porter un jugement du même type. Son attitude est, pour l'essentiel et malgré certains des principes par lui définis - mais non appliqués, empreinte d'u n dogmatisme basé sur la mathématique, tenue pour la seule science véritable, et sur un certain nombre de considérations religieuses. Les sciences physiques offrent également, à la fin du XIXe siècle, l'exemple d'une structure dont le dogmatisme bloque, pour une part, la transformation radicale nécessaire. Leur constitution, à partir de Galilée, a eu la mécanique comme discipline directrice. Quand l'optique physique (142), l'électricité, le magnétisme, la thermodynamique... ont progressé, les savants avaient notamment pour but d'expliquer tous les phénomènes par les lois de la mécanique. Huygens, par exemple, définit «la vraie philosophie» comme celle « ...dans laquelle on conçoit la cause de tous les effets naturels par des raisons de mécanique. Ce qu 'il faut faire à mon avis, ou bien renoncera toute espérance de ne jamais rien comprendre à la physique.» (143) Possédant, dès Galilée, une avance (140) Ibid.,p. S. (141) A l'exception de la loi de la réfraction de la lumière, publiée par Descartes, mais démontrée auparavant par le physicien hollandais Snell. Au nombre de ces affirmations, celle d'une vitesse de la lumière d'autant plus grande que la densité du milieu transparent est plus élevée. Reprise par Newton, étayée par des expériences trop peu nombreuses et imprécises, l'idée conduisit le physicien anglais à conclure à l'impossibilité d'acchromatiser les lentilles. Ce dernier fait fut contesté au XVIIie par Euler, et des lentilles acchromatiques construites par Dollond. (142) L'optique géométrique, sans être achevée, était déjà bien avancée à la fin du XVIle siècle. Pendant longtemps plus géométrie que véritablement optique, elle a été édifiée par Euclide, Ptolémée... dans l'Antiquité, Ibn al Haytham au Moyen Age, Kepler, Descartes, Snell, Fermât..., au XVIle siècle. (143) C. Huygens, «Traité de la lumière» (rééd., Paris, 1920, p. 3). notable sur les autres disciplines physiques qui ne sont encore constituées que par quelques observations et expériences, déjà très largement mathématisée au XVIIe siècle, la mécanique accroît encore son emprise à partir de la publication, par Newton, des «Principes mathématiques de la philosophie naturelle» en 1687. Suite à la démonstration de la loi d'attraction universelle, le «modèle» de la science idéale est la mécanique de Newton. La tendance s'accentue après les travaux de Coulomb, à la fin du XVIIIe siècle, sur l'électricité et le magnétisme. Au point que le physicien allemand Helmhoitz écrit vers le milieu du XIXe siècle : «Nous arrivons finalement à découvrir que le problème de la science physique consiste à ramener les phénomènes naturels à des forces invariables d'attraction et de répulsion, dont l'intensité dépend entièrement de la distance. La solution de ce problème est la condition d'une intelligence complète de la nature.» (144) Les découvertes, les bouleversements se sont succédés, dans les sciences physiques, pendant pratiquement tout le XIXe siècle. Ce mouvement a entraîné une accumulation de contradictions, momentanément insolubles, sauf à sortir du cadre de la mécanique galiléo-newtonienne d'une part, à remettre en cause d'autre part l'idée de la continuité de l'ondulation lumineuse, idée que le triomphe de l'optique ondulatoire de Fresnel avait semble-t-il définitivement établie. Paul Valéry - poète, mais aussi personnage doté d'une culture scientifique solide - exprime ainsi, dans un discours de distribution des prix, l'état d'esprit des physiciens de l'époque : «Les corps solides étaient encore solides. Les corps opaques étaient encore tout opaques. Newton et Galilée régnaient en paix ; la physique était heureuse, et ses repères absolus. Le Temps coulait des jours paisibles : toutes les heures étaient égales devant l'Univers. L'Espace jouissait d'être infini, homogène, et parfaitement indifférent à tout ce qui se passait dans son auguste sein... La Matière se sentait de justes et bonnes lois, et ne soupçonnait pas le moins du monde qu'elle put en changer dans l'extrême petitesse jusqu'à perdre, dans cet abîme de division, la notion même de loi» (145). Campant donc sur ses positions dogmatiques, refusant les remises en cause indispensables, négligeant l'esprit critique qui devrait être une de leurs particularités essentielles, les physiciens en étaient réduits à des palliatifs divers : le refuge dans un «mécanisme» devenu souvent caricatural, ou dans le positivisme, ou dans sa variante «l'énergétisme». Jusqu'à ce que Planck, d'une part, Einstein, d'autre part, procèdent, conformément à la démarche scientifique elle-même, à des révisions qui furent déchirantes pour beaucoup (146). Or donc, si le Moyen Age a sécrété un dogmatisme aristotélicien - ou, plus exactement, thomiste - le XIXe a produit un dogmatisme scientiste - «scientiste», et non «scientifique». Dernier exemple : l'affaire Lyssenko. Plus que les précédents, celui-ci reste passionnellement chargé. D'une part, parce que le phénomène s'est produit dans le pays de la Révolution de 1917. Je ne prendrai pas ici parti dans le débat : l'URSS (144) Cité par A. Einstein et L. Infeld, «L'évolution des idées en physique» (trad. fran., Paris, 1963, p. 56). (145) P. Valéry : «Discours de l'histoire» - cité par R. Virtanem : «L'imagerie scientifique de Paul Valéry» (Paris, 1975). (146) Voir notre ouvrage : «De Thaïes à Einstein» (Paris, 1979, p. 65-87 et 131-153). http://www.laicite-laligue.org - Thèmes, sciences et cultures (Extrait de la laïcité et la science de Jean Rosmorduc) est-elle un pays socialiste, ou un pays qui construit - avec une lenteur que l'on peut juger excessive, et des «bavures» que l'on peut à juste titre estimer énormes - le socialisme, ou seulement un prolongement de l'Empire tsariste où une classe bureaucratique a remplacé la grande noblesse foncière ? Mais le fait est que le lieu de l'affaire n'est pas ici indifférent. D'autre part, parce que la consécration des doctrines de l'agronome soviétique a été faite au nom d'une philosophie - le marxisme - se recommandant de la démarche scientifique. Mais nous venons de voir que les scientifiques eux-mêmes, appliquant incorrectement leur propre méthode, aboutissaient parfois à des attitudes non scientifiques - voire antiscientifiques. Enfin, parce que le pouvoir politique est directement intervenu. Remarquons gué le fait n'est pas, en réalité, fondamentalement nouveau. Même si Napoléon III, ou tel homme politique de la IIIe République, n'ont pas directement inspiré l'idéologie des scientifiques de la fin du XIXe siècle, la bourgeoisie au pouvoir a intellectuellement pesé sur le comportement des savants. Renan - auquel beaucoup de laïques attribuent, parce qu'il a laissé la réputation d'un anticlérical, nombre de vertus qu'il n'avait pas - n'est pas, que je sache, un représentant qualifié des classes populaires. Et c'est bien Marcelin Berthelot, sénateur et ministre, qui a longtemps emp êché que la théorie atomique fut enseignée dans les écoles, les lycées et les universités de France. En ce qui concerne Lyssenko la pression est, il est vrai, plus immédiatement visible. Je n'évoquerai pas ici ce que l'on nomme « de stalinisme». Non pour nier sa réalité, mais parce qu'elle recouvre un phénomène historique dont le dogmatisme n'est, sur le plan idéologique, qu'un élément. Je n'aborderai pas non plus la totalité de l'affaire, me contentant de renvoyer le lecteur au récent livre de D. Lecourt (147). Je me suffirai de son point de départ, à lui seul significatif. En 1927 Lyssenko, alors spécialiste d'agrobiologie, met au point une technique (148) qui, pour un cas donné (la culture d'une variété de pois en Azerbaïdjan), donne de bons résultats. Compte tenu de la pénurie alimentaire en URSS à l'époque, l'intéressé reçoit en 1929 un appui gouvernemental important. Dès lors, et à partir de ce succès ponctuel indéniable, Lyssenko s'emploie à édifier une théorie qui s'oppose à la génétique bâtie sur les travaux de Mendel, Morgan... D devient en 1938 président de l'Académie des sciences agricoles de l'URSS et, en 1948, l'État consacre officiellement ses doctrines (149). Rejeté par la très grande majorité des spécialistes dès ses origines, le «lyssenkisme» est aujourd'hui considéré comme aberrant par tout le monde scientifique, soviétique compris. D s'est agi, en fait, d'une démarche aristotélicienne : une généralisation à partir d'un seul élément, et une construction théorique basée sur cette généralisation. La situation politique en URSS et dans le Monde, les pratiques du pouvoir de Staline, la sanctification accordée au nom d'u n pseudomatérialisme dialectique ont ensuite pratiquement conduit à l'intégration des thèses de Lyssenko dans le cadre d'un dogme qui se paraît abusivement du nom de «marxisme». (147) D. Lecourt, «Lyssenko - Histoire réelle d'une «science prolétarienne» (Paris, 1976). (148) La «vernalisation» - voir : D. Lecourt, op. cit. note (148), p. 50-52. (149) Ibid.,p.48. Des trois exemples cités, le premier pourrait - à la limite être considéré comme «pré-scientifique». Les deux autres, non. Ils résultent l'un et l'autre, dans le cadre d'un contexte historique donné, d'une mauvaise application de la méthode expérimentale elle-même. D'autres faits du même type pourraient être mentionnés, telle cette «affaire des Rayons N» qui, de 1903 à 1906, agita le monde scientifique français (150). Certains sont anecdotiques, et d'importance relativement minimes. D'autres ont eu des conséquences non négligeables : «l'affaire Lyssenko», par exemple, a retardé notablement l'évolution de la biologie soviétique. Certains dogmatismes sont partiels, n'affectant qu'une question, qu'un problème. D'autres, au contraire, ont un caractère plus vaste, visant à justifier une forme donnée d'organisation sociale. C'est particulièrement le fait de la cosmologie. Celle d'Aristote, représentant l'univers sous forme d'une horloge, tournant d'un mouvement uniforme de toute éternité, visait à donner l'image d'un univers où chacun était à sa place, une place qu'il ne devait pas quitter. Tout corps allait d'un «mouvement naturel» vers son «lieu naturel» tout «mouvement forcé ou contraint (contre nature) était obligatoirement périssable. Les mêmes caractéristiques se retrouvent, au XIXe siècle, dans le modèle bâti à partir de l'oeuvre de Newton et dont la forme complète est définie dans le «Traité de mécanique céleste» de Laplace (151) L'Univers est toujours une horloge. La nébuleuse primitive a remplacé le «premier moteur», l'attraction universelle s'est substituée aux sphères cristallines. Laplace et Cuvjei sont contemporains, l'horloge laplacienne et le fixisme de Cuvier se complètent (152). L'expression de cette conjonction se trouve parfaitement dans cette phrase de l'astronome allemand Mâdier : «Toutes les dispositions de notre système solaire ont pour but, dans la mesure où nous sommes en état de les percer à jour, la conservation de ce qui existe et sa continuation sans changement. De même que, depuis les temps les plus reculés, aucun animal, aucune plante de la Terre ne se sont perfectionnés ou en général n 'ont changé, de même que dans tous les organismes nous ne rencontrons qu 'une suite de degrés superposés et non successifs, de même que notre propre espèce est toujours physiquement restée la même, de même la plus grande diversité dans les corps célestes coexistants ne peut pas nous autoriser, elle non plus, à admettre que ces formes sont seulement des stades différents d'une évolution, au contraire toutes choses créées sont parfaites en soi.» (153) Le grand historien Lucien Febvre écrivait : «Qui mesurera jamais avec exactitude l'importance, pour la bonne santé et le bon fonctionnement d'une société, pour sa foi en elle-même et son équilibre, pour son dynamisme aussi, d'un adossement solide et confiant à son système du monde fondé - je veux dire tenu pour fondé - sur des bases immuables. (150) Voir notre article : «Une erreur scientifique au début du siècle: «Les Rayons N» (Revue d'histoire des sciences, t. XXV, n°l, janv.-mars 72, p. 13-25). (151) P.S. de Laplace : «Traité de mécanique céleste» (5 t., ire éd., Paris, 1799-1823). (152) Ils ont d'autres points communs, notamment leur servilité politique aux différents régimes qui se sont succédés de Thermidor à la Restauration (à la monarchie de juillet pour Cuvier) inclus. (153) Cité par F. Engels : «Dialectique de la Nature» (trad. fran., Paris, 1952, p.34) - extrait de Madier : «Astronomie populaire» (5e éd., Berlin, 1861, p. 316), donc publié 106 ans après ('«Histoire universelle de la nature et de la théorie du Ciel» de Kant, et deux ans après «l'Origine des espèces» de Darwin, http://www.laicite-laligue.org - Thèmes, sciences et cultures (Extrait de la laïcité et la science de Jean Rosmorduc) A trois générations, le système de Laplace aura donné une sorte de certitude, de sécurité, d'assiette morale proprement étonnante. Il aura constitué - avec l'anormale fixité du régime monétaire pendant plus d'un siècle - un des agents, un des éléments primordiaux de ce climat moral d'assurance et de stabilité - de fausse assurance et de fausse stabilité -dans la douceur de quoi l'Europe s'est engourdie jusqu'aux sanglants réveils.» (154) Le rationalisme et la science La méthode scientifique implique l'esprit critique, implique-t-elle aussi la rationalisme ? Encore convient-il de préciser ce que l'on peut entendre par rationalisme. J'aurai - une fois de plus - recours au «Robert» qui indique que le terme apparaît en français en 1803. Dans une acception philosophique le rationalisme est une «doctrine selon laquelle tout ce qui existe a sa raison d'être et peut donc être considéré comme intelligible. Rationalisme spiritualiste - Rationalisme matérialiste.» Autre sens : «doctrine selon laquelle toute connaissance certaine vient de la raison» (opposé : empirisme). Mais le dictionnaire indique plus loin l'acception théologique du terme. Les exemples donnés dans l'article, par ailleurs, concernent non seulement les décennies postérieures à 1803, mais encore des époques antérieures ; exe mple : «le rationalisme français du XVIIIe siècle». Me voilà bien embarrassé. Non par le dernier fait ; il signifie seulement que le concept a une histoire (nous ne saurions nous en étonner) et que certains de ses éléments ont précédé l'apparition du mot lui-même. Ce qui me gêne, en fait, c'est que la définition donnée ne correspond pas exactement à mon propre sentiment. Il me faut donc tenter une approche personnelle. Tout d'abord, je ne considère pas le rationalisme comme une doctrine, laquelle suppose un ensemble constitué et pratiquement un système philosophique complet. «Tout ce qui existe a sa. raison d'être» ;je ne sais pas si la formulation est correcte, il me semble qu'elle présuppose une sorte de volonté supérieure et, partant, conduit à un spiritualisme, que l'on qualifiera - ou non - de «rationaliste». La deuxième acception fait implicitement référence à Descartes. Nous avons évoqué son cas plus haut. La raison peut inclure l'empirisme dans son approche, et la pratique expérimentale n'est pas exe mpte d'empirisme. En fait ce dernier est en défaut quand on limite une démarche à son exercice, à plus forte raison quand on codifie les résultats ainsi obtenus. L'exemple - déjà cité - de la «théorie des équivalents» de la chimie du XIXe siècle relève de cette critique. Cette deuxième définition me satisfait donc encore moins que la première. Je crois donc que je vais - trop modestement, peut-être -me limiter à la définition suivante : «Rationaliste : attitude de (1S4) L. Febvre : «Le problême de l'incroyance au XVie siècle» (rééd., Paris, 1968, p. 377). La même idée est développée par Kuhn, op. cit. note (131) p.307. ' celui qui considère que tout phénomène (ou tout fait, ou «tout ce qui existe» si l'on préfère...) est intelligible.» Le rationalisme devient alors la forme de pensée de celui qui a cette attitude. Encore faut-il, évidemment, que l'existence du phénomène mentionné soit indubitablement prouvée. Ce qui ne veut pas dire que, quand elle ne l'est pas, le phénomène est reconnu non existant. Mais il ne peut, tout au plus, être admis que comme une hypothèse, une éventualité plus ou moins vraisemblable, selon les cas. Le rationalisme, ainsi conçu, peut-il être déiste. Je ne le pense pas. Pour qu'il le fut, il serait nécessaire que Dieu soit compréhensible. L'est-il ? Il appartient aux croyants de répondre, mais il ne me semble pas qu'ils aient, pour l'instant, apporté à ce propos une réponse positive tant soit peu convaincante. Autre question : un individu déiste peut-il, aussi, être rationaliste ? Je pense qu'il peut l'être pour une part. S'il isole ce qui lui paraît être du domaine de la foi, il peut parfaitement, en dehors de cette catégorie réservée, avoir une attitude rationaliste. Dernière question : le rationaliste «total» est-il obligatoirement matérialiste ? Affirme-t-il donc le primat de la matière sur la pensée ? J'avoue ne pas pouvoir répondre scientifiquement à cette question. Je serais enclin à répondre positivement, mais ce ne serait qu'une opinion. Laissons donc là la séparation entre «rationalistes partiels» et d'éventuels «rationalistes à part entière». Certains philosophes professionnels considéreront sans doute que mon attitude est comme celle de nombre de scientifiques qui s'écartent de leur stricte spécialité - «naïve». Peut-être l'est-elle, en effet ? Mais la naïveté est-elle obligatoirement - fut-ce même en philosophie - un défaut, voire une sorte de tare ? Je serai, par contre, affirmatif en abordant le problème du rapport entre la science et le rationalisme. La démarche scientifique implique obligatoirement une attitude rationaliste. Ceci est vrai aussi bien quand elle concerne l'étude de la Nature que toute autre question. L'on apprécie - ou non l'œuvre de Marx ; l'on peut considérer - ou non - que sa philosophie de l'histoire repose sur un déterminisme économique excessif (155). Mais son attitude, face à cette histoire, est rationaliste. Il essaye de comprendre l'évolution des sociétés à partir des façons de produire, des rapports induits entre les hommes et entre les classes sociales, des mentalités, etc... Par contre celle de Bossuet, qui interprète l'histoire des hommes comme l'œuvre de la Providence et justifie ainsi la Royauté de «droit divin», relève d'une idéologie métaphysique, non du rationalisme. Ceci étant, même dans le cadre des sciences de la nature, le rationalisme n'a pas aujourd'hui le même contenu qu'il y a un siècle, deux siècles, vingt siècles, etc... Le rationalisme dans les sciences a donc, lui aussi, une histoire. Et sa version contemporaine ne nous donne pas l'aune des versions antérieures. Peut-on parler du rationalisme des Grecs du Ve siècle ? Oui, à condition de le situer historiquement (156). Vemant (155) Ce n'est pas mon avis, mais le lieu n'est pas de ce sujet. ici de débattre Je jugerais ainsi, par contre, certaines ultérieures de l'œuvre interprétations de Marx. (156) Voir note (93). http://www.laicite-laligue.org - Thèmes, sciences et cultures (Extrait de la laïcité et la science de Jean Rosmorduc) écrit : «La philosophie, si elle traduit des aspirations générales, pose des problèmes qui n'appartiennent qu'à elle : nature de l'Etre, rapports de l'Etre et de la pensée. Pour les résoudre, il lui faut élaborer elle-même ses concepts, construire sa propre rationalité*. Dans cette tâche elle s'est peu appuyée sur le réel sensible ; elle n'a pas beaucoup emprunté à l'observation des phénomènes naturels ; elle n'a pas fait d'expériences. La notion même d'expérimentation lui est demeurée étrangère. Sa raison n'est pas encore notre raison, cette raison expérimentale de la science contemporaine, orientée vers les faits et leur systématisation théorique* . Elle a bien édifié une mathématique, première formalisation de l'expérience sensible ; mais, précisément, elle n'a pas cherché à l'utiliser dans l'exploration du réel physique. Entre la mathématique et le physique, le calcul et l'expérience, la connexion a manqué ; la mathématique est restée solidaire de la logique. Pour la pensée grecque, la nature représente le domaine de l'à-peu-près, auquel ne s'appliquent ni exacte mesure, ni raisonnement rigoureux» (157) (* souligné par nous, J.R.)Je serais plus réservé -pour les raisons ci-dessus évoquées -en ce qui concerne Descartes. Je répondrais par contre positivement au sujet de Galilée, comme d'ailleurs de Newton. Leur rationalisme n'est toutefois pas non plus le nôtre. Si l'on examine, par exemple, les «Principes mathématiques de la philosophie naturelle» du dernier nommé il faut distinguer la partie que nous pouvons reconnaître sans hésitation comme scientifique (la majeure partie de l'ouvrage, à vrai dire), et les extrapolations idéologiques contenues dans le «Scholié général» qui termine l'ouvrage. L'auteur réalise la synthèse des connais sances accumulées en mécanique terrestre depuis Galilée, les formule à sa façon, et développe de nouvelles connaissances. Il poursuit par la mécanique céleste, recherche les forces qui doivent s'exercer entre les corps célestes pour rendre compte des lois d'observation de Kepler et aboutit ainsi à la «loi d'attraction universelle». Rien à redire (ou très peu, du mo ins), jusque-là, de sa démarche. Mais il entreprend ensuite de démontrer, dans le cadre de cette «philosophie naturelle», que toutes les lois mécaniques démontrées, que cet ordonnancement de l'univers prouvent l'existence de Dieu. A quelques exceptions près (Diderot...) ce déisme naturaliste dominera au XVIIIe siècle. Il conduit à l'affirmation du newtonien Voltaire : «L 'Univers m'embarrasse et je ne puis songer que cette horloge existe et n'ait point d'horloger.» Il conduit aussi à J.J. Rousseau et à l'Etre suprême de Robespierre, comme d'ailleurs à Lamarck ainsi que l'explique M. Barthélémy -Madaule (158). Faut-il pour autant nier que Newton et Lamarck aient été, dans le cadre de leur activité scientifique (159), des rationalistes ? Non, mais leur rationalisme est, en l'occurence, celui de la Un du XVIIe siècle pour l'un, de la fin du XVIIIe et du début du XIXe pour l'autre. Le même avis peut-il être donné sur le positivisme ou, plus exactement, sur l'application aux sciences de cette philosophie ? Je me contenterai de citer un passage d'Auguste Comte, significatif - parmi beaucoup d'autres, d'ailleurs - de l'attitude à laquelle il voue les scientifiques. (157) Ibid.,p. 123. (158) M. Barthélémy-Madaule, «Lamarck, ou le mythe du précurseur» (Paris, 1979).(159) Ce qui n'inclut pas, par conséquent, les «travaux» astrologiques de Newton vieillissant. «Non seulement nos recherches positives doivent essentiellement se réduire, en tous genres, à l'appréciation systématique de ce qui est, en renonçant à en découvrir la première origine et la destination finale* ; mais il importe, en outre, de sentir que cette étude des phénomènes, au lieu de pouvoir devenir aucunement absolue, doit toujours rester relative à notre organisation et à notre situation. En reconnaissant, sous ce double aspect, l'imperfection de nos divers moyens spéculatifs, on voit que, loin de pouvoir étudier complètement aucune existence effective, nous ne saurions garantir nullement la possibilité de constater ainsi, même très superficiellement, toutes les existences réelles, dont la majeure partie peut-être doit nous échapper totalement.» (160) (* souligné par nous J.R.) De tels principes conduisent notamment Comte, au moment où l'évolution de la spectroscopie donnait aux astronomes des possibilités nouvelles extraordinaires, à affirmer que l'homme ne pourrait jamais connaître la substance des étoiles ; c'est en leur nom que Berthelot refuse la théorie atomique et que Poincaré donne de la science la définition plus haut citée (161). Non, cette philosophie, dont l'application dans le domaine scientifique conduit au renoncement, ne peut en aucune façon - n'en déplaise à certains admirateurs de Renan -être qualifiée de rationaliste. Ce qui ne veut pas dire que les savants, qui en furent les adeptes déclarés, n'aient jamais eu un comportement rationaliste. Berthelot, par exemple, en réalisant de multiples synthèses organiques, détruisant ainsi un argument des défenseurs du vitalisme, avait dans ce cas précis une attitude rationaliste. Un lien est souvent établi entre le déterminisme et la science. D convient, là aussi, de s'entendre sur ce que l'on inclut dans ce concept. D est parfois illustré par un texte de Laplace, issu de sa «Théorie analytique des probabilités» :«Tous les événements, ceux mêmes qui par leur petitesse semblent ne pas tenir aux grandes lois de la nature, en sont une suite aussi nécessaire que les révolutions du Soleil. Dans l'ignorance des liens qui les unissent au système entier de l'univers, on les a fait dépendre des causes finales, ou du hasard, suivant qu'ils arrivaient et se succédaient avec régularité, ou sans ordre apparent ; mais ces causes imaginaires ont été successivement reculées avec les bornes de nos connais sances et disparaissent entièrement devant la saine philosophie, qui ne voit en elles que l'expression de l'ignorance où nous sommes des véritables causes... ...Nous devons donc envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de son état antérieur, et comme la cause du celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome :rien ne serait incertain pour elle et l'avenir comme le passé serait présent à ses yeux... Tous ses efforts dans la recherche de la vérité tendent à le rapprocher sans cesse de l'intelligence que nous venons de concevoir ; mais dont il restera toujours infiniment éloigné. Cette tendance propre à l'espèce humaine est ce qui la rend supérieure aux animaux ; et ses (160) A. Comte, «Discours sur l'esprit positif» (dans «Œuvres dAuguste Comte», t. IX, Paris, 1970, p. 13-14).(161) Voir note (9). http://www.laicite-laligue.org - Thèmes, sciences et cultures (Extrait de la laïcité et la science de Jean Rosmorduc) progrès en ce genre distingue les nations et les siècles, et font leur véritable gloire.» (162) Texte que rejoint la phrase de Claude Bernard :«Il y a un déterminisme absolu dans toutes les sciences.» Il serait erroné de considérer la déclaration de Laplace comme une manifestation à caractère matérialiste. Cette «intelligence» suprême de Laplace s'identifie à «l'horloger» de Voltaire et à «l'Etre tout puissant et intelligent» de Newton. Qu'un événement - quel qu'il soit : physique, social... -puisse ainsi être considéré comme pré-déterminé, conditionné par des circonstances elles-mêmes prévues, et entraînant des conséquences qui ne sauraient être différentes de ce qu'elles seront, signifie l'existence d'un «programme» (en nous exprimant en langage actuel) pré-établi. Ce qui conduit à l'affirmation d'une divinité, quelle que soit la forme qu'on lui attribue. Emest Kahane raconte une anecdote qui, à cet égard, est extrêmement instructive. Suite à une conférence, faite en 1967 sur l'origine de la vie, l'abbé P. Descouvement écrivit dans son journal paroissial «Clochers douaisiens» : «L'argumentation de M. Kahane ne détruit nullement... la route royale de l'apologétique qui prouve l'existence de Dieu, non à partir de tous les mystères provisoires de la nature, et qu 'on expliquerait par l'intervention d'une puissance surnaturelle, mais à partir de tous les merveilleux mécanismes que la science repère dans la nature et chez les êtres vivants en particulier. Plus la science me montrera que chez les êtres vivants, tout se fait de façon «mécanique», «automatique», selon des lois physico-chimiques rigoureuses, plus Je serai amené à affirmer. pour expliquer le «plan» de ces mécanismes automatiques. l'existence d'une Pensée* qui en a pensé tous les détails. Et le jour où la science pourra réaliser en laboratoire la synthèse d'un être vivant plus évolué qu'un protozoaire, les hommes auront une preuve de plus de l'existence de ce plan. Si nous n'arrivons pas encore à réaliser cette synthèse à l'heure actuelle, c'est que nous n'avons pas encore découvert tous les secrets de ce plan.» (163) (* souligné par M. Kahane.) D ne faut donc pas, je crois, confondre le déterminisme ou, plus exactement, une forme de déterminisme dont le contenu est lié à l'état de la science et de sa démarche à un moment donné, la méthode scientifique et le rationalisme. On pourrait, là aussi, parler du déterminisme comme d'un «individu historique» et lui appliquer cette pensée de Marc Bloch : «Jamais, en un mot, un phénomène historique ne s'applique pleinement en dehors de l'étude de son moment. Cela est vrai de toutes les étapes de l'évolution. De celle où nous vivons comme des autres. Le proverbe arabe l'a dit avant nous : «Les hommes ressemblent plus à leur temps qu'à leurs pères.» (164) moment, atteint. Mais ces considérations n'impliquent nullement une conception du déterminisme analogue à celle de Laplace. Celle-ci était lié à la physique mécaniste du XIXe siècle, et héritait largement de la «Philosophie naturelle» des siècles précédents. Si ses fondements comportaient en partie des éléments scientifiques, ils en incluaient également qui étaient d'ordre métaphysique. Des changements profonds ont, depuis un siècle, bouleversé la pensée scientifique. Le concept de «probabilité» en est devenue une catégorie importante. D recouvre parfois une connaissance insuffisante passagère. Mais, selon divers savants, il serait aussi, dans certains cas, une donnée de la réalité. Le concept de «hasard», qui lui est lié, joue également un rôle... Ce qui amenait Paul Langevin à écrire en 1939 : «Nous assistons à un moment particulièrement important du développement de cette chose vivante qu'est notre raison*. Elle n'est pas donné a priori, elle n 'a pas les cadres rigides qu 'on croyait pouvoir lui imposer autrefois. Reflétant toujours mieux le monde extérieur, cette raison évolue, s'insinue de plus en plus près de cette réalité que nous connaissons et que nous dominons toujours davantage. Il y a une quarantaine d'années, il n'était question que de la«crise de l'atomisme», et le progrès de la physique a définitivement attesté la réalité des atomes. Aujourd'hui on parle de «crise du déterminisme» alors qu'au vrai, la détermination objective des faits est mieux connue aujourd'hui qu'elle ne l'était hier. Certes, à mesure que notre connaissance du réel progresse, nous sommes amenés à modifier la conception que nous nous faisons du déterminisme. Mais ceux qui présentent l'évolution de notre connaissance du déterminisme comme la faillite de celui-ci ont beau se réclamer de la science la plus moderne, ce n'est pas d'elle qu'ils tirent cette idée; Us la tirent d'une philosophie hostile à la science qu'ils cherchent à réintroduire dans la science.» (166) (* souligné par nous, J.R.) Je me garderais bien de conclure sur ce sujet, sinon par une constatation qui ne vaut pas seulement pour l'esprit scientifique, seulement pour le rationalisme : ces démarches ne sont pas spontanées, elles s'apprennent. D'où l'importance de l'enseignement des sciences, pour leur propre connaissance d'abord, bien sûr, mais aussi pour la formation du raisonnement. Enseignement des sciences et diffusion de leur connaissance (162) Dans «Œuvres de Laplace» (t. 7, Paris, 1847, p. VI - VII). (la première édition de l'ouvrage est de 1814). La culture «supplément d'âme», c'est la définition donnée par André Malraux - dont le très grand talent n'est bien évidemment pas ici en cause. Parmi les éléments les plus caractéristiques de ses conceptions : «La matière de la culture, c'est ce qui dans la mort appartient tout de même à la vie... Il y a, le plan profond de l'homme, c'est-à-dire des instincts primordiaux : du moment qu'on ne met pas la religion au premier plan pour lutter contre ces instincts, une seule lutte est possible : celle qui est fournie par les images qui ont échappé à la mort...» (167) La culture est identifiée à l'Art et destinée, dans l'esprit de l'auteur, à remplir un rôle que la religion n'est plus à même d'assumer complètement. (163) Cité par E. Kahane : «Évolution des idées sur l'origine de la vie» (Cahiers d'histoire et de philosophie des sciences, 1977, n°4, p. 12-13). (166) P. Langevin, «La Physique moderne et le déterminisme» (rééd. dans «la Pensée», av. 1955, n°spécial, p. 13). (164) M. Bloch : «Apologie pour l'histoire, ou métier d'historien» (paris, 1961,p. 9). (167) A. Malraux, discours à l'Assemblée nationale, J. 0. du 15-10-1965. Cité par G. Belloin in «Culture, personnalité et sociétés» (Paris, 1973,p. 7276). Que chaque phénomène - matériel ou non, d'ailleurs (165) - soit dû à une cause (ou un ensemble de causes) peut, je crois, être affirmé ; que cette (ou ces) cause puisse être rationnellement recherchée, aussi. Ce qui ne veut pas dire, d'ailleurs, que le résultat poursuivi puisse être, dans le (165) En indiquant : «ou non», je ne pense pas à ceux que les tenants de philosophies mystiques tiennent pour «immatériels», mais à des éléments d'ordre social, ou psychologique... http://www.laicite-laligue.org - Thèmes, sciences et cultures (Extrait de la laïcité et la science de Jean Rosmorduc) Les sciences n'ont pas, dans ce cadre, droit de cité. Elles se retrouvent cantonnées dans le secteur utilitaire, comme au temps de la bourgeoisie du XIXe siècle. A cette vue restrictive - mi-élitiste, mi-«opium des gens cultivés» - s'oppose celle de Langevin : <0n peut dire que la culture générale, c'est ce qui permet à l'individu de sentir pleinement sa solidarité avec les autres hommes, dans l'espace et dans le temps, avec ceux de sa génération comme avec celle des générations qui l'ont précédé et avec celles qui le suivront. Etre cultivé, c'est donc avoir reçu et développé constamment une initiation aux différentes formes d'activités humaines indépendamment de celles qui correspondent à la profession, de manière à pouvoir entrer largement en contact, en communion avec les autres hommes*. L'enseignement des sciences physiques sous son double aspect, expérimental d'abord et théorique ensuite, intervient directement dans l'initiation de l'élève à des formes variées d'activités, tant intellectuelles que manuelles ; mais /'insisterai particulièrement sur le fait qu'il doit surtout contribuer à lui donner le sens de l'évolution humaine, lui faire comprendre le grand effort collectif d'adaptation que représente notre science. Il est indispensable que tout homme puisse s'intéresser à ce qui se passe dans ce domaine, à ce qui se crée, à ce qui évolue autour de lui comme explication et comme application. Il faut qu 'il puisse participer ainsi au développement intellectuel et matériel de l'humanité tout entière, le suivre tout au moins y contribuer.» (168) (* souligné par nous, J.R.). Nous avons écrit plus haut que la part de l'enseignement des sciences dans le cadre des écoles et des universités était, au XVIIIe siècle en France, extrêmement restreinte. Elle a été, nous l'avons vue, accrue le siècle suivant. Mais dans l'optique des ministres de Napoléon 1er, perpétuée par Thiers et consorts. L'industrie capitaliste en plein essor avait besoin de cadres moyens et supérieurs compétents. D importait de les former, mais en privant, si possible, l'enseignement des sciences de son contenu contestataire et révolutionnaire. D'où, pour une part, la séparation entre ceux qui n'étaient destinés qu'à être de simples techniciens de la science - les ingénieurs, les chercheurs, les enseignants - et ceux auxquels il était permis de s'interroger sur une matière destinée à leur être, au fil des ans, de plus en plus étrangère (à la plupart d'entre eux, du moins ; il y a quelques exceptions) : les philosophes. D faut y joindre une caractéristique qui semble bien faire partie des traits de la bourgeoisie française : la ladrerie à courte vue. La recherche scientifique a été délaissée par les pouvoirs publics pendant toute la fin du XIXe siècle ; que l'on se souvienne des appels de Pasteur, C. Bernard..., des conditions déplorables dans lesquelles ils ont travaillé, du hangar dans lequel les Curie firent leurs découvertes décisives... û a fallu quatorze ans à Aimé Cotton pour obtenir, au début de ce siècle, la construction du grand électro-aimant nécessaire à ses recherches ; en attendant, il devait aller à Zurich, dans le laboratoire dirigé par son ami Pierre Weiss, pour réaliser certaines expériences. Et ce n'est pas la politique actuelle du pouvoir français en matière de recherche qui serait susceptible de m'apporter l'ombre d'un démenti. L'information du public ne peut, elle non plus, être considérée comme satisfaisante. Ce qui représente une sorte de régression par rapport au «grand siècle» de Michelet, au (168) P. Langevin, «La Pensée et l'action» (Paris, 1964, p. 210). XVIIIe. Celui-ci fut, par certains côtés, très «mondain» sur le plan scientifique. Tout «salon» parisien de niveau honorable possédait ses «cabinets scientifiques» (169) ; Voltaire écrivait sur la physique de Newton ; le «Tout-Paris» se pressait chez Messmer...Mais, à côté de cet aspect «MarieAntoinette jouant à la bergère au Trianon» scientifique, cet engouement présentait des côtés positifs. Ce fut notamment une époque où la culture scientifique était bien venue, et où la vulgarisation était, dans ce domaine, assez satis faisante. J. Torlais écrit : «Le XVIIIe siècle, moins riche peut-être de génies, plus préoccupé aussi de perfectionnement que d'invention, hormis en électricité, à vrai dire chose toute nouvelle allait s'efforcer d'intéresser aux sciences un public de plus en plus nombreux, de créer un véritable enseignement de la physique, aussi bien dans les écoles que dans les universités, à la cour, que dans les salons. Ce développement en profondeur entraînera une authentique révolution dans la pédagogie. Il ne sera p ossible, d'ailleurs, que grâce à une vulgarisation scientifique habilement construite qui passionnera le grand public en même temps qu 'elle instruira la jeunesse et restera comme une des marques caractéristiques du siècle des lumières.» (170). Et de citer l'exemple de l'abbé Noilet, expérimentateur adroit et assidu s'il n'était pas un créateur, aux cours desquels se bousculait la «société» parisienne. Le jugement est excessif en ce qui concerne les enseignements scientifiques de haut niveau, limités à quelques rares écoles qui, cependant, préparèrent dans ce domaine les mesures prises par la Révolution. D est, par contre, exact à propos de la vulgarisation. Celle-ci était relative, il est vrai et ne touchait que les classes aisées. Mais son succès montrait pour les sciences une curiosité qui entre, pour une part, dans l'idéologie dominante de ce temps. Les cours publics se sont maintenus au XIXe siècle. Arago, par exemple, professait un cours «d'astronomie populaire» qui attirait un public nombreux (171) ; Biot donnait un enseignement public de physique expérimentale... Ils n'ont plus été, toutefois, à mesure que le siècle s'écoulait et plus encore au début du nôtre, que des survivances. Dans un temps où les sciences et leurs applications jouent, dans presque tous les éléments de la vie de chaque jour, un rôle grandissant, la diffusion généralisée de la connaissance scientifique n'est, en dehors de l'école, pas prise en charge par les pouvoirs publics. D est demandé aux citoyens, en votant, d'entériner ou de refuser des politiques qui impliquent parfois des décisions à caractère scientifique. Pensons, par exemple, à l'énergie nucléaire, quelle que soit l'opinion qu'elle suscite chez nous ! Aucune participation consciente de l'individu à la vie publique -j'ai failli ne pas réussir à éviter «démocratie» -n'est aujourd'hui possible sans un minimum de culture scientifique. Mais, me dira-t-on, le pouvoir politique actuel souhaite-t-il ce type de participation ? Non. Où alors, si tel est le cas, l'on peut raisonnablement estimer qu'il cache bien cette préoccupation. Mais le «laïque», lui, doit-il, peut-il se satisfaire de cette situation, alors même qu'il existerait aujourd'hui les moyens d'y pallier, dans l'école et hors l'école ? Non, n'est-ce-pas ? (169) Voir M. Daumas, «Les instruments scientifiques aux XVIie et XVIIie siècles» (Paris, 1953,p. 180-198). (170) Dans R. Taton et coll. «Enseignement et diffusion des sciences en France au XVIIie siècle» (Paris, 1964, p. 620). (171) Voir : M. Daumas, «Arago» (Paris, 1943). http://www.laicite-laligue.org - Thèmes, sciences et cultures (Extrait de la laïcité et la science de Jean Rosmorduc) III. LA QUETE DU GRAAL Le sujet annoncé a-t-il été traité ? Ce n'est pas évident. Je crois avoir apporté de nombreux éléments qui plaident en faveur d'une prise en compte, par l'esprit laïque, des sciences et de l'esprit scientifique, de leur défense, du rejet de l'obscurantisme quelle que soit sa forme. D'une prise en compte, non d'une identification. Et j'ai écrit : «qui plaident en faveur...», non : «qui prouvent que...». La pratique de l'esprit critique est difficile, surtout vis -à-vis de soi-même. Je suis peut-être ici en train d'enfoncer des portes ouvertes, mais peu importe. Le dialogue est peut-être encore plus difficile, sauf à considérer que l'autre doit toujours se rendre à nos raisons, que seules des concessions mineures sont envisageables. Mais alors, ce n'est plus un dialogue. L'autoritarisme - bureaucratique, hiérarchique, dogmatique...est tellement plus simple ; il est tellement plus commode - et moins fatiguant - d'ordonner que de convaincre... La recherche de la «société laïque», conditionnée par une situation politique il est vrai assez peu enthousiasmante, prend ici - comme cette «approche continue du monde réel», de Max Planck - une allure asymptotique. Si ce n'est celle d'un essai perpétuellement recommencé... et non transformé ! «Car c'était un des principes de base de la logique Shadok : «Ce n 'est qu 'en essayant continuellement que l'on finit par réussir.» «Ou, en d'autres termes : «Plus ça rate, plus on a de chances que ça marche.» «Leur fusée n'était pas très très au point mais ils avaient calculé qu 'elle avait quand même une chance sur un million de marcher... et ils se dépêchaient de bien rater les 999 999 premiers essais pour être sûr que le millionième marche... Les essais de fusée Shadok comportaient plusieurs phases. «Don Cesare est «désintéressé»*, comme les chômeurs sont désoccupés. Ce n'est pas de leur faute, ce n'est pas de la sienne. Il ne se sent pas tellement différent des désoccupés qui attendent toute la journée, debouts, le long des murs de la Grande-Place de Porto-Manacore ; mais lui, il n 'a même pas l'espoir que survienne un événement qui le préoccupe. De l'espoir aussi, il s'est «désintéressé» *. Avec son habitude de la philosophie de l'histoire, il se demande parfois pourquoi il s'est «désintéressé» *. lui. Don Cesare, aux approches de la seconde moitié du XXe siècle, dans le marais d'Uria. Il se le demande sans y attacher autrement d'importance, parce qu'il a gardé l'habitude de se poser des questions, comme il a gardé toute ses autres habitudes...» Avec cette restriction : «On ne peut pas se «désintéresser» * absolument, sauf dans la mort qui est précisément déliement total, désintéressement absolu.» (173)(* souligné par l'auteur.) Ou répondre, comme Régine Robin : «Non je ne cultiverai pas mon jardin, je ne me retirerai pas sur l'Aventin comme nous y invitent les esthètes de la Nouvelle Philosophie. Et tous ceux dont je suis qui ne vont pas planter leurs choux, qui n 'ont pas retiré leurs billes, ceux qui ne font pas confiance au Pentagone pour veiller jalousement sur le respect des droits de l'homme dans le monde, ceux pour qui la lutte des peuples n 'est pas une métaphore, une supercherie, un pièges à cons ? Ceux qui, éternels naïfs, voient encore passer par la fenêtre le cheval blanc de Lénine certains soirs ? Cette réappropriation sans rupture, je la veux cependant sans tabou. Si libération de la parole il y a, elle doit être totale. Plus de délimitation, au nom de la responsabilité entre le permis et le défendu, entre le dicible et l'indicible. Plus de double discours, celui du dedans, celui du dehors.» (174) «MAIS, QUAND ON A PERDU LE NOTRE IL RESTE TOUJOURS L'ESPOIR DES AUTRES» D'abord les techniciens Shadoks entonnent le compte à rebours sur un vieil air d'accordéon...» (172) chante Montand Remplacez donc «fusée» par «unité», et «un vieil air d'accordéon» par «l'Internationale»... Alors, la «quête du Graal», indéfiniment, ou la «solution Don Cesare», l'une des incarnations de Roger Vailland ? (172) B. Rouxel, op. cit. note (7). Brest, un jour gris (mais non, ce n'est pas tout à fait un pléonasme). (173) R.Vailland, «La loi» (Paris, 1957, p. 95-97). (174) R. Robin, «Le cheval blanc de Lénine ou l'histoire autre» (Bruxelles, 1979, p. 27).