Du pareil au même ? La position des quatre principales
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Du pareil au même ? La position des quatre principales
Du pareil au même ? La position des quatre principales provinces canadiennes dans l’univers des régimes providentiels Paul Bernard Sébastien Saint-Arnaud* Résumé: Dans la foulée des travaux de Gøsta Esping-Andersen, plusieurs études ont identifié divers régimes providentiels dans les sociétés avancées du monde occidental. L’examen d’un ensemble d’indicateurs sociaux au moyen d’analyses de classification hiérarchique permet de confirmer l’existence de tels modèles, qui correspondent à des articulations spécifiques entre la famille, l’État et le marché pour produire les ressources nécessaires au bien-être des individus. En fait les auteurs ont identifié, dans un travail antérieur (Saint-Arnaud et Bernard, 2003), quatre ensembles de pays, correspondant aux trois régimes identifiés à l'origine par Esping-Andersen — social-démocrate, libéral, conservateur — auxquels s'ajoute, comme l'avaient anticipé plusieurs auteurs, un régime distinct de ce dernier, le régime familialiste. Ils examinent ici, avec la même approche méthodologique, la situation des quatre plus grandes provinces canadiennes — le Québec, l’Ontario, l’Alberta et la Colombie britannique — au milieu des années 90, pour voir à quel régime elles se rattachent. Il s’agit de déterminer si leur appartenance à un même pays les rend semblables entre elles et proches des caractéristiques moyennes de ce pays, ou si, au contraire, elles présentent des écarts notables, correspondant à des différences économiques, politiques et culturelles entre elles dont l’expression serait rendue possible parce que plusieurs des instruments clé d’intervention en matière de politiques sociales sont contrôlés par les provinces dans le régime fédéral canadien. Les résultats indiquent une marge de variation limitée mais réelle, l’Alberta tendant à se rapprocher du modèle “ultra-libéral” américain, tandis que le Québec manifeste des penchants plus européens, souvent social-démocrates. Abstract: Following the seminal work of Esping-Andersen, many studies have identified a variety of welfare regimes in advanced Western societies. Analyzing a set of quantitative social indicators, using hierarchical cluster analysis, allows the identification of such regimes, which display specific arrangements between markets, the State, and families in the production and distribution of the resources required for the material well-being of people. Indeed we have confirmed, in earlier work * Nous remercions l’Institut de la statistique du Québec, de même que le Programme stratégique de recherche sur la cohésion sociale du CRSHC pour leur soutien à nos travaux. Canadian Journal of Sociology/Cahiers canadiens de sociologie 29(2) 2004 209 210 Canadian Journal of Sociology (Saint-Arnaud and Bernard, 2003), the existence of four regimes, the three originally proposed by Esping-Andersen —social-democratic, liberal, and conservative— to which one must add, as many authors have pointed out, a fourth regime, distinct from the latter, called familialistic. We examine here, using the same methodological approach, the situation of the four largest Canadian provinces — Québec, Ontario, Alberta, and British Columbia — in the middle of the 90s, to determine which regime they belong to. The main issue is whether their belonging to the same country makes them very similar to the average profile of Canada, or whether, on the contrary, they display notable divergences, stemming from economic, political and cultural differences among them; the latter would manifest themselves to the extent that many key social policy areas are under provincial jurisdiction and control in the Canadian federation. The results indicate modest, albeit significant, variations: Alberta somewhat resembles the “ultra-liberal” United–States, while Québec leans in the direction of Europe, and to some extent, of social-democracy. Plusieurs études inspirées des travaux novateurs de Gøsta Esping-Andersen (1990, 1999), qualitatives dans la plupart des cas, ont confirmé la présence et la persistance de distinctions importantes sur le plan de l’organisation des politiques sociales dans les sociétés avancées. Nous avons repris ces analyses dans un article récent (Saint-Arnaud et Bernard, 2003), mais en utilisant des indicateurs quantitatifs et des méthodes d’analyse multivariées, ce qui nous a permis de mettre à l'épreuve diverses typologies des régimes providentiels, et d'examiner plus systématiquement les contours de ceux-ci, leur évolution récente et, surtout, les raisons de leur résilience. Dans le prolongement de ces travaux, nous voulons maintenant incorporer à l’analyse les quatre plus grandes provinces canadiennes — le Québec, l’Ontario, l’Alberta et la Colombie Britannique — pour voir à quel régime elles se rattachent. Il s’agit de déterminer si leur appartenance à un même pays les rend semblables entre elles et proches des caractéristiques moyennes de ce pays, ou si, au contraire, elles présentent des écarts notables, correspondant à des différences économiques, politiques et culturelles entre elles dont l’expression serait rendue possible parce que plusieurs des instruments clé d’intervention en matière de politiques sociales sont contrôlés par les pouvoirs provinciaux. Après avoir rappelé ce que recouvre la notion de régimes providentiels, nous résumerons la démarche que nous avons suivie dans notre étude d’une vingtaine de sociétés avancées (la plupart des pays de l’OCDE), de même que ses principaux résultats. Ayant ainsi campé le décor, nous examinerons les principaux facteurs qui poussent à une convergence des provinces au plan des régimes providentiels, et ceux qui au contraire donnent à penser qu’elles seront différentes les unes des autres. Nous présenterons ensuite les résultats, pour conclure à des différences bien réelles, mais de portée tout de même limitée. Les régimes providentiels des sociétés avancées À partir d’une analyse de l’articulation entre le marché, l'État et la famille, Gøsta Esping-Andersen(1990) regroupe les sociétés capitalistes avancées en Du pareil au même ? 211 trois types d’arrangements institutionnels visant à concilier développement économique et protection des citoyens contre les risques associés au marché: le régime social-démocrate dans les pays scandinaves, où l’accent est mis sur l'égalité, ce qui confère un rôle considérable à l'État; le régime libéral, surtout dans les pays anglo-saxons (y compris, dans une large mesure, le Canada), où on insiste davantage sur la liberté, ce qui fait des marchés l'institution clé; et le régime conservateur, dans la plupart des pays d’Europe continentale, où le principe de solidarité prédomine avec des schèmes assuranciels souvent fondés sur l'activité professionnelle. Reprenant le modèle d'Esping-Andersen, Leibfried (1992), Ferrera (1996) et Bonoli (1997) ajoutent à cette typologie un quatrième type, qu'ils nomment «latin» parce qu'on le retrouve principalement dans les pays du sud de l'Europe, mais qu’il vaudrait mieux appeler familialiste : la solidarité s’y incarne principalement dans la famille, qui joue le rôle déterminant dans la distribution du bien-être. Les travaux qui cherchent à établir les contours de tels régimes à partir d’une analyse typologique inductive, en regroupant les pays en fonction d’un vaste ensemble d’indicateurs quantitatifs, demeurent relativement rares, même si Esping-Andersen lui-même (1990, 1999) et plusieurs autres chercheurs (voir Arts et Gelissen, 2002) ont créé des indices pour mesurer la démarchandisation et différents aspects de la stratification des sociétés avancées.1 L’analyse de classification hiérarchique, que nous utilisons ici, permet de regrouper les pays qui présentent des caractéristiques similaires par rapport à un ensemble de variables et de former des types empiriques homogènes (Rapkin et Luke, 1993). Elle est dite hiérarchique parce qu'elle divise l'ensemble des cas (les pays) en sous-ensembles de plus en plus nombreux et spécifiques, en fonction d'une mesure de distance entre ces cas qui prend en compte leur position sur l'ensemble des indicateurs analysés. En langage plus simple, c'est comme si on demandait au modèle de diviser les cas en deux sous-ensembles les plus homogènes possibles à l'interne et les plus différents possibles entre eux (en fonction de la distance multidimensionnelle entre les cas). Une fois ces deux sous-ensembles déterminés, on refait le même travail sur chacun d'entre eux, 1. En fait, nous ne connaissons guère que les travaux d’Obinger et Wagschal (2001), qui sont certes intéressants, mais qui comportent certaines faiblesses : les chercheurs incorporent dans leur analyse de classification hiérarchique d’une part certaines variables trop générales pour servir à caractériser adéquatement les régimes providentiels, et d’autre part des variables relatives à l’orientation politique des partis au pouvoir dans les divers pays, ce qui nous paraît entacher la démarche d’une certaine circularité (voir notre critique dans Saint-Arnaud et Bernard, 2003). Par ailleurs, Hicks et Kenworthy (2003) viennent de publier une étude très intéressante, qui utilise l’analyse en composantes principales pour dégager deux dimensions des régimes providentiels : libéralisme progressiste et conservatisme traditionnel. Ils indiquent (2003 : 54, n.13) avoir fait une analyse de regroupement (en ciblant trois groupes) qui reproduit à peu de pays près un classement semblable à celui d’Esping-Andersen. 212 Canadian Journal of Sociology et ainsi de suite en cascade. Nous reviendrons plus loin sur la question du nombre de subdivisions successives auxquelles il faut procéder. Cette méthode est inductive au sens où les regroupements se fondent sur les seules ressemblances entre les cas par rapport à un grand nombre d'indicateurs, représentant divers aspects des régimes providentiels, sans assigner au départ, arbitrairement, un poids plus grand à l'un ou à l'autre. Ses résultats dépendent donc essentiellement du choix des cas et des indicateurs, car les règles méthodologiques utilisées prêtent peu à controverse2. En ce qui concerne le choix des pays, nous nous en sommes tenus à ceux qui sont pris en compte dans les analyses courantes, puisque notre travail a valeur confirmatoire. Pour ce qui est du choix des indicateurs, nous avons voulu capter dans toute son ampleur et dans son historicité la notion de régimes providentiels; c’est pourquoi nous avons retenu trois ensembles d’indicateurs : indicateurs des situations sociales, des politiques publiques et de la participation civique des citoyens (on en trouvera une liste détaillée dans le tableau 1, ci-dessous). Par situations sociales nous entendons ce que vivent les citoyens au plan de l'activité économique et de l'emploi, des formes de la vie familiale, de la santé et de l'éducation. Ces situations sont déterminées, dans une mesure significative, par les politiques publiques (que celles-ci, d'ailleurs, soient minimalistes ou plus interventionnistes). Et ces politiques elles-mêmes (la place de l'État, ses politiques éducative, de santé, du travail, de bien-être) sont influencées par la participation civique des citoyens (à travers le vote, l'intensité de la discussion politique, l'activité syndicale; cette participation reflète à son tour, quoique de manière complexe, les situations sociales dont les citoyens font l'expérience (voir Milner, 2002). Nous pensons qu'il existe une causalité mutuelle entre ces trois composantes : la participation politique reflète les situations sociales et les interprète, ce qui contribue à orienter les politiques publiques; à leur tour ces politiques transforment les situations sociales et suscitent de nouvelles mobilisations et 2. Nous avons en effet adopté les procédures les plus standard de l’analyse de classification hiérarchique : distance dite «euclidienne au carré» (avec reproduction des analyses en utilisant les distances « block », « euclidienne », « Minkowski » et « Chebychev » pour vérifier la robustesse de nos résultats), méthode de regroupement de Ward. Nous avons standardisé toutes les variables sur une échelle de 0 à 1, afin d'éviter que certaines variables mesurées avec des unités de haut cardinal dominent l'analyse. Pour vérifier la robustesse, nous avons également retiré tour à tour chacune des variables de nos analyses, pour nous assurer qu'aucune d'entre elles ne les dominait à elle seule et n'en déterminait artificiellement les résultats. L’application des tests de "F" et du "b" de Tukey nous a également permis de déterminer quelles variables contribuaient significativement au regroupement des cas (les résultats de ce dernier test seront indiqués dans le tableau 2). Quand nous avons retiré les autres variables du modèle, nous avons obtenu des résultats très similaires à ceux que nous présentons ici. Le lecteur pourra consulter l’article original (Saint-Arnaud et Bernard, 2003) pour avoir plus de détails. Du pareil au même ? 213 modalités de participation. Ainsi les sociétés social-démocrates, par exemple, confient à l'État un rôle clé dans la correction des inégalités sociales et cette action politique, dont l’efficacité se traduit dans des situations sociales plus égalitaires, s'appuie sur une mobilisation des citoyens autour de situations et d'enjeux sociaux comme l'organisation du travail, l'équité entre les sexes, l'accès universel à l'éducation et aux soins de santé, etc. Les sociétés libérales, au contraire, présentent moins de politiques publiques visant à limiter le développement de situations sociales d'inégalité, ce qui tend à reproduire au fil du temps une mobilisation relativement faible des citoyens autour d'enjeux collectifs. Nous prolongeons d’ailleurs, en examinant ainsi la dynamique de renforcement des régimes, la perspective d’Esping-Andersen, qui n'a jamais considéré les régimes providentiels comme se réduisant au simple répertoire des politiques sociales des divers pays. Au contraire, il a dès le départ mis l'accent sur « les caractéristiques historiques des États, et en particulier l'histoire des coalitions politiques de classes en tant que causes les plus décisives des variations dans les régimes providentiels » (1990: 1). Une démarche classificatoire comme la nôtre soulève une objection sérieuse : chacun des pays présenterait une situation beaucoup trop complexe pour être exprimée par la simple appartenance à un seul type. Cette critique s'adresse, notons-le, à la démarche de construction d'une typologie comme telle, et non pas seulement à l'approche quantitative que nous employons pour ce faire. Arts et Gelissen (2002) en discutent abondamment, en montrant bien le potentiel heuristique de tels types dans un champ scientifique relativement neuf; pour cela, il faut éviter de fétichiser ces types et viser plutôt à représenter ainsi les traits essentiels de la situation, à révéler la forêt plutôt que la myriade d'arbres singuliers — même si bien sûr ces singularités sont indéniables et si certains cas demeurent difficiles à classer dans un seul type. En fait, types et singularités sont tous deux reconnaissables et servent de révélateur l'un pour l'autre: c'est sur fond de scène de types globaux, élaborés à partir des traits de l'ensemble des sociétés, qu'apparaissent les traits particuliers de chacune de celles-ci; la plupart d'entre elles se rattachent principalement à un type, mais présentant certains des traits caractéristiques des autres types. Il est vrai, comme le dit Théret (1997), qu’une telle démarche inductive, inspirée de l’approche idéal-typique wébérienne, n’est pas aussi ambitieuse théoriquement que celle du structuralisme génétique, proposée par cet auteur. Mais elle rejoint cette dernière sur un certain nombre de points.En premier lieu, les indicateurs retenus, fort diversifiés, permettent d’avoir une idée du partage des responsabilités, dans les divers pays, entre le marché, l’État et la famille comme producteurs et distributeurs de bien-être, ce qui est à la base de l’approche qu’emprunte Théret. Certes, les indicateurs statistiques utilisés, surtout ceux qui représentent les politiques, sont tirés des grands répertoires des organismes internationaux et mettent en conséquence souvent l’accent sur les 214 Canadian Journal of Sociology données budgétaires; il serait souhaitable de pousser plus loin la prise en compte des mécanismes institutionnels et des paramètres de distribution des coûts et bénéfices3. Cela dit, les données dont nous disposons permettent de tracer systématiquement, à cause de l’abondance et de la diversité des indicateurs, les clivages les plus importants entre pays. D’ailleurs, ce découpage est stable dans le temps, du moins entre les années 80 et 90 (Saint-Arnaud et Bernard, 2003), et cette résilience renvoie vraisemblablement à la dynamique de renforcement mutuel entre situations sociales, politiques publiques et participation civique que nous venons d’évoquer; cette attention à la dynamique est un deuxième aspect où nous rejoignons la démarche de Théret. En troisième lieu, Théret reconnaît un mérite à l’approche inductive quand elle sert à évaluer la distance entre les idéal-types et les cas particuliers (1997 : 203).4 C’est là, précisément, ce que nous voulons faire ici : nous nous penchons sur le cas canadien et sur celui de quatre provinces, justement pour les situer par rapport aux régimes providentiels que nous avons identifiés, pour apprécier la mesure dans laquelle des entités sub-nationales diffèrent de la société nationale et présentent des traits relevant de modèles différents. Nos travaux comparatifs antérieurs (Saint-Arnaud et Bernard, 2003), fondés sur une analyse de classification hiérarchique de 20 pays de l’OCDE et de 36 indicateurs (20 portant sur les politiques publiques, 16 sur les situations sociales et 4 sur la participation civique)5, nous ont de fait permis de catégoriser les sociétés avancées en quatre ensembles qui regroupent bien les pays attendus. On retrouve les principaux pays libéraux (Canada, États-Unis, Royaume-Uni, Nouvelle-Zélande, Australie), conservateurs (Belgique, France, Allemagne, Autriche, Pays-Bas), social-démocrates (Suède, Finlande, Norvège, Danemark) et familialistes (Espagne, Italie, Grèce, Portugal). Nous avons choisi de nous en tenir à cette quadripartition parce qu’elle produisait (contrairement aux subdivisions plus poussées) des ensembles de pays interprétables à la lumière de la littérature existante.Une démarche inductive comme la nôtre n'a pas de sens, en effet, quand elle est isolée; mais quand, comme c'est le cas ici, des chercheurs ont considéré plusieurs variantes différentes pour 3. Cela permettrait, entre autres, de suivre les pistes de travail ouvertes par le fascinant article de Goodin et Rein (2001), qui examine les articulations complexes et changeantes entre d’une part les régimes providentiels, qui déterminent qui reçoit des bénéfices et à quelles conditions, et d’autre part les piliers du bien-être, qui décrivent plutôt qui fournit les bénéfices et qui en paie la note. 4. Cela rejoint le commentaire de Arts et Gelissen (2002) selon qui une typologie n'est utile que si on peut l'utiliser pour accomplir autre chose, ce qui est justement notre objectif ici. 5. Les variables utilisées sont tirées de répertoires statistiques de l'OCDE, de l'ONU, de l'UNICEF, de la Banque Mondiale, de certains travaux de Knack et Keefer (1997), du site Social Security Online des Etats-Unis, du « World Values Survey» et de Statistique Canada. L'information sur les sources statistiques détaillées est présentée en annexe à cet article. Du pareil au même ? 215 classifier les régimes providentiels, une analyse comme la nôtre permet de conférer à une de ces variantes une plausibilité significativement plus grande que les autres. Nous avons ensuite repris nos analyses de classification hiérarchique séparément pour chacun des trois ensembles d'indicateurs sociaux que nous avons identifiés (résultats que nous ne présentons pas ici), et nous retrouvons les mêmes groupements de pays en régimes dans chacune d’entre elles. Tout indique donc que ces régimes, une fois établis, dominent à ce point la scène économique, sociale et politique des divers pays qu'ils donnent une même « couleur » à la fois à leurs situations sociales, à leurs programmes gouvernementaux et à l'engagement civique des citoyens; chaque composante porte l'empreinte spécifique de l'action des deux autres. Ces trois composantes se consolident l'une l'autre, produisant ainsi la résilience qui caractérise les régimes providentiels. Le Canada se rattache clairement, dans ces analyses, au régime providentiel libéral. Rien d’étonnant à cela, étant donné sa proximité géographique et l’intensité de ses échanges économiques avec les États-Unis, en particulier (Banting, 1996). Mais les données de la colonne « Canada » du Tableau 1 permettent de constater qu’il se rapproche davantage, sur quelques points, des profils social-démocrate, conservateur ou familialiste. Les interventions publiques y sont un peu plus marquées, les situations sociales se rapprochent timidement, sur certains points, de celles qui prévalent en Europe. Mais la participation politique demeure relativement faible, particulièrement si on la compare aux pays social-démocrates. Des provinces disparates ? Se pourrait-il que ces exceptions canadiennes par rapport au profil libéral soient le reflet de disparités entre les provinces, particulièrement les plus importantes d’entre elles, capables d’imprimer leur marque sur les indicateurs nationaux? Certaines provinces profiteraient-elles de leur contrôle sur plusieurs champs de politiques sociales pour donner à ces dernières, et aux situations sociales qui en résultent, une orientation reflétant leur culture politique propre? Si c’était le cas, les moyennes nationales pourraient s’avérer trompeuses. On pourrait même penser que le choix de l’État-nation comme unité d’analyse dans la recherche sur les régimes providentiels est problématique, en particulier dans le cas des pays fédéraux, car de telles moyennes pourraient camoufler des différences sub-nationales importantes, comme le soutient Martin (1997 : 151). La plupart des études qui évaluent l’étendue des différences entre les politiques publiques des provinces canadiennes comparent celles-ci entre elles. L’entreprise est importante et intéressante, mais elle est différente de la nôtre, 216 Canadian Journal of Sociology qui utilise plutôt à cet égard un étalon international, en situant ces provinces par rapport à un ensemble de pays avancés appartenant à divers régimes, de façon à prendre la véritable mesure de nos identités nationale et régionales. Précisons d’emblée que les indicateurs disponibles pour fins d’analyse remontent aux années 1996 et 1997. Ils n’enregistrent donc pas encore les effets de plusieurs bouleversements qui sont intervenus à peu près à ce moment-là dans les politiques sociales. En premier lieu la lutte du gouvernement fédéral contre le déficit budgétaire : selon Théret (1999 : 173-175), ces coupures ont brusquement réduit la part des transferts fédéraux dans les budgets des provinces (sauf les points d’impôt), de 20% en 1995 à 14,7% en 1997. En deuxième lieu l’arrivée au pouvoir, en 1995, d’un gouvernement néolibéral dans la plus populeuse des provinces canadiennes, l’Ontario, un changement que l’Alberta avait connu deux ans plus tôt et qui survient en Colombie Britannique en 2001 et au Québec en 2003. La comparaison à partir de données qui précèdent ces changements est tout de même du plus haut intérêt : il est important, justement, d’établir la situation de provinces canadiennes au début des changements, ce qui fournira un étalon pour évaluer ceux-ci. Le « rappel à l’ordre » financier du gouvernement fédéral au milieu des années 90, conjugué au climat idéologique de la période et aux pressions de la concurrence dans une économie tournée vers l’exportation — très largement vers les Etats-Unis, un pays très libéral — aura-t-il réduit la marge de manœuvre des provinces? Il faudra probablement attendre le milieu des années 2000 pour y voir plus clair. Cela dit, les données dont nous disposons, sur le milieu des années 90, sont aussi intéressantes en elles-mêmes. Comme le montre bien Morel (2002), la réflexion sur la réforme des politiques sociales dans un contexte d’une pénurie appréhendée de ressources est présente depuis au moins le début des années 90 dans la plupart des provinces et elle donne lieu à des expérimentations. Nous serons en mesure d’en percevoir les premiers effets dans certaines provinces, et probablement d’abord chez la pionnière néo-libérale, l’Alberta. Cela dit, c’est dans la nature même des régimes providentiels d’évoluer relativement lentement; et ce d’autant plus que nous prenons en compte dans nos indicateurs non seulement les politiques publiques, qui peuvent changer rapidement, mais aussi les répercussions de ces dernières sur les situations sociales, qui prennent dans bien des cas plus de temps à se manifester. Nous serons donc en mesure d’évaluer la mesure dans laquelle les quatre provinces que nous étudions ont élaboré, au fil du temps jusqu’en 1996–97 et à travers des pressions multiples et contradictoires, une articulation distincte entre le marché, l’État et la famille dans la production et la distribution du bien être. Mais quelles sont donc les diverses pressions qui déterminent cette évolution? La littérature sur les politiques sociales au Canada est évidemment abondante. Mais elle porte le plus souvent sur des politiques assez spécifiques, Du pareil au même ? 217 alors que notre objectif est plutôt de faire une évaluation globale de ces différences et de leurs conséquences sur les situations sociales. C’est pourquoi nous allons cibler notre revue de la littérature sur les facteurs globaux susceptibles de favoriser soit le rapprochement entre les provinces, soit au contraire les disparités entre elles. Facteurs de convergence et de divergence Disons tout de suite qu’on trouvera des facteurs poussant aussi bien dans l’une que dans l’autre de ces directions; cela reflète bien les tensions caractéristiques d’une fédération, où les débats sur les inégalités sociales se traduisent souvent en rivalités intergouvernementales et en compromis, et où les équilibres ne sont jamais acquis. Nous avons également tenté de répartir ces facteurs en trois catégories: économiques, politiques et culturels, même si leur action tend évidemment à se chevaucher et à se conjuguer. Des facteurs économiques contraignants ? L’importance des facteurs économiques dans le façonnement des politiques sociales se manifeste bien sûr dans le discours sur l’assainissement des finances publiques et sur la nécessité de réduire le fardeau fiscal. Mais elle s’inscrit également dans le fonctionnement institutionnel de l’État : selon Jenson et Thompson (1999: 38), les ministères des finances en viennent à jouer de plus en plus un rôle direct et de premier plan dans l’élaboration même des politiques sociales. Selon Banting (1996), c’est dans de tels débats que se négocie, à travers un ensemble de pressions contradictoires, la réaction de l’État aux défis de l’économie mondialisée. D’une part, la signification de frontières nationales diminuerait rapidement, avec les transactions financières instantanées, le commerce intra-entreprises, l’utilisation d’une main d’œuvre peu chère et pas toujours dépourvue de qualifications. Les programmes sociaux des pays avancés sont donc soumis à des pressions économiques énormes par un capital devenu très mobile. Mais d’autre part, la hausse des inégalités sociales qui résulte de ces mêmes tendances conduit à des revendications et à des résistances — provenant du mouvement syndical, mais aussi des mouvements représentant les femmes, les personnes âgées, etc. Celles-ci se traduisent notamment par une bifurcation entre le modèle américain, où l’emploi ne manque pas mais ne protège pas nécessairement contre la pauvreté, et l’Europe, qui présente les caractéristiques inverses (quoique avec des variantes selon les pays). Mais selon Helliwell (1996 ; 1998), qui utilise le modèle dit « de gravité » pour étudier les flux commerciaux entre le Canada et les États-Unis, et entre 218 Canadian Journal of Sociology les provinces canadiennes et leurs partenaires, le commerce interprovincial est vingt fois plus intense que ce que prédit un tel modèle, quand on le compare au commerce avec les États américains. À quelques variantes près, la chose est vraie pour les biens aussi bien que pour les services, avant et après l’Accord de libre-échange, dans le cas du Québec aussi bien que pour les autres provinces. Conclusions d’Helliwell (1999 : 7, 19) : « la trame du tissu économique des États-nations est beaucoup plus serrée qu’on ne le pensait » et « il reste une place pour les politiques nationales dans l’économie globale ». Si Banting, donc, croit que l’influence homogénéisante des forces économiques mondiales et régionales n’est contrée que par la résistance des mouvements sociaux, mobilisés dans bien des cas par les inégalités sociales croissantes, Helliwell met en doute la prémisse centrale de ce raisonnement : même dans le cas d’une économie au marché intérieur assez modeste et fortement tournée vers le commerce international, comme c’est le cas du Canada, la marge de manœuvre politique serait encore très significative. Une analyse récente de Jenson et Pochet (2002) explore d’ailleurs l’étendue, fort réelle, de cette marge de manœuvre dans le cas de l’Union européenne : la « Méthode ouverte de coordination » a conduit, dans les domaines de l’emploi et de l’exclusion sociale, à l’élaboration de politiques audacieuses et convergentes entre les États-nations, au moment même où le soi-disant rouleau compresseur de la monnaie commune semblait menacer les programmes sociaux et conduire au plus petit commun dénominateur. Mouvements et ministres sociaux ne sont donc pas totalement à la merci des facteurs et des acteurs économiques. Compte tenu de ces pressions contradictoires, on peut se demander si la distance, modeste mais bien réelle, que nous avons constatée entre les régimes providentiels du Canada et des États-Unis se manifeste uniformément dans les quatre provinces étudiées ? Est-ce que, au contraire, certaines d’entre elles ont un tropisme de convergence ou de divergence avec le modèle libéral, voire ultralibéral qui prévaut plus au sud ? Est-ce que le commerce interprovincial, si important pour toutes les provinces y compris le Québec, restreint la marge de manœuvre de celles-ci au plan social au point de les rendre très semblables entre elles et au profil du Canada ? À cela, évidemment, la réponse ne saurait être seulement économique, ce qui nous conduit à aborder les facteurs politiques. Les aléas des politiques sociales dans un système fédéral Au premier rang des facteurs politiques se trouve, bien sûr, la question des pouvoirs dévolus par la constitution aux gouvernements fédéral et provinciaux. Ces derniers ont une responsabilité exclusive en matière de sécurité sociale, de santé, d’éducation et d’affaires municipales, ce qui semble favoriser, à Du pareil au même ? 219 première vue, une diversification marquée du traitement des questions sociales entre les provinces. Les gouvernements provinciaux jouent d’ailleurs un rôle de premier plan, puisqu’ils faisaient à peu près 45% des dépenses publiques dans les quatre provinces que nous analysons (les plus fortes proportions se retrouvant au Québec et en Colombie Britannique), alors que le gouvernement fédéral en fait environ 38% et les municipalités le reste6. Mais bien sûr, le gouvernement fédéral n’est pas du tout absent du champ des politiques sociales, auxquelles il impose souvent sa marque. Ses transferts ont un impact direct sur les individus, comme dans le cas de l’important programme d’assurance-emploi, et, le plus souvent, un impact indirect et majeur sur le financement des transferts et des services placés sous la responsabilité des provinces à travers des normes nationales. L’inclusion de provinces canadiennes dans une analyse comparative internationale, comme nous allons le faire ici, ajoute d’ailleurs une dimension nouvelle à une telle comparaison. Les pressions de la mondialisation économique sur les politiques sociales et fiscale des États-nations s’exercent en effet au moyen des deux leviers que sont la circulation des capitaux et la circulation des biens. Les capitaux fuiraient les pays fiscalement trop gourmands et ceux que des programmes sociaux trop généreux endetteraient et rendraient moins solvables. Et les pays dont les prix de revient sont gonflés par les coûts sociaux élevés auraient peine à exporter leurs produits. La résilience des régimes providentiels, qui sont encore bien campés comme nous l’avons rappelé ci-dessus, montre que les choses ne sont pas aussi simples, même si on ne peut dénier l’importance des pressions économiques. Mais quand on aborde les provinces d’un même pays, comme c’est le cas ici, un troisième levier s’ajoute aux deux autres, celui de la libre circulation des personnes. On pourrait donc anticiper une tendance à l’uniformisation des politiques et des situations sociales, dans la mesure où les individus insatisfaits pourraient déménager vers les provinces offrant les conditions fiscales et sociales qui conviennent mieux à leur propre situation. Ces mouvements provoqueraient tendanciellement ce que les économistes appellent des « courses vers l’abîme » (« races to the bottom »). Les individus se déplace- 6. Soulignons une autre indication de l’autonomie des provinces et de la mesure dans laquelle le Québec, en particulier, est prêt à l’utiliser : les dépenses en recherche et développement y atteignent 2,42% du PIB, soit presque le niveau moyen de l’OCDE et plus que le reste du Canada (1,83%), voire même que la province économiquement dominante, l’Ontario (2,23%) (Statistique Canada, 2003). De même, le Québec est la seule province où la loi oblige les entreprises à dépenser annuellement 1% de leur chiffre d’affaires en formation professionnelle, faute de quoi elles doivent verser l’équivalent en impôts. Dans les deux cas, on imagine sans peine les retombées de ces politiques sur l’emploi et sur l’éducation, et donc sur les situations sociales. 220 Canadian Journal of Sociology raient d’une province à un autre pour rechercher, selon leurs besoins, soit les programmes sociaux les plus généreux, soit le régime fiscal le plus avantageux — ce raisonnement fait évidemment abstraction des identités culturelles, phénomène sur lequel nous reviendrons dans la section suivante. De plus en plus encombrées de nécessiteux et perdant graduellement leurs contribuables les mieux nantis, les provinces les plus généreuses seraient bientôt forcées de transformer leurs politiques sociales pour rejoindre le plus petit commun dénominateur, auquel leurs « concurrentes » se seraient déjà ralliées. Scharpf (2000) montre bien qu’il est difficile d’élaborer des compromis permettant d’empêcher de telles courses vers le minimum social. Mais en même temps, le contexte historique joue selon lui un rôle important, en tempérant politiquement les pressions économiques. Que nous disent à ce propos les études empiriques sur la situation canadienne? Noël (1998) campe bien, en parlant des « trois unions sociales », ces tensions à propos des politiques sociales et les difficultés d’un consensus intergouvernemental. Les interprétations de l’accord sur l’Union sociale sont d’ailleurs assez divergentes, comme le montrent bien Théret (1999) et Boismenu et Jenson (1998). Centralisation excessive issue d’un marchandage entre partenaires par trop inégaux? Réaffirmation de principes assez généreux de politique sociale et innovation dans un contexte où sont prises en compte les interdépendances entre les diverses politiques, et par conséquent entre les niveaux de gouvernements? Marge de manœuvre accrue pour des provinces aux agendas sociaux divergents? Nous n’avons pas à en décider ici, puisque ces événements sont postérieurs à la période pour laquelle nous disposons de données. Mais les longs débats qui ont précédé l’accord indiquent bien les pressions contradictoires qui balisent la marge de manœuvre des provinces : elles ont des visions sociales différentes, une visée nationale particulière dans le cas du Québec, et des contraintes financières importantes — avec la montée des inégalités sociales avant impôts et transferts —, tandis que le gouvernement fédéral se déleste en partie de certaines de ses responsabilités (couverture du chômage et assistance publique en particulier) et dispose donc de ressources pour soutenir ses initiatives politiques (Théret, 1999 : 76). D’ailleurs, comme le relève un rapport de l’OCDE (voir DRHC : 2000), les normes des programmes sociaux varient considérablement d’une province à l’autre7; mais dans la foulée de l’Union sociale et du TCSPS, les provinces ont des incitatifs nouveaux pour réduire le nombre des bénéficiaires et assurer que « l'aide so- 7. Par exemple, la proportion d’assistés sociaux variait, à la fin des années 90, de 5 à 6% en Alberta à presque 10% au Nouveau-Brunswick. Et les chefs de famille monoparentale recevaient de l’assistance sans devoir se chercher du travail jusqu’à ce que leurs enfants atteignent l’âge de six mois en Alberta, et l’âge de la majorité au Nouveau-Brunswick. Du pareil au même ? 221 ciale ne garanti[sse] plus nécessairement un niveau de vie acceptable pendant une période prolongée, mais serv[e] plutôt de relais pour préserver les individus de la misère en attendant que leurs efforts de réinsertion aboutissent » (2000 : 2)8. Rien d’étonnant, dans ces circonstances, à ce que Théret trouve « extrêmement difficiles à catégoriser » les politiques sociales de la fin des années 90 (1999 : 121); elles répondent selon lui à la fois aux multiples pressions de la mondialisation et aux difficultés de la coordination des politiques dans un système politique fédératif. Le dilemme fondamental concerne le traitement de la question des inégalités sociales : on les considère aux Etats-Unis comme des incitatifs au travail, indispensables au développement économique, alors que le Canada tenterait davantage de les pallier afin de développer le capital humain, le capital social et la cohésion sociale, garants fondamentaux du développement économique (1999 : 43-44). D’où un ensemble de contradictions : entre une intégration économique continentale, qui appelle une harmonisation des normes et des politiques, et une volonté d’affirmer une spécificité culturelle et une identité distincte; entre l’individualisme néo-libéral et la mobilisation collective; entre une volonté d’exercer une puissance douce, fondée sur l’information et la confiance, et l’impossibilité de formuler clairement un agenda national, compte tenu de ces contradictions; entre la nécessité d’agir avec audace et souvent unilatéralement et les indispensables compromis d’un système fédéral (1999 : 45-47). Si, dans la tradition canadienne dominante, les inégalités sociales doivent être contrebattues, mais sans mettre obstacle à l’intégration économique continentale et mondiale, on peut imaginer sans peine que les provinces expriment dans leurs politiques les positions que chacune d’entre elles prend face à ce dilemme; comme nous l’avons mentionné auparavant, les courants politiques dominants dans les diverses provinces en 1996-97 devraient conduire à des perspectives néo-libérales marquées en Alberta, plus à gauche au Québec et probablement centristes en Ontario et en Colombie Britannique. En troisième lieu, nous pouvons apporter un élément de solution à un problème soulevé par Théret (1999 :121), qui se plaint de l’emploi, dans plusieurs documents et analyses, de catégories trop simples. Nous voulons évoquer en terminant cette section trois autres travaux qui ont abordé encore plus directement la question de la marge de manœuvre des provinces canadiennes. Jenson et Thompson (1999) examinent comparativement les politiques familiales dans six provinces canadiennes pour conclure que la diversité est grande dans les programmes, dans les niveaux et les modalités des transferts et des mesures fiscales pour les enfants. 8. Voir aussi Théret, 1999 : 78 222 Canadian Journal of Sociology Jenson (2002) a également bien montré comment le Québec est allé à contrecourant avec la politique familiale qu’il a mise en oeuvre à partir de 1996 : allocations familiales sélectives, garderies universelles à coût réduit et tentative d’améliorer les congés parentaux, tout éléments qui sont à l’opposé du modèle providentiel libéral. Mais le Québec n’est pas en mode de rattrapage d’un âge d’or providentiel antérieur (il s’éloigne d’ailleurs aussi des tendances européennes contemporaines), mais plutôt à la recherche de nouvelles assises pour la solidarité sociale québécoise, qui pourraient d’ailleurs servir le projet souverainiste du gouvernement au pouvoir à cette période. Retenons donc qu’au moins dans le cas de cette province et dans un domaine des politiques sociales, l’autonomie et le changement sont tout à fait possibles dans le cadre constitutionnel et fiscal canadien. Morel (2002), quant à elle, propose un cadre théorique qui distingue deux types de « contrats de réciprocité assistanciels » entre les pauvres et l'État : l'approche du « workfare », développée principalement aux États-Unis, et l'approche de l'insertion, privilégiée en France. Les contrastes entre elles sont très nombreux. Le système du « workfare » est décentralisé (ce qui favorise les courses vers l’abîme); il répartit les pauvres en catégories spécifiques, en cherchant en particulier à distinguer ceux qui sont « dépendants » de l’assistance et ceux, plus rares, qui au contraire la méritent; il cherche la voie de la intégration sociale à peu près exclusivement du côté de l’insertion dans le marché du travail. Le modèle de l’insertion, au contraire, est centralisé; il s’intéresse aux exclus, qui ne sont pas les responsables du manque d’emploi; il applique à leur situation une approche intégrée, fondée sur la solidarité; et l’insertion a des dimensions sociales aussi bien que professionnelle. Morel examine l’ensemble des politiques d’assistance sociale pour caractériser certaines provinces canadiennes, en particulier le Québec et l’Ontario. Elle conclut, il est vrai à l’examen d’une période qui dépasse la nôtre et comprend le début des années 2000, que les deux provinces appartiennent au modèle du « workfare », l’obligation du travail se substituant graduellement aux obligations familiales, même si le Québec représente un modèle plus hybride, une version douce par opposition à la version dure de l’Ontario néolibérale. Identités culturelles, identités nationales et politiques sociales Chacune des provinces du Canada a une tradition politique différente, à laquelle nous avons déjà fait brièvement allusion. Mais si on prend une perspective plus large, c’est le Québec qui présente les différences de loin les plus importantes par rapport au reste du Canada, à cause de sa langue et de son Du pareil au même ? 223 histoire différentes et de la volonté d’affirmation nationale qui mobilise une forte majorité de la population francophone9. Nous avons déjà mentionné que Jenson (2002) voit dans la politique familiale québécoise un instrument d’affirmation de l’identité nationale, et le même thème parcourt le travail de Théret (1999). Mais c’est Béland et Lecours (2003) qui soulèvent dans toute son ampleur la question des rapports entre identité nationale et politiques sociales. Maintenant que les grands débats sur les questions linguistiques sont à peu près réglés au Québec, en Flandre et en Catalogne, ces « régions », qui disposent de pouvoirs assez étendus en matière de politiques sociales, ont vu dans ces questions le moyen de poursuivre l’affirmation de la spécificité nationale, et cela sans encourir le risque d’être taxées de nationalisme ethnique, puisque ces politiques n’excluent personne ; de plus les politiques sociales, si quotidiennes dans leurs répercussions, apparaissent comme un lieu d’expression privilégié des grandes valeurs politiques d’une culture minoritaire dans le pays, mais majoritaire chez elle. Que pouvons-nous tirer de l’ensemble de la littérature que nous avons examinée pour éclairer notre question de recherche ? Les régimes providentiels ne sont probablement pas très fortement contraints par des paramètres économiques, surtout sur un plan continental, mais les échanges économiques intenses entre provinces sont susceptibles d’enclencher des courses vers l’abîme si les États ne prennent pas des mesures pour les éviter. À cet égard la situation politique au Canada, surtout depuis les dernières des années 90, mais aussi durant toute cette décennie, est le lieu de pressions contradictoires. Le gouvernement central souhaite à la fois contrebattre les inégalités sociales et favoriser la mondialisation économique ; il a une influence déterminante sur l’action des provinces, mais celles-ci réussissent tout de même à inscrire dans les priorités des politiques sociales, qui sont sous leur juridiction, leurs visions sociales contrastées et, dans le cas du Québec, une volonté d’affirmation nationale. On peut donc s’attendre à ce que les quatre provinces que nous allons comparer soient assez semblables entre elles et au Canada dans son ensemble — qui présente lui-même des écarts par rapport à la norme des pays libéraux. Malgré cette similitude d’ensemble, on peut croire que certaines spécificités régionales, pourront se manifester au plan des régimes providentiels, particulièrement dans le cas du Québec, où les politiques sociales sont devenues un des moyens de l’affirmation nationale. 9. Curtis et ses collaborateurs ont d’ailleurs montré qu’en matière de valeurs et d’attitudes politiques, on peut distinguer quatre grandes régions en Amérique du nord : le nord et le sud aux États-Unis, le Québec et l’ensemble des autres provinces au Canada (voir Baer et al. : 1993 et Grabb et al 1999 et 2000). 224 Canadian Journal of Sociology Des provinces libérales, mais... Qu’en est-il en réalité ? Pour le savoir, nous allons examiner nos données de trois façons successives. En premier lieu, nous procéderons à une analyse de classification hiérarchique tout à fait semblable à celle que nous avons présentée ci-dessus : le dendrogramme nous dira où se classent les quatre provinces analysées dans les univers providentiels des pays de l’OCDE. Dans un deuxième temps, nous comparerons provinces et pays directement et de façon détaillée, en utilisant la mesure de proximité entre elles sur laquelle repose l’analyse hiérarchique : il s’agit simplement de la distance euclidienne entre toutes les paires de pays et de provinces, de sorte que les nombres les plus grands indiquent les plus fortes différences par rapport à l’ensemble des indicateurs pris en compte. Ceci nous permettra de mettre en relief des rapprochements significatifs entre les quatre provinces étudiées et les divers régimes providentiels qui prévalent dans les pays avancés. Enfin, nous utiliserons les données détaillées sur la position des pays et des provinces par rapport à chacun des indicateurs (présentées dans le Tableau 1) pour identifier les variables par rapport auxquelles les provinces se rapprochent parfois de régimes providentiels autres que le libéral. Le dendrogramme de la Figure 1 indique que les quatre provinces canadiennes, tout comme le Canada, appartiennent au régime providentiel libéral, qui se distingue toujours des trois autres, social-démocrate, conservateur et familialiste, chacun d’entre eux regroupant bien les pays que nous y retrouvions dans nos analyses antérieures10 (Saint-Arnaud et Bernard, 2003). Mais si nous permettons la création d’un cinquième regroupement, il divise le groupe des pays libéraux en deux sous-ensembles : le premier, « nordaméricain », inclut les Etats-Unis, le Canada et ses quatre provinces; le deuxième sous-groupe, « britannique », est composé pour sa part du RoyaumeUni, de la Nouvelle-Zélande, de l’Australie, de l’Irlande et de l’Islande. Nous pouvons pousser plus loin le nombre de regroupements pour tenter de diviser le bloc des provinces et révéler ainsi leurs spécificités, au-delà de leur appartenance commune au type libéral nord-américain. Une analyse à huit regroupements permet de séparer l’Alberta des autres provinces; elle se retrouve alors seule avec les États-Unis, pour former un bloc qu’on peut qualifier d’« ultralibéral ». Si on continue à forcer des divisions, il faut attendre jusqu’à une l’analyse en vingt-deux regroupements pour qu’une autre province, le Québec, se démarque du regroupement canadien. 10. Les tests de F et du B de Tukey nous ont permis de déceler les variables qui ne contribuaient pas significativement à la classification. Nous les avons retirées du modèle sans que cela ait d’effet sur les regroupements. Du pareil au même ? 225 Figure 1. Analyse de classification hiérarchique des pays et des provinces (1993–1997) La matrice des proximités nous donne des indications fort intéressantes sur les parentés que les provinces peuvent entretenir avec d’autres régimes, au-delà de cette similarité de base. Le Tableau 2 présente ces proximités en fonction de divers pays et de regroupements instructifs à cet égard.11 Comme l’avait indiqué l’analyse de regroupements, l’Alberta (avec une distance de 1,015) et le Québec (0,735) sont les provinces les plus différentes du Canada dans son ensemble, tandis que l’Ontario (0,387) et la Colombie 11. Quand il s’agit de comparer une province à un regroupement de pays, nous avons calculé la moyenne de proximités entre la province en question et les pays qui font partie de ce regroupement. Conservateur Familialiste 14,9 20,0 15,5 10,9 13,0 11,6 6,8 6,4 6,3 6,1 6,5 6,8 5,4 2,1 7,7 0,2 73 16 60 72 56 2,1 7,6 0,3 73 16 60 85 56 2,6 5,3 0,04 65 35 65 92 55 2,1 6,3 0,2 81,7 43,2 64,8 88,3 57,6 2,9 3,0 8,1 5,4 0,6 0,3 80,8 92,6 86,3 95,2 84,0 82,4 103 105,4 51,8 59,4 4,2 4,5 0,2 73,3 75,5 60,5 93,8 56,3 35,5 48,6 42,8 32,7 37,8 20,3 12,0 8,4 40,4 5,6 23 23,4 14,2 10,5 47,5 7,3 21 21,3 12,9 9,7 44,1 6,0 22 15,7 13,3 6,0 1,8 6,4 0,2 73 16 60 85 56 Socialdémocrate 17,4 14,5 10,0 42,1 12,2 10,0 Libéral 24,1 21,8 19,2 17,8 5,6 5,1 56,4 48,2 10,2 17,3 29,0 14,4 États-Unis 15,0 19,0 12,9 11,6 4,2 6,5 32,3 39,5 7,0 4,6 18 21,1 Canada 45,9 Québec 48,9 Ontario ColombieBritannique Dépenses courantes des administrations publiques pour 1996 (% du PIB), 34,6 39,6 réparties en Consommation finale des administrations publiques pour 1996 (% du PIB) 17,6 19,2 Transferts de Sécurité sociale pour 1996 (% du PIB) 8,4 11,2 * Versements des intérêts sur la dette pour 1994 (% du PIB) 8,2 7,6 Recettes courantes des administrations publiques pour 1996 (% du PIB) 37,3 43,1 Charges sociales pour 1997 (en % du PIB) 3,8 5,0 Versements d’impôts sur le revenu des personnes physiques célibataires en 21 22 pourcentage des salaires bruts pour 1996 Pourcentage des dépenses publiques en santé par rapport aux dépenses publiques 15,6 17,3 totales pour 1996 Proportion des dépenses publiques en santé par rapport aux dépenses totales en 4,7 7,1 santé Nombre de médecins pour 1000 habitants (1996) 1,6 1,9 Dépenses de l'éducation nationale (% du PIB) 5,4 7,0 Dépenses publiques en formation professionnelle (% du PIB) 0,7 0,3 * Nombre d’années depuis la première loi sur la vieillesse, l’invalidité et la mort 73 73 Nombre d’années depuis la première loi sur la maladie et la maternité 16 16 Nombre d’années depuis la première loi sur l’assurance chômage 60 60 Nombre d’années depuis la première loi sur les accidents de travail 82 84 * Nombre d’années depuis la première loi sur l’allocation familiale 56 56 55,3 226 Canadian Journal of Sociology Variables décrivant les caractéristiques des programmes publics (1993–1997) Alberta Tableau 1. Position des quatre provinces, du Canada et des régimes providentiels sur l’ensemble des indicateurs (1993–98) 12,5 58,3 1,8 18,0 1,6 51,9 2,8 2,6 15,4 16,4 2,6 2,0 50,2 50,4 2,1 29,9 1,9 51,1 2,3 17,1 1,6 46,5 2,2 16,0 5,7 43,1 64,0 4,6 68,3 6,0 71,3 8,0 67,7 6,1 74,2 4,4 60,4 5,6 51,0 6,8 1,6 1,6 1,6 2,1 1,8 1,8 1,5 1,3 78 3,0 78 5,7 77 5,0 78 3,7 77 3,6 77,7 3,7 77,3 5,5 77,6 4,0 77,3 1,6 59 66 66 73 69 36 70,6 78,3 80,6 75,8 159,3 20,4 90,9 29,3 200,0 25,0 123,9 35,1 159,0 27,9 Québec Canada 11,3 19,5 9,2 16,1 2,0 2,3 16,3 16,9 2,2 ,9 54,6 51,5 1,7 16,9 1,5 51,6 1,6 20,2 1,6 49,4 73,9 6,2 73,9 5,1 69,8 5,7 1,7 1,5 78 3,2 Libéral Ontario 8,2 15,9 4,9 8,7 Socialdémocrate 8,9 45,4 États-Unis 8,1 25,3 ColombieBritannique Familialiste Variables décrivant les processus politiques (1993–1997) * Pourcentage de la population qui a voté aux dernières élections de la chambre basse ou unique Nombre de journaux lus quotidiennement par 1000 habitants pour 1990/1996 Proportion des salariés qui font partie d’une organisation syndicale pour 1995 * Variables non significatives selon le test b de Tukey 7,7 22,2 8,6 14,0 5,9 8,5 214,9 225 449 258 108 14,2 33,6 77,1 31,8 28,2 Du pareil au même ? 227 * Pourcentage total de la population active qui est au chômage pour 1997 Chômage de longue durée (12 mois et plus) par rapport au chômage total pour 1997 * Croissance du PIB pour 1990-1997 (variation moyenne annuelle en volume %) Taux d’emploi dans l’administration publique par rapport l’emploi total pour 1995 Taux d’inflation pour 1996 Taux d’emploi pour 1997 (pourcentage des travailleurs par rapport à la population résidente) Taux d’activité des femmes (1997) Taux de mortalité infantile pour 1995 (décès d’enfants de moins d’un an pour 1000 naissances vivantes) Indice conjoncturel de fécondité pour 1996 (nombre moyen d’enfants par femme âgée de 15 à 49 ans) * Espérance de vie à la naissance pour 1997 Nombre de scientifiques et de techniciens qui font de la recherche et du développement par 1000 habitants pour 1990–96 Alberta Variables décrivant les situations sociales Conservateur Tableau 1 (suite) 228 Canadian Journal of Sociology Tableau 2. Matrice des proximités entre les provinces canadiennes et divers ensembles de pays Provinces Régimes Libéral (Australie, Canada, États-Unis, NouvelleZélande Royaume-Uni, Irlande et Islande) Libéral (Australie, Canada, États-Unis, NouvelleZélande Royaume-Uni) Canada États-Unis Libéral excluant Canada et États-Unis Libéral excluant Canada, États-Unis, Irlande et Islande Social-démocrate (Suède, Norvège, Danemark, Finlande) Conservateur (Allemagne, Pays-Bas, Autriche, Belgique, France) Familialiste (Portugal, Italie, Espagne, Grèce) Québec Ontario Alberta ColombieQuébec Ontario Alberta Britannique 3,222 2,111 2,356 2,342 2,722 0,735 4,104 3,543 1,608 0,387 1,994 2,479 1,852 1,015 1,686 2,758 1,847 0,381 2,311 2,740 2,924 1,887 2,187 2,182 4,013 4,929 6,679 5,201 3,657 4,751 3,827 4,907 0,946 5,290 5,364 2,256 0,669 3,911 4,907 0,964 0,522 1,006 Britannique (0, 381) s’en rapprochent davantage. Dans le cas de l’Alberta, cette divergence reflète une forte similitude avec les États-Unis (quoique la distance de 1,686 avec ce pays soit nettement supérieure à celle qui la sépare du Canada). L’Ontario n’est pas très éloignée non plus du profil américain (1,994) et du profil libéral dans son ensemble12. La distance par rapport à ces deux pôles de référence est encore un peu plus grande dans le cas de la Colombie Britannique. Quant au Québec, il présente les distances les plus grandes de toutes les provinces par rapport aux États-Unis et au modèle libéral. On peut d’autant moins contester l’appartenance de toutes les provinces au régime providentiel libéral que leurs distances par rapport aux autres régimes sont dans tous les cas nettement plus marquées. Ainsi même le Québec, dont la distance par rapport à l’ensemble de pays libéraux est de (3,222), ne se rapproche des pays conservateurs qu’au seuil de (3,657) et des pays socialdémocrates qu’au seuil de (4,013) ; notons toutefois que cette dernière distance est très semblable à celle qui le sépare des États-Unis (4,104). C’est donc de 12. Nous fournissons plusieurs estimés du profil libéral, qui fournissent d’ailleurs des résultats convergents : nous y avons inclus parfois tous les pays qui s’y rattachent dans le dendrogramme, alors que nous avons exclu dans d’autres cas l’Irlande et l’Islande, pays dont l’appartenance à ce type est indiquée par nos analyses mais n’a pas fait l’objet de beaucoup d’autres études. Nous avons également exclu, pour les fins de certaines comparaisons, les États-Unis et le Canada, pour lesquels nous fournissons par ailleurs des proximités calculées séparément. Du pareil au même ? 229 loin la province qui a le plus d’affinités avec les modèles européens, alors que l’Alberta s’en éloigne au maximum, en particulier en ce qui concerne le régime social-démocrate (6,679) ; ces deux provinces sont d’ailleurs les plus dissemblables (2,256). L’Ontario et la Colombie Britannique se trouvent dans une situation intermédiaire entre les deux autres provinces : fermement campées dans le camp libéral, mais avec un tropisme, plus faible que dans le cas du Québec, vers les régimes de type européen. Le Tableau 3 permet d’identifier les variables qui confèrent une spécificité aux diverses provinces. Le Québec a un niveau de dépenses et de recettes publiques élevé, beaucoup plus que dans les sociétés libérales et dans les autres provinces canadiennes et semblable au niveau des États conservateurs. Les charges sociales, relativement élevées, se rapprochent du niveau social-démocrate, mais les transferts de sécurité sociale y atteignent le niveau, un peu plus faible, des pays familialistes. Le versement d’intérêts sur la dette est le plus élevé des provinces canadiennes, qui dépasse lui-même le niveau libéral pour atteindre celui des pays familialistes. L’emploi dans l’administration publique, qui est significativement plus élevé que dans les autres provinces, tend vers le niveau des pays social-démocrates, sans toutefois l’atteindre. Le Québec dépense en santé d’une manière qui ressemble également à ces derniers, c’est-à-dire plus faiblement que les états libéraux et avec une forte proportion de dépenses publiques (davantage que l’Ontario et l’Alberta, d’ailleurs) ; cela se traduit par un taux de mortalité infantile particulièrement bas, semblable à celui des pays social-démocrates. La même chose vaut pour les dépenses publiques en éducation, qui produisent d’ailleurs une forte proportion de scientifiques et techniciens, comme chez les social-démocrates, mais aussi comme en Ontario. Mais le taux de chômage y ressemble à celui des pays latins et le taux d’activité des femmes y demeure assez faible, à mi-chemin entre les tendances libérale et conservatrice. Le Québec présente une faiblesse de la participation électorale (cependant supérieure à celle des autres provinces et des sociétés libérales) et de la lecture de quotidiens ; mais son taux de syndicalisation est le plus élevé au Canada, même s’il demeure typique de celui des pays libéraux. On voit bien se profiler ici, sur fond de scène d’un régime providentiel libéral, un interventionnisme d’État qui évoque les pays du nord de l’Europe, conservateurs et social-démocrates ; mais en même temps, le Québec présente certains traits, plutôt négatifs, qui le rapprochent des pays familialistes. Cette spécificité québécoise n’est pas inattendue. Il est vrai que durant la période 1985-1994, qui précède immédiatement celle que nous analysons, le Parti libéral au pouvoir favorisait moins l’affirmation nationale et la construction d’un « modèle québécois » original, inspiré d’expériences européennes, que ce ne fut le cas lorsque le Parti québécois était au pouvoir, de 1976 à 1985 et à compter de 1994. Mais les libéraux, d’abord tentés d’appliquer les freins, Social démocrate Québec Dépenses de consommation finale des administrations publiques Charges sociales en % du PIB (tendance*) Dépenses d'éducation Taux d’emploi dans l’administration publique (tendance) Taux de mortalité infantile Proportion de scientifiques et de techniciens Ontario • Taux d’emploi • Proportion de scientifiques et de techniciens Alberta ColombieBritannique • Dépenses d'éducation (tendance) • Taux d’emploi • Taux d’activité des femmes Caractéristiques rapprochant la province du régime Conservateur Familialiste Dépenses courantes des administrations publiques Recettes courantes des administrations publiques Pourcentage des dépenses publiques allant à la santé et pourcentage des dépenses publiques dans les dépenses totales en santé • Taux d’activité des femmes (tendance) • Dépenses de consommation finale des administrations publiques (tendance) • Taux d’emploi dans l’administration publique Dépenses publiques en formation professionnelle Taux d’activité des femmes Transferts de sécurité sociale Versements d’intérêts sur la dette Taux de chômage Pourcentage de la population qui a voté • Journaux lus quotidiennement Versements d’intérêts sur la dette (tendance) • Taux de syndicalisation • Versements d’intérêts sur la dette (tendance) • Taux de syndicalisation • Pourcentage des dépenses publiques dans les dépenses totales en santé • Taux de chômage • Recettes courantes des administrations publiques • Journaux lus quotidiennement • Taux de syndicalisation L’usage du mot tendance indique que le niveau auquel se situe la province sur cet indicateur diverge de celui du modèle libéral en direction de celui d’un autre régime, mais sans atteindre ce dernier niveau. 230 Canadian Journal of Sociology Tableau 3. Les indicateurs par rapport auxquels les provinces se rapprochent des divers régimes (sauf pour le régime libéral, auquel elles appartiennent) Du pareil au même ? 231 ont finalement agi tout en nuances et plutôt en continuité avec leurs prédécesseurs, à qui les vifs débats constitutionnels canadiens et québécois de l’époque procuraient d’importants arguments favorables à la souveraineté du Québec. L’Alberta ressemble au contraire, sur un grand nombre d’indicateurs,13 aux États-Unis, où le niveau d’intervention de l’État est largement inférieur même à celui des pays libéraux ; pour les autres indicateurs, elle colle au profil de ces derniers pays. Le faible niveau des dépenses publiques se situe nettement en dessous des autres provinces et de tous les autres régimes, même le libéral. Elle dépense assez peu en éducation publique, comme les pays conservateurs et les États-Unis; un effort significatif est cependant consenti en formation professionnelle, à un niveau qui ressemble à celui des pays social-démocrates. Le taux d’activité des femmes est plus élevé que celui des autres provinces, rejoignant celui des États-Unis et des pays social-démocrates. La proportion de scientifiques et de techniciens est assez faible et, elle aussi, typique du régime libéral. La proportion des dépenses publiques en santé atteint le niveau très faible des pays latins, tout comme le taux de syndicalisation, d’ailleurs à peine supérieur à celui des États-Unis. Il en va de même du taux d’emploi dans l’administration publique. En somme, l’Alberta présente un « moins d’État » qui l’éloigne des autres provinces canadiennes el la rapproche des États-Unis, avec lesquels nous avons vu qu’elle forme un regroupement qu’on peut qualifier d’ultralibéral. Ce n’est pas étonnant, puisque le Parti conservateur y est très fortement majoritaire depuis 1975 et qu’il a été précédé au pouvoir depuis les années ‘30 par le Parti du crédit social, lui aussi très conservateur : les courants favorables au libéralisme économique et donc à un rôle limité de l’État ont pu imprimer leur marque à l’Alberta sur une très longue période. Cela dit, rappelons que cette province demeure plus proche du modèle canadien dans son ensemble que du modèle des États-Unis, ce qui reflète sans doute l’importance des interventions législatives et financières fédérales en matière de politiques sociales ; il s’agit d’un cas d’ « ultralibéralisme », mais bien canadien. L’Ontario présente peu de traits distinctifs par rapport au profil canadien et donc également au profil libéral, du moins durant la période que nous analysons. Les dépenses publiques de consommation de même que le taux d’emploi dans l’administration publique y sont un peu supérieurs à la norme libérale, tendant vers celle des États plus forts du modèle conservateur. L’Ontario se rapproche des pays social-démocrates quant au nombre élevé de scientifiques et techniciens et quant au taux d’emploi. Le taux de syndicalisa- 13. En fait sur plus d’une dizaine : dépenses et recettes publiques, dépenses d’éducation, lois sociales concernant la vieillesse, chômage, activité des femmes, participation électorale et syndicalisation. 232 Canadian Journal of Sociology tion, enfin, est faible à l’échelle canadienne et même par rapport à tous les régimes, y compris le libéral. Au-delà du poids démographique et politique de l’Ontario au Canada, qui limite les écarts par rapport à ce dernier, on peut se demander pourquoi cette province est si proche du profil libéral, mais non pas de l’ultralibéralisme. Durant les trente ans de l’après-guerre, le pouvoir est accaparé par un Parti conservateur assez modéré. À partir de 1975 et jusqu’au début de la période que nous analysons, en 1995, le pouvoir est très divisé entre trois partis, le Parti conservateur au centre-droit, le Parti libéral au centre et le Nouveau parti démocratique au centre-gauche : le parti majoritaire ne contrôle pas nettement la législature de 1975 à 1986, puis les trois partis se succèdent au pouvoir de 1987 à 1995. Même si le modèle ultralibéral s’est installé au pouvoir durant près d’une décennie à partir de cette dernière date, la période précédent notre fenêtre analytique est caractérisée par des allers-retours et des équilibres de pouvoir qui expliquent que l’Ontario n’a adopté ni le tropisme européen du Québec, ni le penchant américain de l’Alberta. La Colombie Britannique présente un tableau assez proche, lui aussi, du modèle libéral et du profil canadien dans son ensemble. Cela dit, les recettes publiques y sont les plus importantes des provinces, à l’exception du Québec. La même chose vaut pour la part des budgets publics consacrée à la santé et à la part des dépenses publiques dans les dépenses publiques de santé (avec une bonne performance en ce qui concerne la mortalité infantile), de même que pour les budgets publics consacrés à l’éducation, sans toutefois que cela se traduise par un nombre élevé de scientifiques et techniciens. Le taux d’emploi des femmes y est élevé, comme en Alberta. Enfin, la lecture des journaux y est étonnamment peu répandue. Profil libéral, donc, mais avec quelques efforts de construction de programmes publics forts. La Colombie Britannique doit probablement ce résultat à une histoire semblable, sous certains rapports, à celle de l’Ontario. Le Parti du crédit social, conservateur, y domine continuellement et assez largement la législature depuis les années ’50 jusqu’en 1991, mais l’opposition, qui dispose toujours du tiers des sièges au moins, est formée par un parti de centre-gauche, le Nouveau parti démocratique. Aux élections de 1991, qui précèdent immédiatement la période que nous étudions, c’est au tour de ce dernier parti de contrôler les deux tiers des sièges, ce qui lui permet de renverser la tendance politique. En 1996, ce parti est réélu, mais avec une division beaucoup plus égale des sièges, et l’élection de 2001 porte au pouvoir un Parti libéral qui a adopté un programme ultralibéral. L’histoire politique de la Colombie Britannique au cours de la période que nous examinons est donc faite de contrastes et de changements, avec un électorat volatil, ce qui semble avoir produit, tout bien considéré, une situation proche de celle de la moyenne canadienne. Du pareil au même ? 233 Conclusion La plupart des études qui évaluent l’étendue des différences entre les politiques publiques des provinces canadiennes comparent ces dernières entre elles. Nous avons plutôt utilisé un étalon international, en situant ces provinces par rapport à un ensemble de pays avancés et en tenant compte d’un vaste ensemble d’indicateurs représentant les politiques publiques, les situations sociales et le niveau de participation civique dans ces pays. Cela nous a permis de statuer sur l’étendue des différences entre les régimes providentiels du Québec, de l’Ontario, de l’Alberta et de la Colombie Britannique, en les jugeant par rapport aux différences entre les divers régimes providentiels qui caractérisent les pays de l’OCDE. Les résultats de cette analyse sont clairs : ces quatre provinces se ressemblent d’abord et avant tout entre elles, elles ressemblent au pays auquel elles appartiennent, et au régime libéral caractéristique du Canada. Cela dit, le Canada ne reproduit pas en tous points le modèle libéral, et en particulier il n’est pas, malgré ses échanges économiques très importants avec les EtatsUnis, une réplique de son puissant voisin. Il est vrai que l’une des provinces, l’Alberta, présente de fortes ressemblances avec le modèle ultralibéral qui prévaut dans ce dernier pays, même si elle est surtout proche du profil du Canada. Le Québec ressemble aussi au profil canadien, mais son tropisme est cependant orienté dans la direction opposée : les ressemblances se trouvent surtout du côté des sociétés européennes, en large partie à cause d’une volonté, ancrée dans une spécificité culturelle et une volonté politique d’affirmation nationale, de construire un état relativement fort et capable d’initiatives et d’innovations, surtout à l’échelle nord-américaine. Les deux autres provinces ont des profils moins marqués par rapport à celui du Canada dans son ensemble. Nous rejoignons donc, à travers une démarche complètement différente, les conclusions de Morel, qui voit les provinces qu’elle a analysées participer d’un même modèle providentiel de type libéral, mais avec une histoire et des accents différents, plus durs dans la cas des provinces qui se rattachent à l’idéologie néo-libérale d’origine américaine, plus doux dans le cas du Québec, qui puise en partie son inspiration auprès des sociétés et des États européens. Nos résultats correspondent également bien au bilan que fait Théret quand il parle de la complexité de la situation canadienne, dans laquelle existe une contradiction profonde entre d’une part une idéologie qui veut atténuer les inégalités, au nom du lien entre développement social et développement économique, et d’autre part une volonté de jouer les règles du jeu de la mondialisation pour assurer ce même développement économique. Dans ce contexte, et compte tenu des interventions du gouvernement fédéral pour tenter 234 Canadian Journal of Sociology de diriger l’évolution d’ensemble, rien d’étonnant à ce que les ressemblances entre les régimes providentiels des provinces soient fortes, en même temps qu’on peut déceler des dissemblances inspirées par les différences idéologiques, de même que par la volonté d’incarner l’affirmation nationale ou régionale dans des politiques sociales distinctives. Quant à l’inquiétude de Martin, qui se demande si les comparaisons entre États-nations sont encore valables, étant donné les différences sub-nationales, l’analyse des différences entre les provinces canadiennes ne leur apportent pas confirmation. Il est vrai que tout un grouillement de différences très intéressantes nous demeureraient inaccessibles si nous n’allions pas chercher les dissemblances qui se cachent sous les moyennes nationales. Mais en même temps, nous n’avons aucune indication ici que, sur l’essentiel, les comparaisons internationales des régimes providentiels soient devenues trompeuses. Cela dit, il reste bien sûr à savoir comment les événements politiques de la fin des années 90 au Canada auront transformé cette situation. Une analyse semblable à celle que nous avons faite ici nous donnera la mesure des convergences et divergences entre provinces, des déplacements et compromis qui donneront forme au Canada de demain. Il sera d’ailleurs intéressant de mettre à contribution dans l’analyse des indicateurs plus détaillés, correspondant aux paramètres spécifiques des politiques publiques, afin d’avoir un portrait encore plus précis de l’évolution de la situation. References Arts, Wil et John Gelissen 2002 “Three Worlds of Welfare Capitalism or More? A State-of-the-Art Report.” Journal of European Social Policy 12(2): 137–158. 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