Du sens commun à la réflexion critique

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Du sens commun à la réflexion critique
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II. DU «SENS COMMUN» A LA REFLEXION CRITIQUE
Gimpel écrit aussi : «Pour prévoir ce qui arriverait aux
Etats-Unis dans leur période de déclin, j'introduisis un autre
parallèle : celui de la France à la fin du XIXe et au XXe siècle,
période déclinante et antitechnologique qui freina l'expansion
industrielle. Les représentants de la contre-culture française
du XIXe siècle, comme ceux de l'Amérique contemporaine,
dénoncèrent l'esprit matérialiste de la classe dirigeante et les
dangers de la mécanisation et de l'industrialisation. Ils rejetèrent la raison et se tournèrent vers le mysticisme*, le passé,
et pour certains, vers la drogue. Ils rêvaient du retour à la
nature.» (85) (* souligné par nous, J.R.)
Il y aurait, notamment aujourd'hui, beaucoup à dire sur
ceux qui sont pour une large part les promoteurs de cette
«contre-culture» et sur leurs rapports avec la classe dirigeante
qu'ils feignent de dénoncer. Nous y reviendrons. Pour
l'instant, je voudrais examiner le rapport entre le progrès
scientifique et l'évolution vers le rationalisme, un rationalisme
qui, lui aussi, est historiquement daté et dépend de l'époque
dans laquelle il se situe. Traçant un rapide tableau des étapes
d e l'histoire des sciences, Paul Langevin déclarait qu'«une
étape vieillissante finit en mystique» (86). Ce qui rejoint
l'affirmation sus-mentionnée de Gimpel. A l'inverse, une
étape commençante est marquée de rationalité. C'est ce que
montre l'histoire de la pensée scientifique.
Petite histoire de la démarche
intellectuelle des scientifiques
«La science», écrit A. Rey, «ne commence qu'avec l'élimination, la tentative nette d 'élimination du caractère religieux
et mythique de certaines représentations des choses ou du
monde.» (87) C'est être un peu trop catégorique et l'auteur,
d'ailleurs, nuance plus loin cette affirmation.
Il est néanmoins vrai que ce qui constitue la science - ou
les éléments pré-scientifiques - des peuples primitifs, des
Égyptiens..., est davantage un catalogue d'observations, de
recettes..., qu'un ensemble coordonné et réfléchi. Ce n'est
même pas un empirisme codifié et érigé en pseudo-théorie
(88). Et, quand l'explication d'un fait ou d'un phénomène est
envisagé, elle ne peut l'être que dans le cadre d'une mentalité
qui relève de ce que certains auteurs nomment «la pensée
(85) Ibid.,p. 237.
(86) P. Langevin, op. cit. note (15), p. 25.
(87) A. Rey, «La science orientale avant les Grecs» (Paris, 1942, p. 32).
(88) Comme le sera, par exemple, la méthode des «équivalents» que certains
chimistes du XIXe siècle essayeront d'opposer à la théorie atomique.
magique» (89). C'est dire que l'explication - ou plutôt sa
tentative - relève des mythes, de la religion. Pour les
Égyptiens, par exemple, la lumière est une des incarnations de
la déesse Maât, fille de Rê (90). Et il ne peut pas en être
autrement : ne disposant pas des moyens intellectuels
nécessaires à une analyse tant soit peu rationnelle, les
hommes de ce temps ont obligatoirement recours à la religion.
Ce qui est tout de même l'indice de l'existence d'une
interrogation. On ne peut donc pas raisonnablement parler de
méthode scientifique à cette époque. Est-il besoin d'ajouter
que toutes les élucubrations actuellement répandues - ce qui
n'est pas innocent, tant s'en faut - par les «mass-média»,
diverses collections publiées par de grands éditeurs, sur les
«secrets perdus des civilisations antiques», et autres
«mystères de la Grande Pyramide», ne reposent sur aucun
élément sérieux (91).
La constatation vaut pour la Grèce archaïque. Si les
poèmes d'Homère donnent de multiples indications sur les
connais sances techniques et scientifiques des Grecs du XIIIe
au VIIIe siècle (av. J.C.), ils montrent aussi que l'approche
intellectuelle reste la même que celle des siècles passés (92).
Elle ne vaut plus pour la Grèce «classique». J'ai déjà
brièvement évoqué al question plus haut, mais elle mérite
qu'on y revienne. J.P. Vemant écrit au sujet de l'astronomie
grecque qu'elle «... marque dès l'origine une rupture radicale.
En premier lieu, elle apparaît détachée de toute religion
astrale. Les «physiciens» d'Ionie - un Thaïes, un
Anaximandre, un Anaximène - se proposent dans leurs écrits
cosmologiques de présenter une «théôria», c'est-à-dire une
vision, une conception générale qui rende le monde
explicable sans aucune préoccupation d'ordre religieux, sans
la moindre référence à des divinités ou à des pratiques
rituelles ? Au contraire les «physiciens» ont conscience de
prendre en beaucoup de points le contrepied de croyances
religieuses traditionnelles.
«Nous nous trouvons donc en présence d'un savoir qui
d'emblée se rattache à un idéal d'intelligibilité*. Les Ioniens
font preuve sur ce plan d'une extraordinaire audace. Ce qu'ils
veulent, c'est que tout homme puisse comprendre à l'aide
d'exemples simples, souvent empruntés à la vie quotidienne et
aux pratiques les plus familières, comment le monde s'est
constitué à l'origine. Par exemple, ils expliqueront la formation du monde par l'image d'un crible que l'on agite ou par
(89) Voir : A. Rey, op. cit. note (87), p. 41-50.
(90) Voir : C. Desroches-Noblecourt, «Toutankhamon» (Paris, 1965, p. 96).
(91) Voir à ce propos l'excellent livre de l'archéologue J.P. Adam, «Les
impostures de l'Archéologie» (Paris, 1975).
(92) Voir: C.Mugler, «Les origines de la science grecque chez Homère Paris,
1963).
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celle d'une eau boueuse qui tourne dans un récipient, les
parties les plus lourdes restant au centre, les plus légères
allant à la circonférence. Il y a chez eux un effort pour rendre
raison de l'ordonnance de l'univers d'une façon positive et
rationnelle*.» (93) (* souligné par nous, J. R.) Le même
raisonnement s'applique à nombre de questions sur lesquelles
les philosophes hellènes se sont penchés.
Mais il faut bien réaliser que cette mutation intellectuelle
(94) a des limites, qui sont celles du temps où elle s'accomplit.
Cette volonté de rationalité s'accomplit grâce aux moyens
théoriques et matériels qui sont ceux que possèdent les Grecs
du VI e au IVe siècle av. J.C. On peut parler, je crois, sans abus
de langage de «rationalisme», mais à condition de le situer
dans le cadre de la mentalité de son époque, de ne pas vouloir
l'identifier à ce que ce concept signifie aujourd'hui pour nous.
Le langage reste souvent marqué par la religion. Par
exemple Empédocle, émettant l'idée que la Matière s'est
formée à partir des quatre «éléments premiers» (la Terre,
l'Eau, l'Air et le Feu), l'exprime ainsi : «Apprends d'abord les
quatre racines de toutes choses : Zeus qui brille, Héra
vivifiante, Aidôneus et Nestis qui alimentent la source des
larmes pour les mortels.» (95) Certaines explications, ou
identifications, nous paraissent enfantines, voire totalement
farfelues. Par exemple, par analogie avec le toucher, l'on
pense que l'œil émet un «rayon visuel» qui, comme le fait le
doigt, va en quelque sorte palper l'objet vu. L'idée, qui figure
déjà dans Homère, est également attribuée à Empédocle. Les
Pythagoriciens pensent que la vue est due à la rencontre du
«rayon visuel» et de la lumière émise par l'objet, hypothèse
que défend aussi Platon. Démocrite et Epicure avancent
qu'elle est due au transport de «simulacres» de l'objet vers
l'œil. Mais la thèse dominante est celle des pythagoriciens.
Elle figure toujours chez des savants - réputés comme tels, et
non comme philosophes - postérieurs : Euclide, Claude
Ptolémée..., et ne sera définitivement rejetée que par l'opticien
irakien Ibn al Haytham au XIe siècle de notre ère (96).
Le modèle achevé - selon moi, du moins - de la méthode
des savants de la Grèce classique figure chez Aristote. Quelle
est sa démarche ? «A la base de la doctrine péripatéticienne,
se trouve l'affirmation du rôle dévolu à la sensation comme
source première du savoir. Sans trahir la pensée du
philosophe, on peut parler alors de connaissance
immédiate...», écrit L. Bourgey qui poursuit '.^Celle-ci*...
tendra trop souvent à donner à l'apparence sensible
grossièrement interprétée la valeur d'une véritable preuve
expérimentale ... La physique générale repose sur des
affirmations arbitraires (les quatre éléments, les lieux
naturels), fruit d'une expérience grossière, inspirée du sens
commun et étrangère à tout esprit critique...» (97) (*la
physique d'Aristote.) Pour un phénomène donné, la plupart du
temps une constatation unique suffît. Le témoignage, aussi, est
parfois retenu comme preuve de la réalité
(93) J.P. Vernant, «Mythe et pensée chez les Grecs» (rééd., Paris, 1971,
p.173.
(94)Ibib.,p. 176.
(95) Cité par J. Voilquin, «Les penseurs grecs avant Socrate» (Paris, 1964p.
122).
(96) Voir: L. Robin, «La pensée grecque et les origines de l'esprit
scientifique» (rééd., Paris, 1973).
(97) L. Bourgey, «Observation et expérience chez Aristote» (Paris, 19SS,p.
143).
d'un fait pour développer une démonstration (98). Dans l'étude
de la physique, qui est la science de la Nature, Aristote
considère que la rigueur n'est pas nécessaire comme elle l'est
en mathématiques (99).
De la constatation sensorielle, on passe à la connaissance
par l'induction. Ce qui veut dire que le philosophe généralise
souvent à partir d'une seule observation ou, au mieux, d'un
nombre très limité d'observations; que la théorie ainsi construite ne fera ensuite l'objet d'aucune vérification, d'aucune
nouvelle confrontation avec la réalité; bien au contraire, elle
servira ultérieurement à bâtir de nouveaux développements.
Dans la mesure où, de plus, aucune évaluation quantitative
n'intervient, la science d'Aristote renferme pêle-mêle nombre
d'affirmations exactes, parfois même relevant d'un grand
discernement et d'un sens de l'observation remarquablement
développé, des développements très lointainement approximatifs et quelques-uns grossièrement erronés. D faut y ajouter
l'usage fréquent du raisonnement par analogie.
Cette méthode, que je viens de résumer ici très
sommairement, est issue de la pratique de son temps :
pratique sociale, technologique, religieuse... Certains de ses
résultats ont été positifs, c'est à dire qu'ils ont contribué aux
progrès de la connaissance. Par exemple, la tentative de
donner une explication de la vision - et, partant, une certaine
conception de la lumière -sur la base d'une analogie avec
l'ouie et la propagation du son. Ce raisonnement, en
l'occurrence, repris à partir de données scientifiques à la fin du
XVIIe siècle par les physiciens français Pardiès et Ango, et le
Hollandais Huygens, a donné naissance à une véritable théorie
ondulatoire de la lumière. Le mathématicien et physicien
allemand Euler s'en sert au XVIIIe siècle, l'Anglais T. Young
au début du XIXe, et le Français A. Fresnel jusqu'en 1816
(100). Il ne faut toutefois pas en conclure que ce type de
raisonnement est sans défaut. C'est, écrit, M. Bunge, une
«arme à double tranchant» (101), valable pour une première
approche, obstacle ensuite si l'on s'y tient strictement.
L'existence de certaines similitudes ne doit pas, en effet,
amener à conclure à l'identité de deux catégories de
phénomènes. Sinon, après quelques succès, la démarche
conduit rapidement à une impasse. Parmi les conclusions
d'Aristote, d'autres, au contraire, sont fausses et nous parais sent aujourd'hui aberrantes. Témoin son opinion sur l'immo bilité de la Terre au centre du Monde. Les Grecs savaient,
probablement depuis Pythagore (102), que notre planète est
sphérique. Ils la pensaient, par contre, immobile. Et pour
cause : la perception du mouvement terrestre n'est en rien
immédiate. De plus, la situer au centre de l'Univers impliquait
aussi une certaine conception de l'homme et de son rôle dans
la nature. Une exception, toutefois : le pythagoricien Philolaos
qui avait bâti un système cosmologique dans lequel la Terre
tournait autour d'un feu central (qui n'était pas le soleil).
(98) Voir, par exemple, les arguments invoqués pour «démontrer» l'imm
uabilité du Ciel dans : Aristote, «Du Ciel» (texte grec et trad. fran., Paris,
1965, p. 9).
(99) Aristote, «La métaphysique» (trad. fran., 1.1, Paris, 1962, p.l 18).
(100) Voir notre article : «Est -il possible d'écrire l'histoire des théories sur la
nature de la lumière» (CUIDE, Univ. Paris VI, n°15,janv. 80, p. 42-64).
(101) M. Bunge : «Philosophe de la physique» (trad. fran., Paris, 1975, p.
137).
(102) Voir : Th. Henri-Martin, «Hypothèse astronomique de Pythagore»
(Rome, 1872) et «Histoire des hypothèses astronomiques grecques qui
admettent la sphéricité de la Terre» (Paris, 1879).
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Aristote argumente contre Philolaos et veut prouver
l'immobilité de la planète. Son argument principal est le
suivant : soit un homme debout et immobile ; il jette une
pierre verticalement. Si la Terre se déplaçait, la pierre ne
retomberait pas à son point de départ. En effet, pendant le
temps où le projectile monte, puis descend, l'homme aurait
accompagné le mouvement de la planète et la pierre
retomberait donc, soit devant lui, soit derrière lui, suivant le
cas. Or, il la reçoit dans la main. Donc, la Terre est immobile
(103). La démonstration n'a rien d'absurde. Si, aujourd'hui,
nous ne savions pas que la Terre se déplace, l'argument nous
paraîtrait effectivement assez logique.
La méthode aristotélicienne est donc, dans le cadre de la
culture (au sens large) de son époque, une traduction très
élaborée (et très intelligente) du raisonnement spontané, du
«sens commun» - «L'accoutumance favorise la connaissance»,
écrit le Stagirite (104). Dans le cadre d'un système donné d'un certain «paradigme», pour reprendre le concept utilisé par
Kuhn (105) - peut-être ; mais cette accoutumance gène
l'innovation, le changement, constitue souvent un «obstacle
épistémologique» et s'oppose à l'apprentissage scientifique
plus qu'elle ne l'aide, comme l'a démontré G. Bachelard (106).
Il ne serait pas exact d'affirmer que, Aristote disparu, la
démarche des philosophes et des savants soit restée ensuite
sans changement pendant toute la fin de l'Antiquité et la
totalité du cours du Moyen Age. L'oeuvre d'Archimède, par
exemple, marque, par rapport à celle du Stagirite, des différences importantes. Sa mécanique est encore, pour l'essentiel,
jugée exacte tandis que celle d'Aristote est pratiquement
totalement rejetée (107). Mais cette mécanique d'Archimède
ne concerne que la statique, c'est-à-dire l'étude de l'équilibre
des corps. La physique du mouvement - plus complexe, il est
vrai - n'est pas concernée. Les travaux des mécaniciens
d'Alexandrie apportent eux aussi des éléments d'évolution,
notamment dans le domaine de la mécanique des fluides
(108). En ce qui concerne le Moyen Age, d'autres indices de
changements partiels se découvrent aussi chez de nombreux
auteurs : divers savants musulmans (Al Battani, Ibn al
Haytham, Al Biruni...) (109) ; Pierre de Maricourt, déjà cité ;
R. Grosseteste, R. Bacon... (110). Le «fil conducteur»
dominant, si l'on peut dire, reste néanmoins le «sens commun»
aristotélicien, dogmatisé, qui plus est, par l'Église en Europe
occidentale. Un exemple de cette permanence, dans le cadre
de ce qui constitue tout de même une «contestation» d'un des
enseignements d'Aristote : la «physique de l'impétus». Pour le
philosophe grec, tout corps en mouvement subit l'action
(103) Aristote, op. cit. note (98), p. 96-98. (104) Aristote, op. cit. note
(99), 1.1, p. 117.
(105) Voir : T.S. Kuhn, «La structure des révolutions scientifiques» (trad.
fran-, Paris, 1972).
(106) Voir : G. Bachelard, «La formation de l'esprit scientifique» (rééd.,
Paris, 1960).
(107) A l'exception du caractère absolu de l'espace et du temps, que
conservera la mécanique newtonienne et que rejettera, par contre, la
mécanique relativiste.
(108) Voir: B.Gille, «Les mécaniciens grecs» (Paris, 1980).
(109) Voir : S. Hunke, «Le Soleil d'Allah brille sur l'Occident» (Paris,
1963).
A. Miéli, «La science arabe et son rôle dans l'évolution
scientifique mondiale» (rééd., Leiden, 1966).
(110) Voir : A.C. Crombie, «Histoire des sciences de Saint Augustin à
Galilée» (trad. fran., 2 t., Paris, 1959).
d'un «moteur» (111). Quand cette action cesse, le
mouvement s'interrompt (112). Pour expliquer celui d'un
projectile - d'une pierre lancée par un individu, par exemple,
Aristote suppose que l'action, initialement due au bras du
lanceur, est conservée pendant un certain temps par l'air (113).
A la fin de l'Antiquité, se développe la fabrication des
machines de jet (catapultes, balistes...). En 678 de notre ère,
les Byzantins utilisent un premier explosif - le «feu grégeois»
-contre l'armée arabe qui assiège Constantinople. Dans le
cours du Moyen Age, la technique des engins de jet continue à
être améliorée, avant que les armes à feu fassent leur
apparition au cours de la guerre de Cent Ans. Or, l'explication
d'Aristote relative aux projectiles est contredite par la pratique
courante des fabricants et utilisateurs des engins de jet, puis
par celle des artificiers. Ils savent parfaitement que l'air, loin
de conserver le mouvement, s'y oppose. Leur expérience est
prise en compte par un physicien byzantin du VI e siècle, Jean
Philopon, qui émet : «...l'idée qu'il reste dans le corps, après
qu'on lui a imprimé le mouvement, une certaine vertu
mouvante* qui se conserve pendant un certain temps.» (114)
(* souligné par nous, J. R.) L'hypothèse est reprise et développée par un physicien français du XIVe siècle, Jean Buridan,
recteur de l'université de Paris. Pour lui, le moteur, quand il
agit sur le mobile, lui imprime un certain «impétus» (115).
Celui-ci est d'autant plus grand que la vitesse occasionnée
par l'action du moteur est importante. Quand le moteur cesse
d'agir, c'est «l'impétus» qui assure le mouvement du projectile.
«L'impétus» diminue toutefois, sous l'effet de la résistance de
l'air et de la pesanteur ; il.... «finit par être vaincu et détruit à
tel point que la gravité l'emporte sur lui, et désormais, meut la
pierre vers son lieu naturel.» (116) (* souligné par nous, J.R.)
Il s'agit bien là d'une révision de la mécanique d'Aristote.
Mais elle ne porte que sur un point, lui-même inspiré par un
raisonnement spontané, issu de l'empirisme des lanceurs de
projectiles. La pratique s'est modifiée depuis le IVe av. J.C., le
«sens commun» a donc lui aussi varié. Mais le comportement
d'ensemble reste le même, et la plupart des idées d'Aristote celle du «lieu naturel» propre à chaque corps, par exemple sont conservées. La remise en cause véritable a lieu au cours
de la Renaissance. Elle est déjà préparée par l'activité
intellectuelle de la deuxième moitié du Moyen Age. Des
penseurs comme Nicole Oresme et Nicolas de Cues, secouent
la tutelle pesante de l'aristotélisme thomiste. La «physique de
l'impétus» elle-même, malgré ses limites, suscite de nouvelles
recherches, de nouveaux développement scientifiques. Les
ingénieurs, du XIIe au XVe siècle, introduisant les calculs
mathématiques dans leur travail, préparent déjà la
mathématisation de la physique et de la technologie : Et le
«climat intellectuel» général est, notons-le, favorable aux
remises en cause. C'est l'époque des grands voyages, donc de
la découverte de réalités jusqu'alors insoupçonnées ; c'est,
dans le domaine littéraire, celle de l'humanisme ; dans celui de
la religion, c'est le temps de la
(111) Le concept de «moteur» dans la mécanique d'Aristote équivaut
approximativement à celui de «force» dans la mécanique newtonienne.
(112) Ce qui est contredit par le «principe d'inertie», dû à Galilée.
(113) Aristote : op. cit . note (98), p. 114 et «Physique» (texte grec et trad.
fran., 1.1, Paris, 1961, p.140).
(114) Cité par B. Kouznetzov,«Galilée» (Moscou, 1973, p. 42).
(115) Le terme ne correspond à aucun concept de la physique classique.
La traduction française la plus satisfaisante serait «élan».
(116) cité par R. Dugas, «Histoire de la mécanique» (Neuchâtel, 1950, p.
49-50).
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Réforme... Le reflet de ce bouillonnement apparaît très
clairement dans les «Carnets» de Léonard de Vinci. Ecrivant.
«l'expérience a été la maîtresse de ceux qui ont bien écrit et
c'est elle qu'en tout cas j'alléguerai pour maîtresse» (117), il
préfigure le recours systématique à la pratique expérimentale ;
de même dans cette phrase : «Avant défaire de ce cas une
règle générale, expérimente le deux ou trois fois, et regarde si
les expériences produisent les mêmes effets» (118) ;
proclamant : «Beaucoup penseront qu'ils peuvent
raisonnablement me blâmer, en alléguant que mes preuves
vont contre l'autorité de quelques hommes tenus en grande
révérence par leurs jugement sans contrôle, ne considérant
pas que mes idées sont nées de la pure et simple expérience
qui est la vraie maîtresse» (119), il manifeste son rejet du
principe d'autorité ; affirmant : «Aucune investigation
humaine ne se peut appeler vraie science, si elle ne passe pas
par les démonstrations mathématiques» (120), il amorce
l'utilisation généralisée des mathématiques.
Pour la plupart des historiens des sciences, l'acte décisif de
ce changement qualitatif de la pensée scientifique est la
publication, en 1543, de l'ouvrage de Copemic : «De Revolutionibus orbium coelestium» (121). Le «modèle géocentrique» de l'Univers avait été pendant des siècles - à partir
d'Eudoxe, chez Aristote, Ptolémée... et tous les astronomes du
Moyen-Age - progressivement compliqué pour essayer de rendre compte des contradictions successives entre le système
proposé et les observations astronomiques qui s'accumulaient.
Copernic choisit, non de poursuivre dans cette voie, mais d'en
bouleverser les fondements en proposant un système
héliocentrique : La Terre, centre d'un Monde fait par Dieu
pour l'homme, devient de ce fait une planète comme les
autres. Observateur minutieux, mais aussi créateur des outils
mathématiques nécessaires à l'établissement de son système,
est ce novateur qui ne fut, selon J.C. Pecker, «... ni ce révolutionnaire agressif, ni non plus ce «chanoine craintif» que
l'histoire des sciences associe dans ses imageries
contradictoires : ce fut un chercheur moderne, pleinement
digne de ce nom, et dont on doit saluer les hésitations, les
retours, les scrupules, comme typiques de cette démarche, qui,
enfin, allait de la foi à la science...» (122) Certes, la démarche
de Copemic reste largement marquée par l'aristotélisme. Mais,
allant à rencontre d'un enseignement diffusé depuis des siècles
et érigé en dogme par l'Eglise même dont il est un des clercs,
il fait acte scientifique, au sens où nous l'entendons
aujourd'hui. Même, d'ailleurs, si ses motivations ne se réduisent pas seulement à cette rupture, même si elles sont plus
complexes (et elles le sont certainement) et pour une part
incompréhensible - comme nous le rappelions plus haut -à
notre esprit du XXe siècle. Et, comme le fait remarquer
(117) cité par G. Séailles, «Léonard de Vinci (1452 - 1519) - L'artiste et le
savant» (Paris, 1892, p. 179).
(118)Ibib.,p. 198.
(119)Ibib.,p.l89.
(120)Ibib.,p. 200.
(121) A signer, la même année, de l'ouvrage du médecin Belge André Vésale
: «De humani corporis fabrica» dont l'importance, pour l'anato-mie humaine,
est comparable à celle du livre de Copemic pour l'astronomie.
(122) J.C. Pecker, «Nicolas Copemic entre la prudence et la révolution» («le
Ciel et Nous - Copemic (1473 - 1973)», n°spécial de la revue «Europe», mars
1973, n 527, p. 37 - 38).
(123) M.A. Tonnelat, «L'Influence de Copemic sur l'évolution de la
philosophie des sciences» (ibib., p. 67 - 68).
M.A.Tonnelat, sa théorie est «...une base de calculs dont les
résultats devront être confrontés avec l'expérience»(123).
L'ouvrage de Copemic est le premier élément - mais un
élément décisif - d'un mouvement qui, en moins d'une centaine d'années, bouleverse la pensée scientifique. L'acteur principal de cette transformation est Galilée. Nous avons évoqué
l'argument d'Aristote relatif au mouvement de la Terre.
Copernic y répond partiellement, son raisonnement étant
complété ultérieurement par Giordano Bruno, puis par Galilée
lui-même dans son «Dialogue sur les deux grands systèmes du
Monde» qui, publié en 1632, lui vaut son procès et sa
condamnation. Mais cette réponse, pour être parfaitement
satisfaisante, exige que l'on bâtisse aussi une nouvelle
mécanique. Celle d'Aristote reposant sur un «sens commun»
qui, à bien des égards, est resté le même, celle de Galilée ne
peut être édifiée qu'à partir d'une forme différente de
raisonnement. D n'y a évidemment, dans ce processus, aucun
déterminisme mécanique, procédant automatiquement hors du
temps. Trois siècles avant notre ère, à Alexandrie, Aristarque
de Samos avait, lui aussi, affirmé que la Terre tourne autour
du Soleil. L'hypothèse est restée sans lendemain. Parce-qu'elle
ne reposait pas, comme chez Copernic, sur un ensemble de
calculs? Peut-être, en partie du moins. Mais le système de
Ptolémée avait, autant que celui de Copernic, des bases
mathématiques crédibles. Parce que le système de Copernic a
rapidement été vérifié ? D l'a été, il est vrai, en partie, dans
certaines de ses conséquences, surtout après les travaux de
Tycho Brahé (qui demeurait cependant partisan du
géocentrisme), de Kepler, et grâce à l'utilisation de la lunette
astronomique par Galilée à partir de 1609. Parce que,
précédemment, la «physique del'impétus» avait permis, fut-ce
sur des bases fausses, à la mécanique d'accomplir des progrès
réels ? En partie, sûrement. Parce que Kyeser, Fontana,
Léonard de Vinci, etc..., au cours de la Renaissance, après
Villard de Honnecourt et quelques autres au XIIIe siècle,
avaient créé, entre la «science pure» et la technique, les
mathématiques et la pratique, des liens que l'École
d'Alexandrie avait seulement ébauchés (124) ? La réponse est,
ici, à nouveau positive. Parce que Simon Stevin,
mathématicien hollandais contemporain de Galilée, a résolu
lui aussi certains problèmes, et notamment établi la règle du
parallélogramme des forces pour édifier la théorie du plan
incliné ? Oui, certainement. Parce que les grands voyages
autour du Monde, en démontrant l'inexactitude de la géographie de Ptolémée, avaient facilité l'interrogation relative à
sa cosmologie ? Oui, bien sûr. Et aussi parce que l'imprimerie
avait favorisé l'échange des idées et permis l'édition
d'ouvrages scientifiques et techniques ; parce qu'il y avait eu
Érasme, Rabelais, Montaigne et quelques autres ; parce que
l'Église catholique, malgré son emprise toujours considérable,
ne régnait plus sans partage, était dans une certaine mesure
contestée ; parce qu'il y avait eu Botticelli, Michel-Ange,
Raphaël... Toutes ces causes, qui constituent les composantes
du «climat intellectuel» d'une époque, ont joué, en rapport
avec l'évolution économique et sociale. Un de leurs «produits»
est l'œuvre de Galilée. «Dans sa conception du monde et son
style», écrit Kouznetsov, «tout grand penseur reflète son
époque et son milieu. Mais il reflète aussi le passé et le futur,
ainsi que les autres milieux sociaux et nationaux, dans
lesquels ses idées se formèrent, résonnèrent ou subirent une
évolution.» (125)
(124) Voir : B. Gille, «Les Ingénieurs de la Renaissance» (Paris, 1964).
(125) B. Kouznetsov, op. cit. note (114), p. 9.
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Divers auteurs ont manifesté, à plusieurs reprises, leur
désaccord avec le concept de «méthode scientifique». Il n'y
aurait pas, selon eux, une mais des méthodes scientifiques. Il
est certain qu'un problème mathématique ne s'analyse pas
comme une question d'optique ; que des expériences répétées,
possibles en physique, ne le sont plus obligatoirement dans
certains secteurs de la biologie, à plus forte raison de l'astronomie ; que l'observation simple a gardé, dans certaines
sciences, plus d'importance que dans d'autres, etc... Divers
principes, toutefois, sont la propriété commune de toutes les
sciences ; du moins des sciences expérimentales et
d'observation, le cas des mathématiques présentant quelques
particularités. Ces principes se retrouvent, à des degrés divers,
dans la pratique scientifique de Galilée (126).
«Quels sont donc les traits par lesquels la nouvelle
méthode s'oppose à celle qu'on avait pratiquée jusque-là dans
l'étude de la nature ? On peut les ramener à trois, dont aucun,
par lui-même, n'est sans doute absolument nouveau, mais
dont l'union intime fera l'originalité de la méthode
expérimentale en physique : l'usage du raisonnement
hypothético-déductif, le traitement mathématique de
l'expérience, l'appel à l'expérimentation.» (127) J'ajouterai le
rejet du principe d'autorité et, surtout, un élément que R.
Blanche, excellent philosophe mais ignorant de la réalité du
laboratoire, oubliait : la mesure. Car les savants, avant
Galilée, ne mesuraient pas, ou alors de façon exceptionnelle.
On pouvait tout au plus émettre un avis sur la plus ou moins
grande intensité de tel ou tel phénomène ; on jugeait des
qualités, on ne mesurait pas. Les marchands mesuraient : le
poids des produits, la longueur des draps ; les propriétaires
fonciers et les notaires mesuraient les surfaces des terrains ;
les architectes mesuraient, même s'ils ne disposaient pas, pour
contruire théâtres antiques et cathédrales médiévales, de cette
«science secrète» que leurs attribuent généreusement des
ouvrages ésotériques contemporains, mais seulement d'un
empirisme soigneusement transmis. Mais le concept de
mesure était ignoré des milieux savants. Galilée, lui, mesure ou essaye, tout au moins - et invente des appareils, des
procédés pour ce faire. Un exemple : on jugeait, auparavant,
du chaud et du froid, notions subjectives s'il en est. Galilée
invente un thermoscope (128), et mesure les températures. Un
autre exemple : depuis que les hommes s'interrogeaient sur la
nature de la lumière, ils avaient, aussi, émis des hypothèses
relatives à sa vitesse. D'aucuns l'estimaient infinie (c'est-à-dire
la propagation instantanée), d'autres la décrétaient seulement
très grande. Mais personne n'avait apparemment songé à la
mesurer. Galilée, si. Compte tenu de la très grande valeur de
ladite vitesse, sa méthode est inadaptée et il échoue. Il n'en
conclut pas pour autant à l'instantanéité. Non ; il juge que la
valeur en est très grande, trop grande pour les conditions de
l'expérience. A la même époque, Descartes continue à la
décréter infinie (129).
(126) C. Bernard oppose Galilée et Torricelli, qui ont effectivement appliqué
les principes de la méthode expérimentale, à F. Bacon qui a théorisé à leur
propos, sans jamais expérimenter (voir : C. Bernard, «Introduction à l'étude
de la médecine expérimentale», rééd. Paris, 1966).
(127) R. Blanche, «La méthode expérimentale et la philosophie de la
physique» (Paris, 1969, p. 13).
(128) La description d'un instrument du même genre existe dans Héron
d'Alexandrie. Mais, tout comme l'éolipyle, il semble qu'il soit resté sans
postérité immédiate.
Voir : M. Daumas, «Les instruments scientifiques aux XVIle et
XVIIle siècles» (Paris, 1953).
Je ne suis pas certain, d'ailleurs, que Blanche ait raison en
affirmant que l'expérimentation est antérieure à Galilée.
L'expérience, si. Même pendant l'Antiquité, il arrivait qu'un
philosophe fasse occasionnellement une expérience. Mais
l'expérimentation est bien autre chose ; c'est la pratique
systématique de l'expérience, la volonté de vérifier en permanence par l'expérience les hypothèses émises, les théories
développées. L'affirmation de sa nécessité existe, nous l'avons
vu, chez Léonard de Vinci. La preuve de sa pratique effective,
je ne la connais pas avant Galilée.
A quelques variantes près, les principes essentiels qui sont
ceux de la science moderne, sont là définis. Claude Bernard
en a repris la formulation dans son «Introduction à l'étude de
la Médecine expérimentale» (1865). Quelques éléments,
quelques interrogations supplémentaires sont venus s'y
ajouter. Notamment, l'idée de l'intervention possible de
l'observateur, ainsi que des instruments et des méthodes de
mesure, sur le phénomène étudié.
D'un dogmatisme à un autre
Schématiquement on peut considérer qu'un système de
pensée est dogmatique s'il repose sur un certain nombre de
points, considérés comme des vérités absolues, non dis cutables, sauf à la rigueur si la discussion doit conduire à
admettre ces vérités. Une fois cela posé, l'ensemble ainsi
reconnu a priori comme vrai n'est plus susceptible de révision,
non plus d'ailleurs que les conséquences qui en découlent - ou
semblent en découler - de manière plus ou moins logique. La
pensée scientifique étant remise en cause permanente, le
dogmatisme lui est - ou devrait lui être - totalement étranger.
«La seule chose que nous ayons à faire ici,» écrit Claude
Bernard, «c'est d'insister sur un précepte qui nous prémunira
toujours l'esprit contre les causes innombrables d'erreurs qu
'on peut rencontrer dans l'application de la méthode
expérimentale.
«Ce précepte général, qui est une des bases de la méthode
expérimentale, c'est le doute ; et il s'exprime en disant que la
conclusion de notre raisonnement doit toujours rester
dubitative quand le point de départ ou le principe n'est pas
une vérité absolue. Or nous avons vu qu'il n'y a de vérité
absolue que pour les principes mathématiques ; pour tous les
phénomènes naturels, les principes desquels nous partons, de
même que les conclusions auxquelles nous arrivons, ne
représentent que des vérités relatives.» (130)
Le dogmatisme n'est pas seulement un «péché de jeunesse»
de l'humanité. D a encore - hélas ! - trop souvent cours de nos
jours. Un de ses principes de base est celui d'autorité, celui-là
même que rejetaient Léonard de Vinci et Galilée : autorité
d'un penseur, d'un «livre saint» et de ceux qui en sont
reconnus interprètes officiels, voire de la méthode scientifique
appliquée à contresens. Mais le dogmatisme, contraire de
l'esprit critique, est lui aussi un produit historique.
(129) Voir : «Roemer et la vitesse de la lumière» (ouv. coll., Paris, 1978). La
première mesure réussie est due à l'astronome danois Roemer, qui la fit en
1676 à l'Observatoire de Paris, à partir de l'observation des satellites de
Jupiter. (130) C. Bernard, op. cit. note (126), p. 83-84.
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L'Antiquité grecque n'en est pas exempte, tant s'en faut.
Mais on peut se demander si cette démarche peut-être, à cette
époque, évitable ; du moins, si elle aurait pu l'être totalement.
Le philosophe, qui s'interroge sur la nature et désire apporter
une explication de tel ou tel phénomène, n'est-il pas obligatoirement conduit, faute de moyens d'investigation suffisants, à affirmer, donc à agir de manière dogmatique ?
Reprenons l'exemple d'Aristote réfutant l'idée d'un possible
mouvement de la Terre. Aucun élément concret, en fait, ne
plaide en faveur de ce mouvement. Dans le cadre des
connaissances de son époque, c'est donc lui qui a scientifiquement raison contre Philolaos. Le dogmatisme se
manifeste donc, non à ce stade de son raisonnement, mais
ensuite, quand il considère comme intangible (pour l'essentiel,
du moins) le modèle de l'Univers bâti à partir de sa démonstration. Ce «modèle» est, d'ailleurs, déjà fort complexe. Au
centre de l'Univers est donc la Terre, sphérique et immobile.
A la périphérie, est la sphère des «Étoiles fixes», elle aussi
immobile. Dans l'intervalle sont «...cinquante-cinq coquilles
cristallines constituées d'éther... Aristote doublait presque le
nombre des sphères utilisées par les premiers mathématiciens,
mais celles qu 'il ajoutait étaient mathématiquement
superflues. Elles avaient pour fonction de fournir les liaisons
mécaniques nécessaires à maintenir en rotation tout
l'ensemble des sphères concentriques ; elles transformaient le
jeu complet des sphères en une gigantesque pièce d'horlogerie
céleste*, entraînée par la sphère des étoiles. L'Univers étant
plein, toutes les sphères étaient en contact, et le frottement des
sphères les unes contre les autres servait de transmission à
tout le système. La sphère des étoiles entraînait son plus
proche voisin intérieur, lequel était la plus extérieure des sept
coquilles, ou sphères homocentriques, qui déplaçaient
Saturne...» (131) (* souligné par nous, J.R.)
Ce «modèle», ultérieurement complété par Ptolémée, n'est
ensuite plus révisé, du moins dans ses fondements. Les
éléments existaient-ils qui auraient dû conduire à sa négation ?
Ce n'est pas évident. Mais l'attitude dogmatique est tout de
même à la base du raisonnement. On ne dit pas : «l'Univers est
ainsi parce que tel et tel faits le démontrent...» ; on dit :
«l'Univers est ainsi parce qu'Aristote a affirmé que telle est
sa constitution». La démarche initiale d'Aristote elle-même est
«évacuée» ; ce qui est considéré c'est l'autorité de sa parole.
La pensée scientifique du Moyen Age - comme l'ensemble
de la démarche intellectuelle de l'époque, d'ailleurs - est très
profondément marquée par le dogmatisme. Non pas totalement, la règle souffrant - comme toutes les règles - des
exceptions. Si la science arabe n'y a pas échappé, il n'en est
tout de même pas le caractère dominant. L'Islam de l'époque
est essentiellement la transcription religieuse et politique d'un
mode de vie. La philosophie de la nature n'y occupe, en
définitive, qu'une place restreinte, n en va autrement de la
religion chrétienne, du moins dans la conception qui a été
celle du Moyen Age occidental. Les paraboles, les images...
contenues tant dans la Bible que dans les Évangiles ont été en
effet considérées comme autant d'informations
(131) T.S. Kuhn, «La Révolution copernicienne» (trad. fran., Paris, 1973,
p. 91-92). La «sphère des étoiles», elle-même, a été mise en mouvement par
le «premier moteur», c'est -à-dire par Dieu (voir Aristote : «Du Ciel»).
objectives sur la formation de la Terre, sur l'homme, etc.
(132). La compréhension qu'avait l'Église de ce temps de ces
«informations» est dès lors devenue dogme catholique, non
réfutable sous peine d'hérésie. Je reprends l'exemple du
géocentrisme. Rien, apparemment, ne conduisait obligatoirement l'Église à intégrer ce système dans ses enseignements.
Mais il faisait partie - du moins en ce qui concerne l'immo bilité de la Terre - de la croyance commune de l'époque. Et
l'Église traduit aussi, d'une certaine manière, les opinions
dominantes du moment. Par ailleurs, la position centrale de la
Terre était liée à l'idée d'un Univers fait par Dieu pour
l'homme, image de ce Dieu. Très influencée par le néoplatonisme pendant la première moitié du Moyen Age (cf.
saint Augustin), l'Église adopte ensuite l'aristotélisme, après
l'avoir un temps rejeté (133). D s'agit, il est vrai, non de la
philosophie originelle du Stagirite mais de son interprétation
par des théologiens et philosophes chrétiens (134). Le système
géocentrique figure, de toutes façons, aussi bien chez Platon
que chez Aristote. Une fois intégré dans le dogme, il est dès
lors une vérité. On lui trouve même une justification dans les
Écritures puisqu'il y est dit que Josué commanda au Soleil de
s'arrêter. Or donc, si ledit prophète peut arrêter la course de
l'astre, c'est donc que ce dernier se meut. Pour le théologien
du Moyen Age cela prouve l'immobilité de la Terre. Une fois
cela retenu et codifié, il ne restait aux astronomes, sauf à
risquer le bûcher, qu'à se satisfaire - du moins officiellement du système de Ptolémée.
Quand l'enseignement d'Aristote s'est petit à petit substitué
au XIIIe siècle à celui de Platon et de ses lointains disciples,
cela a constitué un progrès, du moins sur le plan scientifique.
Deux siècles plus tard, ossifié par la scholastique, intégré
complètement dans le dogme, il était au contraire devenu un
obstacle à l'évolution. C'est pourquoi le mouvement des idées
scientifiques, de la fin du XVe au cours du XVIIe siècle, s'est
en grande partie fait contre Aristote, ou du moins contre son
interprétation moyenâgeuse. Comme quoi une pensée,
élément de progrès en son temps, peut, fossilisée quelques
dix-neuf siècles plus tard parce-que maintenue pour l'essentiel
dans son état initial et intégrée dans une religion révélée,
devenir ensuite réactionnaire. «Le raisonnement expérimental
est précisément l'inverse du raisonnement scolastique », écrit
C. Bernard, «La scolastique veut toujours un point de départ
fixe et indubitable, et ne p ouvant le trouver ni dans les choses
extérieures, ni dans la raison, elle l'emprunte à une source
irrationnelle* quelconque : telle qu 'une révélation, une
tradition ou une autorité conventionnelle ou arbitraire.» (135)
(* souligné par nous J.R.)
Et c'est en invoquant - en partie, du moins - l'autorité
d'Aristote que le tribunal inquisitorial, très fortement inspiré
par les Jésuites qui sont longtemps restés attachés aux
doctrines péripatéticiennes, a condamné Galilée en 1633
(136).
(132) II est possible d'ailleurs - je ne suis pas à même d'en juger - que les
rédacteurs de ces livres les aient pensées ainsi.
(133) L'enseignement d'Aristote a été interdit à la Sorbonne en 1210.
(134) Albert Le Grand et saint Thomas d'Aquin, essentiellement.
(135) C. Bernard, op. cit. note (130), p. 84.
(136) Voir : E. Namer, «L'affaire Galilée» (Paris, 197S). Texte de la
sentence : «Nous Gasparre Borgia, du titre de Sainte Croix de Jérusalem... attendu que toi, Galilée, ...a été dénoncé depuis 1615 à ce Saint Office comme
tenant pour vraie la fausse doctrine selon laquelle le
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Se pose là le problème de la doctrine chrétienne en tant que
telle, et de son influence sur l'histoire de la pensée scientifique. Les exemples précédents sont ceux d'effets négatifs. u
en est d'autres. L'opposition de l'Église aux dissections
humaines a véritablement bloqué les connaissances
anatomiques en Occident, provoquant de ce fait un retard
considérable par rapport à l'Empire islamique. Le «cas
Buffon» a déjà été mentionné. Et chacun sait le refus opposé
pendant des décennies à la reconnaissance de l'Évolution des
êtres vivants, la longue opposition de la hiérarchie catholique
à la publication des œuvres de Teilhard de Chardin, etc... Il
n'en serait pas moins hâtif - et léger - de généraliser. Le
problème est, en réalité, plus complexe. L'Église du haut
Moyen Age a effectivement combattu tout ce qui pouvait
ressembler à une tentative de connaissance rationnelle (pour
l'époque) de la Nature. R. Latouche écrit à ce sujet : «... si le
progrès matériel a été stagnant durant plusieurs siècles, si la
curiosité scientifique ne s'est que lentement réveillée, le
millénarisme a sa part de responsabilité dans cet
immobilisme. En continuant à prédire la fin prochaine du
monde, il a créé une atmosphère d'indifférence autour des
sciences physiques et naturelles, promotrices du bien-être
terrestre, dont on suspectait encore au Xe siècle l'inspiration
diabolique.» (137) Mais, dans le même temps, ce sont des
religieux comme l'évêque Isidore de Séville, comme Alcuin,
qui ont maintenu vivants quelques restes des connaissances
antiques ; c'est le moine Gerbert, ensuite Pape, qui a
commencé à répandre le savoir acquis au contact des savants
musulmans et juifs d'Espagne. Les monastères ont souvent été
aussi des foyers d'un savoir sans doute aussi rationnel que le
permettait l'époque. La philosophie aristotélicienne a été
diffusée, dans les universités naissantes, par les clercs. A la
stérilisation scolastique se sont opposés des religieux : Roger
Bacon, Nicole Oresme, Nicolas de Cues, Copernic. En réalité,
au Moyen Age, l'élaboration des idées passe pour l'essentiel,
en Europe occidentale, par l'Église. Or, elles ont progressé au
cours de cette période ; en partie contre l'idéologie diffusée
par la hiérarchie, c'est vrai ;
e
mais en partie aussi avec sa participation. Au XVII siècle,
alors même que les jésuites faisaient condamner Galilée, le
religieux minime Marin Mersenne faisait publier en France
ses livres, organisait chez lui des réunions scientifiques qui
préfigurent la création de l'Académie des sciences. La
«philosophie de la Nature» (ou «philosophie naturelle»),
dominante chez les savants de la fin du XVIIe et du XVIIIe, est
d'inspiration religieuse. L'un de ses tenants, en même temps
l'un des plus grands savants de l'humanité, Newton, est non
seulement croyant, mais véritablement mystique. On ne peut
donc
Soleil est au centre du monde et la Terre se meut d'un mouvement diurne ;
- attendu que tu avais des disciples...
- attendu qu'aux objections qui t'étaient présentées, tirées de la Sainte
Écriture, tu répondais en interprétant cette Écriture à ta manière...
Pour toutes ces raisons, ce Saint Tribunal ayant résolu de remédier au
désordre et au danger qui croissaient au préjudice de la Sainte Foi..., les
Théologiens qualifiés ont ainsi défini les deux propositions...
La proposition que le So leil est au centre du monde et immobile d'un
mouvement local est absurde, fausse en philosophie et formellement
hérétique, parce qu'elle est expressément contraire à la Sainte Écriture.
La proposition que la Terre n'est pas au centre du monde ni im mobile,
mais qu'elle se meut d'un mouvement diurne est également absurde et fausse
en philosophie et considérée en théologie au moins comme erronée devant la
foi...» (op. cit., p. 220-225). (137) R. Latouche, «Les origines de l'économie
occidentale» (rééd., Paris, 1970, p. 288 289).
conclure, je pense, à un effet... «globalement négatif» de la
pensée chrétienne dans ce domaine. Ce serait...
dogmatiquement s'en tenir à la logique du blanc et du noir.
«La vérité», écrit R. Latouche à un autre propos, «est qu'avec
la complexité qui est le caractère de tous les phénomènes
humains, il y a eu action et réactions.» (138)
Certains diront : «Comme d'habitude, l'Église a toujours
deux fers au feu. D'un côté, elle soutient l'idéologie dominante
et s'oppose au mouvement ; d'un autre, elle tolère dans ses
rangs des acteurs du progrès, pour les revendiquer ensuite
quand le changement est devenu inévitable.» Cela a, sans
doute, été souvent exact, et l'est encore. Mais l'explication ne
se limite pas, je crois, à ce seul aspect - réel - des choses.
D'autres opposeront l'organisation - «l'appareil», diront-ils
peut-être - et les individus qui n'en font pas directement partie.
Le cliché est souvent utilisé pour d'autres organisations, et
d'autres propos, u est en partie exact ; toute organisation
structurée tend, pour une part, à se perpétuer et à maintenir les
idées à partir desquelles elle a été construite. Et le changement
viendra parfois (il arrivera aussi qu'il vienne de la structure
elle-même, ou d'individus en faisant partie) d'éléments
extérieurs. Mais il ne se produira réellement, le plus souvent,
que dans la mesure où l'organisation - ou toute autre structure
du même type parallèle - se saisira de l'idée nouvelle et la fera
fructifier. N'en déplaise à ceux qui «révent l'anarchie» - si
tentante soit-elle souvent - l'organisation est fréquemment
pesante, synonyme de frein, mais elle est nécessaire au
progrès, en sciences comme dans d'autres domaines. Du
moins, à ce qu'il me semble. L'histoire des sciences illustre
cette thèse. J'insiste : «illustre», et non «prouve».
Je voudrais citer aussi trois exemples de dogmatisme qui
montrent que, si la pensée religieuse a souvent eu ce défaut,
elle n'en a pas l'exclusivité. D s'agit du «cas Descartes», de la
physique du XIXe siècle et de «l'affaire Lyssenko».
Le rôle de Descartes dans l'évolution de la pensée
scientifique est diversement jugé. La «coupure» entre ses
partisans et ses adversaires passe, en ce qui concerne les
scientifiques, entre les mathématiciens qui lui sont
généralement favorables, et les physiciens qui le jugent
souvent sévèrement. Il sera ici question de physique. D est
certain que la justification par Descartes de la conservation de
la quantité de mouvement grâce à un raisonnement
métaphysique (la Nature conserve la quantité d'action que
Dieu lui a communiquée à l'origine), ses affirmations - sans
démonstrations - de l'inexistence du vide, de la propagation
instantanée de la lumière, etc..., font paraître le philosophe
plus proche de la démarche scolastique que de celle de la
science de son époque. Les fondements de la pensée
cartésienne, son opposition, avec les principes galiléens en
cours d'élaboration et d'application, sont très clairement
analysés dans un récent ouvrage de M. Namer : «Le beau
roman de la physique cartésienne et la science exacte de
Galilée» (139). L'auteur écrit notamment : «L'erreur la plus
grave de Descartes est de n'avoir rien compris à la science
expérimentale, bien qu'il soit au courant des découvertes de
Galilée. Mais il les considérait comme dépourvues de toute
valeur théorique.
(138) Ibid.,p. 245.
(139) Paris, 1979.
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// n'avait que mépris pour des résultats qui ne se déduisaient
pas d'une théorie mathématique. C'est ainsi, qu'au
P.Mersenne, atteint d'une érésipèle, il demande de se ménager
encore quelque temps, jusqu 'à ce qu 'il ait trouvé contre ce
mal, «une médecine qui soit fondée en démonstrations
infaillibles, qui est ce que je cherche maintenant.»
Descartes, qui n'a pas su profiter de la leçon de Galilée,
appartient encore au passé. Un des plus beaux traits de son
anachronisme est de croire que l'expérience doit s'ajuster à la
théorie abstraite et préalable, sous prétexte que les perceptions nous trompent et que la raison seule est capable de
concevoir la réalité. Il déclare qu 'il ne reçoit point de
principes en physique qui ne soient également reçus en
mathématique, afin de pouvoir prouver par démonstrations
tout ce qu 'il en déduira ; «et que ces principes suffisent,
d'autant que tous les phénomènes de la nature peuvent être
expliqués par leur moyen.» (Principes, iï,n°64)
En vertu de telles déductions mathématiques, il prétend
avoir déterminé d'avance, et sans expérimentation aucune, les
résultats que Pascal avait obtenus après de laborieuses recherches. C'est sans doute, cette attitude si étrangère à la science
expérimentale, qui conduit Pascal à écrire dans ses Pensées :
«Descartes inutile et incertain.» (140) Le philosophe français
n'a effectivement apporté à la physique du XVIIe. siècle qu'un
certain nombre d'affirmations catégoriques qui, pour certaines
d'entre elles,se révélèrent gênantes par la suite (141), et la
théorie dite des «tourbillons» sur laquelle on peut porter un
jugement du même type. Son attitude est, pour l'essentiel et
malgré certains des principes par lui définis - mais non
appliqués, empreinte d'u n dogmatisme basé sur la mathématique, tenue pour la seule science véritable, et sur un
certain nombre de considérations religieuses.
Les sciences physiques offrent également, à la fin du XIXe
siècle, l'exemple d'une structure dont le dogmatisme bloque,
pour une part, la transformation radicale nécessaire. Leur
constitution, à partir de Galilée, a eu la mécanique comme
discipline directrice. Quand l'optique physique (142),
l'électricité, le magnétisme, la thermodynamique... ont progressé, les savants avaient notamment pour but d'expliquer
tous les phénomènes par les lois de la mécanique. Huygens,
par exemple, définit «la vraie philosophie» comme celle «
...dans laquelle on conçoit la cause de tous les effets naturels
par des raisons de mécanique. Ce qu 'il faut faire à mon avis,
ou bien renoncera toute espérance de ne jamais rien
comprendre à la physique.» (143) Possédant, dès Galilée, une
avance
(140) Ibid.,p. S.
(141) A l'exception de la loi de la réfraction de la lumière, publiée par
Descartes, mais démontrée auparavant par le physicien hollandais Snell. Au
nombre de ces affirmations, celle d'une vitesse de la lumière d'autant plus
grande que la densité du milieu transparent est plus élevée. Reprise par
Newton, étayée par des expériences trop peu nombreuses et imprécises, l'idée
conduisit le physicien anglais à conclure à l'impossibilité d'acchromatiser les
lentilles. Ce dernier fait fut contesté au XVIIie par Euler, et des lentilles
acchromatiques construites par Dollond.
(142) L'optique géométrique, sans être achevée, était déjà bien avancée à la
fin du XVIle siècle. Pendant longtemps plus géométrie que véritablement
optique, elle a été édifiée par Euclide, Ptolémée... dans l'Antiquité, Ibn al
Haytham au Moyen Age, Kepler, Descartes, Snell, Fermât..., au XVIle siècle.
(143) C. Huygens, «Traité de la lumière» (rééd., Paris, 1920, p. 3).
notable sur les autres disciplines physiques qui ne sont encore
constituées que par quelques observations et expériences, déjà
très largement mathématisée au XVIIe siècle, la mécanique
accroît encore son emprise à partir de la publication, par
Newton, des «Principes mathématiques de la philosophie
naturelle» en 1687. Suite à la démonstration de la loi
d'attraction universelle, le «modèle» de la science idéale est la
mécanique de Newton. La tendance s'accentue après les
travaux de Coulomb, à la fin du XVIIIe siècle, sur l'électricité
et le magnétisme. Au point que le physicien allemand
Helmhoitz écrit vers le milieu du XIXe siècle : «Nous arrivons
finalement à découvrir que le problème de la science physique
consiste à ramener les phénomènes naturels à des forces
invariables d'attraction et de répulsion, dont l'intensité
dépend entièrement de la distance. La solution de ce problème
est la condition d'une intelligence complète de la nature.»
(144)
Les découvertes, les bouleversements se sont succédés,
dans les sciences physiques, pendant pratiquement tout le
XIXe siècle. Ce mouvement a entraîné une accumulation de
contradictions, momentanément insolubles, sauf à sortir du
cadre de la mécanique galiléo-newtonienne d'une part, à
remettre en cause d'autre part l'idée de la continuité de
l'ondulation lumineuse, idée que le triomphe de l'optique
ondulatoire de Fresnel avait semble-t-il définitivement établie.
Paul Valéry - poète, mais aussi personnage doté d'une culture
scientifique solide - exprime ainsi, dans un discours de
distribution des prix, l'état d'esprit des physiciens de l'époque :
«Les corps solides étaient encore solides. Les corps opaques
étaient encore tout opaques. Newton et Galilée régnaient en
paix ; la physique était heureuse, et ses repères absolus. Le
Temps coulait des jours paisibles : toutes les heures étaient
égales devant l'Univers. L'Espace jouissait d'être infini,
homogène, et parfaitement indifférent à tout ce qui se passait
dans son auguste sein... La Matière se sentait de justes et
bonnes lois, et ne soupçonnait pas le moins du monde qu'elle
put en changer dans l'extrême petitesse jusqu'à perdre, dans
cet abîme de division, la notion même de loi» (145).
Campant donc sur ses positions dogmatiques, refusant les
remises en cause indispensables, négligeant l'esprit critique
qui devrait être une de leurs particularités essentielles, les
physiciens en étaient réduits à des palliatifs divers : le refuge
dans un «mécanisme» devenu souvent caricatural, ou dans le
positivisme, ou dans sa variante «l'énergétisme». Jusqu'à ce
que Planck, d'une part, Einstein, d'autre part, procèdent,
conformément à la démarche scientifique elle-même, à des
révisions qui furent déchirantes pour beaucoup (146). Or
donc, si le Moyen Age a sécrété un dogmatisme aristotélicien
- ou, plus exactement, thomiste - le XIXe a produit un
dogmatisme scientiste - «scientiste», et non «scientifique».
Dernier exemple : l'affaire Lyssenko. Plus que les
précédents, celui-ci reste passionnellement chargé. D'une part,
parce que le phénomène s'est produit dans le pays de la
Révolution de 1917. Je ne prendrai pas ici parti dans le débat :
l'URSS
(144) Cité par A. Einstein et L. Infeld, «L'évolution des idées en physique»
(trad. fran., Paris, 1963, p. 56).
(145) P. Valéry : «Discours de l'histoire» - cité par R. Virtanem :
«L'imagerie scientifique de Paul Valéry» (Paris, 1975).
(146) Voir notre ouvrage : «De Thaïes à Einstein» (Paris, 1979, p. 65-87 et
131-153).
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est-elle un pays socialiste, ou un pays qui construit - avec
une lenteur que l'on peut juger excessive, et des «bavures» que
l'on peut à juste titre estimer énormes - le socialisme, ou
seulement un prolongement de l'Empire tsariste où une classe
bureaucratique a remplacé la grande noblesse foncière ? Mais
le fait est que le lieu de l'affaire n'est pas ici indifférent.
D'autre part, parce que la consécration des doctrines de
l'agronome soviétique a été faite au nom d'une philosophie - le
marxisme - se recommandant de la démarche scientifique.
Mais nous venons de voir que les scientifiques eux-mêmes,
appliquant incorrectement leur propre méthode, aboutissaient
parfois à des attitudes non scientifiques - voire antiscientifiques. Enfin, parce que le pouvoir politique est directement
intervenu. Remarquons gué le fait n'est pas, en réalité, fondamentalement nouveau. Même si Napoléon III, ou tel homme
politique de la IIIe République, n'ont pas directement inspiré
l'idéologie des scientifiques de la fin du XIXe siècle, la
bourgeoisie au pouvoir a intellectuellement pesé sur le
comportement des savants. Renan - auquel beaucoup de
laïques attribuent, parce qu'il a laissé la réputation d'un
anticlérical, nombre de vertus qu'il n'avait pas - n'est pas, que
je sache, un représentant qualifié des classes populaires.
Et c'est bien Marcelin Berthelot, sénateur et ministre, qui a
longtemps emp êché que la théorie atomique fut enseignée
dans les écoles, les lycées et les universités de France. En ce
qui concerne Lyssenko la pression est, il est vrai, plus
immédiatement visible. Je n'évoquerai pas ici ce que l'on
nomme « de stalinisme». Non pour nier sa réalité, mais parce
qu'elle recouvre un phénomène historique dont le dogmatisme
n'est, sur le plan idéologique, qu'un élément. Je n'aborderai
pas non plus la totalité de l'affaire, me contentant de renvoyer
le lecteur au récent livre de D. Lecourt (147). Je me suffirai de
son point de départ, à lui seul significatif. En 1927 Lyssenko,
alors spécialiste d'agrobiologie, met au point une technique
(148) qui, pour un cas donné (la culture d'une variété de pois
en Azerbaïdjan), donne de bons résultats. Compte tenu de la
pénurie alimentaire en URSS à l'époque, l'intéressé reçoit en
1929 un appui gouvernemental important. Dès lors, et à partir
de ce succès ponctuel indéniable, Lyssenko s'emploie à édifier
une théorie qui s'oppose à la génétique bâtie sur les travaux de
Mendel, Morgan... D devient en 1938 président de l'Académie
des sciences agricoles de l'URSS et, en 1948, l'État consacre
officiellement ses doctrines (149). Rejeté par la très grande
majorité des spécialistes dès ses origines, le «lyssenkisme» est
aujourd'hui considéré comme aberrant par tout le monde
scientifique, soviétique compris. D s'est agi, en fait, d'une
démarche aristotélicienne : une généralisation à partir d'un
seul élément, et une construction théorique basée sur cette
généralisation. La situation politique en URSS et dans le
Monde, les pratiques du pouvoir de Staline, la sanctification
accordée au nom d'u n pseudomatérialisme dialectique ont
ensuite pratiquement conduit à l'intégration des thèses de
Lyssenko dans le cadre d'un dogme qui se paraît abusivement
du nom de «marxisme».
(147) D. Lecourt, «Lyssenko - Histoire réelle d'une «science prolétarienne» (Paris, 1976).
(148) La «vernalisation» - voir : D. Lecourt, op. cit. note (148), p. 50-52.
(149) Ibid.,p.48.
Des trois exemples cités, le premier pourrait - à la limite être considéré comme «pré-scientifique». Les deux autres,
non. Ils résultent l'un et l'autre, dans le cadre d'un contexte
historique donné, d'une mauvaise application de la méthode
expérimentale elle-même. D'autres faits du même type pourraient être mentionnés, telle cette «affaire des Rayons N» qui,
de 1903 à 1906, agita le monde scientifique français (150).
Certains sont anecdotiques, et d'importance relativement
minimes. D'autres ont eu des conséquences non négligeables :
«l'affaire Lyssenko», par exemple, a retardé notablement
l'évolution de la biologie soviétique.
Certains dogmatismes sont partiels, n'affectant qu'une
question, qu'un problème. D'autres, au contraire, ont un
caractère plus vaste, visant à justifier une forme donnée
d'organisation sociale. C'est particulièrement le fait de la
cosmologie. Celle d'Aristote, représentant l'univers sous forme
d'une horloge, tournant d'un mouvement uniforme de toute
éternité, visait à donner l'image d'un univers où chacun était à
sa place, une place qu'il ne devait pas quitter. Tout corps allait
d'un «mouvement naturel» vers son «lieu naturel» tout
«mouvement forcé ou contraint (contre nature) était
obligatoirement périssable. Les mêmes caractéristiques se
retrouvent, au XIXe siècle, dans le modèle bâti à partir de
l'oeuvre de Newton et dont la forme complète est définie dans
le «Traité de mécanique céleste» de Laplace (151) L'Univers
est toujours une horloge. La nébuleuse primitive a remplacé le
«premier moteur», l'attraction universelle s'est substituée aux
sphères cristallines. Laplace et Cuvjei sont contemporains,
l'horloge laplacienne et le fixisme de Cuvier se complètent
(152). L'expression de cette conjonction se trouve
parfaitement dans cette phrase de l'astronome allemand
Mâdier : «Toutes les dispositions de notre système solaire ont
pour but, dans la mesure où nous sommes en état de les
percer à jour, la conservation de ce qui existe et sa
continuation sans changement. De même que, depuis les
temps les plus reculés, aucun animal, aucune plante de la
Terre ne se sont perfectionnés ou en général n 'ont changé, de
même que dans tous les organismes nous ne rencontrons qu
'une suite de degrés superposés et non successifs, de même
que notre propre espèce est toujours physiquement restée la
même, de même la plus grande diversité dans les corps
célestes coexistants ne peut pas nous autoriser, elle non plus,
à admettre que ces formes sont seulement des stades différents
d'une évolution, au contraire toutes choses créées sont
parfaites en soi.» (153)
Le grand historien Lucien Febvre écrivait : «Qui mesurera
jamais avec exactitude l'importance, pour la bonne santé et le
bon fonctionnement d'une société, pour sa foi en elle-même et
son équilibre, pour son dynamisme aussi, d'un adossement
solide et confiant à son système du monde fondé - je veux dire
tenu pour fondé - sur des bases immuables.
(150) Voir notre article : «Une erreur scientifique au début du siècle:
«Les Rayons N» (Revue d'histoire des sciences, t. XXV, n°l, janv.-mars
72, p. 13-25).
(151) P.S. de Laplace : «Traité de mécanique céleste» (5 t., ire éd., Paris,
1799-1823).
(152) Ils ont d'autres points communs, notamment leur servilité politique
aux différents régimes qui se sont succédés de Thermidor à la Restauration
(à la monarchie de juillet pour Cuvier) inclus.
(153) Cité par F. Engels : «Dialectique de la Nature» (trad. fran., Paris,
1952, p.34) - extrait de Madier : «Astronomie populaire» (5e éd., Berlin,
1861, p. 316), donc publié 106 ans après ('«Histoire universelle de la
nature et de la théorie du Ciel» de Kant, et deux ans après «l'Origine des
espèces» de Darwin,
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A trois générations, le système de Laplace aura donné une
sorte de certitude, de sécurité, d'assiette morale proprement
étonnante. Il aura constitué - avec l'anormale fixité du régime
monétaire pendant plus d'un siècle - un des agents, un des
éléments primordiaux de ce climat moral d'assurance et de
stabilité - de fausse assurance et de fausse stabilité -dans la
douceur de quoi l'Europe s'est engourdie jusqu'aux sanglants
réveils.» (154)
Le rationalisme et la science
La méthode scientifique implique l'esprit critique,
implique-t-elle aussi la rationalisme ? Encore convient-il de
préciser ce que l'on peut entendre par rationalisme.
J'aurai - une fois de plus - recours au «Robert» qui indique
que le terme apparaît en français en 1803. Dans une acception
philosophique le rationalisme est une «doctrine selon laquelle
tout ce qui existe a sa raison d'être et peut donc être considéré
comme intelligible. Rationalisme spiritualiste - Rationalisme
matérialiste.» Autre sens : «doctrine selon laquelle toute
connaissance certaine vient de la raison» (opposé :
empirisme). Mais le dictionnaire indique plus loin l'acception
théologique du terme. Les exemples donnés dans l'article, par
ailleurs, concernent non seulement les décennies postérieures
à 1803, mais encore des époques antérieures ; exe mple : «le
rationalisme français du XVIIIe siècle».
Me voilà bien embarrassé. Non par le dernier fait ; il
signifie seulement que le concept a une histoire (nous ne
saurions nous en étonner) et que certains de ses éléments ont
précédé l'apparition du mot lui-même. Ce qui me gêne, en fait,
c'est que la définition donnée ne correspond pas exactement à
mon propre sentiment. Il me faut donc tenter une approche
personnelle.
Tout d'abord, je ne considère pas le rationalisme comme
une doctrine, laquelle suppose un ensemble constitué et
pratiquement un système philosophique complet. «Tout ce qui
existe a sa. raison d'être» ;je ne sais pas si la formulation est
correcte, il me semble qu'elle présuppose une sorte de volonté
supérieure et, partant, conduit à un spiritualisme, que l'on
qualifiera - ou non - de «rationaliste». La deuxième acception
fait implicitement référence à Descartes. Nous avons évoqué
son cas plus haut. La raison peut inclure l'empirisme dans son
approche, et la pratique expérimentale n'est pas exe mpte
d'empirisme. En fait ce dernier est en défaut quand on limite
une démarche à son exercice, à plus forte raison quand on
codifie les résultats ainsi obtenus. L'exemple - déjà cité - de la
«théorie des équivalents» de la chimie du XIXe siècle relève
de cette critique. Cette deuxième définition me satisfait donc
encore moins que la première.
Je crois donc que je vais - trop modestement, peut-être -me
limiter à la définition suivante : «Rationaliste : attitude de
(1S4) L. Febvre : «Le problême de l'incroyance au XVie siècle» (rééd., Paris,
1968, p. 377).
La même idée est développée par Kuhn, op. cit. note (131) p.307.
'
celui qui considère que tout phénomène (ou tout fait, ou «tout
ce qui existe» si l'on préfère...) est intelligible.» Le
rationalisme devient alors la forme de pensée de celui qui a
cette attitude. Encore faut-il, évidemment, que l'existence du
phénomène mentionné soit indubitablement prouvée. Ce qui
ne veut pas dire que, quand elle ne l'est pas, le phénomène est
reconnu non existant. Mais il ne peut, tout au plus, être admis
que comme une hypothèse, une éventualité plus ou moins
vraisemblable, selon les cas.
Le rationalisme, ainsi conçu, peut-il être déiste. Je ne le
pense pas. Pour qu'il le fut, il serait nécessaire que Dieu soit
compréhensible. L'est-il ? Il appartient aux croyants de
répondre, mais il ne me semble pas qu'ils aient, pour l'instant,
apporté à ce propos une réponse positive tant soit peu
convaincante. Autre question : un individu déiste peut-il,
aussi, être rationaliste ? Je pense qu'il peut l'être pour une part.
S'il isole ce qui lui paraît être du domaine de la foi, il peut
parfaitement, en dehors de cette catégorie réservée, avoir une
attitude rationaliste. Dernière question : le rationaliste «total»
est-il obligatoirement matérialiste ? Affirme-t-il donc le
primat de la matière sur la pensée ? J'avoue ne pas pouvoir
répondre scientifiquement à cette question. Je serais enclin à
répondre positivement, mais ce ne serait qu'une opinion.
Laissons donc là la séparation entre «rationalistes partiels» et
d'éventuels «rationalistes à part entière». Certains philosophes
professionnels considéreront sans doute que mon attitude est comme celle de nombre de scientifiques qui s'écartent de leur
stricte spécialité - «naïve». Peut-être l'est-elle, en effet ? Mais
la naïveté est-elle obligatoirement - fut-ce même en
philosophie - un défaut, voire une sorte de tare ?
Je serai, par contre, affirmatif en abordant le problème du
rapport entre la science et le rationalisme. La démarche
scientifique implique obligatoirement une attitude rationaliste.
Ceci est vrai aussi bien quand elle concerne l'étude de la
Nature que toute autre question. L'on apprécie - ou non l'œuvre de Marx ; l'on peut considérer - ou non - que sa
philosophie de l'histoire repose sur un déterminisme économique excessif (155). Mais son attitude, face à cette histoire,
est rationaliste. Il essaye de comprendre l'évolution des
sociétés à partir des façons de produire, des rapports induits
entre les hommes et entre les classes sociales, des mentalités,
etc... Par contre celle de Bossuet, qui interprète l'histoire des
hommes comme l'œuvre de la Providence et justifie ainsi la
Royauté de «droit divin», relève d'une idéologie métaphysique, non du rationalisme.
Ceci étant, même dans le cadre des sciences de la nature, le
rationalisme n'a pas aujourd'hui le même contenu qu'il y a un
siècle, deux siècles, vingt siècles, etc... Le rationalisme dans
les sciences a donc, lui aussi, une histoire. Et sa version
contemporaine ne nous donne pas l'aune des versions
antérieures.
Peut-on parler du rationalisme des Grecs du Ve siècle ?
Oui, à condition de le situer historiquement (156). Vemant
(155) Ce n'est pas mon avis, mais le lieu n'est pas de ce sujet. ici de débattre
Je jugerais ainsi, par contre, certaines ultérieures de l'œuvre interprétations
de Marx.
(156) Voir note (93).
http://www.laicite-laligue.org - Thèmes, sciences et cultures (Extrait de la laïcité et la science de Jean Rosmorduc)
écrit : «La philosophie, si elle traduit des aspirations
générales, pose des problèmes qui n'appartiennent qu'à elle :
nature de l'Etre, rapports de l'Etre et de la pensée. Pour les
résoudre, il lui faut élaborer elle-même ses concepts,
construire sa propre rationalité*. Dans cette tâche elle s'est
peu appuyée sur le réel sensible ; elle n'a pas beaucoup
emprunté à l'observation des phénomènes naturels ; elle n'a
pas fait d'expériences. La notion même d'expérimentation lui
est demeurée étrangère. Sa raison n'est pas encore notre
raison, cette raison expérimentale de la science
contemporaine, orientée vers les faits et leur systématisation
théorique* . Elle a bien édifié une mathématique, première
formalisation de l'expérience sensible ; mais, précisément, elle
n'a pas cherché à l'utiliser dans l'exploration du réel physique.
Entre la mathématique et le physique, le calcul et l'expérience,
la connexion a manqué ; la mathématique est restée solidaire
de la logique. Pour la pensée grecque, la nature représente le
domaine de l'à-peu-près, auquel ne s'appliquent ni exacte
mesure, ni raisonnement rigoureux» (157) (* souligné par
nous, J.R.)Je serais plus réservé -pour les raisons ci-dessus
évoquées -en ce qui concerne Descartes. Je répondrais par
contre positivement au sujet de Galilée, comme d'ailleurs de
Newton. Leur rationalisme n'est toutefois pas non plus le
nôtre. Si l'on examine, par exemple, les «Principes
mathématiques de la philosophie naturelle» du dernier nommé
il faut distinguer la partie que nous pouvons reconnaître sans
hésitation comme scientifique (la majeure partie de l'ouvrage,
à vrai dire), et les extrapolations idéologiques contenues dans
le «Scholié général» qui termine l'ouvrage. L'auteur réalise la
synthèse des connais sances accumulées en mécanique
terrestre depuis Galilée, les formule à sa façon, et développe
de nouvelles connaissances. Il poursuit par la mécanique
céleste, recherche les forces qui doivent s'exercer entre les
corps célestes pour rendre compte des lois d'observation de
Kepler et aboutit ainsi à la «loi d'attraction universelle». Rien
à redire (ou très peu, du mo ins), jusque-là, de sa démarche.
Mais il entreprend ensuite de démontrer, dans le cadre de
cette «philosophie naturelle», que toutes les lois mécaniques
démontrées, que cet ordonnancement de l'univers prouvent
l'existence de Dieu. A quelques exceptions près (Diderot...) ce
déisme naturaliste dominera au XVIIIe siècle. Il conduit à
l'affirmation du newtonien Voltaire : «L 'Univers
m'embarrasse et je ne puis songer que cette horloge existe et
n'ait point d'horloger.» Il conduit aussi à J.J. Rousseau et à
l'Etre suprême de Robespierre, comme d'ailleurs à Lamarck
ainsi que l'explique M. Barthélémy -Madaule (158). Faut-il
pour autant nier que Newton et Lamarck aient été, dans le
cadre de leur activité scientifique (159), des rationalistes ?
Non, mais leur rationalisme est, en l'occurence, celui de la Un
du XVIIe siècle pour l'un, de la fin du XVIIIe et du début du
XIXe pour l'autre. Le même avis peut-il être donné sur le
positivisme ou, plus exactement, sur l'application aux sciences
de cette philosophie ? Je me contenterai de citer un passage
d'Auguste Comte, significatif - parmi beaucoup d'autres,
d'ailleurs - de l'attitude à laquelle il voue les scientifiques.
(157) Ibid.,p. 123.
(158) M. Barthélémy-Madaule, «Lamarck, ou le mythe du précurseur»
(Paris, 1979).(159) Ce qui n'inclut pas, par conséquent, les «travaux»
astrologiques de Newton vieillissant.
«Non seulement nos recherches positives doivent
essentiellement se réduire, en tous genres, à l'appréciation
systématique de ce qui est, en renonçant à en découvrir la
première origine et la destination finale* ; mais il importe, en
outre, de sentir que cette étude des phénomènes, au lieu de
pouvoir devenir aucunement absolue, doit toujours rester
relative à notre organisation et à notre situation. En
reconnaissant, sous ce double aspect, l'imperfection de nos
divers moyens spéculatifs, on voit que, loin de pouvoir étudier
complètement aucune existence effective, nous ne saurions
garantir nullement la possibilité de constater ainsi, même très
superficiellement, toutes les existences réelles, dont la
majeure partie peut-être doit nous échapper totalement.»
(160) (* souligné par nous J.R.) De tels principes conduisent
notamment Comte, au moment où l'évolution de la
spectroscopie donnait aux astronomes des possibilités
nouvelles extraordinaires, à affirmer que l'homme ne pourrait
jamais connaître la substance des étoiles ; c'est en leur nom
que Berthelot refuse la théorie atomique et que Poincaré
donne de la science la définition plus haut citée (161). Non,
cette philosophie, dont l'application dans le domaine
scientifique conduit au renoncement, ne peut en aucune façon
- n'en déplaise à certains admirateurs de Renan -être
qualifiée de rationaliste. Ce qui ne veut pas dire que les
savants, qui en furent les adeptes déclarés, n'aient jamais eu
un comportement rationaliste. Berthelot, par exemple, en
réalisant de multiples synthèses organiques, détruisant ainsi
un argument des défenseurs du vitalisme, avait dans ce cas
précis une attitude rationaliste. Un lien est souvent établi
entre le déterminisme et la science. D convient, là aussi, de
s'entendre sur ce que l'on inclut dans ce concept. D est
parfois illustré par un texte de Laplace, issu de sa «Théorie
analytique des probabilités» :«Tous les événements, ceux
mêmes qui par leur petitesse semblent ne pas tenir aux
grandes lois de la nature, en sont une suite aussi nécessaire
que les révolutions du Soleil. Dans l'ignorance des liens qui
les unissent au système entier de l'univers, on les a fait
dépendre des causes finales, ou du hasard, suivant qu'ils
arrivaient et se succédaient avec régularité, ou sans ordre
apparent ; mais ces causes imaginaires ont été successivement
reculées avec les bornes de nos connais sances et disparaissent
entièrement devant la saine philosophie, qui ne voit en elles
que l'expression de l'ignorance où nous sommes des véritables
causes...
...Nous devons donc envisager l'état présent de l'univers
comme l'effet de son état antérieur, et comme la cause du
celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant
donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée,
et la situation respective des êtres qui la composent, si
d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à
l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements
des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome
:rien ne serait incertain pour elle et l'avenir comme le passé
serait présent à ses yeux... Tous ses efforts dans la recherche
de la vérité tendent à le rapprocher sans cesse de l'intelligence
que nous venons de concevoir ; mais dont il restera toujours
infiniment éloigné. Cette tendance propre à l'espèce humaine
est ce qui la rend supérieure aux animaux ; et ses
(160) A. Comte, «Discours sur l'esprit positif» (dans «Œuvres dAuguste
Comte», t. IX, Paris, 1970, p. 13-14).(161) Voir note (9).
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progrès en ce genre distingue les nations et les siècles, et font
leur véritable gloire.» (162) Texte que rejoint la phrase de
Claude Bernard :«Il y a un déterminisme absolu dans toutes
les sciences.»
Il serait erroné de considérer la déclaration de Laplace
comme une manifestation à caractère matérialiste. Cette
«intelligence» suprême de Laplace s'identifie à «l'horloger»
de Voltaire et à «l'Etre tout puissant et intelligent» de
Newton. Qu'un événement - quel qu'il soit : physique, social...
-puisse ainsi être considéré comme pré-déterminé,
conditionné par des circonstances elles-mêmes prévues, et
entraînant des conséquences qui ne sauraient être différentes
de ce qu'elles seront, signifie l'existence d'un «programme»
(en nous exprimant en langage actuel) pré-établi. Ce qui
conduit à l'affirmation d'une divinité, quelle que soit la forme
qu'on lui attribue. Emest Kahane raconte une anecdote qui, à
cet égard, est extrêmement instructive. Suite à une
conférence, faite en 1967 sur l'origine de la vie, l'abbé P.
Descouvement écrivit dans son journal paroissial «Clochers
douaisiens» : «L'argumentation de M. Kahane ne détruit
nullement... la route royale de l'apologétique qui prouve
l'existence de Dieu, non à partir de tous les mystères
provisoires de la nature, et qu 'on expliquerait par
l'intervention d'une puissance surnaturelle, mais à partir de
tous les merveilleux mécanismes que la science repère dans la
nature et chez les êtres vivants en particulier.
Plus la science me montrera que chez les êtres vivants, tout
se fait de façon «mécanique», «automatique», selon des lois
physico-chimiques rigoureuses, plus Je serai amené à affirmer. pour expliquer le «plan» de ces mécanismes
automatiques. l'existence d'une Pensée* qui en a pensé tous
les détails. Et le jour où la science pourra réaliser en
laboratoire la synthèse d'un être vivant plus évolué qu'un
protozoaire, les hommes auront une preuve de plus de
l'existence de ce plan. Si nous n'arrivons pas encore à réaliser
cette synthèse à l'heure actuelle, c'est que nous n'avons pas
encore découvert tous les secrets de ce plan.» (163) (*
souligné par M. Kahane.)
D ne faut donc pas, je crois, confondre le déterminisme ou, plus exactement, une forme de déterminisme dont le
contenu est lié à l'état de la science et de sa démarche à un
moment donné, la méthode scientifique et le rationalisme. On
pourrait, là aussi, parler du déterminisme comme d'un
«individu historique» et lui appliquer cette pensée de Marc
Bloch : «Jamais, en un mot, un phénomène historique ne
s'applique pleinement en dehors de l'étude de son moment.
Cela est vrai de toutes les étapes de l'évolution. De celle où
nous vivons comme des autres. Le proverbe arabe l'a dit avant
nous : «Les hommes ressemblent plus à leur temps qu'à leurs
pères.» (164)
moment, atteint. Mais ces considérations n'impliquent nullement une conception du déterminisme analogue à celle de
Laplace. Celle-ci était lié à la physique mécaniste du XIXe
siècle, et héritait largement de la «Philosophie naturelle» des
siècles précédents. Si ses fondements comportaient en partie
des éléments scientifiques, ils en incluaient également qui
étaient d'ordre métaphysique. Des changements profonds ont,
depuis un siècle, bouleversé la pensée scientifique. Le
concept de «probabilité» en est devenue une catégorie importante. D recouvre parfois une connaissance insuffisante passagère. Mais, selon divers savants, il serait aussi, dans
certains cas, une donnée de la réalité. Le concept de
«hasard», qui lui est lié, joue également un rôle... Ce qui
amenait Paul Langevin à écrire en 1939 : «Nous assistons à
un moment particulièrement important du développement de
cette chose vivante qu'est notre raison*. Elle n'est pas donné a
priori, elle n 'a pas les cadres rigides qu 'on croyait pouvoir lui
imposer autrefois. Reflétant toujours mieux le monde
extérieur, cette raison évolue, s'insinue de plus en plus près de
cette réalité que nous connaissons et que nous dominons
toujours davantage.
Il y a une quarantaine d'années, il n'était question que de
la«crise de l'atomisme», et le progrès de la physique a définitivement attesté la réalité des atomes. Aujourd'hui on parle
de «crise du déterminisme» alors qu'au vrai, la détermination
objective des faits est mieux connue aujourd'hui qu'elle ne
l'était hier. Certes, à mesure que notre connaissance du réel
progresse, nous sommes amenés à modifier la conception
que nous nous faisons du déterminisme. Mais ceux qui présentent l'évolution de notre connaissance du déterminisme
comme la faillite de celui-ci ont beau se réclamer de la
science la plus moderne, ce n'est pas d'elle qu'ils tirent cette
idée; Us la tirent d'une philosophie hostile à la science qu'ils
cherchent à réintroduire dans la science.» (166) (* souligné
par nous, J.R.)
Je me garderais bien de conclure sur ce sujet, sinon par
une constatation qui ne vaut pas seulement pour l'esprit
scientifique, seulement pour le rationalisme : ces démarches
ne sont pas spontanées, elles s'apprennent. D'où
l'importance de l'enseignement des sciences, pour leur
propre connaissance d'abord, bien sûr, mais aussi pour la
formation du raisonnement.
Enseignement des sciences et
diffusion de leur connaissance
(162) Dans «Œuvres de Laplace» (t. 7, Paris, 1847, p. VI - VII). (la première
édition de l'ouvrage est de 1814).
La culture «supplément d'âme», c'est la définition donnée
par André Malraux - dont le très grand talent n'est bien
évidemment pas ici en cause. Parmi les éléments les plus
caractéristiques de ses conceptions : «La matière de la
culture, c'est ce qui dans la mort appartient tout de même à la
vie... Il y a, le plan profond de l'homme, c'est-à-dire des
instincts primordiaux : du moment qu'on ne met pas la
religion au premier plan pour lutter contre ces instincts, une
seule lutte est possible : celle qui est fournie par les images
qui ont échappé à la mort...» (167) La culture est identifiée à
l'Art et destinée, dans l'esprit de l'auteur, à remplir un rôle
que la religion n'est plus à même d'assumer complètement.
(163) Cité par E. Kahane : «Évolution des idées sur l'origine de la vie»
(Cahiers d'histoire et de philosophie des sciences, 1977, n°4, p. 12-13).
(166) P. Langevin, «La Physique moderne et le déterminisme» (rééd. dans
«la Pensée», av. 1955, n°spécial, p. 13).
(164) M. Bloch : «Apologie pour l'histoire, ou métier d'historien» (paris,
1961,p. 9).
(167) A. Malraux, discours à l'Assemblée nationale, J. 0. du 15-10-1965.
Cité par G. Belloin in «Culture, personnalité et sociétés» (Paris, 1973,p. 7276).
Que chaque phénomène - matériel ou non, d'ailleurs (165)
- soit dû à une cause (ou un ensemble de causes) peut, je
crois, être affirmé ; que cette (ou ces) cause puisse être
rationnellement recherchée, aussi. Ce qui ne veut pas dire,
d'ailleurs, que le résultat poursuivi puisse être, dans le
(165) En indiquant : «ou non», je ne pense pas à ceux que les tenants de
philosophies mystiques tiennent pour «immatériels», mais à des éléments
d'ordre social, ou psychologique...
http://www.laicite-laligue.org - Thèmes, sciences et cultures (Extrait de la laïcité et la science de Jean Rosmorduc)
Les sciences n'ont pas, dans ce cadre, droit de cité. Elles se
retrouvent cantonnées dans le secteur utilitaire, comme au
temps de la bourgeoisie du XIXe siècle.
A cette vue restrictive - mi-élitiste, mi-«opium des gens
cultivés» - s'oppose celle de Langevin : <0n peut dire que la
culture générale, c'est ce qui permet à l'individu de sentir
pleinement sa solidarité avec les autres hommes, dans
l'espace et dans le temps, avec ceux de sa génération comme
avec celle des générations qui l'ont précédé et avec celles qui
le suivront. Etre cultivé, c'est donc avoir reçu et développé
constamment une initiation aux différentes formes d'activités
humaines indépendamment de celles qui correspondent à la
profession, de manière à pouvoir entrer largement en contact,
en communion avec les autres hommes*. L'enseignement des
sciences physiques sous son double aspect, expérimental
d'abord et théorique ensuite, intervient directement dans
l'initiation de l'élève à des formes variées d'activités, tant
intellectuelles que manuelles ; mais /'insisterai
particulièrement sur le fait qu'il doit surtout contribuer à lui
donner le sens de l'évolution humaine, lui faire comprendre le
grand effort collectif d'adaptation que représente notre
science. Il est indispensable que tout homme puisse s'intéresser à ce qui se passe dans ce domaine, à ce qui se crée, à ce
qui évolue autour de lui comme explication et comme application. Il faut qu 'il puisse participer ainsi au développement
intellectuel et matériel de l'humanité tout entière, le suivre
tout au moins y contribuer.» (168) (* souligné par nous, J.R.).
Nous avons écrit plus haut que la part de l'enseignement
des sciences dans le cadre des écoles et des universités était,
au XVIIIe siècle en France, extrêmement restreinte. Elle a été,
nous l'avons vue, accrue le siècle suivant. Mais dans l'optique
des ministres de Napoléon 1er, perpétuée par Thiers et
consorts. L'industrie capitaliste en plein essor avait besoin de
cadres moyens et supérieurs compétents. D importait de les
former, mais en privant, si possible, l'enseignement des
sciences de son contenu contestataire et révolutionnaire.
D'où, pour une part, la séparation entre ceux qui n'étaient
destinés qu'à être de simples techniciens de la science - les
ingénieurs, les chercheurs, les enseignants - et ceux auxquels
il était permis de s'interroger sur une matière destinée à leur
être, au fil des ans, de plus en plus étrangère (à la plupart
d'entre eux, du moins ; il y a quelques exceptions) : les
philosophes. D faut y joindre une caractéristique qui semble
bien faire partie des traits de la bourgeoisie française : la
ladrerie à courte vue. La recherche scientifique a été délaissée
par les pouvoirs publics pendant toute la fin du XIXe siècle ;
que l'on se souvienne des appels de Pasteur, C. Bernard..., des
conditions déplorables dans lesquelles ils ont travaillé, du
hangar dans lequel les Curie firent leurs découvertes
décisives... û a fallu quatorze ans à Aimé Cotton pour obtenir,
au début de ce siècle, la construction du grand électro-aimant
nécessaire à ses recherches ; en attendant, il devait aller à
Zurich, dans le laboratoire dirigé par son ami Pierre Weiss,
pour réaliser certaines expériences. Et ce n'est pas la politique
actuelle du pouvoir français en matière de recherche qui serait
susceptible de m'apporter l'ombre d'un démenti.
L'information du public ne peut, elle non plus, être considérée comme satisfaisante. Ce qui représente une sorte de
régression par rapport au «grand siècle» de Michelet, au
(168) P. Langevin, «La Pensée et l'action» (Paris, 1964, p. 210).
XVIIIe. Celui-ci fut, par certains côtés, très «mondain» sur
le plan scientifique. Tout «salon» parisien de niveau
honorable possédait ses «cabinets scientifiques» (169) ;
Voltaire écrivait sur la physique de Newton ; le «Tout-Paris»
se pressait chez Messmer...Mais, à côté de cet aspect «MarieAntoinette jouant à la bergère au Trianon» scientifique, cet
engouement présentait des côtés positifs. Ce fut notamment
une époque où la culture scientifique était bien venue, et où la
vulgarisation était, dans ce domaine, assez satis faisante. J.
Torlais écrit :
«Le XVIIIe siècle, moins riche peut-être de génies, plus
préoccupé aussi de perfectionnement que d'invention, hormis
en électricité, à vrai dire chose toute nouvelle allait s'efforcer
d'intéresser aux sciences un public de plus en plus nombreux,
de créer un véritable enseignement de la physique, aussi bien
dans les écoles que dans les universités, à la cour, que dans
les salons. Ce développement en profondeur entraînera une
authentique révolution dans la pédagogie. Il ne sera p ossible,
d'ailleurs, que grâce à une vulgarisation scientifique habilement construite qui passionnera le grand public en même
temps qu 'elle instruira la jeunesse et restera comme une des
marques caractéristiques du siècle des lumières.» (170). Et
de citer l'exemple de l'abbé Noilet, expérimentateur adroit et
assidu s'il n'était pas un créateur, aux cours desquels se bousculait la «société» parisienne. Le jugement est excessif en ce
qui concerne les enseignements scientifiques de haut niveau,
limités à quelques rares écoles qui, cependant, préparèrent
dans ce domaine les mesures prises par la Révolution. D est,
par contre, exact à propos de la vulgarisation. Celle-ci était
relative, il est vrai et ne touchait que les classes aisées. Mais
son succès montrait pour les sciences une curiosité qui entre,
pour une part, dans l'idéologie dominante de ce temps.
Les cours publics se sont maintenus au XIXe siècle. Arago,
par exemple, professait un cours «d'astronomie populaire» qui
attirait un public nombreux (171) ; Biot donnait un
enseignement public de physique expérimentale... Ils n'ont
plus été, toutefois, à mesure que le siècle s'écoulait et plus
encore au début du nôtre, que des survivances. Dans un temps
où les sciences et leurs applications jouent, dans presque tous
les éléments de la vie de chaque jour, un rôle grandissant, la
diffusion généralisée de la connaissance scientifique n'est, en
dehors de l'école, pas prise en charge par les pouvoirs publics.
D est demandé aux citoyens, en votant, d'entériner ou de
refuser des politiques qui impliquent parfois des décisions à
caractère scientifique. Pensons, par exemple, à l'énergie
nucléaire, quelle que soit l'opinion qu'elle suscite chez nous !
Aucune participation consciente de l'individu à la vie
publique -j'ai failli ne pas réussir à éviter «démocratie» -n'est
aujourd'hui possible sans un minimum de culture scientifique.
Mais, me dira-t-on, le pouvoir politique actuel souhaite-t-il ce
type de participation ? Non. Où alors, si tel est le cas, l'on
peut raisonnablement estimer qu'il cache bien cette
préoccupation.
Mais le «laïque», lui, doit-il, peut-il se satisfaire de cette
situation, alors même qu'il existerait aujourd'hui les moyens
d'y pallier, dans l'école et hors l'école ? Non, n'est-ce-pas ?
(169) Voir M. Daumas, «Les instruments scientifiques aux XVIie et
XVIIie siècles» (Paris, 1953,p. 180-198).
(170) Dans R. Taton et coll. «Enseignement et diffusion des sciences en
France au XVIIie siècle» (Paris, 1964, p. 620).
(171) Voir : M. Daumas, «Arago» (Paris, 1943).
http://www.laicite-laligue.org - Thèmes, sciences et cultures (Extrait de la laïcité et la science de Jean Rosmorduc)
III. LA QUETE DU GRAAL
Le sujet annoncé a-t-il été traité ? Ce n'est pas évident.
Je crois avoir apporté de nombreux éléments qui plaident en
faveur d'une prise en compte, par l'esprit laïque, des sciences
et de l'esprit scientifique, de leur défense, du rejet de
l'obscurantisme quelle que soit sa forme. D'une prise en
compte, non d'une identification. Et j'ai écrit : «qui plaident en
faveur...», non : «qui prouvent que...».
La pratique de l'esprit critique est difficile, surtout vis -à-vis
de soi-même. Je suis peut-être ici en train d'enfoncer des
portes ouvertes, mais peu importe. Le dialogue est peut-être
encore plus difficile, sauf à considérer que l'autre doit toujours
se rendre à nos raisons, que seules des concessions mineures
sont envisageables. Mais alors, ce n'est plus un dialogue.
L'autoritarisme - bureaucratique, hiérarchique, dogmatique...est tellement plus simple ; il est tellement plus commode - et
moins fatiguant - d'ordonner que de convaincre...
La recherche de la «société laïque», conditionnée par une
situation politique il est vrai assez peu enthousiasmante, prend
ici - comme cette «approche continue du monde réel», de Max
Planck - une allure asymptotique.
Si ce n'est celle d'un essai perpétuellement recommencé... et
non transformé !
«Car c'était un des principes de base de la logique Shadok :
«Ce n 'est qu 'en essayant continuellement que l'on finit par
réussir.»
«Ou, en d'autres termes : «Plus ça rate, plus on a de
chances que ça marche.»
«Leur fusée n'était pas très très au point mais ils avaient
calculé qu 'elle avait quand même une chance sur un million
de marcher... et ils se dépêchaient de bien rater les 999 999
premiers essais pour être sûr que le millionième marche...
Les essais de fusée Shadok comportaient plusieurs phases.
«Don Cesare est «désintéressé»*, comme les chômeurs
sont désoccupés. Ce n'est pas de leur faute, ce n'est pas de la
sienne. Il ne se sent pas tellement différent des désoccupés qui
attendent toute la journée, debouts, le long des murs de la
Grande-Place de Porto-Manacore ; mais lui, il n 'a même pas
l'espoir que survienne un événement qui le préoccupe. De
l'espoir aussi, il s'est «désintéressé» *.
Avec son habitude de la philosophie de l'histoire, il se
demande parfois pourquoi il s'est «désintéressé» *. lui. Don
Cesare, aux approches de la seconde moitié du XXe siècle,
dans le marais d'Uria. Il se le demande sans y attacher autrement d'importance, parce qu'il a gardé l'habitude de se poser
des questions, comme il a gardé toute ses autres habitudes...»
Avec cette restriction : «On ne peut pas se «désintéresser» *
absolument, sauf dans la mort qui est précisément déliement
total, désintéressement absolu.» (173)(* souligné par
l'auteur.)
Ou répondre, comme Régine Robin : «Non je ne cultiverai
pas mon jardin, je ne me retirerai pas sur l'Aventin comme
nous y invitent les esthètes de la Nouvelle Philosophie. Et
tous ceux dont je suis qui ne vont pas planter leurs choux, qui
n 'ont pas retiré leurs billes, ceux qui ne font pas confiance au
Pentagone pour veiller jalousement sur le respect des droits de
l'homme dans le monde, ceux pour qui la lutte des peuples n
'est pas une métaphore, une supercherie, un pièges à cons ?
Ceux qui, éternels naïfs, voient encore passer par la fenêtre le
cheval blanc de Lénine certains soirs ?
Cette réappropriation sans rupture, je la veux cependant
sans tabou. Si libération de la parole il y a, elle doit être totale.
Plus de délimitation, au nom de la responsabilité entre le
permis et le défendu, entre le dicible et l'indicible. Plus de
double discours, celui du dedans, celui du dehors.» (174)
«MAIS, QUAND ON A PERDU LE NOTRE IL RESTE
TOUJOURS L'ESPOIR DES AUTRES»
D'abord les techniciens Shadoks entonnent le compte à
rebours sur un vieil air d'accordéon...» (172)
chante Montand
Remplacez donc «fusée» par «unité», et «un vieil air
d'accordéon» par «l'Internationale»...
Alors, la «quête du Graal», indéfiniment, ou la «solution
Don Cesare», l'une des incarnations de Roger Vailland ?
(172) B. Rouxel, op. cit. note (7).
Brest, un jour gris (mais non, ce n'est pas tout à fait
un pléonasme).
(173) R.Vailland, «La loi» (Paris, 1957, p. 95-97).
(174) R. Robin, «Le cheval blanc de Lénine ou l'histoire autre»
(Bruxelles, 1979, p. 27).