[N G1]Enquête sur la morale Vers une
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[N G1]Enquête sur la morale Vers une
1 EXTRAITS 3 premiers chapitres EPREUVES NON CORRIGEES LILA [N G1]Enquête sur la morale (ou Vers une Métaphysique de la Qualité) ROBERT M. PIRSIG Traduit de l'anglais (États-Unis) par Michel-E. Proulx et Nadine Gassie EPRE 2 À Wendy et Nell 3 Introduction du traducteur C'est par une émission de Radio-Canada, en 1973, que j'ai entendu parler pour la première fois de Robert Maynard Pirsig, dans une émission littéraire où la description de son livre, Zen and the Art of Motorcycle Maintenance1, – dont le titre décalquait celui du livre de Herrigel Zen and the Art of Archery2, – m'a poussé à le lire. Je dois dire que ce livre a été pour moi un jalon d'extrême importance, même s'il fut loin d'être le seul. Ce n'est que longtemps après, en 1999, un ami m'ayant donné un exemplaire en anglais de son livre, que j'ai pu constater le nombre de lacunes dans l'édition française que j'avais si précieusement fait relier à l'époque. J'ai donc entrepris de le retraduire, pour ma satisfaction personnelle. Et c'est en contactant Robert Pirsig pour m'enquérir de la possibilité de publier cette nouvelle traduction que ce dernier m'a appris que l'éditeur français n'était même pas intéressé à publier son deuxième livre. Voilà pourquoi j'ai entrepris de traduire Lila. L'immense succès que fut celui de ce premier livre de Pirsig n'a pas empêché, loin de là que la plupart de ses lecteurs soient passés à côté de l'essentiel de son propos. En effet, le dispositif, repris dans Lila, est celui d'un road trip (« balade routière »), description d'événements réels ou vraisemblables, permettant d'introduire, par association d'idées, le propos plus difficile et plus philosophique. Ce n'est pas par provocation que Pirsig annonce, au début du premier livre que « ce serait une erreur considérable que de chercher dans ces pages un traité relatif aux pratiques du Bouddhisme zen orthodoxe. » Et de ne pas non plus « y chercher davantage les éléments d'un ouvrage sérieusement documenté sur les motocyclettes ». C'est paradoxalement parce qu'il ne traite pas réellement du Zen que ce livre en est si proche. En fait, il se déroule sur trois niveaux différents, mais totalement entrelacés, qui sont le road trip, qui comporte de magnifiques descriptions des paysages traversés, une description de la vie d'un mystérieux personnage dont on s'aperçoit rapidement qu'il s'agit de l'auteur lui-même et de ses ennuis psychiatriques, et le fond de l'affaire, qui correspond d'ailleurs à sa thèse de doctorat, où il développe sa métaphysique de la Qualité. Ce n'est pas non plus un hasard si Pirsig donne comme sous-titre « Une enquête sur la morale ». En effet, c'est essentiellement de cela qu'il s'agit. Nous avons été habitués à un monde du bien et du mal (théoriquement) bien délimités, nous avons coutume de penser que la morale est le respect de règles pré-établies, de commandements 1 Traité du Zen et de l'entretien de la motocyclette, Seuil, 1973. 2 Le Zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc, Dervy, 1990 4 péremptoires et de codes stricts, et nous avons vu ces dernières années ce que cela a pu donner. Comment départager ce qui doit être fait et ce qui ne doit pas l'être ? Comment apprécier, par exemple, la nécessité de la désobéissance civile ? Ainsi, le code de la route nous enjoint de ne jamais franchir une ligne continue. Mais que faire si, pour éviter un corps étendu sur la chaussée, c'est la seule chose à faire ? Voici donc enfin une grille de lecture claire pour apprécier le terrain si flou de l'éthique. Malgré l'avertissement initial, Pirsig connaît bien le Zen. Et sa perspective en est une qui est informée par le Zen. En fait, le Bouddhisme ne connaît pas de « commandements » du genre biblique, mais des préceptes, qui ne sont que des indications de ce qu'il faut éviter si l'on veut mener une vie harmonieuse. En ce sens, on n'y trouve donc pas de « morale » à proprement parler, mais juste un sens de l'éthique bien plus complexe, fondé sur ce qu'il convient de faire à l'instant présent. C'est cet aspect que développe la « Métaphysique de la Qualité ». Qu'est-ce qui fait que quelque chose est de qualité ou pas ? C'est l'objet de toute la vie de Pirsig, contenu dans ces deux livres. Si le premier défrichait le terrain, le second tente de le mieux cartographier, d'où le sous-titre, reprise en écho du premier, « Une enquête sur les valeurs ». Il n'y a pas si longtemps, on pouvait voir à la télévision une publicité dont le slogan était « Nous n'avons pas les mêmes valeurs! ». Nous vivons une époque qui semble avoir étrangement oublié ce qu'elles sont réellement. Ayant depuis poursuivi l'étude du Bouddhisme jusqu'à avoir obtenu de mon enseignant la Transmission, ce qui fait de moi, en principe, un « maître zen », je continue de me reconnaître dans les grandes lignes du propos de Pirsig. S'il signifie ici que ce qu'on fait passer pour de la philosophie à l'école n'est que de la philosophologie, c'est aussi que chez les Anciens, étudier une philosophie était aussi la pratiquer, et cela reste vrai de la philosophie bouddhique, qu'on ne peut étudier sans la pratiquer au quotidien. Et comment vit-on le Zen au quotidien en 2010 ? La réponse serait, exactement comme en 210 EC3, en étant attentif à ce qu'on fait, en ayant conscience de ce qu'aucun de nos actes ne reste jamais sans conséquence. Et que c'est justement leur qualité qui entraînera la qualité de notre existence . Le Bouddhisme n'a jamais été autre chose qu'une philosophie de la vie au quotidien. L'histoire du Zen fourmille d'anecdotes où quelqu'un pose une demande relevant exclusivement de la pure spéculation intellectuelle et s'entend répondre quelque chose d'éminemment concret. C'est tout le sens de l'aspect « motocyclette » du premier roman, où la Qualité, c'est se donner les moyens d'avoir à tout moment un engin fiable, en lui prêtant constamment l'attention nécessaire. Dans Lila, ces moyens sont reportés sur la vie en bateau, où tout est étriqué et, par voie de conséquence, strictement organisé. On ne peut pas se permettre d'y faire n'importe quoi. A nouveau, l'auteur se trouve confronté à la maladie mentale, non plus la sienne mais celle de l'héroïne du roman, et cette balade en bateau lui permet d'introduire à nouveau sa métaphysique de la Qualité, en 3 De l'ère courante. 5 affinant les points qu'il avait ébauchés dans son premier roman. Un des aspects de celui-ci est le conflit de valeurs qui l'oppose au personnage de Rigel. (On pourra remarquer que Rigel, comme Capella, sont des noms d'étoiles). Ce dernier fait état de valeurs traditionnelles qui tiennent davantage du jeu social qu'à une réelle volonté de qualité. Néanmoins, c'est toujours au nom de cette fameuse Qualité que ce personnage interpelle l'auteur. Rares encore aujourd'hui sont ceux qui, en France, connaissent ou prennent au sérieux l'oeuvre de Pirsig. On aurait dit que jusqu'ici, en France, ce texte n'intéressait personne. Trop ardu. Trop peu porteur. A ce jour, seule l'Université de Liverpool a accepté d'un de ses doctorants qu'il présente une thèse sur sa Métaphysique de la Qualité. Et il a sans doute reçu un accueil meilleur hors Etats-Unis d'Amérique que dans sa patrie. On pourrait penser en effet que la balade en moto pour le premier livre, la croisière fluviale en voilier pour le second, si elles permettent une introduction plus dynamique des thèmes chers à l'auteur, ne correspondent guère aux normes universitaires; et pourtant, s'il s'y était tenu, il aurait eu encore moins de retentissement. Le voilier est sans doute moins populaire que la moto mais là n'est pas le problème. Essentiellement, ce qui fait problème chez Pirsig, c'est son concept de « Métaphysique de la Qualité ». Il se démarque si fort, si violemment et si bruyamment du ronron de ce que lui-même appelle la « philosophologie » qu'il n'est guère surprenant qu'il puisse susciter l'hostilité du milieu concerné. Et pourtant, d'autres avaient pavé la voie. Déjà, dans les années '20, Alfred Korzibsky et son projet de « Sémantique générale » avait tenté d'en finir avec la logique binaire de type aristotélicien. Le romancier Alfred Van Vogt s'en était fait l'écho dans ses romans. Il faut croire que les temps n'étaient pas mûrs. Si le « Zen et l'entretien de la moto » était déjà l'exposé de la théorie de Pirsig, Lila en est le développement. Cette « enquête sur la morale » ajoute une dimension humaine à ce qui, jusque là, pouvait n'être perçu que comme une théorie « harmonique ». En explorant certains ressorts linguistiques de la philologie, en les accouplant aux recherches de l'anthropologie, en les situant dans une situation « réelle » (car le roman est tellement plus réel que le documentaire...) Pirsig nous donne la possibilité de voir à quel point tout est relié. Rien n'existe indépendamment du reste. Tout est inter-relié. C'est ainsi qu'il nous offre une explication cohérente à ce qui arrive à notre monde, ce monde qui depuis quarante ans parle d'écologie et qui, soudain, s'affole en voyant que son refus d'agir l'entraîne à sa perte. Et c'est sans doute pour cette raison qu'après tant d'années de refus de connaître, les temps paraissent enfin mûrs pour lui. La métaphysique de la Qualité est une entreprise titanesque, car elle correspond à un coup de pied dans une fourmilière. Des siècles de dualisme effréné, nous et les autres, nous et le monde, ceci et cela, le rouge et le noir, le bien le mal, nous ont peu préparés à reprendre contact avec une dimension du monde pour laquelle ces distinctions 6 n'ont guère de sens. C'est pourquoi j'espère que Lila pourra susciter chez ses lecteurs une réflexion sur des pistes jusqu'ici peu explorées, et qui pourraient nous permettre de sortir de l'impasse où nous nous trouvons. Michel Proulx Montpellier, le 15 juin 2009. 7 8 Remerciements L'auteur tient à remercier tout particulièrement la Fondation Guggenheim pour l'attribution de la bourse grâce à laquelle ce livre a été écrit. 9 Première Partie 10 1 Lila Lila ne savait pas qu'il était là. Elle dormait à poings fermés, apparemment plongée dans un rêve terrifiant. Il l'entendit grincer des dents dans l'obscurité et sentit son corps se retourner brusquement, aux prises avec une menace qu'elle seule voyait. Par l'écoutille ouverte au-dessus d'eux entrait une lueur si diffuse qu'elle dissimulait toute trace d'âge et de maquillage, si bien qu'elle avait maintenant un air angélique et doux, comme une petite fille aux cheveux blonds, aux pommettes saillantes, au petit nez retroussé, un visage ordinaire d'enfant qui inspirait comme une affection naturelle tant il paraissait familier. Il eut le sentiment qu'au matin, elle ouvrirait grand ses yeux bleu ciel tout pétillants d'excitation à l'idée d'un nouveau jour de soleil, de parents souriants, de bacon en train de grésiller à la poêle peut-être, et de bonheur partout. Mais ce n'était pas comme cela que ça se passerait. Lorsque les yeux de Lila s'ouvriraient sur l'hébétude d'un lendemain de cuite, elle contemplerait les traits d'un homme aux cheveux gris dont elle ne se souviendrait même pas – un inconnu rencontré la veille dans un bar. Sa nausée et son mal de crâne entraîneraient peut-être un peu de remords et de dégoût d'elle-même, mais guère, pensa-t-il – elle avait déjà vécu ça tant de fois –, et lentement elle chercherait à calculer comment retourner à la vie qu'elle avait pu mener avant de rencontrer celui-là. 11 Elle murmura quelque chose comme « Fais gaffe ! » Puis elle prononça un truc inintelligible et se retourna encore une fois en enroulant la couverture autour de sa tête, peut-être pour se protéger de l'air froid qui entrait par l'écoutille ouverte. La couchette du voilier était si étroite que ce mouvement l'avait ramenée contre lui, et il sentit d'abord toute la longueur de son corps, puis sa chaleur, qui ranima son désir. Son bras se referma sur elle et sa main sur son sein – rond mais déjà mou, comme un fruit trop mûr qui va bientôt passer. Il eut envie de la réveiller pour la prendre encore mais cette idée fit sourdre un sentiment de tristesse qui le lui interdit. Plus il hésitait, plus sa tristesse augmentait. Il aurait aimé mieux la connaître. Toute la soirée il avait eu l'impression de l'avoir déjà vue quelque part, il y a longtemps. Cette idée avait tout fichu par terre. La tristesse l'accablait maintenant et se mêlait à l'obscurité de la cabine et à la faible lueur indigo du dehors à travers l'écoutille. Encadrées par l'ouverture, les étoiles semblaient bouger quand le bateau roulait. Une partie d'Orion disparut momentanément, puis reparut. Bientôt, toutes les constellations hivernales seraient de retour. L'air froid de la nuit portait clairement la rumeur des voitures roulant sur un pont au loin. Elles se dirigeaient vers Kingston, là-haut sur les falaises de l'autre côté de l'Hudson. Le voilier, lui, était au mouillage sur ce minuscule chenal pour une nuit de repos dans sa route vers le Sud. Le temps était compté. Le vert avait pratiquement disparu des arbres qui bordaient le fleuve. La plupart des feuilles mortes étaient déjà tombées. Ces derniers jours, des bourrasques de vent froid descendu 12 du nord avaient balayé la vallée du fleuve, arrachant les feuilles à leurs branches et les faisant tourbillonner en l'air dans de soudains envols en spirale rouge, brun, pourpre et or sur le passage du bateau le long du chenal balisé. Un chenal pratiquement désert avec seulement quelques bateaux à quai le long des berges, l'air solitaire et abandonné, l'été fini et leurs propriétaires tournés vers d'autres quêtes. En regardant le ciel, on voyait partout les formations en V des canards et des oies sauvages qui descendaient de l'Arctique canadien, volant sur le vent du nord. La plupart d'entre eux ne devaient être que des canetons et des oisons au moment où lui-même avait entrepris ce voyage depuis le Lac Supérieur, cette mer intérieure, à plus d'un millier de kilomètres de là et ce qui ressemblait à un millier d'années. Le temps était compté. Hier matin, en posant le pied sur le pont, il avait glissé, s'était rattrapé et avait vu que le bateau entier était couvert de givre. Phèdre se demandait où il avait déjà vu Lila. Il ne savait pas. Il avait pourtant le sentiment de l'avoir déjà vue quelque part. C'était aussi en automne, se dit-il, novembre, et il faisait très froid. Il se rappelait que le tram était presque vide, à part lui, le conducteur et Lila et sa copine assises trois rangées derrière. Les sièges étaient en rotin jaune dur et résistant, prévu pour des années d'usage. Et puis quelques années plus tard, les bus les avaient remplacés et rails, caténaires et trams avaient tous disparu du paysage. Il se rappela qu'il avait vu trois films d'affilée et fumé trop de cigarettes, qu'il se coltinait un méchant mal de tête, avec encore une bonne demi-heure de tape-cul en perspective avant que le tram ne le dépose dans le noir à un bloc et demi de chez lui où il trouverait enfin 13 de l'aspirine, et là il faudrait qu'il attende encore une heure et demie qu'elle agisse. Puis il avait entendu ces deux filles pouffer très fort et il s'était retourné pour voir ce que c'était. Elles s'étaient tues d'un seul coup et l'avaient regardé d'une façon qui disait qu'elles ne pouvaient rire que d'une seule chose : lui. Il n'était pas tellement beau, avec son grand nez et son dos voûté, et il n'avait pas le contact facile avec les gens. Lila était celle qui se trouvait sur la gauche et qui paraissait avoir ri le plus fort. Même visage, exactement – yeux bleus, teint uni, cheveux d'or – et un sourire contenu dont elle pensait peut-être qu'il masquait la raison de son hilarité. Elles étaient descendues deux blocs plus loin, toujours bavardant et riant. Quelques mois plus tard, il l'avait revue dans la foule du centre-ville à une heure de pointe. Cela s'était produit en une fraction de seconde. Elle avait tourné la tête, et il avait vu à son expression qu'elle l'avait reconnu. Elle avait paru hésiter comme si elle attendait un geste, une parole de sa part. Mais il n'avait rien fait. Il n'avait pas cette aptitude à entrer spontanément en contact. Il était déjà trop tard, de toute façon, et chacun avait poursuivi son chemin. Il s'était longuement demandé cet après-midi là, et pendant des jours ensuite, qui elle était et ce qui se serait passé s'il s'était approché pour lui parler. L'été d'après, il avait cru l'apercevoir sur une plage du sud de la ville. Elle était allongée sur le sable et quand il était passé devant elle, il avait vu son visage à l'envers. Une brusque excitation s'était emparé de lui. Cette fois, il ne resterait pas planté là sans rien faire. Cette fois, il agirait. Prenant son courage à deux mains, il était retourné sur ses pas, s'était arrêté dans le sable aux pieds de Lila et avait alors vu que le visage à l'endroit n'était pas Lila. C'était quelqu'un d'autre. Il se souvenait de sa déception. Il 14 n'avait personne à l'époque. Mais il y avait si longtemps – des années et des années. Elle devait avoir changé. Il n'y avait aucune chance pour qu'elle soit la même personne. Et il ne la connaissait pas, de toute façon. Quelle différence est-ce que ça faisait ? Pourquoi avoir gardé le souvenir d'un incident aussi insignifiant pendant tant d'années ? Ces images à moitié oubliées sont étranges, pensa-t-il, on dirait des rêves. Cette Lila endormie qu'il venait tout juste de rencontrer ce soir était quelqu'un d'autre aussi. Ou pas tout à fait quelqu'un d'autre, mais quelqu'un de moins spécifique, moins singulier. Il y a Lila, cette personne unique maintenant endormie à côté de lui, née un jour, aujourd'hui vivante, agitée dans ses rêves et demain appelée à mourir, et puis il y a quelqu'un d'autre – appelons-la lila – qui est immortelle, qui habite Lila pour un temps puis continue son voyage. La Lila qui dort, il venait tout juste de la rencontrer ce soir. Mais la lila qui veille, qui ne dort jamais, l'observait comme lui-même l'observait depuis longtemps. C'était vraiment étrange. Pendant tout ce temps où il avait descendu le canal, d'écluse en écluse, elle était là, accomplissant le même voyage, sans qu'il en sache rien. Peut-être l'avait-t-il vue aux écluses de Troy, peut-être avait-il regardé droit dans sa direction dans l'obscurité sans la voir. Sa carte indiquait une série d'écluses rapprochées mais sans donner d'altitude ni aucun indice des erreurs qu'on peut commettre lorsqu'on a mal calculé ses distances, qu'on a pris du retard et qu'on est épuisé. C'est seulement lorsqu'il s'était retrouvé au milieu des écluses que le danger était devenu apparent, alors qu'il essayait de s'y retrouver entre les lumières vertes, les rouges, les blanches, celles des 15 maisons des éclusiers et les feux des autres bateaux venant en sens inverse, les lumières des ponts et des culées de ponts et Dieu sait ce qu'il y avait d'autre, là dans cette obscurité, qu'il ne tenait pas à heurter dans le noir pas plus qu'il ne tenait à s'échouer. Il n'avait jamais vu tout ça auparavant et ç'avait été une expérience angoissante, et c'est au milieu de toute cette tension qu'il lui semblait se rappeler avoir vu Lila sur un autre bateau. Ils avaient plongé du ciel. Pas seulement de quelques mètres mais de plusieurs dizaines de mètres. Du haut du ciel où ils se trouvaient jusque-là sans le savoir, leurs bateaux avaient plongé, plongé au fond de la nuit. Lorsque la dernière porte de la dernière écluse s'était ouverte, leurs regards s'étaient portés sur un fleuve obscur et huileux. Un fleuve qui s'écoulait le long d'une massive construction de poutrelles vers une lumière indistincte dans le lointain. C'était Troy. Et son bateau s'était dirigé vers cette lumière jusqu'au moment où pris dans le tourbillon provoqué par la confluence des fleuves, il avait fait une brusque embardée. Alors, moteur à plein régime, il avait lutté contre le courant pour le traverser et gagner un dock flottant sur la berge d'en face. « Nous avons des marées d'une mètre cinquante ici », lui avait appris le gardien du dock. Des marées ! Cela voulait dire qu'ils se trouvaient au niveau de la mer. Que toutes ces écluses intérieures dues à la main de l'homme étaient derrière eux maintenant. Que dorénavant, seul le passage de la lune au-dessus de l'océan réglerait la hauteur du voilier. Jusqu'à Kingston, ce sentiment d'être relié sans aucune barrière à l'océan l'avait empli d'une nouvelle et immense sensation d'espace. 16 L'espace. C'était réellement ça le but de ce voyage à la voile, et ce soir, dans un bar près du dock, il avait tenté d'en parler à Rigel et Capella. Rigel avait l'air fatigué, préoccupé et pas intéressé, mais Bill Capella, son équipier, s'était montré plein d'enthousiasme et il semblait savoir de quoi Phèdre voulait parler. « Comme cette fois-là à Oswego, s'était-il souvenu, quand on attendait l'ouverture des écluses en se lamentant sur le temps perdu ! En fait on prenait le pied de notre vie ! » Phèdre avait rencontré Rigel et Capella du fait d'inondations provoquées par les pluies d'un ouragan de septembre. L'eau avait franchi les digues du canal, submergé les balises et encombré les écluses de débris, si bien que le canal avait dû être fermé sur toute sa longueur pendant deux semaines. Les bateaux qui descendaient des Grands Lacs s'étaient retrouvés immobilisés et leurs équipages désoeuvrés. Soudain, un espace s'était ouvert dans leur vie. Une brèche inattendue dans le temps. La première réaction avait été la frustration. Rester assis à ne rien faire, c'était tout simplement catastrophique. Accaparés jusque-là par leurs propres croisières personnelles, les plaisanciers n'avaient pas eu grande envie de se parler. Mais subitement, n'ayant rien de mieux à faire, ils s'étaient retrouvés à bord, jour après jour, pour discuter. Pas de façon superficielle. En profondeur. Bientôt, tout le monde se rendait visite sur le bateau des uns ou des autres. Des fêtes s'organisaient de tous les côtés, simultanément, et toute la nuit. Les gens du coin avaient commencé à s'intéresser à cet embouteillage de bateaux et certains lièrent connaissance avec les plaisanciers. Pas de façon superficielle. En profondeur. Entraînant un surcroît de fêtes. 17 Et c'est ainsi que cette catastrophe, ce désastre que tous avaient commencé par déplorer, s'était transformé exactement en ce que Capella avait décrit. Tout le monde avait vraiment pris le pied de sa vie. Et ce qui les avait rendu si heureux, c'était l'espace. A part Phèdre, Rigel et Capella, le troquet était presque vide. C'était une toute petite salle avec quelques tables de billard dans le fond, un bar au centre en face de la porte et une quantité de tables défraîchies de leur côté. Un endroit qui se dispensait de tout effort de style. Et pourtant, l'ambiance y était bonne. Il n'empiétait pas sur votre espace personnel. Voilà pourquoi. C'était un bar qui se contentait d'être un bar, sans grosses prétentions. « Je crois que c'est l'espace qui fait ça, avait-il dit à Rigel. – Qu'est-ce que vous entendez par là ? lui avait demandé Rigel. – Quand je parle d'espace ? » Rigel le regardait en plissant les yeux. Malgré sa tenue décontractée, pull rayé et bonnet de marin tricoté, Rigel semblait contrarié par quelque chose qu'il ne disait pas. Peut-être la perspective de faire tout ce voyage dans le seul but d'aller vendre son bateau dans le Connecticut. Pour éviter la controverse, Phèdre avait prudemment répondu : « Je crois que ce que nous achetons avec ces bateaux, c'est de l'espace, du rien, du vide… de vastes étendues d'eau sans limite... et des étendues de temps libre... Ça vaut très cher. Ça ne se trouve plus nulle part de nos jours. – Vous n'avez qu'à vous enfermer dans une pièce et verrouiller la porte, avait répliqué Rigel. – Non, ça marche pas. Y a le téléphone qui sonne. 18 – Répondez pas. – Alors c'est le facteur qui frappe à la porte. – Combien de fois ? Lui ouvrez pas. » Rigel cherchait visiblement à ergoter. Capella y alla de son couplet, juste pour s'amuser : « Vos voisins vous prendront votre colis. – Alors c'est les enfants qui rentrent à la maison et qui allument la télé. – Dites-leur de l'éteindre, continua Capella. – Dans ce cas, vous sortez de votre pièce. – Bon, alors faites comme s'ils étaient pas là, reprit Capella. – Bon, d'accord, très bien. Simple question : Qu'arrive-t-il à quelqu'un qui s'enferme dans une pièce, ne répond pas au téléphone et refuse de sortir quand on frappe à la porte, même quand les enfants sont rentrés à la maison et regardent la télé ? » Ils y réfléchirent en silence et finirent par esquisser un sourire. A leur arrivée, l'expression du barman était celle de quelqu'un qui s'ennuie profondément. Il n'avait quasiment pas de clientèle. Mais depuis, quatre ou cinq clients supplémentaires étaient entrés. Il discutait avec deux d'entre eux, des habitués apparemment, l'air détendu et comme chez eux. Deux autres avaient pris des queues de billard, aux tables du fond apparemment. « Il n'y a pas d'espace », décréta Rigel. Il cherchait encore la bagarre. « Si vous étiez d'ici, vous le sauriez. – Qu'est-ce que vous voulez dire ? – Il n'y a pas d'espace ici, répéta Rigel. Tout est saturé d'histoire. Tout est mort en cette saison, mais si vous connaissiez la région, vous verriez qu'il n'y a pas d'espace. C'est plein de vieux secrets. Tout le monde a quelque chose à cacher par ici. 19 – Quels secrets ? – Toutes les apparences sont trompeuses, dit Rigel. Cette petite rivière sur laquelle nous sommes, vous savez jusqu'où elle va ? Vous le croiriez pas, hein, mais elle continue sur beaucoup plus que quelques centaines de mètres après avoir décrit ce coude là-bas. Devinez un peu quelle distance vous pourriez parcourir sur cette petite rivière avant d'en voir la fin ? » Phèdre suggéra une trentaine de kilomètres. Rigel sourit. « Dans l'ancien temps, vous auriez pu la suivre indéfiniment, dit-il. Elle coule jusqu'à l'Atlantique. Plus personne ne le sait. Mais elle contourne tout l'état du New Jersey. Autrefois elle rejoignait un canal qui franchissait les montagnes et redescendait vers la Delaware. On y transportait du charbon sur des péniches jusqu'en Pennsylvanie. C'est ce que faisait mon arrière-grand-père. Il avait placé de l'argent dans toutes sortes d'entreprises par ici. Et il s'en est bien sorti. – Donc votre famille est d'ici ? – Ils s'y sont établis juste après l'Indépendance. Et ils n'en ont plus bougé jusqu'à il y a une trentaine d'années. » Phèdre attendit que Rigel continue, mais il n'ajouta rien. Un courant d'air froid les enveloppa lorsque la porte s'ouvrit et qu'un groupe important entra. L'un des types salua Rigel de la main et Rigel lui répondit d'un hochement de tête. « Vous le connaissez ? demanda Phèdre. – Il est de Toronto, répondit Rigel. – Qui est-ce ? – J'ai fait la course avec lui, répondit Rigel. C'est sont des Canadiens. 20 Ils descendent par ici à cette époque de l'année. » L'un des Canadiens portait un chandail rouge, un autre une casquette de marine bleue rejetée en arrière et un troisième un blouson vert vif. Leur manière de se déplacer tous ensemble disait qu'ils se connaissaient très bien mais ne connaissaient pas du tout le lieu. Ils affichaient une exubérance d'habitués de la vie au grand air, comme une équipe de hockey en déplacement. Il se rappelait maintenant les avoir déjà vus avant, à Oswego, sur un grand bateau appelé le Karma. Ils lui avaient paru avoir un peu un esprit de clan. « Ils se comportent comme s'ils n'avaient pas beaucoup de respect pour cet endroit, remarqua Capella. – Ils ne pensent qu'à rejoindre le sud, répondit Rigel. – Ils ont une attitude bizarre pourtant, insista Capella, comme s'ils n'approuvaient pas ce qu'ils voient. – Eh bien, moi, je les approuve, dit Rigel. – Que voulez-vous dire ? demanda Capella. – Ces gens ont une moralité, déclara Rigel. Nous ferions bien d'en prendre de la graine. » Après avoir examiné les sélections du juke-box, l'un des Canadiens avait pressé quelques boutons et des lumières se mirent à clignoter en tournoyant dans le bar. Une rafale de bruit s'abattit sur eux. Le volume était beaucoup trop fort. Phèdre tenta de dire quelque chose à Capella. Capella porta sa main en cornet à son oreille et rit. Phèdre leva les mains au ciel et tous deux se carrèrent à nouveau dans leur chaise en écoutant et en buvant leur bière. 21 D'autres personnes étaient entrées et ça commençait à être vraiment bondé ; beaucoup de gens du coin apparemment mais qui semblaient se mêler sans difficulté aux plaisanciers comme s'ils avaient l'habitude de se côtoyer. Toute cette bière, ce bruit, cette cordialité entre inconnus : ce troquet commençait à devenir vraiment sympa. Phèdre buvait, écoutait et regardait tournoyer au plafond de petites taches de lumière diffusées par une sorte d'appareil de discothèque relié au jukebox. Ses pensées se mirent à dériver. Il réfléchit à ce que Rigel avait dit. L'Est est vraiment une région différente. Mais en quoi ? C'était difficile à dire. On sentait la différence plus qu'on ne la voyait. Une partie de l'architecture de la vallée de l'Hudson dégageait l'atmosphère des lithographies de Currier & Ives du début du 19e siècle, l'atmosphère de vie lente, convenable, disciplinée qui régnait avant la révolution industrielle. Le Minnesota, d'où Phèdre était originaire, n'avait jamais connu ça. Là-bas, à cette époque, on ne trouvait pratiquement que des forêts, des Indiens et des cabanes en rondins. Traverser l'Amérique par voie fluviale, c'est comme remonter le temps. En suivant ces anciennes voies de commerce utilisées avant l'hégémonie du chemin de fer, il voyait la physionomie que le pays devait avoir eu voici longtemps. Il était étonné de constater combien certaines parties du fleuve étaient encore telles que la vieille école des peintres de l'Hudson River les avait représentées, avec des forêts magnifiques et les montagnes dans le lointain. Il avait vu une aura croissante de structure sociale à mesure que le bateau progressait vers le sud, surtout aux manoirs plus nombreux. 22 Leur style s'éloignait de plus en plus de la Frontière. Et se rapprochait de plus en plus de l'Europe. Deux des Canadiens au comptoir étaient un homme et une femme tellement collés l'un à l'autre qu'on n'aurait pas pu glisser un coupepapier entre eux. Lorsque la musique s'arrêta, Phèdre fit signe à Rigel et Capella de les regarder. L’homme avait la main posée sur la cuisse de la femme qui souriait et buvait comme si de rien n’était. Phèdre demanda à Rigel : « C'est ça, vos Canadiens de bonne moralité ? » Capella s’esclaffa. Rigel leur jeta un bref coup d’oeil avant de se détourner en fronçant les sourcils. « Il y en a de deux sortes, dit-il. Une partie réprouve ce pays à cause de toute les cochonneries qu'ils trouvent ici, et l’autre l'adore pour les mêmes cochonneries. » Il fit un mouvement de tête en direction du couple, et il était sur le point d'ajouter quelque chose, quand la musique et les lumières repartirent de plus belle. Alors il leva les mains au ciel, Capella rit, et ils se carrèrent de nouveau dans leurs chaises. Au bout d’un moment, il se mit à faire froid. La porte était ouverte. Une femme se tenait là, parcourant la pièce du regard comme si elle cherchait quelqu’un. Quelqu’un cria : « LA PORTE ! » Rigel et la femme se regardèrent pendant un long moment, comme si c’était lui qu’elle cherchait, puis elle se remit à fouiller la pièce du regard. « LA PORTE ! » cria quelqu’un d’autre. « C’est à toi qu’on parle, Lila », lui dit Rigel. 23 Apparemment, elle avait vu ce qu’elle cherchait car sans transition, tout son visage exprima la fureur. Elle claqua la porte de toutes ses forces. « Comme ÇA ça VA ? » cria-t-elle. Rigel lui adressa un regard sans expression avant de se retourner vers leur table. La musique s’arrêta. Avec un clin d’oeil, Phèdre questionna : « Et celle-là, elle fait partie de ceux qui nous adorent ? – Non, elle est même pas canadienne », dit Rigel. Phèdre demanda : « Qui est-ce ? » Rigel ne répondit pas. « D’où est-elle ? – J’ai rien à voir avec elle », lui dit Rigel. Soudain, une nouvelle rafale de bruit leur tomba dessus. « TAKE A BREAK !... » « FAIS UNE PAUSE ! » C'était tonitruant. Les lumières colorées se remirent à clignoter dans la pièce. « LET’S GET TOGETHER !... » « SORTONS ENSEMBLE ! » « ME AND YOU !... » « TOI ET MOI ! » Capella souleva une boîte de bière d’un air interrogateur pour demander si quelqu’un en voulait d'autre. Phèdre fit oui de la tête et Capella se leva. « AND DO THE THING... » « ET FAISONS CE... » « AND DO THE THING... » « ET FAISONS CE... » « THAT WE LIKE... » « QUE NOUS AIMONS... » « TO DO !... » « FAIRE ! » Rigel dit quelque chose que Phèdre ne put entendre. Le grand 24 Canadien à la main baladeuse et sa petite copine étaient sur la piste de danse. Il les observa un moment et, comme on pouvait s'y attendre, ils dansaient bien. « DO A LITTLE DANCE... » « UN P'TIT TOUR DE DANSE ! » « MAKE A LITTLE LOVE... » « UN P'TIT TOUR D'AMOUR ! » « GET DOWN TONIGHT... » « VIENS CE SOIR ! » « GET DOWN TONIGHT... » « VIENS CE SOIR ! » Sensuel. De courtes averses de bruit battant. Un sermon noir en direct du ghetto. Il observa Lila, maintenant assise toute seule au comptoir. Quelque chose en elle captait vraiment son attention. Le sexe, supposa-t-il. Elle affichait les habituels cosmétiques de bazar : cheveux blonds décolorés, ongles écarlates, rien d’original, sauf que le résultat global faisait vraiment film X. On devinait instantanément, sans avoir à y réfléchir à deux fois, ce qu’elle savait faire le mieux en ce monde. Mais elle avait une lueur quasi explosive dans le regard. Quand la musique s’arrêta, le chaud lapin canadien et sa petite copine quittèrent la piste de danse. En voyant Lila, ils se figèrent presque sur place, puis continuèrent à pas lents vers le comptoir. Phèdre vit Lila leur dire quelque chose et trois personnes autour d’eux se raidir. Le Canadien se retourna, visiblement effrayé. Il lâcha sa copine et fit face à Lila. Ce devait être lui qu’elle cherchait. Il lui parla et elle répondit. L'homme hocha la tête une fois, deux, puis la femme et lui échangèrent un regard et retournèrent au comptoir sans rien dire de plus à Lila. Progressivement, les conversations reprirent autour d’eux. Phèdre sentait la bière lui monter à la tête. Pourtant il gardait l'esprit étrangement clair. 25 Il observa Lila un peu plus attentivement : elle avait les jambes croisées, la jupe au-dessus des genoux. Des hanches larges. Un chemisier en satin brillant décolleté en V étroitement pris à la taille par une ceinture. Et dans ce décolleté, une poitrine qu’il était difficile de ne pas regarder. Elle avait un côté Mae West, une sorte de vulgarité provocante. Elle ressemblait un peu à Mae West d'ailleurs. « Vas-y, fais quéqu'chose, si tu l'oses », avait-elle l’air de dire. Des pensées classées X lui traversèrent l’esprit. Quelles que soient les zones rendues érogènes par ce genre de stimuli, elles ne sont pas découragées par le manque d’originalité. Ces stimuli déclenchaient toutes sortes de choses au niveau de son système endocrinien. Il était seul sur l’eau depuis longtemps. « UN P'TIT TOUR DE DANSE ! » « UN P'TIT TOUR D'AMOUR ! » « VIENS CE SOIR ! » « VIENS CE SOIR ! » « Vous la connaissez ? » cria-t-il à Rigel. Rigel secoua la tête. « J’ai rien à voir avec elle ! – D’où sort-elle ? – Du caniveau ! » cria Rigel. Et il lui jeta un avertissement d'un regard en fente. C'est fou ce que Rigel donnait comme conseils, ce soir. La porte s’ouvrit et un peu plus de monde entra. Capella revint les bras chargés de canettes. « UN P'TIT TOUR DE DANSE ! » « UN P'TIT TOUR D'AMOUR ! » « ENDROIT SYMPA, CALME ET RAFFINÉ !!! » beugla Capella 26 aux oreilles de Phèdre. Phèdre opina du chef et sourit. Il vit Lila se mettre à discuter avec un autre homme au comptoir qui parut lui répondre avec familiarité. Mais les autres gardaient leurs distances, l'air pincé, comme s’ils se méfiaient de quelque chose. « UN P'TIT TOUR DE DANSE ! » « UN P'TIT TOUR D'AMOUR ! » « VIENS CE SOIR ! » « VIENS CE SOIR ! » « VIENS CE SOIR ! » Il se demanda s’il aurait le courage de se lever et d’aller lui parler. « BÉBÉ ! » Sûr qu’il en crevait d'envie. Il prit son temps pour finir sa bière. La détente procurée par l’alcool contrebalançait exactement la tension due à ce qui se préparait, et l'équilibre qui en résultait pouvait passer, sans l'être, pour une parfaite sobriété. Il l'observa longuement et elle savait qu’il l'observait et il savait qu’elle savait qu’il l'observait, et il savait qu’elle savait qu’il savait, dans une sorte de mise en abîme, comme lorsque deux miroirs se font face et que leurs images se reflètent à l’infini. Alors il ramassa sa canette et se dirigea vers la place libre à côté d’elle au comptoir. Là l’odeur de son parfum concurrençait les relents de tabac et d'alcool. Au bout d'un certain temps, elle se retourna et le regarda dans les yeux. Le maquillage faisait un masque de son visage mais un très léger sourire trahissait son plaisir, comme si elle avait attendu longtemps ce moment. 27 Et elle dit : « On s'est déjà vu quelque part, non ? » Un cliché, pensa-t-il, mais ce genre de situation avait son protocole. Ouais, « On s'est déjà vu quelque part, non ? » Il tenta de se rappeler le protocole. Il était rouillé. Le protocole veut que tu évoques les endroits où tu es susceptible de l'avoir rencontrée, qui tu connais làbas et dans une progression d’intimité, c'est censé amener à d'autres sujets de conversation, et il cherchait de quels endroits parler quand il la regarda et, mon Dieu, c’était elle, la fille du tram, et elle est là à lui demander : « On s'est déjà vu quelque part, non ?» et c’est ce qui avait déclenché l’illumination. C’était plus net vers le centre du visage, mais ça ne provenait pas de lui. C’était plutôt comme si son visage occupait le centre d’un écran et que la lumière provenait de derrière l’écran. Mon Dieu, c’était vraiment elle, après toutes ces années. « Vous êtes sur un bateau ? » lui demanda-t-elle. Il répondit que oui. « Avec Richard Rigel ? – Vous le connaissez ? – Je connais beaucoup de monde », dit-elle. Le barman apporta les bières qu’il avait commandées, et il les paya. « Vous êtes un équipier de Richard ? – Non, mon bateau est amarré au sien. On manque de place avec tous ces bateaux qui descendent en même temps. » Où étais-tu pendant tout ce temps ? avait-il envie de demander, mais elle ne saurait pas de quoi il parlait. Pourquoi as-tu disparu dans la foule ce jour-là ? C'était encore de moi que tu riais ? Les bateaux. Il était censé parler de bateaux. 28 « On descend les canaux ensemble depuis Oswego, dit-il. – Comment ça se fait que je vous ai pas vu là-bas ? » dit Lila. Tu m’as vu là-bas, pensa-t-il, mais l’illumination avait disparu à présent et sa voix n’était pas telle qu'il avait toujours pensé qu’elle serait, de sorte qu’elle n’était plus qu’une inconnue pareille à toutes les autres. Elle dit : « J’ai vu Richard à Rome et Amsterdam, mais pas vous. – Je ne suis pas allé en ville avec lui. Je suis resté à bord. – Vous êtes tout seul ? – Oui. » Elle le dévisagea avec comme une question dans le regard, puis elle dit : « Invitez-moi à votre table. » Là-dessus elle articula suffisamment fort pour que les autres entendent : « Je supporte pas les ordures accoudés à ce comptoir ! » Mais les deux à qui ces propos étaient destinés se contentèrent de se dévisager d’un air entendu en évitant de la regarder. Rigel avait quitté leur table quand ils y arrivèrent, mais Capella salua Lila d'un grand bonjour et elle le gratifia d'un grand sourire. « Comment ça va, Bill ? » Capella répondit impec. « Où est Richard ? demanda-t-elle. — Il est allé faire un billard », répondit Capella. Elle regarda Phèdre et expliqua : « Richard est un vieil ami. » Il ne répondit rien et un silence s'établit. Elle lui demanda jusqu’où il allait. Phèdre répondit qu’il ne savait pas encore très bien. Lila dit qu’elle descendait passer l’hiver dans le Sud. 29 Elle lui demanda d’où il venait et Phèdre répondit le Midwest. Ce qui ne suscita guère son intérêt. Il lui raconta qu’il avait vu quelqu'un qui lui ressemblait dans le Midwest mais elle répondit qu’elle n’y était jamais allée. « Y a des tas de gens qui me ressemblent », dit-elle. Un moment après, Capella les laissa pour aller au bar. Resté seul avec elle, Phèdre se trouva confronté à une sorte de vide. Il fallait dire quelque chose, mais quoi ? Il voyait bien qu'elle aussi commençait à être mal à l'aise. Il n’était pas son « genre », elle commençait à le voir. Mais la bière aidant... L'alcool oblitérait les différences. Assez de bière et tout se réduisait au pur biologique, sa juste place, en somme. Un moment après, Lila lui proposa de danser. Il répondit qu’il ne savait pas et ils restèrent assis. Mais le grand Canadien et sa petite copine choisirent ce moment-là pour revenir sur la piste et s'y remettre. Ils étaient bons danseurs. Ils bougeaient vraiment bien ensemble, mais quand Phèdre regarda Lila, il vit qu’elle avait la même expression explosive qu'à son arrivée. « Le saloparde ! dit-elle. Il est venu avec moi. Il m’a invitée à ce voyage ! Et maintenant il est avec elle. Bon Dieu, un truc pareil, ça me tue !» La musique reprit de plus belle et les lumières de discothèque se remirent à tourner et Lila le regarda d’une drôle de façon. Rien qu'un regard, et la lumière disco passa. Mais c'est juste dans cet intervalle qu'il remarqua la beauté de ses yeux bleu clair. Des yeux qui semblaient en contradiction avec sa manière de parler et avec le reste de son apparence. Des yeux étranges. Sans mémoire. Comme les yeux d'un enfant. 30 Comme ils avaient fini leurs bières et qu'il proposait d'aller en chercher d’autres, elle lança : « Viens, on va danser. – Mais je suis nul ! – C’est pas grave. T'as qu'à faire ce que t'as envie, je suivrai. » Ce qu’il fit, et à son étonnement, elle arrivait vraiment à suivre. Ils entrèrent dans une sorte de tourbillon. Ils tournaient, tournaient avec les lumières disco et entraient de plus en plus dans le rythme. « T'es meilleur que tu crois », lui dit-elle, et c'est vrai qu’il l’était. « VIENS CE SOIR ! » « VIENS CE SOIR ! » Il avait conscience que les gens les regardaient, mais lui, tout ce qu'il voyait, c’était Lila et les lumières qui n'arrêtaient pas de tourner. Et tourne qui tourne. Et tourne qui tourne – rouge, bleu, rose, orangé, or. Il y en avait partout dans la pièce, partout au plafond, et elles brillaient, brillaient tantôt sur le visage de Lila, tantôt dans ses yeux à lui – rouge, rose, or. Un p'tit tour de danse... Un p'tit tour d'amour... Viens ce soir... Viens ce soir... La gêne s'était dissipée ; la bière, la musique, le parfum de Lila avaient pris le dessus, et ses yeux bleu clair se posaient sur lui avec cette étrange façon de demander c'est bien toi ? et il n'arrêtait pas de répéter mentalement oui, c'est moi et sa réponse se propageait lentement le long de ses bras et passait dans ses mains qui la tenaient et de là dans le corps de Lila et elle la sentait et sa colère s'apaisait peu à peu et sa gaucherie à lui se dissipait aussi. 31 Un p'tit tour de danse... Un p'tit tour d'amour... Viens ce soir... Viens ce soir... A un certain moment, le danseur canadien s'approcha et voulut s'interposer. Lila lui conseilla de « disparaître » et Phèdre devina, à un changement perceptible dans son corps, la satisfaction que cela lui avait procuré. Après ça, ils surent que quelque chose était scellé entre eux, au moins pour ce soir. Au-delà, c'était trop loin pour y penser. Il se rappelait à peine comment il était revenu sur le bateau avec elle. Ce qui lui revenait en mémoire, c'était le tempo de la musique et ce regard interrogateur au fond de ces yeux si bleus et si clairs, et là, sur la couchette, la façon qu'elle avait eue de l'étreindre, de se serrer contre lui de toutes ses forces, comme un noyé se cramponnant à la vie. Un p'tit tour de danse... Un p'tit tour d'amour... Viens ce soir... Viens ce soir... Il sentit le sommeil le gagner. C'est vraiment étrange, se dit-il. Tous ces trucs et ces ruses, ces phrases et ces promesses qu'on peut faire pour les attirer dans notre lit, l'énergie qu'on y met, pour rien. Et puis, une fille comme ça s e présente, on ne se donne pas grand mal et c’est avec elle qu’on se réveille. C'est n'importe quoi, se dit-il dans son demi-sommeil... vraiment n'importe quoi. Et l'air continua de tourner dans sa tête encore et 32 encore – encore et encore et encore et encore jusqu’à ce qu’il s'endorme. Un p'tit tour de danse... Un p'tit tour d'amour... Viens ce soir... Viens ce soir... 33 2 Fiches Au réveil, Phèdre vit par l'écoutille que le ciel était moins noir. L’aube approchait. Il s'aperçut alors qu’il n’était pas seul. Un corps entre lui et la coursive l'empêchait de quitter la couchette. Lila, se rappela-t-il. Il vit qu'en manoeuvrant prudemment, il pouvait se glisser par l’écoutille ouverte, faire le tour par le pont et réintégrer la cabine par le cockpit. Il se souleva doucement et sortit par l’écoutille sans la déranger. Bien joué. Le pont froid sous ses pieds nus le réveilla pour de bon. Il n'était pas verglacé, apparemment, mais le rouf en fibre de verre était aussi froid que de la glace. De quoi chasser les dernières vapeurs d’alcool de sa tête. Rien de tel que de se promener tout nu sur le pont glacé d'un voilier pour vous mettre les idées en place pour la journée. Quel calme à cette heure. L’aube était encore si proche qu'on distinguait à peine le coude de la rivière au loin. Difficile de croire ce qu’avait dit Rigel : qu’au-delà de ce coude, une péniche de charbon pouvait aller jusqu’à l’océan. Il s'approcha du bord pour vérifia les aussières qui le rattachaient au bateau de Rigel. Elles étaient un peu molles et il en reprit d'abord une, avant de les retendre toutes. Il aurait dû le faire avant d’aller se coucher. Mais il était trop ivre pour se soucier de ce genre de détails. 34 Il regarda autour de lui et, malgré le froid, le mystère de l’aube le saisit. D’autres bateaux étaient arrivés après le sien et s'étaient amarrés devant et derrière lui. L’un d’entre eux était peut-être celui qui avait amené Lila. Le port paraissait vieux et délabré par endroits mais présentait ailleurs des signes de rénovation et d'embourgeoisement. Pseudo-victorien, apparemment, mais pas moche. Plus loin, on apercevait une grue et d’autres mâts. L’Hudson était complètement hors de vue. C'était bon de n’avoir aucun lien avec ce port. Il ignorait ce qu’il y avait au-dessus des berges du fleuve ou derrière les constructions du port, pas plus qu'il ne savait où les routes menaient ni à qui appartenaient les maisons, ni qui étaient les gens qui se présenteraient ici aujourd’hui ni ceux qu'ils rencontreraient. C’était comme un livre d’images et il était un enfant qui le regarde en attendant que tourne la page. Les frissons rompirent le charme. Il avait la chair de poule. Il retourna à l'arrière et, se tenant d’une main à la bôme, se soulagea dans la rivière. Il passa ensuite dans le cockpit, repoussa le lourd capot de descente en teck et se laissa glisser dans le carré avec une grâce désormais devenue naturelle. Mais c'était une « grâce » durement acquise... Quand il avait pris possession de son bateau, la première fois, il l’avait parcouru comme s’il s’agissait d’une maison et, glissant sur une flaque, de gasoil probablement, il avait plongé la tête la première dans l'écoutille de descente et s’était cassé la clavicule. Depuis, il avait appris à se mouvoir avec l'agilité d'un singe, surtout par gros temps quand tout le bateau se soulevait, tanguait et roulait comme un trapèze volant. 35 Dans le carré, il se dirigea à tâtons jusqu’à l’interrupteur du plafonnier et l’actionna. L’obscurité s'emplit aussitôt de teck et d’acajou familiers. Il passa dans la cabine avant et retrouva ses vêtements sur la couchette en face de Lila. Elle s'était retournée depuis qu’il l’avait quittée. Vue d'ici, sa silhouette plongée dans l'ombre ressemblait à peu de chose près à ce qu’elle était quelques minutes avant, vue de l'autre côté. Il referma la porte de la cabine et revint dans le carré où il souleva le couvercle d'un coffre en bois, y prit son bon gros vieux pull marron et l'enfila. Le cliquetis du fermoir troubla le silence quand il le referma. Il retourna à la descente, remit les panneaux d'écoutille en place et referma le lourd capot coulissant. Un peu de chaleur s'imposait. Près de la descente, contre la table à cartes, il trouva des allumettes et de l’alcool. Avec précaution, il transporta un petit récipient rempli d’alcool jusqu’au petit poêle à charbon monté contre la cloison du fond et versa l’alcool sur des briquettes de charbon à l'intérieur. Làbas, sur la rive du livre d'images, tout s'accomplissait par magie. Ils avaient de la chaleur et de l'électricité sans y penser. Mais dans ce petit monde flottant, tout ce dont tu as besoin, tu dois l'obtenir par toimême. Il craqua une allumette, la jeta dans le poêle et regarda l’alcool faire « Pouf ! » en emplissant le poêle d’une flamme bleu-violet pâle. Heureusement qu’il l'avait chargé la veille. Il n’aimerait pas avoir à le faire maintenant... Etait-ce seulement hier ? Ça semblait faire une semaine... Il referma le poêle, le contempla un moment jusqu'à ce que son oeil 36 soit attiré par une énorme valise qu’il n’avait pas remarquée avant. D’où sort-elle ? se demanda-t-il. Elle n’était pas à lui. Ce devait être Lila qui l'avait apportée. Il y réfléchit tout en approchant une autre allumette d’une lampe à pétrole en laiton suspendue. Il ajusta la mèche jusqu’à ce que la flamme lui semble correcte. Puis il éteignit le plafonnier électrique et s’assit sur la banquette sous la lampe, le dos appuyé contre un sac de couchage enroulé. Il ne voyait pas d'autre solution que celle-là : il avait dû conclure une sorte d'arrangement avec elle et l'inviter à bord, autrement elle n’aurait pas apporté cette valise. La lampe à pétrole faisait maintenant luire toutes les formes de la cabine, bois, bronze, laiton, tissu, et un autre rayonnement de chaleur invisible émanait du poêle noir qui émettait de petits crissements de dilatation. Bientôt il aurait réchauffé suffisamment l'atmosphère pour que l'intérieur soit bien confortable. Si l'on exceptait cette valise... Ce qui lui venait à l’esprit n'avait rien de confortable. Il se rappela comment elle l'avait laissée tomber sur le pont de Rigel. Vraiment fort. Quand ils l'avaient traversé pour monter à bord, il s’était retourné pour lui dire de faire doucement. Et il se rappelait qu’elle avait crié : « Me dis pas à moi de faire doucement ! » d’une voix qui avait dû s'entendre dans tout le port. Voilà que tout lui revenait à présent : il l'avait accompagnée à son bateau, attendue pendant qu’elle faisait sa valise en l’écoutant râler contre ce « sale hypocrite de Georges » et sa « pute de Debbie ». Oh-oh... 37 Bah, ça ne serait pas si terrible que ça. Deux, trois jours, le temps de rallier Manhattan, et puis elle ne serait plus là. Pas de mal à ça. Il vit que sa valise avait repoussé toutes ses boîtes de fiches sur le bord de la couchette de quart. Des fiches destinées à un livre auquel il était en train de travailler. L'une des quatre longues boîtes, de type fichier de bibliothèque, était penchée, prête à tomber. Il ne manquerait plus que ça, se dit-il, quelque trois mille fiches en feuillets de carnet éparpillées par terre. Il se leva et rajusta le bloqueur mobile de chaque boîte de manière à ce qu’il serre bien les fiches et les empêche de tomber. Puis il repoussa soigneusement les boîtes à l'abri dans le fond de la couchette. Et il retourna s'asseoir. A choisir, il préfèrerait perdre son bateau plutôt que ces fiches. Il en avait dans les onze mille à présent. Elles avaient proliféré sur presque quatre années passées à les organiser, les réorganiser et les réréorganiser tant de fois que tenter d'en faire un tout cohérent lui donnait le vertige. Il avait pratiquement laissé tomber. Leur sujet général était ce qu'il appelait une « Métaphysique de la Qualité » ou parfois une « Métaphysique des Valeurs » ou encore simplement « MQ », pour gagner du temps. Ces constructions là-bas à terre appartenaient à un monde et ces fiches appartenaient à un autre. Ce « monde en fiches » était tout un monde qu'il avait bien failli perdre une fois, faute d'avoir rien couché par écrit. Des incidents s'étaient produits qui avaient tout effacé de sa mémoire. Il avait désormais reconstitué sur ces fiches ce qui semblait en être la plus grande partie et il ne tenait pas à le reperdre. 38 Mais c’était peut-être une bonne chose qu’il l’ait perdu, car maintenant, en le reconstituant, toutes sortes de nouveaux éléments affluaient — tellement même que sa tâche principale était de traiter toute cette information avant qu'elle ne crée dans sa tête une sorte d’embouteillage d’où il ne pourrait plus se sortir. Désormais, l'objectif principal de ces fiches n’était pas tant de l’aider à se souvenir que de l’aider à oublier. Cela semblait contradictoire, mais le but était de garder la tête vide, de se délester de toutes ces idées des quatre dernières années sur cette couchette de quart où il n'aurait plus à penser à elles. Voilà ce qu’il voulait. Comme dans la vieille histoire du maître zen et de la tasse de thé. Si tu veux boire du thé frais, tu dois d'abord vider le vieux thé qu’il y a dans ta tasse, sinon ta tasse déborde et tout est trempé. Notre tête est exactement comme cette tasse. Elle a une capacité limitée, et si tu veux apprendre quelque chose sur le monde, tu dois garder la tête vide en vue de l’apprendre. Il est très facile de passer sa vie entière à remuer du vieux thé dans sa tasse en se disant qu’il est très bon parce qu’on n’a jamais vraiment goûté quoi que ce soit de nouveau parce qu'on ne peut pas le faire contenir dans la tasse parce que le vieux thé prend toute la place parce qu'on est tellement convaincu que le vieux est très bon parce qu’on n’a jamais vraiment goûté quoi que ce soit de nouveau... et ainsi de suite indéfiniment comme un serpent qui se mord la queue. Si Phèdre utilisait des fiches plutôt que des pages de cahier c’est parce qu’un catalogue rempli de fiches permet un accès plus aléatoire. Lorsqu’on organise l’information en petits morceaux auxquels on peut avoir accès et que l’on peut séquencer de façon aléatoire, elle devient 39 bien plus précieuse que lorsqu’on doit la prendre sous forme sérielle. Il vaut mieux, par exemple, aménager un bureau de poste où les clients ont des boîtes postales numérotées et peuvent avoir accès à ces boîtes quand il leur plaît, plutôt que de les faire venir tous en même temps faire la queue et recevoir leur courrier de la main de Joe qui doit tout repasser par ordre alphabétique à chaque fois, qui a des rhumatismes, qui va prendre sa retraite dans quelques années et qui se moque de savoir si ça leur plaît d’attendre ou pas. Lorsqu’une distribution est verrouillée dans un format séquentiel rigide, elle crée des Joe qui dictent les changements autorisés et ceux qui ne le sont pas, et cette rigidité est mortelle. Certaines des fiches traitaient précisément de ce sujet : accès aléatoire et Qualité. Les deux sont étroitement liés. L’accès aléatoire est l’essence de la croissance organique dans laquelle les cellules, comme les boîtes postales, sont relativement indépendantes. Les villes sont basées sur l’accès aléatoire. Les démocraties aussi. Le système du libre échange, la liberté d’expression et la croissance de la science sont tous basés dessus. Une bibliothèque est l’un des outils les plus puissants de la civilisation à cause précisément de son cataloguefichier. Sans le système décimal Dewey qui permet au catalogue général d’augmenter ou de diminuer en n’importe lequel de ses points, toute la bibliothèque deviendrait rapidement obsolète, inutilisable et mourrait. Et donc, même si ces fichiers présentaient peu d’attrait, ils avaient pourtant la force cachée d’un catalogue de fiches. Ils garantissaient à Phèdre qu’en gardant la tête vide et en maintenant le formatage séquentiel au minimum, aucune idée nouvelle, fraîche et inexplorée ne 40 serait oubliée ou mise à l’écart. Il n’avait pas de Joe idéologique pour tuer une idée parce qu’elle n'entrait pas dans son schéma préalable de pensée. Comme il ne préjugeait pas de la pertinence des nouvelles idées ni n’essayait de les ranger par ordre mais les laissait simplement venir, ces idées venaient parfois si vite qu’il n’arrivait pas à les noter assez rapidement. Le sujet, une métaphysique entière, était si énorme que le flot des idées était devenu une avalanche. Les fiches continuaient à proliférer dans toutes les directions de sorte que plus il voyait de choses, plus il voyait qu’il y en avait à voir. C’était comme un effet Venturi attirant sans fin des idées et toujours plus d'idées. Il voyait qu’il y avait un million de choses à lire, un million de fils à suivre... trop... trop... et pas assez de temps en une seule vie pour tout rassembler. Enseveli sous l’avalanche. Il avait eu des moments où il avait été tenté de prendre ses fiches, pile par pile, de les enfourner par la porte du poêle sur les briquettes de charbon rougeoyantes, et puis de refermer la porte et d’écouter les crissements du métal qui se dilate pendant qu’elles seraient parties en fumée. Alors, tout aurait été fini et il aurait été vraiment libre à nouveau. Sauf qu’il n'aurait pas été libre. Dans sa tête, ça resterait toujours à faire. Et donc il avait passé la majeure partie de son temps submergé par le chaos, sachant que plus il tarderait à établir une organisation précise, plus cela deviendrait difficile. Mais en ayant la certitude que tôt ou tard un format finirait par émerger et qu’il serait d’autant meilleur qu’il l'avait longtemps attendu. 41 A terme, cette conviction s'était avérée justifiée. Il s'était mis à y avoir des périodes où il ne faisait rien que rester assis pendant des heures sans qu'aucune fiche ne vienne – et c'est là qu'il sut le moment d'organiser venu. Il découvrit avec plaisir que les fiches elles-mêmes rendaient cette organisation bien plus facile. Au lieu de demander : « Par où commence cette métaphysique de l’Univers ? » – ce qui était une question pratiquement impossible – tout ce qu’il avait à faire était simplement de tenir deux fiches côte à côte et de se demander : « Laquelle vient en premier ? » C’était facile et il semblait toujours trouver la réponse. Il prenait alors une troisième fiche, la comparait à la première et se demandait à nouveau : « Laquelle vient en premier ? » Si la nouvelle fiche suivait la première, il la comparait alors à la seconde. Il avait alors une organisation à trois fiches. Il répéta le processus fiche après fiche. Rapidement, il remarqua l’émergence de certaines catégories. Les fiches les plus anciennes commencèrent à fusionner dans un thème commun et les plus récentes en un thème différent. Lorsqu’un nombre suffisant de fiches fusionnaient en un thème particulier, au point de lui donner le sentiment que ce serait permanent, il prenait un bristol de la même dimension que les fiches papier, y fixait un onglet de plastique transparent, écrivait le nom du thème sur une petite étiquette en carton fournie avec, l’insérait dans l’onglet, et mettait la carte d’indexation avec les fiches du thème en rapport. Les fichiers sur la couchette de quart comptaient maintenant quelque quatre ou cinq cents de ces cartes d’indexation à onglet. A diverses occasions, il avait essayé toutes sortes de choses 42 différentes : des onglets en plastique de couleur pour indiquer des sous-thèmes et des sous-sous-thèmes ; des étoiles pour indiquer une importance relative ; des fiches divisées par une ligne médiane séparant les aspects émotionnels et rationnels de leur sujet ; mais toutes ces choses avaient accru plutôt que réduit la confusion et il avait trouvé plus clair d’inclure ces informations ailleurs. Il était fascinant d’observer la croissance de cet organisme. Jamais personne à sa connaissance n’avait rédigé une métaphysique intégrale ; il n’y avait pas de règles pour le faire et aucun moyen de prédire comment cela progresserait. En plus de ces catégories thématiques, cinq autres catégories avaient émergé. Phèdre pensait qu’elles étaient de grande importance : La première était EN ATTENTE. Elle contenait les nouvelles idées venues interrompre ce qu’il était en train de faire. Des idées surgies à l'improviste alors qu’il était en train de classer les autres fiches ou de naviguer ou de travailler sur le voilier ou tout autre chose qui ne supportait aucune interruption. Normalement, notre esprit dit à ces idées :« Va-t’en, je suis occupé », mais cette attitude est fatale à la Qualité. La pile EN ATTENTE lui permettait de résoudre le problème. Il mettait tout simplement les fiches là, en attente, jusqu’à ce qu’il ait le temps et l’envie de s’en occuper. La catégorie non-thématique suivante était appelée PROGRAMME. Les fiches PROGRAMME contenaient des instructions sur quoi faire avec le reste des fiches. Elles gardaient un oeil sur la forêt pendant qu’il réfléchissait aux arbres individuels. Avec plus de dix mille arbres ne demandant qu'à se multiplier pour devenir cent mille, les fiches PROGRAMME étaient absolument nécessaires pour éviter de s'y 43 perdre. Ce qui rendait ces instructions si puissantes, c'est qu’elles aussi étaient en fiches, une fiche pour chaque instruction. Ce qui veut dire que les fiches PROGRAMME étaient en accès aléatoire elles aussi et qu'elles pouvaient être modifiées et séquencées différemment au besoin sans la moindre difficulté. Il se rappelait avoir lu que John Von Neumann, un des inventeurs de l’ordinateur, avait dit que la seule chose qui rend un ordinateur aussi puissant, c'est le fait que le programme est lui-même de l'information et qu’il peut être traité comme n’importe quelle autre information. Cela lui avait semblé un peu obscur à l'époque, mais à présent ça prenait tout son sens. Les fiches suivantes étaient les fiches CRITIQUE. Celles-là étaient pour les jours où il se levait de mauvaise humeur et ne voyait plus que des défauts partout. Il savait d’expérience que s’il jetait des choses ces jours-là, il le regretterait plus tard, alors il passait sa colère sur ces fiches en décrivant simplement ce qu’il voulait éliminer et ses raisons de le faire. Les fiches CRITIQUE attendaient alors des jours ou parfois des mois qu’une période plus calme lui permette un jugement moins passionné. L’avant-dernier groupe était la catégorie PROBLEME. Elle contenait des fiches qui avaient l’air de dire quelque chose d’important mais n’entraient dans aucun thème qui lui vienne à l'esprit. Elle lui évitait de rester coincé sur une fiche dont la place pourrait devenir évidente plus tard. La catégorie finale était la POUBELLE. Là se trouvaient les fiches qui lui avaient semblé de grande valeur lorsqu’il les avait rédigées, mais qui paraissaient aujourd'hui minables. Y atterrissaient parfois des 44 doubles de fiches qu'il avait oublié avoir déjà rédigées. Il se débarrassait de ces doubles, mais ne jetait rien d’autre. Il avait eu maintes fois l’occasion de se rendre compte que la pile poubelle est une catégorie de travail. La plupart des fiches mouraient là, mais certaines se réincarnaient et certaines de ces fiches réincarnées étaient les plus importantes qu’il avait. En fait, ces deux dernières piles, POUBELLE et PROBLEME, étaient celles qui lui causaient le plus de soucis. Tout son effort d’organisation le poussait à avoir le moins de fiches possible dans ces catégories-là. Lorsqu’elles se présentaient, il devait lutter contre sa tendance à les minimiser, à les mettre dans sa poche avec son mouchoir par-dessus, à les jeter par la fenêtre, à les mépriser et à les oublier. Elles étaient les opprimées, les outsiders, les parias, les pécheresses de son système. Mais la raison pour laquelle leur condition le souciait autant, c'est qu’il pensait que la qualité et la force de son système d’organisation tout entier dépendait de la façon dont il les traitait. S’il traitait bien ses parias, son système serait bon. S’il les traitait mal, son système serait faible. Il ne pouvait pas les laisser détruire tous ses efforts d’organisation, mais il ne pouvait pas non plus se permettre de les oublier. Elles restaient donc là, accusatrices, et il lui fallait les écouter. Les centaines de thèmes s’étaient organisés en sections plus vastes, les sections en chapitres et les chapitres en parties ; de telle sorte que ce en quoi les fiches s’étaient finalement organisées était le contenu d’un livre ; mais il s’agissait d’un livre dont l’organisation partait de la base vers le sommet plutôt que du sommet vers la base. Il n'était pas parti d'une idée maîtresse pour ne sélectionner ensuite, à la Joe, que les 45 fiches qui feraient l’affaire. Ici, « Joe », le principe organisateur, avait été démocratiquement élu par les fiches elles-mêmes. Les fiches POUBELLE et PROBLEME ne participaient pas à cette élection et cela lui causait une sourde insatisfaction. Mais il avait l’impression que l’on ne peut espérer avoir un système d’organisation parfait en quoi que ce soit. Il avait maintenu la pile POUBELLE aussi réduite que possible sans la supprimer délibérément et c’était le mieux que l’on puisse demander. Une description de ce système laisse penser que tout était bien plus facile que dans la réalité. Souvent il s’était trouvé dans la situation où l'arrivée de fiches PROBLEME conjuguée à l'existence des fiches POUBELLE lui indiquait que toute sa façon de procéder par thèmes était erronée. Certaines fiches pouvaient entrer dans deux ou trois catégories et d’autres dans aucune, et il commençait à voir qu’il allait lui falloir mettre en pièces tout son système d’organisation et recommencer différemment, car s’il ne le faisait pas, les piles POUBELLE et PROBLEME ainsi que la pile CRITIQUE allaient l'assourdir de leurs cris jusqu’à ce qu’il s'y mette. Ça, c’étaient de mauvais jours. Mais il arrivait que la nouvelle réorganisation produise des piles POUBELLE et PROBLEME encore plus grandes qu’elles ne l’étaient avant. Des fiches qui avaient leur place dans l’ancienne organisation ne l’avaient plus dans la nouvelle, et Phèdre voyait alors que la seule chose à faire était de revenir en arrière et de tout recommencer selon l’ancienne méthode. Ça, c'étaient vraiment les mauvais jours. Parfois, il entreprenait d'élaborer une procédure PROGRAMME qui lui permettrait de revenir à son point de départ, mais pendant qu’il s'y 46 consacrait, il s'apercevait que la procédure PROGRAMME avait besoin d'être modifiée, et il faisait donc cette modification, mais en cours de modification, il s'apercevait que cette modification avait aussi besoin d’une modification, et il se mettait alors à la modifier, pour s'apercevoir ensuite que même ça n’allait pas, et alors, le téléphone choisissait ce moment pour sonner et c'était quelqu’un qui voulait lui vendre quelque chose ou le féliciter pour son premier livre ou l’inviter à une quelconque conférence ou l'inviter à en donner une quelque part. Ces correspondants étaient généralement bien intentionnés, mais lorsqu’il en avait fini avec eux, ils restait généralement assis, bloqué. Il avait commencé à se dire que s’il mettait simplement de la distance entre lui et les gens, en partant sur ce voilier, et qu’il avait assez de temps devant lui, tout lui viendrait, mais ça n’avait pas marché aussi bien qu’il l'espérait. On a juste affaire à d’autres genres d’interruptions. Une tempête arrive et on s'inquiète à propos de l’ancre. Ou bien un autre bateau vient au mouillage et ils s'approchent pour lier connaissance. Ou bien une fête bien arrosée bat son plein sur le quai … et ainsi de suite ... Il se leva et alla prendre quelques briquettes de charbon près de la couchette de quart pour alimenter le poêle. Il commençait à faire bien chaud maintenant. Il souleva une des boîtes de fiches et y jeta un coup d’oeil. La face avant laissait voir un peu de rouille à travers la peinture. Tout rouille à bord d'un bateau – tu n'y peux rien – même l'acier inoxydable, et ces boîtes étaient en tôle d’acier tout à fait ordinaire. Il faudrait qu’il s’en fabrique de nouvelles en contreplaqué marine collé quand il aurait le temps. Peut-être quand il serait dans le Sud. 47 Ce fichier était le plus ancien. Il contenait des fiches qu’il n’avait pas consultées depuis au moins un an. Il le rapporta sur la table. Le premier thème, en tout début de fichier, était DUSENBERRY. Il le considéra avec nostalgie. A une époque, il avait cru que DUSENBERRY serait au centre de tout son livre. Au bout d'un moment, il prit un bloc-note vierge à l'arrière de la boîte et inscrivit sur le premier feuillet : « PROGRAMME », et en dessous : « Tout arrêter jusque départ Lila ». Puis il arracha la feuille du blocnote et la plaça au tout début de la pile PROGRAMME, puis il remit le bloc-note à l'arrière du fichier. Il avait découvert qu’il était important de rédiger une fiche PROGRAMME pour ce qui était en cours. Cela ne semblait pas nécessaire au moment où on le faisait, mais plus tard, quand des interruptions ont interrompu des interruptions qui ont interrompu des interruptions, on est content de l’avoir fait. Les fiches CRITIQUE disaient également depuis des mois que la fiche DUSENBERRY devait partir, mais on aurait dit qu'il ne pouvait se résoudre à s’en débarrasser. La fiche restait là, pour ce qui semblait n’être que des raisons sentimentales. Elle avait été reléguée à une place de moins en moins importante par l'arrivée de nouvelles fiches et elle traînait là maintenant, vacillant sur le bord de la POUBELLE. Il sortit toute la section thématique DUSENBERRY. Les fiches commençaient à brunir sur les bords et l’encre aussi avait viré au brun sur la première fiche. Celle-ci disait : « Verne Dusenberry, maître de conf., dépt d'anglais, Faculté d’Etat du Montana. Décédé, tumeur au cerveau, 1966, 48 Calgary, Alberta ». Sans doute avait-il fait la fiche pour se rappeler l’année. 49 3 Dusenberry Mil neuf cent soixante-six. Mon Dieu, comme le temps avait passé. Il se demanda de quoi Dusenberry aurait l’air aujourd’hui, s’il avait vécu. De pas grand-chose, peut-être. Déjà, avant sa mort, il donnait des signes de déclin. On devinait qu’il avait été à l'apogée de ses capacités à peu près à l’époque où Phèdre l'avait connu à Bozeman, Montana, où tous deux enseignaient au département d’anglais. Dusenberry était né à Bozeman, était diplômé du collège universitaire de la ville, mais après vingt-trois ans d'enseignement dans ce même collège, il ne se voyait toujours confier que trois cours de dissertation de première année ; aucun cours de littérature, aucun cours de dissertation de niveau licence ou maîtrise. Sur le plan académique, cela faisait longtemps qu’il avait été placé sur la pile PROBLEME des universitaires dont le département se serait volontiers débarrassé. Seule sa titularisation le sauvait de la catégorie POUBELLE. Il était peu lié socialement avec les autres profs du département. Ceux-ci d'ailleurs semblaient parvenus à des degrés de désintérêt variable dans leurs relations avec lui. Phèdre trouvait cela étrange car dans ses propres conversations avec lui, Dusenberry n'était pas du tout asocial. Il pouvait paraître asocial avec ses sourcils arqués et le pli tombant de sa bouche, mais lorsque Phèdre eut appris à le connaître, Dusenberry en fait se révéla plus bavard qu'une pie, plein d'une verve et d'une gaieté de vieille fille, 50 pour ainsi dire. Un style un peu « gay » à la vérité – caustique et assez médisant – et au début Phèdre avait pensé que c’était la raison pour laquelle il était mal vu. Les hommes du Montana à cette époque étaient censés ressembler aux cow-boys des pubs Marlboro et se comporter comme eux. Mais Phèdre n'avait pas tardé à voir que la cause de leur froideur était ailleurs. C’était juste Dusenberry et son excentricité en général. Au fil des ans, dans un département de petite université, de menues différences et excentricités peuvent évoluer en grosses différences, et celles de Dusenberry n’étaient pas si minces que ça. Sa plus grosse différence fut révélée à Phèdre par une réflexion qu'il entendit maintes fois par la suite, un dédaigneux : « Ah, oui, Dusenberry... Dusenberry et ses Indiens. » Et lorsque Dusenberry parlait de ses collègues, c’était avec un égal dédain : « Ah, oui, le département d’anglais. » Mais il n'en parlait pour ainsi dire jamais. Le seul sujet qui suscitait un enthousiasme sincère de sa part c'était bien les Indiens, et plus particulièrement les Indiens de Rocky Boy, les Chippewas-Cris de la frontière canadienne sur lesquels il écrivait sa thèse de doctorat en anthropologie. Et il faisait savoir à qui voulait l'entendre qu’à l'exception des Indiens avec lesquels il s’était lié d’amitié pendant vingt et une de ses vingt-trois années d’enseignement, il considérait ce temps de sa vie comme du gâchis. A la fac, il faisait office de conseiller auprès de tous les étudiants indiens et du plus loin qu'on s'en souvienne, c'était un poste qu'il avait toujours occupé. Les étudiants étaient sa courroie de transmission. Il se faisait un devoir de rencontrer leurs familles, ce qui était un sésame pour entrer dans leurs vies. Il passait toutes ses fins de semaine et son 51 temps libre dans les réserves, à participer à leurs cérémonies, à se charger de commissions pour eux, à conduire leurs enfants à l’hôpital quand ils étaient malades, à parlementer avec des fonctionnaires de l’Etat quand ils avaient des ennuis, et au-delà de ça, à se fondre complètement dans les moeurs, les personnalités, les secrets et les mystères de ces gens qu’il aimait cent fois mieux que les siens. D'ici à quelques années, une fois son doctorat terminé, il abandonnerait pour toujours l’enseignement de l’anglais pour se consacrer à celui de l’anthropologie. On aurait pu croire que ce serait pour lui la solution idéale, mais vu ce que Phèdre avait entendu, il était déjà manifeste que non. Dusenberry n’était pas excentrique qu'en anglais, il l'était aussi en anthropologie. L'essentiel de son excentricité semblait être son refus d’accepter l’« objectivité » comme critère scientifique. Il ne pensait pas que l’objectivité avait sa place dans une juste démarche anthropologique. Autant dire que le Pape n’a pas sa place dans l’Eglise catholique. Pour l'anthropologie américaine, c'est là la pire des apostasies, et Dusenberry en avait été promptement informé. Toutes les universités américaines auxquelles il avait soumis sa candidature pour sa recherche en doctorat l’avaient refusé. Mais plutôt que de renoncer à ses convictions, Dusenberry avait contourné tout le système universitaire américain pour aller trouver le Professeur Åke Hultkranz, à Uppsala, la plus ancienne université de Suède, où il s'apprêtait à présenter sa thèse. Chaque fois que Dusenberry en parlait, un sourire pince-sans-rire lui venait aux lèvres. Un Américain, devoir aller en Suède passer une thèse d’anthropologie sur les Amérindiens ? C’était grotesque ! 52 « Le problème, disait Dusenberry, c’est que tu n’apprends pas grandchose avec l’approche objective... La seule façon de découvrir quelque chose sur les Indiens, c’est de les aimer et de gagner leur amour et leur respect... ensuite ils feront quasiment tout pour toi... Mais si tu ne fais pas ça... » Et là il secouait la tête, sans aller au bout de sa pensée. « J’en ai vu de ces partisans de l'“objectivité”, disait-il, débarquer dans les réserves et n'arriver absolument à rien... » « Il y a un mythe pseudo-scientifique qui veut que lorsqu'on est “objectif'', on disparaît tout bonnement de la surface de la terre pour avoir une vue non déformée de la réalité telle qu'elle est, comme Dieu du haut des cieux. Foutaises ! Quand on est objectif, on a une attitude lointaine. Un air froid et distant. « Les Indiens le voient. Ils voient ça mieux que nous. Et quand ils voient ça, ça ne leur plaît pas. Comme ils ne savent pas ce que leur veulent ces anthropolos soi-disant “objectifs”, ils deviennent soupçonneux, ils se referment comme des huîtres, et ils ne disent plus rien... « Ou alors ils leur racontent des salades... que beaucoup d’anthropolos croient au début parce que ce sont des données qu'ils ont obtenues “objectivement”... et les Indiens se moquent parfois d’eux dans leur dos. « Certains de ces anthropologues sont très réputés dans leurs départements respectifs, disait Dusenberry, parce qu’ils maîtrisent tout ce jargon-là. Mais en réalité, ils en savent moins long qu’ils ne croient. Et ce qu'ils détestent par-dessus tout, c'est qu'on leur fasse remarquer... comme je le fais... » Et Dusenberry riait. « Voilà pourquoi je ne suis pas objectif en ce qui concerne les Indiens. 53 Je crois en eux et ils croient en moi et c’est ce qui fait toute la différence. Ils m’ont confié des choses qu’ils m'ont dit n’avoir jamais confiées à aucun autre blanc[N G2] parce qu’ils savent que je ne m’en servirai jamais contre eux. Il s’agit d’une façon entièrement différente de communiquer avec eux. Les Indiens d’abord, l'anthropologie ensuite... « Ça me limite en bien des façons. Il y a une foule de choses que je ne peux pas dire. Mais il vaut mieux en savoir beaucoup et en dire peu, je pense, qu'en savoir peu et en dire beaucoup... Tu ne crois pas ? » Comme Phèdre était nouveau dans le département d’anglais, Dusenberry lui témoignait un intérêt plein de curiosité. Dusenberry était curieux de tout, et à mesure qu’il apprenait à mieux connaître Phèdre, sa curiosité et sa surprise augmentèrent. Voilà quelqu’un qui semblait encore plus marginal que lui ! Quelqu’un qui avait fait un travail de recherche universitaire en philosophie hindoue à Bénarès, Inde – excusez du peu – et qui savait ce que c'était que les différences culturelles. Mais plus important, Phèdre semblait doté d'un esprit analytique très développé. « C’est ce qui me manque à moi, lui avait dit Dusenberry. J’en connais des tonnes sur eux mais je ne sais pas le structurer. Je n’ai pas du tout cet esprit-là. » Aussi, dès qu'il en avait l'occasion, il abreuvait Phèdre pendant des heures d’informations sur les Amérindien, espérant obtenir de lui en retour une sorte de structure générale, d'image de ce que tout cela signifiait en termes plus généraux. Phèdre l'écoutait mais n’avait jamais aucune réponse à lui donner. Dusenberry était tout particulièrement intéressé par la religion 54 amérindienne. Il était convaincu que là se trouvait l'explication de la lenteur des Indiens à s’intégrer à la culture blanche environnante. Il avait remarqué que c’étaient les tribus aux pratiques religieuses les plus fortes qui étaient les plus « arriérées » selon les normes des blancs et il voulait que Phèdre lui en fournisse le support théorique. Phèdre pensait que Dusenberry avait sans doute raison mais aucun support théorique ne lui venait à l'esprit et il trouvait toute cette thèse plutôt académique et ennuyeuse. Pendant plus d’un an, Dusenberry ne chercha pas à corriger cette impression. Il se contenta de nourrir Phèdre d'informations concernant les Indiens et de récolter en retour son manque d’idées. Et puis un jour, quelques mois avant que Phèdre ne quitte Bozeman pour aller enseigner ailleurs, Dusenberry lui dit : « Je crois qu'il y a un endroit qu’il faut que je te montre. – Où ça ? lui demanda Phèdre. – A Busby, dans la réserve des Cheyennes du Nord. Tu y es déjà allé ? – Non, répondit Phèdre. – Je te préviens, c’est un endroit vraiment misérable, mais j’ai promis d’y emmener quelques étudiants et tu devrais venir toi aussi. J’aimerais te faire assister à une cérémonie de la Native American Church4. Les étudiants ne vont pas y aller, mais toi tu devrais. – Tu veux me convertir ? plaisanta Phèdre. – Peut-être », lui dit Dusenberry. Dusenberry expliqua qu’ils resteraient assis sous un tipi toute la nuit jusqu’au lever du soleil. Après minuit, Phèdre pourrait sortir s’il le souhaitait, mais jusque-là, personne n’aurait la permission de quitter les lieux. 4 Eglise américaine autochtone. (NdT) 55 « Et qu’est-ce qu’on fait toute la nuit ? lui demanda Phèdre. – On accomplit des cérémonies en rapport avec le feu qui est allumé au centre du tipi. Il y a beaucoup de chants et de battements de tambour. Peu de paroles. La cérémonie s'achève au matin par un repas de cérémonie. » Après un moment de réflexion, Phèdre accepta et demanda à quoi ressemblait ce repas. Dusenberry esquissa un sourire malicieux. Et il dit : « Une fois, ils étaient censés manger, tu sais, ce qu'ils mangeaient avant la venue de l’homme blanc. Des myrtilles, du gibier, tout ça, et alors tu sais ce qu’ils ont fait ? Ils ont déballé trois boîtes de maïs Del Monte et ils ont commencé à les ouvrir avec un ouvre-boîte. J’ai supporté ça autant que j’ai pu. Et finalement, je leur ai dit : “Non ! Non ! Non ! Pas du maïs en boîte”, et ils se sont fichu de moi. Tu sais ce qu'ils ont dit ? “Ah, ces blancs ! Ils veulent toujours que tout soit au poil.” « Après ça, toute la nuit, ils ont tout fait comme je disais et ils ont trouvé la blague encore plus drôle parce que maintenant, non seulement ils utilisaient le maïs de l’homme blanc, mais ils avaient un homme blanc pour diriger la cérémonie. Et ils se fichaient tous de moi. Ils font toujours des trucs comme ça. On s'aime vraiment, tu comprends. C’est vraiment là-bas que je m’amuse le plus. – Pourquoi veiller toute la nuit ? » lui demanda Phèdre. Dusenberry lui adressa un regard qui en disait long. « Les visions, révéla-t-il. – Dues au feu ? – Non, à une nourriture sacramentelle que l'on ingère et qui les induit. Ça s’appelle le “peyotl”. » 56 C'était la première fois que Phèdre entendait prononcer ce mot. C’était juste avant la notoriété de Leary et Alpert et la grande époque des hippies, des voyages sous acide, et des « enfants-fleurs » que le peyotl et son équivalent synthétique, le LSD, contribuèrent à engendrer. Le peyotl, à cette époque, était pratiquement inconnu de tous, à part des anthropologues et autres spécialistes des questions indiennes. Dans le fichier, juste derrière la partie consacrée à Dusenberry, il y avait une série de fiches sur la façon dont les Indiens avaient secrètement apporté le peyotl du Mexique à la fin du 19e siècle, pour le manger afin d'induire une modification de l'état de conscience qu’ils considéraient comme une forme de communion religieuse. Dusenberry avait signalé que les Indiens qui le consommaient le considéraient comme un moyen plus rapide et plus sûr de parvenir à l'état de conscience atteint par la « quête de vision » traditionnelle au cours de laquelle l'Indien s'impose l'isolement, le jeûne, la prière et la méditation pendant des jours dans l’obscurité d’une loge scellée jusqu’à ce que le Grand Esprit se révèle à lui et prenne possession de sa vie. Sur une de ses fiches Phèdre avait recopié un passage montrant la similarité de l’expérience du peyotl avec les anciennes quêtes de vision telles qu'elles ont été rapportées. Selon la description, le peyotl produit « une sensation de griserie, un état de bien-être et une attention accrue à toutes les perceptions, sensations et manifestations mentales internes. » S’ensuivent des modifications de la perception, se manifestant d'abord par un surgissement spontané d'images visuelles colorées, évoluant 57 ensuite en illusions et enfin en hallucinations visuelles. Les émotions sont intensifiées, leur teneur pouvant varier considérablement, allant de l’euphorie à l’apathie en passant par l’anxiété ou la sérénité. L’intellect est entraîné vers l’analyse de réalités complexes ou de questions transcendantales. La conscience s’élargit jusqu’à inclure toutes ces réactions simultanément. A des stades ultérieurs, et consécutivement à l'ingestion d'une forte dose d’hallucinogène, l'individu peut faire l’expérience d’un sentiment d’union avec la nature associé à une dissolution de l’identité personnelle, l'état de béatitude engendré pouvant aller jusqu'à l’extase. Dans certains cas, il peut aussi se produire une réaction de dissociation, dans laquelle le sujet perd tout contact avec la réalité immédiate. Certaines personnes font des expériences de sortie du corps, de visions complexes, de mort imminente, susceptibles de conduire à la terreur et à la panique. L’expérience est déterminée par l’état mental du sujet, la structure de sa personnalité, le contexte physique et les influences culturelles. La source d’où Phèdre tenait cet extrait concluait que « les recherches et discussions actuelles sont obscurcies par des questions d'ordre politique et social », ce qui, depuis les années soixante, reste vrai. Une fiche signalait que Dusenberry avait été appelé à témoigner sur le sujet devant la législature du Montana. Le président de l'université lui ayant demandé de s'abstenir, sans doute pour éviter des répercussions politiques, Dusenberry avait obtempéré, pour confier plus tard à Phèdre à quel point il se sentait coupable de ne pas l'avoir fait. Après les années soixante, toute la question du peyotl est devenue l'un de ces affrontements politiques sans vainqueur entre liberté 58 individuelle d’une part et démocratie de l'autre. Il était clair que le LSD représentait une menace pour des individus non avertis chez qui les hallucinations pouvaient provoquer la mort et il était clair que la majorité des Américains voulaient qu'on l'interdise, de même que les drogues semblables. Mais la majorité des Américains n’étaient pas indiens et encore moins membres de la Native American Church. Il y avait donc là persécution d'une minorité religieuse, chose qui n’est pas censée se produire en Amérique. L’opposition majoritaire au peyotl reflétait un préjugé culturel, la croyance sans preuve scientifique ou historique à l'appui que l’expérience « hallucinatoire » est par nature mauvaise. Puisque les hallucinations sont une forme de démence, le terme « hallucinogène » est très clairement péjoratif. De même que les premières descriptions du Bouddhisme comme une religion « païenne » et de l’Islam comme « barbare », il appelle certaines questions métaphysiques. Les Indiens qui utilisent le peyotl comme partie intégrante de leur cérémonie pourraient avec une égale exactitude l’appeler un « lucidogène5 », compte tenu de leur affirmation selon laquelle il débarrasse des hallucinations de la vie contemporaine et révèle la réalité enfouie dessous. De fait, il existe un soutien scientifique à ce point de vue amérindien. Des expériences ont montré que des araignées auxquelles on a administré du LSD, loin d'errer sans but en s'occupant à des choses vaines ainsi qu'on pourrait l'attendre d'elles sous l'empire d'une « hallucination », tissent au contraire des toiles d'une anormale et 5 Terme emprunté à Charles Duits, poète surréaliste auteur de « Vision et hallucination, l'expérience du peyotl en littérature ». (NdT) 59 parfaite symétrie. Voilà qui soutiendrait la thèse du « lucidogène ». Mais les décisions politiques tiennent rarement compte des faits. Derrière l'onglet d’index « PEYOTL » s'en trouvait un autre intitulé « RESERVE ». Il y avait plus d’une centaine de fiches « RESERVE » décrivant cette cérémonie à laquelle Dusenberry et Phèdre avaient assisté – largement trop. La plupart devraient aller à la poubelle. S'il en avait rédigé autant c'est qu’à une époque, Phèdre avait cru que tout son livre s'organiserait autour de cette longue rencontre nocturne de la Native American Church. La rencontre constituant en quelque sorte la colonne vertébrale garante de la cohésion du tout. A partir de là, il aurait bifurqué et présenté, de rayon en rayon, l’analyse des réalités complexes et des questions transcendantales qui là-bas avaient émergé dans son esprit pour la première fois. L’endroit est visible de la route US 212, mais tout ce que l’on aperçoit de la route ce sont des cabanes couvertes de papier goudronné, des chiens efflanqués, et un Indien ou un autre, pauvrement vêtu, marchant sur un chemin de terre à côté d'épaves de voitures. Et comme pour bien faire ressortir la pauvreté des lieux, le coquet clocher blanc d’une église missionnaire se dresse en plein milieu. Loin du clocher, seul à l'écart (et probablement disparu aujourd'hui), se trouvait un grand tipi qui semblait avoir été érigé comme attraction touristique, sauf qu’il n’y avait aucun moyen d’y accéder depuis la route et qu’il n’y avait ni panneau ni affiche annonçant quelque chose à vendre. La distance géographique entre ce tipi et la route était d’environ trois cents mètres, mais culturellement, la distance franchie avec 60 Dusenberry cette nuit-là se chiffrerait plutôt en milliers d’années. Et Phèdre n’aurait pu franchir cette distance sans l'aide du peyotl. Comme un bon étudiant en anthropologie, il serait juste resté assis là, à tout « observer » d'un oeil « objectif ». Mais le peyotl avait empêché ça. Phèdre n'avait pas observé, il avait participé, exactement comme Dusenberry entendait qu’il le fît. Du crépuscule, moment où les boutons de peyotl avaient commencé à circuler, jusqu’à minuit, il était resté assis à regarder fixement les flammes du feu de cérémonie. Au début, dans l'alternance d'ombre et de lumière du feu, le cercle des visages indiens sur le pourtour du tipi lui avait paru terriblement inquiétant. Les visages semblaient contrefaits, avec des expressions sinistres comme on en voit aux Indiens dans les livres d'images d'autrefois ; puis l'illusion se dissipa et ils ne lui parurent plus qu’impénétrables. Après quoi se produisit un phénomène de réduction des pensées tel qu'il s'en produit chaque fois qu’on s'adapte à une nouvelle situation physique. « Qu’est-ce que je fais ici ? se demanda-t-il. Je me demande comment ça se passe à la maison en ce moment ?... Comment je vais faire pour corriger ces devoirs d’anglais pour lundi ? »... et ainsi de suite. Mais progressivement, ces pensées se firent de moins en moins pressantes et il s’installa de plus en plus dans le moment présent, le lieu où il se trouvait et ce qu’il observait. A un moment donné – c'était après minuit et cela faisait des heures qu'il écoutait les chants et les battements de tambour – quelque chose se mit à changer. Les aspects exotiques commencèrent à s’estomper. Au lieu d’être celles d'un spectateur de plus en plus distancié par rapport à tout cela, ses perceptions prirent la direction opposée. Les 61 chants se mirent à susciter une chaleur en lui. Il murmura à John Wooden Leg6, l’Indien assis à côté de lui : « John, ce chant est magnifique ! », et il était sincère. John le regarda avec étonnement. Un changement énorme et inattendu était en train de se produire dans son attitude vis-à-vis de cette musique et vis-à-vis des gens qui la chantaient. Quelque chose dans leur manière de parler, de manipuler les objets et de communiquer entre eux trouvait aussi une résonance très profonde en lui, à des niveaux où les choses trouvaient rarement une résonance favorable en lui. Il n'arrivait pas à déterminer ce que c’était. Etait-ce simplement le peyotl qui le rendait sentimental ? Non, c'était autre chose. Quelque chose de plus profond que du sentimentalisme. Le sentimentalisme est un rétrécissement de l'expérience à la seule émotion familière. Or ici c'était quelque chose de neuf qui s'ouvrait. Il y avait une contradiction. Quelque chose de neuf s'ouvrait qui lui procurait paradoxalement l'émotion sentimentale qu'il aurait pu éprouver en revenant à la maison de son enfance et en retrouvant l'arbre dans lequel il grimpait naguère ou la balançoire où il avait l'habitude de jouer. Un sentiment de retour chez soi. De retour chez soi dans un endroit où l'on n’a jamais mis les pieds avant ! Pourquoi se sentait-il ici chez lui ? C’était bien le dernier endroit au monde où il aurait dû ressentir ça. En réalité, il ne le ressentait pas. Seule une partie de lui se sentait chez elle. L’autre partie se sentait toujours aussi étrangère, analytique, observatrice. C'était comme s’il subissait un dédoublement de personnalité, une scission en deux individus dont l’un avait envie de 6 Jambe-de-Bois. (NdT) 62 rester là pour toujours, et l’autre envie de s'en aller sur-le-champ. Cet autre, il le comprenait, mais le premier, qui était-il ? Cet individu-là était un mystère. Ce premier individu devait être un côté secret de sa personnalité, une face obscure qui parlait rarement et ne se montrait pas aux autres. Phèdre avait quelques soupçons à son sujet. Seulement, il n’aimait pas y penser. C’était sa personnalité au visage sombre, renfrogné ; un côté de lui qui n’aimait pas l’autorité, qui n'était « jamais arrivé à rien », et n'y arriverait jamais, qui le savait et s'en attristait, mais n’y pouvait rien changer. Qui n'était jamais heureux nulle part, mais avait toujours envie la bougeotte. Pour la première fois, ce côté sauvage lui disait : « Cesse tes errances », et, « C’est ici que sont vraiment les tiens », et c’était bien ce qui commençait à lui apparaître là, alors qu'il écoutait ces chants et ces tambours, et qu'il regardait fixement le feu. Il se dégageait quelque chose de ces gens qui semblait dire à ce « mauvais » côté de luimême : «Nous savons exactement ce que tu ressens. C’est ce que nous ressentons nous-mêmes. » L’autre côté, le « bon », l'analytique, se contentait d’observer, et sans tarder il se mit lentement à tisser une énorme toile intellectuelle symétrique, plus grande et plus parfaite que toutes celles qu’il avait jamais tissées jusque-là. Cette toile intellectuelle s'organisait autour de l’observation centrale suivante : lorsque les Indiens entraient dans le tipi, en sortaient, remettaient du bois dans le feu, se passaient le peyotl cérémoniel, la pipe, la nourriture, ils accomplissaient simplement ces choses. Ils ne vaquaient pas à ces occupations. Ils les accomplissaient, simplement. 63 Sans geste inutile. Quand ils poussaient une branche dans le feu pour le ranimer, ils poussaient une branche dans le feu. Sans cérémonie. Ils étaient engagés dans une cérémonie mais leur façon de l'être faisait qu'il n’y avait là aucune cérémonie. Normalement, il n’y aurait pas attaché grande importance, mais là, l’esprit ouvert par le peyotl et son attention accaparée par la scène, il creusa le sujet avec intensité. Leur manière de parler aussi était simple et directe. Ils parlaient comme ils bougeaient, sans cérémonie. Comme si cela provenait toujours du plus profond d’eux-mêmes. Ils disaient ce qu’ils avaient à dire. Puis ils se taisaient. Ce n’était pas seulement leur façon de prononcer les mots. C’était leur attitude – entière, pleine, songea-t-il. Plaine. Ils parlaient le langage des Plaines. Ce qu'il entendait là c'était le pur parler américain des Plaines. Un parler qui n’était pas seulement indien. Mais blanc aussi. Ce genre d'intonation de l'Ouest et du Middle West qu’on entend dans les chansons de Woodie Guthrie et dans les films de cow-boys. Lorsque Henry Fonda apparaît dans Les raisins de la colère ou Gary Cooper, John Wayne, Gene Autry, Roy Rogers, William S. Boyd dans n’importe quel western choisi au hasard parmi des centaines, c’est comme cela qu’ils parlent, pas comme un distingué professeur d’université, mais d'une façon Plaine : laconique, minimaliste, avec très peu de changements de ton, aucun changement d’expression. Et pourtant, on sent affleurer une chaleur sous la surface dont on ne parvient pas à identifier la source. Ce parler, le cinéma l'a si bien fait connaître au monde entier que c’en est presque devenu un cliché, mais la façon dont ces Indiens le parlaient n’avait rien d’un cliché. Ils parlaient le dialecte américain de 64 l’Ouest de façon tout aussi authentique que tous les cow-boys qu’il avait jamais entendus. Plus même. Car eux ne jouaient pas la comédie. Ils étaient eux-mêmes. La toile s'agrandit lorsque Phèdre s'avisa que l’anglais n’était même pas leur langue maternelle. Ces gens-là ne parlaient pas l'anglais chez eux. Par quel prodige ces « étrangers » linguistiques parlaient-ils l’anglais américain des Plaines non seulement aussi bien que leurs voisins blancs, mais mieux ? Comment pouvaient-ils l’imiter si parfaitement alors qu’il était évident de par leur absence de cérémonie qu’ils ne cherchaient à rien imiter du tout ? La toile s'agrandit encore. Ils n'imitaient pas. S’il y a une chose que ces gens-là ne faisaient pas, c’était bien imiter. Tout venait droit du coeur. Voilà quelle semblait être l'idée globale : ramener les choses à un niveau où tout vient spontanément, directement, sans imitation. Mais s’ils n’imitaient pas, pourquoi parlaient-ils comme ça ? Pourquoi imitaient-ils ? C’est là que la géante illumination du peyotl se produisit : Ils sont à l’origine ! L'illumination grandit, grandit encore, jusqu’au moment où il lui sembla avoir traversé l’écran de cinéma et être en train pour la première fois d’observer les gens qui projetaient le film de l’autre côté. La presque totalité du reste des fiches, plus d’un millier là devant lui, était une expansion directe de cette intuition originelle. Sur l'une d'elles se trouvait la transcription d’un discours prononcé au 65 conseil de Medicine Lodge en 1867 par le chef Comanche Ten Bears7. Phèdre l’avait recopiée à partir d'un ouvrage sur l’éloquence indienne en guise d'exemple du parler des Plaines dans la bouche de quelqu’un qui ne pouvait pas raisonnablement l’avoir appris des blancs. Il le relut. Ten Bears parlait à l'assemblée des tribus et plus spécifiquement aux représentants de Washington, et leur disait : Il y a des choses que vous m’avez dites et que je n'aime pas. Elles ne sont pas douces comme le sucre, mais amères comme les courges. Vous dites que vous voulez nous mettre dans une réserve, nous construire des maisons et nous faire des loges de médecine. Je n’en veux pas. Je suis né dans la prairie, où le vent soufflait librement, et il n’y avait rien pour briser la lumière du soleil. Je suis né où il n’y avait pas de clôtures, et tout respirait librement. Je veux mourir là, et non entouré de murs. Je connais chaque rivière et chaque bois entre le Rio Grande et l’Arkansas. J’ai chassé et j’ai vécu partout dans ce pays. J’ai vécu comme mes pères avant moi, et comme eux j’ai vécu heureux. Lorsque j’étais à Washington, le Grand Père m’a dit que toute la terre des Comanches était à nous, et que personne ne devrait nous empêcher d’y vivre. Alors pourquoi nous demandez-vous de quitter nos rivières, et le soleil, et le vent, et de vivre dans des maisons ? Ne nous demandez pas d’abandonner les bisons au profit des moutons. Les jeunes hommes l'ont entendu dire et cela les a attristés et fâchés. N’en parlez plus. J’aime appliquer les propos que je reçois du Grand Père. 7 Dix-Ours. (NdT) 66 Lorsque je reçois des biens et des cadeaux, moi et mon peuple nous réjouissons car cela montre qu’il nous voit d'un bon oeil. Si les Texans étaient restés en dehors de mon pays, il aurait pu y avoir la paix. Mais la terre où vous nous dites maintenant d'aller vivre est trop petite. Les Texans ont pris les endroits où l’herbe était la plus épaisse et le bois le meilleur. Si nous les avions gardés, nous aurions peut-être fait ce que vous nous demandez. Mais il est trop tard. L’homme blanc a pris le pays que nous aimions et notre seul voeu est d'errer sur la prairie jusqu’à notre mort. Tout ce que vous me dites de bon ne sera pas oublié. Je le porterai aussi près de mon coeur que mes enfants, et cela reviendra sur ma langue aussi souvent que le nom du Grand Esprit. Je ne veux pas de sang sur ma terre pour en souiller l’herbe. Je veux qu'elle soit toute claire et pure, et je fais le voeu que tous ceux qui viendront à passer parmi mon peuple puissent trouver la paix en arrivant et la laisser en partant. En le relisant cette fois, Phèdre vit que ce n’était pas tout à fait aussi proche du parler des cow-boys que dans son souvenir – c’était rudement meilleur que le parler des cow-boys — mais ça restait quand même plus proche du parler des blancs des Plaines que ne l'est la langue des Européens. Ces phrases déclaratives directes, franches, sans ornementation stylistique d’aucune sorte, mais douées d’une force poétique qui a dû faire honte au discours bureaucratique pompeux des adversaires de Ten Bears, il n'y avait là aucune imitation des circonlocutions victoriennes de 1867 ! De cette perception initiale de l'origine indienne du style de parole américain avait surgi un développement : l'origine indienne du style de 67 vie américain. La personnalité américaine est un mélange de valeurs européennes et indiennes. Quand soudain on le voit, on commence à voir beaucoup de choses qui n'ont jamais été expliquées jusque-là. Le problème de Phèdre maintenant était d’organiser tout ça en un livre persuasif. C’était si radicalement différent des explications habituelles de l’Amérique que personne ne voudrait y croire. On n'y verrait que du bavardage. S’il se contentait de généralités, il savait qu’il perdrait. Il s'entendrait simplement répondre : « Ah oui, encore une de ces idées intéressantes que les gens n'arrêtent pas d'avoir », ou encore : « On ne peut pas généraliser avec les Indiens parce qu’ils sont tous différents », ou un autre cliché de ce genre, et on s'en désintéresserait. Un temps, il avait pensé aborder la question par un biais, en prenant comme point de départ quelque chose de très concret et bien spécifique comme un film de cow-boys que tout le monde connaît, par exemple Butch Cassidy et le Kid. La scène d’ouverture de ce film est en monochrome sépia, probablement pour lui donner une couleur légendaire, historique. Le Kid est en train de jouer au poker, et l'action est légèrement ralentie pour lui donner une tension dramatique. Tout ce que l’on voit, c’est le visage du Kid. Seul un fragment de l’un des autres joueurs apparaît parfois dans le champ, ou bien une volute de fumée passagère devant le visage du Kid. Un visage sans expression mais vigilant et maître de lui. La voix d’un joueur invisible dit : « Eh bien, j'ai l'impression qu'il ne reste plus un sou. Vous n'avez pas perdu une seule fois depuis le début de la partie. » On ne voit aucun changement dans l’expression du Kid. « Donnez-nous votre secret ? » poursuit la voix du joueur. Elle est 68 inquiétante. Lourde de menace. Le Kid baisse les yeux un instant comme s’il réfléchissait à la question, puis les relève sans la moindre émotion. « La prière », dit-il. Il n'est pas sérieux, mais il n'est pas sarcastique non plus. C’est un énoncé en équilibre sur un fil de rasoir d’ambigüité. « On joue tous les deux », dit l'autre. Il va y avoir une confrontation. C’est le cliché du Far West américain. Vu et revu dans des centaines de films projetés dans des centaines de salles de cinéma et sur des millions de postes de télévision. La tension monte mais l’expression du Kid ne change pas. Ses mouvements d'yeux, ses temps d'arrêt sont dans une sorte d'harmonie détendue entre lui-même et son environnement même si nous voyons qu’il se trouve dans une situation de plus en plus périlleuse, qui explose bientôt en scène de violence. Ce que Phèdre souhaitait faire à présent, c’était prendre cette seule et unique scène en guise d'entrée en matière. En y ajoutant juste une observation, quelque chose que personne ne remarque jamais, mais dont il était sûr que c'était vrai : « Ce que vous venez de voir, expliquerait-il, est une représentation du style culturel d’un Indien d'Amérique. » Seraient alors vus, identifiés en tant que tels, les célèbres traits traditionnellement attribués aux Indiens d'Amérique : le silence, la simplicité des manières, et une propension dangereuse à une soudaine et formidable violence. Il pensait que ce serait une façon spectaculaire d'appuyer son argument. Avant d'être alerté du fait, vous ne le voyez pas, mais une fois que vous en êtes conscient, c'est évident. La source de valeurs à 69 laquelle a puisé Robert Redford et à laquelle le public américain a réagi massivement est le modèle8 de valeurs culturel des Indiens d'Amérique. Même la couleur du visage de Redford dans ce monochrome sépia est transformée en couleur de visage indien. Il n’était certes pas dans l’intention du film de personnifier un Indien. C’est venu « naturellement » comme une façon de montrer l'Ouest profond. Mais la raison pour laquelle c'était venu « naturellement », et pour laquelle le public y avait réagi « naturellement », c’était que le film remontait à la source profonde des sentiments américains envers ce qui est bon. Là était le point essentiel de la thèse de Phèdre. C'est cette source de ce qui est bon, ce système culturel historique des valeurs américaines, qui est indien. Si vous prenez la liste de tous les traits que les observateurs européens jugent caractéristiques des blancs américains, vous découvrirez qu’il y a une corrélation avec les traits que les observateurs blancs américains assignent habituellement aux Indiens. Et si, par ailleurs, vous prenez la liste de toutes les épithètes dont les Américains se servent pour décrire les Européens, vous remarquerez la corrélation évidente avec l’opinion qu'ont les Indiens des blancs américains. Pour le démontrer, Phèdre projetait d'inverser la situation : au lieu de montrer comment un cow-boy ressemble à un Indien, il montrerait comment un Indien ressemble à un cow-boy. Et pour cela, il avait noté la description que donne l’anthropologue E.A. Hoebel d’un homme cheyenne adulte :. Réservé et digne, … [l’homme cheyenne] … se déplace avec une 8 Traduction canonique en sciences sociales du terme anglais « pattern », aussi équivalent de patron, motif, structure, schéma, agencement. (NdT) 70 tranquille assurance. Il parle aisément, mais jamais inconsidérément. Il prend garde à la sensibilité des autres et il est bienveillant et généreux. Il est lent à la colère et s'efforce de réprimer ses émotions, si sa patience est poussée à bout. Vigoureux à la chasse, en temps de guerre, il prise une vie d'action. Il n'éprouve ni pitié ni remord envers ses ennemis, et plus il est agressif, mieux c'est. Il est très versé dans le savoir rituel. Il n'est ni frivole ni austère. De nature silencieuse, il a un sens de l’humour affable. Sur le plan sexuel, il est refoulé et masochiste, mais ce masochisme trouve à s'exprimer dans des rites approuvés culturellement. Il ne fait pas preuve d'une grande imagination créatrice dans l’expression artistique mais il a une ferme emprise sur la réalité. Il règle les problèmes de l’existence selon des méthodes éprouvées, tout en faisant preuve d'une remarquable faculté d'adaptation aux circonstances nouvelles. Sa pensée est très fortement rationaliste et cependant colorée de mysticisme. Son moi est fort et peu facilement menacé. Son surmoi, ainsi qu'en attestent sa forte conscience sociale et la maîtrise de ses instincts primaires, est puissant et dominant. Il est « mature », pondéré et serein, assuré de sa position sociale, capable de relations sociales chaleureuses. Il a de fortes anxiétés mais celles-ci sont canalisées dans des modes institutionnels d’expression collective, avec des résultats satisfaisants. Il présente peu de tendances névrotiques. Si ça, ce n’est pas une description de William S. Boyd dans le rôle de Hopalong Cassidy dans vingt-trois, ou cinquante, ou peu importe le nombre de films, alors il n’y en a jamais eu ! A la seule exception du « mysticisme » indien, la caractérisation est parfaite. Que le cow-boy 71 américain ait jamais vraiment ressemblé à William S. Boyd ou non n’a pas de réelle pertinence. Ce qui est pertinent, c’est que dans les années 1930, pendant les pires moments de la Grande Dépression, les Américains ont dépensé des millions de dollars pour aller voir ses films. Ils n’étaient pas obligés. Personne ne les y a forcés. Mais ils y sont tout de même allés, tout comme ils sont allés plus tard voir Butch Cassidy et le Kid. Ils l’ont fait parce que ces films étaient une confirmation des valeurs auxquelles ils croyaient. Ces films étaient des rituels, des rituels quasi religieux, pour transmettre les valeurs culturelles de l’Amérique aux jeunes et les réaffirmer chez les vieux. Ce n'était pas un processus conscient, ni délibéré ; les gens faisaient simplement ce qu’ils aimaient. C’est seulement lorsqu’on analyse ce qu’ils aimaient que l'on voit l’assimilation des valeurs indiennes. D’autres fiches parmi les milliers que contenaient les fichiers de Phèdre poursuivaient cette analyse : beaucoup d’Européens considèrent les Américains blancs comme un peuple négligé et débraillé, mais ils sont loin d’être aussi débraillés que les Indiens dans les réserves. Les Européens considèrent souvent les Américains blancs comme des gens trop directs et entiers, mal élevés et plus ou moins insolents, mais les Indiens le sont encore plus. Pendant la Deuxième guerre mondiale, les Européens ont remarqué que les soldats américains buvaient trop, et quand ils étaient ivres, qu'ils causaient beaucoup de désordre. La comparaison avec les Indiens s'impose. En contrepartie, tous les commandants des forces européennes ont salué la grande solidité des troupes américaines au feu, et ça aussi c'est une caractéristique indienne. 72 Cette constante du « Quand tu dis ça, souris ! » que les films de cowboys adorent portraiturer (et que les Européens ont tendance à abhorrer), c'est du pur indien, sauf que lorsqu’un Indien sourit de cette façon, ça ne veut pas forcément dire qu’il est menaçant. La constance de cette physionomie a une cause beaucoup plus profonde. Les Indiens ne parlent pas pour passer le temps. Quand ils n’ont rien à dire, ils ne le disent pas. Lorsqu’ils ne le disent pas, ils donnent l’impression d’être un peu inquiétants. En présence de ce silence indien, les blancs deviennent parfois nerveux et se sentent forcés, par politesse ou gentillesse, de remplir le vide en parlant de tout et de rien, ce qui consiste souvent à dire une chose et à en penser une autre. Mais parler ainsi pour l'Indien, c'est avoir la « langue fourchue ». Les circonlocutions bien élevées du discours européen aristocratique l'exaspèrent. Elles violent sa moralité. L'Indien vous demande de parler avec le coeur, ou de vous taire. C'est là une source de conflits entre Indiens et blancs depuis des siècles, et même si la personnalité de l’Américain blanc moderne est un compromis entre les deux termes de ce conflit, le conflit existe toujours. Encore aujourd'hui, les Américains sont qualifiés à tort par les Européens de « grands enfants », naïfs, immatures, et prompts à la violence parce que ne sachant pas se contrôler. La même erreur est commise à l'égard des Indiens. Encore aujourd'hui, les Américains blancs sont considérés à tort par les Indiens comme une bande de snobs qui pensent que vous êtes tellement stupides que vous ne voyez pas à quel point ils sont faux jetons. La même erreur est commise à l'égard des Européens. Cet anti-snobisme de tous les Américains, et tout particulièrement des 73 Américains de l’Ouest, provient de cette attitude indienne. Le mot cheyenne pour désigner l’homme blanc est wihio, c’est-à-dire « araignée ». Les Arapahos disent niatha, ce qui signifie la même chose. Pour les Indiens, les blancs ressemblaient à des araignées lorsqu’ils parlaient. Ils restaient assis là à sourire et à dire des choses qu’ils ne pensaient pas, alors que pendant tout ce temps, leur esprit était occupé à tisser une toile autour de l’Indien. Ils s'absorbaient tellement dans leur propre stratégie de tissage qu’ils ne voyaient même pas que l’Indien les observait lui aussi et voyait parfaitement ce qu’ils étaient en train de faire. De l'avis de Phèdre, la politique isolationniste américaine, dans son refus de se laisser « prendre dans les filets de la politique européenne9 » trouve là aussi sa racine. Et globalement, l’isolationnisme américain est plutôt issu des régions les plus en contact avec les Indiens. Les fiches ne tarissaient pas de détails sur les différences culturelles entre Indiens et Européens et sur leurs effets, et au fur et à mesure que leur nombre avait augmenté, une thèse seconde, corollaire de la première s'était fait jour : à savoir que ce processus de diffusion et d’assimilation des valeurs indiennes n’est pas terminé. Il est toujours à l'oeuvre parmi nous, et compte pour beaucoup dans l’agitation et l’insatisfaction que l'on trouve en Amérique aujourd'hui. En chaque Américain, ces systèmes de valeurs conflictuels s'affrontent encore. Cet affrontement, pensait Phèdre, expliquait pourquoi personne, depuis si longtemps, n'avait jamais vu ce que lui-même avait vu lors de la rencontre du peyotl. Lorsqu’on emprunte des traits et des 9 Formule due au Président Wilson. 74 attitudes à une culture hostile, on ne lui en rend pas crédit. Si vous dites à un blanc de l’Alabama que son accent du Sud provient du parler des noirs, il y a toutes les chances pour qu’il le nie et vous en tienne rigueur, alors que la concordance géographique entre accent du Sud et zones à forte densité noire rend cette conclusion plutôt évidente. De même, si vous dites à un blanc du Montana qui vit à proximité d’une réserve qu’il ressemble à un Indien, il est capable de le prendre pour une insulte. Et si vous lui aviez dit ça il y a cent ans, vous auriez pu vous retrouver avec une fameuse bagarre sur les bras. A l’époque, les Indiens étaient des démons de l’enfer ! Le seul bon Indien était un Indien mort. Toutefois, et quoique l'on n’ait jamais reconnu le crédit qui revient aux Indiens pour leur contribution aux valeurs de la personnalité américaine de la Frontière, il est certain que l'on ne doit ces valeurs à personne d’autre. On entend souvent parler des « valeurs de la Frontière » comme si ces valeurs provenaient des rochers, des rivières ou des arbres de la Frontière, mais les arbres, les rochers et les rivières ne confèrent pas par eux-mêmes des valeurs sociales. Il y avait aussi des arbres, des rochers et des rivières en Europe. Ce sont les gens qui vivaient parmi ces arbres, ces rochers et ces rivières qui sont la source des valeurs de la Frontière. C'est avec enthousiasme, et délibérément, que les premiers hommes de la Frontière, tels les « Coureurs des Bois », ont imité les Indiens. C'était un compliment pour eux de s'entendre dire qu’on ne pouvait pas les distinguer des Indiens. Les colons arrivés par la suite ont copié le style de la Frontière des Coureurs des Bois, mais sans en voir la source, ou s’ils la voyaient, la niant et en attribuant le mérite à l'isolement et à 75 leur propre labeur. Mais l'affrontement entre valeurs européennes et valeurs indiennes existe toujours, et Phèdre avait le sentiment d'être lui-même l’un de ceux en qui la bataille avait lieu. Voilà pourquoi il avait eu cette impression d'être « de retour chez lui » à la rencontre du peyotl. La division qu’il avait ressentie à l'intérieur de lui-même et qu’il avait attribuée à un malaise personnel ne lui était pas du tout personnelle, en définitive. Ce qu’il avait vu alors, c'était une source de « lui-même » qui n’avait jamais été formellement reconnue. C'était une division à l'intérieur de la culture américaine tout entière, qu’il avait projetée sur lui-même. Elle existait chez beaucoup d’autres aussi. Au cours d’une de ses longues méditations sur ce sujet avait surgi le nom de Mark Twain. Twain était originaire d'Hannibal, Missouri, en bordure du Mississipi, grande ligne de clivage entre l’Est et l’Ouest américains, et parmi ses personnages, l’un des méchants les plus redoutables est « Joe l'Indien », Injun Joe, qui personnifiait l’Indien qui terrifiait les colons à cette époque. Mais les biographes de Twain ont aussi remarqué dans la personnalité même de l'écrivain un profond clivage qui a déterminé le choix de ses héros. D’un côté, on a un jeune gars relativement responsable, propre, obéissant, intelligent et discipliné qui a donné dans la fiction le personnage de Tom Sawyer ; et de l’autre, un Américain de basse classe, irresponsable, menteur, sans instruction, sauvage et amoureux de la liberté qu’il a appelé Huckleberry Finn. Phèdre observa que cette division de la personnalité de Twain correspondait à la faille culturelle dont lui-même parlait. Tom est un 76 Américain de l’Est, avec des manières de la Nouvelle-Angleterre, beaucoup plus proche de l’Europe que de l’Ouest américain, alors que Huck est un homme de l’Ouest, plus proche des Indiens, toujours en mouvement, sans attache, dépourvu de foi dans la pédanterie de la société, et n'aspirant, par-dessus tout, qu'à être libre. La liberté. Voilà le thème décisif qui porterait toute cette compréhension des Indiens. De tous les thèmes couverts par ses fiches sur les Indiens, la liberté était le plus important. De toutes les contributions de l’Amérique à l’histoire du monde, l’idée de l'affranchissement par rapport à une hiérarchie sociale est la plus grande. C’est pour la liberté qu'on s'est battu lors de l'Indépendance américaine et c'est la liberté qu'a confirmée la Guerre de Sécession. A ce jour, la liberté continue d'être le grand idéal, puissant et irrésistible, qui maintient la cohésion de la nation tout entière. Et pourtant, Jefferson avait beau tenir cette doctrine de l’égalité sociale pour « une vérité évidente par elle-même10 », elle ne l’est pas du tout. L'évidence scientifique d'abord, l'évidence historique ensuite indiqueraient plutôt que le contraire est une vérité évidente par ellemême. On ne trouve nulle part dans l'histoire européenne la « vérité évidente par elle-même » que les hommes naissent libres et égaux. Il n'existe aucune nation européenne qui ne puisse remonter le cours de son histoire jusqu'à une époque où la « vérité évidente par ellemême » était que tous les hommes naissaient inégaux. Jean-Jacques Rousseau, à qui l'on attribue parfois le mérite de cette doctrine, ne l’a certainement pas trouvée dans l’histoire de l’Europe, de l’Asie ou de l’Afrique. Il l’a tirée de l’impact du Nouveau Monde sur l’Europe et 10 Extrait de la Déclaration d'Indépendance américaine. 77 de la contemplation d’une espèce particulière d’individu vivant dans ce Nouveau Monde, celui qu’il a appelé le « Bon Sauvage ». L’idée que « tous les hommes naissent égaux » est un don fait au monde par les Amérindiens. Les Européens qui se sont installés ici n’ont fait que la transmettre sous la forme d'une doctrine qu’ils choisissaient de respecter ou pas. La véritable source en était un être pour qui l’égalité sociale n’était pas une simple doctrine, un être qui avait l’égalité chevillée au corps. Pour cet être, il était inconcevable qu'il puisse en être autrement dans le monde. Pour cet être, il n’y avait pas d’autre manière de vivre. Voilà ce que Ten Bears essayait de leur dire. Pour Phèdre, les Indiens n'ont pas encore perdu cette bataille. Ils ne l'ont pas encore gagnée non plus, il est vrai ; mais la guerre n’est pas finie. C’est toujours le conflit interne central en Amérique aujourd’hui. C'est la ligne de faille, la fracture qui traverse de part en part le centre de la personnalité culturelle américaine. Ce conflit domine l’histoire américaine depuis ses débuts et il continue aujourd’hui d’être une source de force nationale autant que de faiblesse. Et à mesure que les recherches de Phèdre s'approfondirent, il vit que c'était vers ce conflit entre valeurs européennes et indiennes, entre ordre et liberté, qu’il devait orienter son étude.