Dans les coulisses d`un journal israélo-palestinien

Transcription

Dans les coulisses d`un journal israélo-palestinien
Défi Ces jeunes Palestiniens
Reportage actu
et Israéliens ont accepté
de travailler ensemble.
Dans les coulisses
d’un journal
israelo-
palestinien
En Israël, des ados juifs et
arabes tentent de réaliser
ensemble un journal.
Sur le papier, un beau
projet de réconciliation.
Mais pas si simple
à mettre en pratique…
D
ix-sept ans, des
mèches blon­des,
un collant troué, et
une fierté : « Être israélienne ! »
Roni habite Tel-Aviv, la capitale branchée du pays, dans
une famille où l’on croit « dur
comme fer à la paix avec les
Palestiniens ». Roni n’avait jamais rencontré d’Arabes avant
de participer à cette aventure :
« À l’école et dans les médias,
on m’avait toujours dit qu’il
s’agissait de terroristes, de
gens dangereux. »
À côté d’elle, il y a Sa’ad, un
ado palestinien venu de Beit
Ummar, près d’Hébron, en
Cisjordanie. Il avoue « ne pas
avoir beaucoup d’amis juifs ».
C’est-à-dire pas du tout. Et il
Reportage
d’Alain Pirot et
Coraline Salvoch
Photos
Gali Tibbon
confie qu’avant, il avait aussi
beaucoup d’a priori sur les
Israéliens. Avant quoi ? Avant
de connaître l’association
Windows, Channels for Communication. Littéralement,
« des fenêtres ouvertes pour le
dialogue ». Une association
née en 1991, deux ans avant
les accords d’Oslo (le traité de
paix signé entre les gouvernements israélien et palestinien
de l’époque). « Cet accord
avait pris tout le monde par
surprise, commente Ruth,
fondatrice de l’association.
Sur le papier, on venait de
signer la paix. Mais dans les
têtes, personnes n’y était
préparé. Depuis des années,
Juifs et Arabes ne se parlaient
Une petite
“ Que faire région.
victoire, alors que
deux camps
pour changer lesse sont
récem­
ment affrontés.
tout ça ? ” Cejoursamedi,
c’est
de réunion.
à faire. » Ruth a
donc lancé l’idée
de rassembler de
jeunes Israéliens
et Palestiniens
pour échanger et
réaliser ensemble
un journal. Nous sommes
alors en 1995.
Dialogue
Avant de travailler avec ces deux jeunes filles,
Sa’ad, de Cisjordanie, n’avait jamais parlé à un Juif.
plus. Pire, on se détestait.
Il fallait qu’on apprenne à se
connaître. Notamment les
Phosphore ‹ 28 › septembre 2013
jeunes qui avaient été élevés
dans l’ignorance ou la haine
les uns des autres. Tout était
Projet simple en apparence,
mais complexe à réaliser dans
une région qui vit au rythme
des tensions et des violences
réciproques. Dix-huit ans plus
tard, l’expérience fonctionne
toujours. Écrit en hébreu et
en arabe, le dernier numéro a
été distribué à 20 000 exemplaires dans les écoles de la
Les esprits sont tendus.
Autour de la table, on évoque
les affrontements de novem­
bre 2012, qui ont ensanglanté
le Sud d’Israël et la bande de
Gaza. Sept jours de conflit au
cours desquels les bombardements de l’aviation israélienne
ont répondu aux roquettes
pales­tiniennes – plus d’une
centaine de morts à Gaza, six
du côté israélien. « Comment
voulez-vous avoir de la
•••
Accord Un ado musulman fait sa prière, pendant
qu’un jeune Israélien continue de travailler sur un article
du journal. Ici, chacun apprend à accepter l’autre comme
il est, avec ses habitudes et ses traditions.
Phosphore ‹ 29 › septembre 2013
Reportage actu
« Je suis toujours triste quand je vois
les Palestiniens souffrir. Je me demande
juste si les Palestiniens sont tristes, eux
aussi, lorsque des Israéliens souffrent ? »
Elza, 16 ans (Israël)
Israël-Palestine 4 cles pour comprendre
La création de l’État d’Israël et les guerres
Le 29 novembre 1947, l’assemblée générale
de l’ONU (Nations unies) adopte le plan
de partage de la Palestine – alors possession
britannique. Deux États, l’un juif et l’autre
arabe, doivent voir le jour et cohabiter.
Mais ce plan ne sera pas mis en place.
Le 14 mai 1948, l’État d’Israël proclame son indépendance.
Les États arabes, qui avaient refusé le plan de partage,
déclarent la guerre à Israël dès le lendemain.
C’est le premier conflit d’une longue série. D’autres guerres
suivront en 1967, 1973 et 1982. La guerre des Six Jours
de 1967, qui voit le jeune État d’Israël triompher sur
tous les fronts, est la plus marquante. L’état hébreu annexe
totalement la ville de Jérusalem et occupe entièrement
la Palestine, que l’on appelle alors les « Territoires occupés ».
Les accords d’Oslo
sympathie avec les Israéliens,
un pays qui bombarde
et tue des gens à Gaza ? »
lance Sa’ad.
« Et moi, réplique Gal, les
yeux fatigués, pourquoi parler
avec des Palestiniens, qui
font sauter des bus à Tel-Aviv
et lancent des roquettes
aveugles sur des gens innocents ? Le 21 novembre, j’ai
raté le bus que je prends tous
les jours pour aller au lycée.
Ce bus a ensuite explosé.
Tu imagines notre quotidien ? »
« Moi, mon quotidien, c’est
les contrôles de papiers
et les check points, répond
Sa’ad.Tu veux échanger ? »
La propo­sition provoque
un éclat de rire général
qui détend l’atmosphère.
Peu à peu, alors que
le thé réchauffe les visages,
les langues se libèrent
et le dialogue prend forme.
Sur les bouches, une phrase
commune : « Que faire pour
changer tout ça ? » En parlant
musique et cinéma, Reem,
Louis, Gal, Sa’ad, Elza et les
autres se découvrent des
points communs. Des deux
côtés, on s’enflamme pour le
Gangnam coréen et pour les
passements de jambe de Ronaldo. « On comprend qu’on
n’est pas si différents… »
s’amuse Roni.
Échanges, coups
de gueule, coups
de cœur : tout est
ensuite consigné
dans le magazine
de l’association.
« Longtemps, j’ai cru que tous les Israéliens
approuvaient les bombardements meurtriers sur Gaza. Aujourd’hui, je comprends
que tous ne sont pas de cet avis. »
Sa’ad, 16 ans (Palestine)
ne peuvent sortir du territoire
qu’avec un permis spécial,
demandé trois semaines avant
et délivré pour 4 heures seulement », souligne Hamdan,
responsable palestinien de
la logistique. Une fois obtenu
(ce qui est loin d’être toujours le cas), il faut passer la
dure épreuve du check point,
point de contrôle
de l’armée, très tôt
,
le matin. Un parcours du combattant qui demande
une sacrée motivation, mais aussi
le courage d’aller au-delà du
jugement de son entourage,
qui ne voit pas ces rencontres d’un bon œil. Certains jeunes cachent même
leur partici­pation, y compris
à leurs pro­pres familles.
En Palestine, certains ados
ont été accusés de trahison
et menacés pour cela.
L’un d’entre eux, tabassé,
a depuis arrêté de venir aux
“ En fait on n’est pas
si différents ”
Anecdotique ? Loin de là. Car
ce type de rencontre entre
ados israéliens et palestiniens
est ultra rare. En principe, il
faut seulement une heure de
route pour rejoindre en bus
Tel-Aviv depuis la capitale palestinienne, Ramallah. Mais
en pratique, un mur de béton
sépare les deux pays. « Les
Palestiniens de Cisjor­danie
Phosphore ‹ 30 › septembre 2013
ateliers. Côté palestinien,
c’est donc la discrétion
maximale, voire l’anonymat.
Pour Huda, « rencontrer
des Juifs quand on est pales­
tinien, c’est faire comme si
tout allait bien, alors que
ces pays sont en conflit !
C’est très mal accepté ». Roni,
israélienne, raconte que dans
son lycée, ses camara­des et
certains de ses professeurs lui
ont tourné le dos : « On ne m’a
pas parlé pendant six mois.
Personne n’arrivait à comprendre pourquoi je voulais
rencontrer des Arabes. C’est
parfois dur à vivre, mais c’est
le prix à payer pour avancer. »
Aujourd’hui, Roni et Sa’ad ne
sont pas les meilleurs amis
du monde, mais ils se parlent
et plaisantent ensemble. Surtout, ils ne se détestent plus,
c’est déjà énorme. Dans ses
mains, Roni tient fièrement
le magazine de l’association.
Leur traité de paix à eux. n
Colonies, check points et mur de séparation
Le 29 novembre 2012, la Palestine obtient
le statut d’État observateur à l’assemblée
générale de l’ONU. Sur le terrain, on est loin
d’un véritable État. De nombreux check
points, tenus par l’armée israélienne, sont
installés pour assurer la sécurité des colonies
israéliennes situées sur des terres palestiniennes. Un « mur
de séparation » (une gigantesque barrière de béton) a éga­
lement été construit par Israël dès 2002 pour séparer les
territoires, opposant désormais Israël et la Palestine.
Un symbole lourd de sens.
Un processus de paix au point mort
« Nous aussi, on a le droit de dire
ce qu’on pense de ce conflit. Si des gens
peuvent changer l’avenir et créer
la paix avec les Palestiniens, c’est nous,
les jeunes. » Louis, 16 ans (Israël)
De nombreux observateurs pensent qu’une
paix est possible entre les deux parties.
Paradoxalement, beaucoup craignent dans
le même temps une nouvelle guerre entre
Israéliens et Palestiniens. Depuis septembre
2010, les négociations sont en effet au point
mort, les deux parties s’accusant de bloquer toute discus­
sion. Le Premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou,
récemment réélu, refuse de stopper la colonisation. Et dans
la bande de Gaza, les islamistes du Hamas refusent toujours
de reconnaître Israël. En novembre 2012, un nouveau conflit
militaire a tué plus de 160 personnes, surtout à Gaza.
Illustration rocco
« Je voulais rencontrer des Palestiniens pour savoir
ce qu’ils ressentent quand des roquettes tombent
sur Israël. J’ai compris en voyant leurs regards
qu’ils n’étaient pas responsables, et qu’eux aussi
veulent vivre en paix. » Maya, 16 ans (Israël)
Yitzhak Rabin, Premier ministre israélien, ser­
rant la main du leader palestinien Yasser Arafat
devant la Maison Blanche, à Washington,
le 13 septembre 1993 : c’était il y a tout
juste vingt ans et l’image est historique. Pour
la première fois, Israéliens et Palestiniens se
reconnaissent mutuellement. Les Territoires palestiniens vien­
nent de voir le jour et c’est la fin de la première « intifada »
(la guerre des pierres), lancée six ans plus tôt par les jeunes
Palestiniens. Les accords d’Oslo sont censés ouvrir des négo­
ciations pour aboutir à l’autonomie totale de la Cisjordanie
et de Gaza. En réalité, rien ne se passera comme prévu.

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