[N G1]Enquête sur la morale Vers une

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[N G1]Enquête sur la morale Vers une
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EXTRAITS
3 premiers chapitres
EPREUVES NON CORRIGEES
LILA
[N G1]Enquête sur la morale
(ou
Vers une Métaphysique de la Qualité)
ROBERT M. PIRSIG
Traduit de l'anglais (États-Unis)
par Michel-E. Proulx et Nadine Gassie
EPRE
2
À Wendy et Nell
3
Introduction du traducteur
C'est par une émission de Radio-Canada, en 1973, que j'ai entendu
parler pour la première fois de Robert Maynard Pirsig, dans une
émission littéraire où la description de son livre, Zen and the Art of
Motorcycle Maintenance1, – dont le titre décalquait celui du livre de
Herrigel Zen and the Art of Archery2, – m'a poussé à le lire. Je dois
dire que ce livre a été pour moi un jalon d'extrême importance, même
s'il fut loin d'être le seul. Ce n'est que longtemps après, en 1999, un
ami m'ayant donné un exemplaire en anglais de son livre, que j'ai pu
constater le nombre de lacunes dans l'édition française que j'avais si
précieusement fait relier à l'époque. J'ai donc entrepris de le retraduire, pour ma satisfaction personnelle. Et c'est en contactant
Robert Pirsig pour m'enquérir de la possibilité de publier cette
nouvelle traduction que ce dernier m'a appris que l'éditeur français
n'était même pas intéressé à publier son deuxième livre. Voilà
pourquoi j'ai entrepris de traduire Lila.
L'immense succès que fut celui de ce premier livre de Pirsig n'a pas
empêché, loin de là que la plupart de ses lecteurs soient passés à côté
de l'essentiel de son propos. En effet, le dispositif, repris dans Lila, est
celui d'un road trip (« balade routière »), description d'événements
réels ou vraisemblables, permettant d'introduire, par association
d'idées, le propos plus difficile et plus philosophique. Ce n'est pas par
provocation que Pirsig annonce, au début du premier livre que « ce
serait une erreur considérable que de chercher dans ces pages un traité
relatif aux pratiques du Bouddhisme zen orthodoxe. » Et de ne pas
non plus « y chercher davantage les éléments d'un ouvrage
sérieusement documenté sur les motocyclettes ». C'est paradoxalement
parce qu'il ne traite pas réellement du Zen que ce livre en est si
proche.
En fait, il se déroule sur trois niveaux différents, mais totalement
entrelacés, qui sont le road trip, qui comporte de magnifiques
descriptions des paysages traversés, une description de la vie d'un
mystérieux personnage dont on s'aperçoit rapidement qu'il s'agit de
l'auteur lui-même et de ses ennuis psychiatriques, et le fond de
l'affaire, qui correspond d'ailleurs à sa thèse de doctorat, où il
développe sa métaphysique de la Qualité.
Ce n'est pas non plus un hasard si Pirsig donne comme sous-titre
« Une enquête sur la morale ». En effet, c'est essentiellement de cela
qu'il s'agit. Nous avons été habitués à un monde du bien et du mal
(théoriquement) bien délimités, nous avons coutume de penser que la
morale est le respect de règles pré-établies, de commandements
1 Traité du Zen et de l'entretien de la motocyclette, Seuil, 1973.
2 Le Zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc, Dervy, 1990
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péremptoires et de codes stricts, et nous avons vu ces dernières années
ce que cela a pu donner. Comment départager ce qui doit être fait et ce
qui ne doit pas l'être ? Comment apprécier, par exemple, la nécessité
de la désobéissance civile ? Ainsi, le code de la route nous enjoint de
ne jamais franchir une ligne continue. Mais que faire si, pour éviter un
corps étendu sur la chaussée, c'est la seule chose à faire ? Voici donc
enfin une grille de lecture claire pour apprécier le terrain si flou de
l'éthique.
Malgré l'avertissement initial, Pirsig connaît bien le Zen. Et sa
perspective en est une qui est informée par le Zen. En fait, le
Bouddhisme ne connaît pas de « commandements » du genre biblique,
mais des préceptes, qui ne sont que des indications de ce qu'il faut
éviter si l'on veut mener une vie harmonieuse. En ce sens, on n'y
trouve donc pas de « morale » à proprement parler, mais juste un sens
de l'éthique bien plus complexe, fondé sur ce qu'il convient de faire à
l'instant présent.
C'est cet aspect que développe la « Métaphysique de la Qualité ».
Qu'est-ce qui fait que quelque chose est de qualité ou pas ? C'est
l'objet de toute la vie de Pirsig, contenu dans ces deux livres. Si le
premier défrichait le terrain, le second tente de le mieux cartographier,
d'où le sous-titre, reprise en écho du premier, « Une enquête sur les
valeurs ». Il n'y a pas si longtemps, on pouvait voir à la télévision une
publicité dont le slogan était « Nous n'avons pas les mêmes valeurs! ».
Nous vivons une époque qui semble avoir étrangement oublié ce
qu'elles sont réellement.
Ayant depuis poursuivi l'étude du Bouddhisme jusqu'à avoir obtenu de
mon enseignant la Transmission, ce qui fait de moi, en principe, un
« maître zen », je continue de me reconnaître dans les grandes lignes
du propos de Pirsig. S'il signifie ici que ce qu'on fait passer pour de la
philosophie à l'école n'est que de la philosophologie, c'est aussi que
chez les Anciens, étudier une philosophie était aussi la pratiquer, et
cela reste vrai de la philosophie bouddhique, qu'on ne peut étudier
sans la pratiquer au quotidien. Et comment vit-on le Zen au quotidien
en 2010 ? La réponse serait, exactement comme en 210 EC3, en étant
attentif à ce qu'on fait, en ayant conscience de ce qu'aucun de nos
actes ne reste jamais sans conséquence. Et que c'est justement leur
qualité qui entraînera la qualité de notre existence . Le Bouddhisme
n'a jamais été autre chose qu'une philosophie de la vie au quotidien.
L'histoire du Zen fourmille d'anecdotes où quelqu'un pose une
demande relevant exclusivement de la pure spéculation intellectuelle
et s'entend répondre quelque chose d'éminemment concret. C'est tout
le sens de l'aspect « motocyclette » du premier roman, où la Qualité,
c'est se donner les moyens d'avoir à tout moment un engin fiable, en
lui prêtant constamment l'attention nécessaire. Dans Lila, ces moyens
sont reportés sur la vie en bateau, où tout est étriqué et, par voie de
conséquence, strictement organisé. On ne peut pas se permettre d'y
faire n'importe quoi.
A nouveau, l'auteur se trouve confronté à la maladie mentale, non plus
la sienne mais celle de l'héroïne du roman, et cette balade en bateau lui
permet d'introduire à nouveau sa métaphysique de la Qualité, en
3 De l'ère courante.
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affinant les points qu'il avait ébauchés dans son premier roman.
Un des aspects de celui-ci est le conflit de valeurs qui l'oppose au
personnage de Rigel. (On pourra remarquer que Rigel, comme
Capella, sont des noms d'étoiles). Ce dernier fait état de valeurs
traditionnelles qui tiennent davantage du jeu social qu'à une réelle
volonté de qualité. Néanmoins, c'est toujours au nom de cette fameuse
Qualité que ce personnage interpelle l'auteur.
Rares encore aujourd'hui sont ceux qui, en France, connaissent ou
prennent au sérieux l'oeuvre de Pirsig. On aurait dit que jusqu'ici, en
France, ce texte n'intéressait personne. Trop ardu. Trop peu porteur. A
ce jour, seule l'Université de Liverpool a accepté d'un de ses
doctorants qu'il présente une thèse sur sa Métaphysique de la Qualité.
Et il a sans doute reçu un accueil meilleur hors Etats-Unis d'Amérique
que dans sa patrie. On pourrait penser en effet que la balade en moto
pour le premier livre, la croisière fluviale en voilier pour le second, si
elles permettent une introduction plus dynamique des thèmes chers à
l'auteur, ne correspondent guère aux normes universitaires; et
pourtant, s'il s'y était tenu, il aurait eu encore moins de retentissement.
Le voilier est sans doute moins populaire que la moto mais là n'est pas
le problème. Essentiellement, ce qui fait problème chez Pirsig, c'est
son concept de « Métaphysique de la Qualité ». Il se démarque si fort,
si violemment et si bruyamment du ronron de ce que lui-même appelle
la « philosophologie » qu'il n'est guère surprenant qu'il puisse susciter
l'hostilité du milieu concerné.
Et pourtant, d'autres avaient pavé la voie. Déjà, dans les années '20,
Alfred Korzibsky et son projet de « Sémantique générale » avait tenté
d'en finir avec la logique binaire de type aristotélicien. Le romancier
Alfred Van Vogt s'en était fait l'écho dans ses romans. Il faut croire
que les temps n'étaient pas mûrs.
Si le « Zen et l'entretien de la moto » était déjà l'exposé de la théorie
de Pirsig, Lila en est le développement. Cette « enquête sur la
morale » ajoute une dimension humaine à ce qui, jusque là, pouvait
n'être perçu que comme une théorie « harmonique ». En explorant
certains ressorts linguistiques de la philologie, en les accouplant aux
recherches de l'anthropologie, en les situant dans une situation
« réelle » (car le roman est tellement plus réel que le documentaire...)
Pirsig nous donne la possibilité de voir à quel point tout est relié. Rien
n'existe indépendamment du reste. Tout est inter-relié.
C'est ainsi qu'il nous offre une explication cohérente à ce qui arrive à
notre monde, ce monde qui depuis quarante ans parle d'écologie et
qui, soudain, s'affole en voyant que son refus d'agir l'entraîne à sa
perte. Et c'est sans doute pour cette raison qu'après tant d'années de
refus de connaître, les temps paraissent enfin mûrs pour lui.
La métaphysique de la Qualité est une entreprise titanesque, car elle
correspond à un coup de pied dans une fourmilière. Des siècles de
dualisme effréné, nous et les autres, nous et le monde, ceci et cela, le
rouge et le noir, le bien le mal, nous ont peu préparés à reprendre
contact avec une dimension du monde pour laquelle ces distinctions
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n'ont guère de sens.
C'est pourquoi j'espère que Lila pourra susciter chez ses lecteurs une
réflexion sur des pistes jusqu'ici peu explorées, et qui pourraient nous
permettre de sortir de l'impasse où nous nous trouvons.
Michel Proulx
Montpellier, le 15 juin 2009.
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Remerciements
L'auteur tient à remercier tout particulièrement la
Fondation Guggenheim
pour l'attribution de la bourse grâce à laquelle ce livre a été écrit.
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Première Partie
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Lila
Lila ne savait pas qu'il était là. Elle dormait à poings fermés,
apparemment plongée dans un rêve terrifiant. Il l'entendit grincer des
dents dans l'obscurité et sentit son corps se retourner brusquement,
aux prises avec une menace qu'elle seule voyait.
Par l'écoutille ouverte au-dessus d'eux entrait une lueur si diffuse
qu'elle dissimulait toute trace d'âge et de maquillage, si bien qu'elle
avait maintenant un air angélique et doux, comme une petite fille aux
cheveux blonds, aux pommettes saillantes, au petit nez retroussé, un
visage ordinaire d'enfant qui inspirait comme une affection naturelle
tant il paraissait familier. Il eut le sentiment qu'au matin, elle ouvrirait
grand ses yeux bleu ciel tout pétillants d'excitation à l'idée d'un
nouveau jour de soleil, de parents souriants, de bacon en train de
grésiller à la poêle peut-être, et de bonheur partout.
Mais ce n'était pas comme cela que ça se passerait. Lorsque les yeux
de Lila s'ouvriraient sur l'hébétude d'un lendemain de cuite, elle
contemplerait les traits d'un homme aux cheveux gris dont elle ne se
souviendrait même pas – un inconnu rencontré la veille dans un bar.
Sa nausée et son mal de crâne entraîneraient peut-être un peu de
remords et de dégoût d'elle-même, mais guère, pensa-t-il – elle avait
déjà vécu ça tant de fois –, et lentement elle chercherait à calculer
comment retourner à la vie qu'elle avait pu mener avant de rencontrer
celui-là.
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Elle murmura quelque chose comme « Fais gaffe ! » Puis elle
prononça un truc inintelligible et se retourna encore une fois en
enroulant la couverture autour de sa tête, peut-être pour se protéger de
l'air froid qui entrait par l'écoutille ouverte. La couchette du voilier
était si étroite que ce mouvement l'avait ramenée contre lui, et il sentit
d'abord toute la longueur de son corps, puis sa chaleur, qui ranima son
désir. Son bras se referma sur elle et sa main sur son sein – rond mais
déjà mou, comme un fruit trop mûr qui va bientôt passer.
Il eut envie de la réveiller pour la prendre encore mais cette idée fit
sourdre un sentiment de tristesse qui le lui interdit. Plus il hésitait, plus
sa tristesse augmentait. Il aurait aimé mieux la connaître. Toute la
soirée il avait eu l'impression de l'avoir déjà vue quelque part, il y a
longtemps.
Cette idée avait tout fichu par terre. La tristesse l'accablait maintenant
et se mêlait à l'obscurité de la cabine et à la faible lueur indigo du
dehors à travers l'écoutille. Encadrées par l'ouverture, les étoiles
semblaient bouger quand le bateau roulait. Une partie d'Orion disparut
momentanément, puis reparut. Bientôt, toutes les constellations
hivernales seraient de retour.
L'air froid de la nuit portait clairement la rumeur des voitures roulant
sur un pont au loin. Elles se dirigeaient vers Kingston, là-haut sur les
falaises de l'autre côté de l'Hudson. Le voilier, lui, était au mouillage
sur ce minuscule chenal pour une nuit de repos dans sa route vers le
Sud.
Le temps était compté. Le vert avait pratiquement disparu des arbres
qui bordaient le fleuve. La plupart des feuilles mortes étaient déjà
tombées. Ces derniers jours, des bourrasques de vent froid descendu
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du nord avaient balayé la vallée du fleuve, arrachant les feuilles à
leurs branches et les faisant tourbillonner en l'air dans de soudains
envols en spirale rouge, brun, pourpre et or sur le passage du bateau le
long du chenal balisé. Un chenal pratiquement désert avec seulement
quelques bateaux à quai le long des berges, l'air solitaire et abandonné,
l'été fini et leurs propriétaires tournés vers d'autres quêtes. En
regardant le ciel, on voyait partout les formations en V des canards et
des oies sauvages qui descendaient de l'Arctique canadien, volant sur
le vent du nord. La plupart d'entre eux ne devaient être que des
canetons et des oisons au moment où lui-même avait entrepris ce
voyage depuis le Lac Supérieur, cette mer intérieure, à plus d'un
millier de kilomètres de là et ce qui ressemblait à un millier d'années.
Le temps était compté. Hier matin, en posant le pied sur le pont, il
avait glissé, s'était rattrapé et avait vu que le bateau entier était couvert
de givre.
Phèdre se demandait où il avait déjà vu Lila. Il ne savait pas. Il avait
pourtant le sentiment de l'avoir déjà vue quelque part. C'était aussi en
automne, se dit-il, novembre, et il faisait très froid. Il se rappelait que
le tram était presque vide, à part lui, le conducteur et Lila et sa copine
assises trois rangées derrière. Les sièges étaient en rotin jaune dur et
résistant, prévu pour des années d'usage. Et puis quelques années plus
tard, les bus les avaient remplacés et rails, caténaires et trams avaient
tous disparu du paysage.
Il se rappela qu'il avait vu trois films d'affilée et fumé trop de
cigarettes, qu'il se coltinait un méchant mal de tête, avec encore une
bonne demi-heure de tape-cul en perspective avant que le tram ne le
dépose dans le noir à un bloc et demi de chez lui où il trouverait enfin
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de l'aspirine, et là il faudrait qu'il attende encore une heure et demie
qu'elle agisse. Puis il avait entendu ces deux filles pouffer très fort et il
s'était retourné pour voir ce que c'était. Elles s'étaient tues d'un seul
coup et l'avaient regardé d'une façon qui disait qu'elles ne pouvaient
rire que d'une seule chose : lui. Il n'était pas tellement beau, avec son
grand nez et son dos voûté, et il n'avait pas le contact facile avec les
gens. Lila était celle qui se trouvait sur la gauche et qui paraissait
avoir ri le plus fort. Même visage, exactement – yeux bleus, teint uni,
cheveux d'or – et un sourire contenu dont elle pensait peut-être qu'il
masquait la raison de son hilarité. Elles étaient descendues deux blocs
plus loin, toujours bavardant et riant.
Quelques mois plus tard, il l'avait revue dans la foule du centre-ville à
une heure de pointe. Cela s'était produit en une fraction de seconde.
Elle avait tourné la tête, et il avait vu à son expression qu'elle l'avait
reconnu. Elle avait paru hésiter comme si elle attendait un geste, une
parole de sa part. Mais il n'avait rien fait. Il n'avait pas cette aptitude à
entrer spontanément en contact. Il était déjà trop tard, de toute façon,
et chacun avait poursuivi son chemin. Il s'était longuement demandé
cet après-midi là, et pendant des jours ensuite, qui elle était et ce qui
se serait passé s'il s'était approché pour lui parler. L'été d'après, il avait
cru l'apercevoir sur une plage du sud de la ville. Elle était allongée sur
le sable et quand il était passé devant elle, il avait vu son visage à
l'envers. Une brusque excitation s'était emparé de lui. Cette fois, il ne
resterait pas planté là sans rien faire. Cette fois, il agirait. Prenant son
courage à deux mains, il était retourné sur ses pas, s'était arrêté dans le
sable aux pieds de Lila et avait alors vu que le visage à l'endroit n'était
pas Lila. C'était quelqu'un d'autre. Il se souvenait de sa déception. Il
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n'avait personne à l'époque.
Mais il y avait si longtemps – des années et des années. Elle devait
avoir changé. Il n'y avait aucune chance pour qu'elle soit la même
personne. Et il ne la connaissait pas, de toute façon. Quelle différence
est-ce que ça faisait ? Pourquoi avoir gardé le souvenir d'un incident
aussi insignifiant pendant tant d'années ?
Ces images à moitié oubliées sont étranges, pensa-t-il, on dirait des
rêves. Cette Lila endormie qu'il venait tout juste de rencontrer ce soir
était quelqu'un d'autre aussi. Ou pas tout à fait quelqu'un d'autre, mais
quelqu'un de moins spécifique, moins singulier. Il y a Lila, cette
personne unique maintenant endormie à côté de lui, née un jour,
aujourd'hui vivante, agitée dans ses rêves et demain appelée à mourir,
et puis il y a quelqu'un d'autre – appelons-la lila – qui est immortelle,
qui habite Lila pour un temps puis continue son voyage. La Lila qui
dort, il venait tout juste de la rencontrer ce soir. Mais la lila qui veille,
qui ne dort jamais, l'observait comme lui-même l'observait depuis
longtemps.
C'était vraiment étrange. Pendant tout ce temps où il avait descendu le
canal, d'écluse en écluse, elle était là, accomplissant le même voyage,
sans qu'il en sache rien. Peut-être l'avait-t-il vue aux écluses de Troy,
peut-être avait-il regardé droit dans sa direction dans l'obscurité sans
la voir. Sa carte indiquait une série d'écluses rapprochées mais sans
donner d'altitude ni aucun indice des erreurs qu'on peut commettre
lorsqu'on a mal calculé ses distances, qu'on a pris du retard et qu'on est
épuisé. C'est seulement lorsqu'il s'était retrouvé au milieu des écluses
que le danger était devenu apparent, alors qu'il essayait de s'y
retrouver entre les lumières vertes, les rouges, les blanches, celles des
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maisons des éclusiers et les feux des autres bateaux venant en sens
inverse, les lumières des ponts et des culées de ponts et Dieu sait ce
qu'il y avait d'autre, là dans cette obscurité, qu'il ne tenait pas à heurter
dans le noir pas plus qu'il ne tenait à s'échouer. Il n'avait jamais vu
tout ça auparavant et ç'avait été une expérience angoissante, et c'est au
milieu de toute cette tension qu'il lui semblait se rappeler avoir vu Lila
sur un autre bateau.
Ils avaient plongé du ciel. Pas seulement de quelques mètres mais de
plusieurs dizaines de mètres. Du haut du ciel où ils se trouvaient
jusque-là sans le savoir, leurs bateaux avaient plongé, plongé au fond
de la nuit. Lorsque la dernière porte de la dernière écluse s'était
ouverte, leurs regards s'étaient portés sur un fleuve obscur et huileux.
Un fleuve qui s'écoulait le long d'une massive construction de
poutrelles vers une lumière indistincte dans le lointain. C'était Troy. Et
son bateau s'était dirigé vers cette lumière jusqu'au moment où pris
dans le tourbillon provoqué par la confluence des fleuves, il avait fait
une brusque embardée. Alors, moteur à plein régime, il avait lutté
contre le courant pour le traverser et gagner un dock flottant sur la
berge d'en face.
« Nous avons des marées d'une mètre cinquante ici », lui avait appris
le gardien du dock.
Des marées ! Cela voulait dire qu'ils se trouvaient au niveau de la mer.
Que toutes ces écluses intérieures dues à la main de l'homme étaient
derrière eux maintenant. Que dorénavant, seul le passage de la lune
au-dessus de l'océan réglerait la hauteur du voilier. Jusqu'à Kingston,
ce sentiment d'être relié sans aucune barrière à l'océan l'avait empli
d'une nouvelle et immense sensation d'espace.
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L'espace. C'était réellement ça le but de ce voyage à la voile, et ce
soir, dans un bar près du dock, il avait tenté d'en parler à Rigel et
Capella. Rigel avait l'air fatigué, préoccupé et pas intéressé, mais Bill
Capella, son équipier, s'était montré plein d'enthousiasme et il
semblait savoir de quoi Phèdre voulait parler.
« Comme cette fois-là à Oswego, s'était-il souvenu, quand on attendait
l'ouverture des écluses en se lamentant sur le temps perdu ! En fait on
prenait le pied de notre vie ! »
Phèdre avait rencontré Rigel et Capella du fait d'inondations
provoquées par les pluies d'un ouragan de septembre. L'eau avait
franchi les digues du canal, submergé les balises et encombré les
écluses de débris, si bien que le canal avait dû être fermé sur toute sa
longueur pendant deux semaines. Les bateaux qui descendaient des
Grands Lacs s'étaient retrouvés immobilisés et leurs équipages
désoeuvrés. Soudain, un espace s'était ouvert dans leur vie. Une
brèche inattendue dans le temps. La première réaction avait été la
frustration. Rester assis à ne rien faire, c'était tout simplement
catastrophique. Accaparés jusque-là par leurs propres croisières
personnelles, les plaisanciers n'avaient pas eu grande envie de se
parler. Mais subitement, n'ayant rien de mieux à faire, ils s'étaient
retrouvés à bord, jour après jour, pour discuter. Pas de façon
superficielle. En profondeur. Bientôt, tout le monde se rendait visite
sur le bateau des uns ou des autres. Des fêtes s'organisaient de tous les
côtés, simultanément, et toute la nuit. Les gens du coin avaient
commencé à s'intéresser à cet embouteillage de bateaux et certains
lièrent connaissance avec les plaisanciers. Pas de façon superficielle.
En profondeur. Entraînant un surcroît de fêtes.
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Et c'est ainsi que cette catastrophe, ce désastre que tous avaient
commencé par déplorer, s'était transformé exactement en ce que
Capella avait décrit. Tout le monde avait vraiment pris le pied de sa
vie. Et ce qui les avait rendu si heureux, c'était l'espace.
A part Phèdre, Rigel et Capella, le troquet était presque vide. C'était
une toute petite salle avec quelques tables de billard dans le fond, un
bar au centre en face de la porte et une quantité de tables défraîchies
de leur côté. Un endroit qui se dispensait de tout effort de style. Et
pourtant, l'ambiance y était bonne. Il n'empiétait pas sur votre espace
personnel. Voilà pourquoi. C'était un bar qui se contentait d'être un
bar, sans grosses prétentions.
« Je crois que c'est l'espace qui fait ça, avait-il dit à Rigel.
– Qu'est-ce que vous entendez par là ? lui avait demandé Rigel.
– Quand je parle d'espace ? »
Rigel le regardait en plissant les yeux. Malgré sa tenue décontractée,
pull rayé et bonnet de marin tricoté, Rigel semblait contrarié par
quelque chose qu'il ne disait pas. Peut-être la perspective de faire tout
ce voyage dans le seul but d'aller vendre son bateau dans le
Connecticut.
Pour éviter la controverse, Phèdre avait prudemment répondu :
« Je crois que ce que nous achetons avec ces bateaux, c'est de l'espace,
du rien, du vide… de vastes étendues d'eau sans limite... et des
étendues de temps libre... Ça vaut très cher. Ça ne se trouve plus nulle
part de nos jours.
– Vous n'avez qu'à vous enfermer dans une pièce et verrouiller la
porte, avait répliqué Rigel.
– Non, ça marche pas. Y a le téléphone qui sonne.
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– Répondez pas.
– Alors c'est le facteur qui frappe à la porte.
– Combien de fois ? Lui ouvrez pas. »
Rigel cherchait visiblement à ergoter. Capella y alla de son couplet,
juste pour s'amuser : « Vos voisins vous prendront votre colis.
– Alors c'est les enfants qui rentrent à la maison et qui allument la télé.
– Dites-leur de l'éteindre, continua Capella.
– Dans ce cas, vous sortez de votre pièce.
– Bon, alors faites comme s'ils étaient pas là, reprit Capella.
– Bon, d'accord, très bien. Simple question : Qu'arrive-t-il à quelqu'un
qui s'enferme dans une pièce, ne répond pas au téléphone et refuse de
sortir quand on frappe à la porte, même quand les enfants sont rentrés
à la maison et regardent la télé ? »
Ils y réfléchirent en silence et finirent par esquisser un sourire.
A leur arrivée, l'expression du barman était celle de quelqu'un qui
s'ennuie profondément. Il n'avait quasiment pas de clientèle. Mais
depuis, quatre ou cinq clients supplémentaires étaient entrés. Il
discutait avec deux d'entre eux, des habitués apparemment, l'air
détendu et comme chez eux. Deux autres avaient pris des queues de
billard, aux tables du fond apparemment.
« Il n'y a pas d'espace », décréta Rigel. Il cherchait encore la bagarre.
« Si vous étiez d'ici, vous le sauriez.
– Qu'est-ce que vous voulez dire ?
– Il n'y a pas d'espace ici, répéta Rigel. Tout est saturé d'histoire. Tout
est mort en cette saison, mais si vous connaissiez la région, vous
verriez qu'il n'y a pas d'espace. C'est plein de vieux secrets. Tout le
monde a quelque chose à cacher par ici.
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– Quels secrets ?
– Toutes les apparences sont trompeuses, dit Rigel. Cette petite rivière
sur laquelle nous sommes, vous savez jusqu'où elle va ? Vous le
croiriez pas, hein, mais elle continue sur beaucoup plus que quelques
centaines de mètres après avoir décrit ce coude là-bas. Devinez un peu
quelle distance vous pourriez parcourir sur cette petite rivière avant
d'en voir la fin ? »
Phèdre suggéra une trentaine de kilomètres.
Rigel sourit. « Dans l'ancien temps, vous auriez pu la suivre
indéfiniment, dit-il. Elle coule jusqu'à l'Atlantique. Plus personne ne le
sait. Mais elle contourne tout l'état du New Jersey. Autrefois elle
rejoignait un canal qui franchissait les montagnes et redescendait vers
la Delaware. On y transportait du charbon sur des péniches jusqu'en
Pennsylvanie. C'est ce que faisait mon arrière-grand-père. Il avait
placé de l'argent dans toutes sortes d'entreprises par ici. Et il s'en est
bien sorti.
– Donc votre famille est d'ici ?
– Ils s'y sont établis juste après l'Indépendance. Et ils n'en ont plus
bougé jusqu'à il y a une trentaine d'années. »
Phèdre attendit que Rigel continue, mais il n'ajouta rien.
Un courant d'air froid les enveloppa lorsque la porte s'ouvrit et qu'un
groupe important entra. L'un des types salua Rigel de la main et Rigel
lui répondit d'un hochement de tête.
« Vous le connaissez ? demanda Phèdre.
– Il est de Toronto, répondit Rigel.
– Qui est-ce ?
– J'ai fait la course avec lui, répondit Rigel. C'est sont des Canadiens.
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Ils descendent par ici à cette époque de l'année. »
L'un des Canadiens portait un chandail rouge, un autre une casquette
de marine bleue rejetée en arrière et un troisième un blouson vert vif.
Leur manière de se déplacer tous ensemble disait qu'ils se
connaissaient très bien mais ne connaissaient pas du tout le lieu. Ils
affichaient une exubérance d'habitués de la vie au grand air, comme
une équipe de hockey en déplacement.
Il se rappelait maintenant les avoir déjà vus avant, à Oswego, sur un
grand bateau appelé le Karma. Ils lui avaient paru avoir un peu un
esprit de clan.
« Ils se comportent comme s'ils n'avaient pas beaucoup de respect
pour cet endroit, remarqua Capella.
– Ils ne pensent qu'à rejoindre le sud, répondit Rigel.
– Ils ont une attitude bizarre pourtant, insista Capella, comme s'ils
n'approuvaient pas ce qu'ils voient.
– Eh bien, moi, je les approuve, dit Rigel.
– Que voulez-vous dire ? demanda Capella.
– Ces gens ont une moralité, déclara Rigel. Nous ferions bien d'en
prendre de la graine. »
Après avoir examiné les sélections du juke-box, l'un des Canadiens
avait pressé quelques boutons et des lumières se mirent à clignoter en
tournoyant dans le bar.
Une rafale de bruit s'abattit sur eux. Le volume était beaucoup trop
fort. Phèdre tenta de dire quelque chose à Capella. Capella porta sa
main en cornet à son oreille et rit. Phèdre leva les mains au ciel et tous
deux se carrèrent à nouveau dans leur chaise en écoutant et en buvant
leur bière.
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D'autres personnes étaient entrées et ça commençait à être vraiment
bondé ; beaucoup de gens du coin apparemment mais qui semblaient
se mêler sans difficulté aux plaisanciers comme s'ils avaient l'habitude
de se côtoyer. Toute cette bière, ce bruit, cette cordialité entre
inconnus : ce troquet commençait à devenir vraiment sympa. Phèdre
buvait, écoutait et regardait tournoyer au plafond de petites taches de
lumière diffusées par une sorte d'appareil de discothèque relié au jukebox.
Ses pensées se mirent à dériver. Il réfléchit à ce que Rigel avait dit.
L'Est est vraiment une région différente. Mais en quoi ? C'était
difficile à dire. On sentait la différence plus qu'on ne la voyait.
Une partie de l'architecture de la vallée de l'Hudson dégageait
l'atmosphère des lithographies de Currier & Ives du début du 19e
siècle, l'atmosphère de vie lente, convenable, disciplinée qui régnait
avant la révolution industrielle. Le Minnesota, d'où Phèdre était
originaire, n'avait jamais connu ça. Là-bas, à cette époque, on ne
trouvait pratiquement que des forêts, des Indiens et des cabanes en
rondins.
Traverser l'Amérique par voie fluviale, c'est comme remonter le
temps. En suivant ces anciennes voies de commerce utilisées avant
l'hégémonie du chemin de fer, il voyait la physionomie que le pays
devait avoir eu voici longtemps. Il était étonné de constater combien
certaines parties du fleuve étaient encore telles que la vieille école des
peintres de l'Hudson River les avait représentées, avec des forêts
magnifiques et les montagnes dans le lointain.
Il avait vu une aura croissante de structure sociale à mesure que le
bateau progressait vers le sud, surtout aux manoirs plus nombreux.
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Leur style s'éloignait de plus en plus de la Frontière. Et se rapprochait
de plus en plus de l'Europe.
Deux des Canadiens au comptoir étaient un homme et une femme
tellement collés l'un à l'autre qu'on n'aurait pas pu glisser un coupepapier entre eux. Lorsque la musique s'arrêta, Phèdre fit signe à Rigel
et Capella de les regarder. L’homme avait la main posée sur la cuisse
de la femme qui souriait et buvait comme si de rien n’était.
Phèdre demanda à Rigel : « C'est ça, vos Canadiens de bonne
moralité ? »
Capella s’esclaffa.
Rigel leur jeta un bref coup d’oeil avant de se détourner en fronçant
les sourcils. « Il y en a de deux sortes, dit-il. Une partie réprouve ce
pays à cause de toute les cochonneries qu'ils trouvent ici, et l’autre
l'adore pour les mêmes cochonneries. »
Il fit un mouvement de tête en direction du couple, et il était sur le
point d'ajouter quelque chose, quand la musique et les lumières
repartirent de plus belle. Alors il leva les mains au ciel, Capella rit, et
ils se carrèrent de nouveau dans leurs chaises.
Au bout d’un moment, il se mit à faire froid. La porte était ouverte.
Une femme se tenait là, parcourant la pièce du regard comme si elle
cherchait quelqu’un.
Quelqu’un cria : « LA PORTE ! »
Rigel et la femme se regardèrent pendant un long moment, comme si
c’était lui qu’elle cherchait, puis elle se remit à fouiller la pièce du
regard.
« LA PORTE ! » cria quelqu’un d’autre.
« C’est à toi qu’on parle, Lila », lui dit Rigel.
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Apparemment, elle avait vu ce qu’elle cherchait car sans transition,
tout son visage exprima la fureur. Elle claqua la porte de toutes ses
forces.
« Comme ÇA ça VA ? » cria-t-elle.
Rigel lui adressa un regard sans expression avant de se retourner vers
leur table.
La musique s’arrêta. Avec un clin d’oeil, Phèdre questionna : « Et
celle-là, elle fait partie de ceux qui nous adorent ?
– Non, elle est même pas canadienne », dit Rigel.
Phèdre demanda : « Qui est-ce ? »
Rigel ne répondit pas.
« D’où est-elle ?
– J’ai rien à voir avec elle », lui dit Rigel.
Soudain, une nouvelle rafale de bruit leur tomba dessus.
« TAKE A BREAK !... » « FAIS UNE PAUSE ! »
C'était tonitruant. Les lumières colorées se remirent à clignoter dans la
pièce.
« LET’S GET TOGETHER !... » « SORTONS ENSEMBLE ! »
« ME AND YOU !... » « TOI ET MOI ! »
Capella souleva une boîte de bière d’un air interrogateur pour
demander si quelqu’un en voulait d'autre. Phèdre fit oui de la tête et
Capella se leva.
« AND DO THE THING... » « ET FAISONS CE... »
« AND DO THE THING... » « ET FAISONS CE... »
« THAT WE LIKE... » « QUE NOUS AIMONS... »
« TO DO !... » « FAIRE ! »
Rigel dit quelque chose que Phèdre ne put entendre. Le grand
24
Canadien à la main baladeuse et sa petite copine étaient sur la piste de
danse. Il les observa un moment et, comme on pouvait s'y attendre, ils
dansaient bien.
« DO A LITTLE DANCE... » « UN P'TIT TOUR DE DANSE ! »
« MAKE A LITTLE LOVE... » « UN P'TIT TOUR D'AMOUR ! »
« GET DOWN TONIGHT... » « VIENS CE SOIR ! »
« GET DOWN TONIGHT... » « VIENS CE SOIR ! »
Sensuel. De courtes averses de bruit battant. Un sermon noir en direct
du ghetto.
Il observa Lila, maintenant assise toute seule au comptoir. Quelque
chose en elle captait vraiment son attention. Le sexe, supposa-t-il.
Elle affichait les habituels cosmétiques de bazar : cheveux blonds
décolorés, ongles écarlates, rien d’original, sauf que le résultat global
faisait vraiment film X. On devinait instantanément, sans avoir à y
réfléchir à deux fois, ce qu’elle savait faire le mieux en ce monde.
Mais elle avait une lueur quasi explosive dans le regard.
Quand la musique s’arrêta, le chaud lapin canadien et sa petite copine
quittèrent la piste de danse. En voyant Lila, ils se figèrent presque sur
place, puis continuèrent à pas lents vers le comptoir. Phèdre vit Lila
leur dire quelque chose et trois personnes autour d’eux se raidir. Le
Canadien se retourna, visiblement effrayé. Il lâcha sa copine et fit face
à Lila. Ce devait être lui qu’elle cherchait. Il lui parla et elle répondit.
L'homme hocha la tête une fois, deux, puis la femme et lui
échangèrent un regard et retournèrent au comptoir sans rien dire de
plus à Lila. Progressivement, les conversations reprirent autour d’eux.
Phèdre sentait la bière lui monter à la tête. Pourtant il gardait l'esprit
étrangement clair.
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Il observa Lila un peu plus attentivement : elle avait les jambes
croisées, la jupe au-dessus des genoux. Des hanches larges. Un
chemisier en satin brillant décolleté en V étroitement pris à la taille
par une ceinture. Et dans ce décolleté, une poitrine qu’il était difficile
de ne pas regarder. Elle avait un côté Mae West, une sorte de vulgarité
provocante. Elle ressemblait un peu à Mae West d'ailleurs. « Vas-y,
fais quéqu'chose, si tu l'oses », avait-elle l’air de dire.
Des pensées classées X lui traversèrent l’esprit. Quelles que soient les
zones rendues érogènes par ce genre de stimuli, elles ne sont pas
découragées par le manque d’originalité. Ces stimuli déclenchaient
toutes sortes de choses au niveau de son système endocrinien. Il était
seul sur l’eau depuis longtemps.
« UN P'TIT TOUR DE DANSE ! »
« UN P'TIT TOUR D'AMOUR ! »
« VIENS CE SOIR ! »
« VIENS CE SOIR ! »
« Vous la connaissez ? » cria-t-il à Rigel.
Rigel secoua la tête. « J’ai rien à voir avec elle !
– D’où sort-elle ?
– Du caniveau ! » cria Rigel.
Et il lui jeta un avertissement d'un regard en fente. C'est fou ce que
Rigel donnait comme conseils, ce soir.
La porte s’ouvrit et un peu plus de monde entra. Capella revint les
bras chargés de canettes.
« UN P'TIT TOUR DE DANSE ! »
« UN P'TIT TOUR D'AMOUR ! »
« ENDROIT SYMPA, CALME ET RAFFINÉ !!! » beugla Capella
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aux oreilles de Phèdre.
Phèdre opina du chef et sourit.
Il vit Lila se mettre à discuter avec un autre homme au comptoir qui
parut lui répondre avec familiarité. Mais les autres gardaient leurs
distances, l'air pincé, comme s’ils se méfiaient de quelque chose.
« UN P'TIT TOUR DE DANSE ! »
« UN P'TIT TOUR D'AMOUR ! »
« VIENS CE SOIR ! »
« VIENS CE SOIR ! »
« VIENS CE SOIR ! »
Il se demanda s’il aurait le courage de se lever et d’aller lui parler.
« BÉBÉ ! »
Sûr qu’il en crevait d'envie.
Il prit son temps pour finir sa bière. La détente procurée par l’alcool
contrebalançait exactement la tension due à ce qui se préparait, et
l'équilibre qui en résultait pouvait passer, sans l'être, pour une parfaite
sobriété. Il l'observa longuement et elle savait qu’il l'observait et il
savait qu’elle savait qu’il l'observait, et il savait qu’elle savait qu’il
savait, dans une sorte de mise en abîme, comme lorsque deux miroirs
se font face et que leurs images se reflètent à l’infini.
Alors il ramassa sa canette et se dirigea vers la place libre à côté d’elle
au comptoir.
Là l’odeur de son parfum concurrençait les relents de tabac et d'alcool.
Au bout d'un certain temps, elle se retourna et le regarda dans les
yeux. Le maquillage faisait un masque de son visage mais un très
léger sourire trahissait son plaisir, comme si elle avait attendu
longtemps ce moment.
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Et elle dit : « On s'est déjà vu quelque part, non ? »
Un cliché, pensa-t-il, mais ce genre de situation avait son protocole.
Ouais, « On s'est déjà vu quelque part, non ? » Il tenta de se rappeler
le protocole. Il était rouillé. Le protocole veut que tu évoques les
endroits où tu es susceptible de l'avoir rencontrée, qui tu connais làbas et dans une progression d’intimité, c'est censé amener à d'autres
sujets de conversation, et il cherchait de quels endroits parler quand il
la regarda et, mon Dieu, c’était elle, la fille du tram, et elle est là à lui
demander : « On s'est déjà vu quelque part, non ?» et c’est ce qui avait
déclenché l’illumination.
C’était plus net vers le centre du visage, mais ça ne provenait pas de
lui. C’était plutôt comme si son visage occupait le centre d’un écran et
que la lumière provenait de derrière l’écran.
Mon Dieu, c’était vraiment elle, après toutes ces années.
« Vous êtes sur un bateau ? » lui demanda-t-elle.
Il répondit que oui.
« Avec Richard Rigel ?
– Vous le connaissez ?
– Je connais beaucoup de monde », dit-elle.
Le barman apporta les bières qu’il avait commandées, et il les paya.
« Vous êtes un équipier de Richard ?
– Non, mon bateau est amarré au sien. On manque de place avec tous
ces bateaux qui descendent en même temps. »
Où étais-tu pendant tout ce temps ? avait-il envie de demander, mais
elle ne saurait pas de quoi il parlait. Pourquoi as-tu disparu dans la
foule ce jour-là ? C'était encore de moi que tu riais ? Les bateaux. Il
était censé parler de bateaux.
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« On descend les canaux ensemble depuis Oswego, dit-il.
– Comment ça se fait que je vous ai pas vu là-bas ? » dit Lila.
Tu m’as vu là-bas, pensa-t-il, mais l’illumination avait disparu à
présent et sa voix n’était pas telle qu'il avait toujours pensé qu’elle
serait, de sorte qu’elle n’était plus qu’une inconnue pareille à toutes
les autres.
Elle dit : « J’ai vu Richard à Rome et Amsterdam, mais pas vous.
– Je ne suis pas allé en ville avec lui. Je suis resté à bord.
– Vous êtes tout seul ?
– Oui. »
Elle le dévisagea avec comme une question dans le regard, puis elle
dit : « Invitez-moi à votre table. »
Là-dessus elle articula suffisamment fort pour que les autres
entendent : « Je supporte pas les ordures accoudés à ce comptoir ! »
Mais les deux à qui ces propos étaient destinés se contentèrent de se
dévisager d’un air entendu en évitant de la regarder.
Rigel avait quitté leur table quand ils y arrivèrent, mais Capella salua
Lila d'un grand bonjour et elle le gratifia d'un grand sourire.
« Comment ça va, Bill ? »
Capella répondit impec.
« Où est Richard ? demanda-t-elle.
— Il est allé faire un billard », répondit Capella.
Elle regarda Phèdre et expliqua : « Richard est un vieil ami. »
Il ne répondit rien et un silence s'établit.
Elle lui demanda jusqu’où il allait.
Phèdre répondit qu’il ne savait pas encore très bien.
Lila dit qu’elle descendait passer l’hiver dans le Sud.
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Elle lui demanda d’où il venait et Phèdre répondit le Midwest. Ce qui
ne suscita guère son intérêt.
Il lui raconta qu’il avait vu quelqu'un qui lui ressemblait dans le
Midwest mais elle répondit qu’elle n’y était jamais allée. « Y a des tas
de gens qui me ressemblent », dit-elle.
Un moment après, Capella les laissa pour aller au bar. Resté seul avec
elle, Phèdre se trouva confronté à une sorte de vide. Il fallait dire
quelque chose, mais quoi ? Il voyait bien qu'elle aussi commençait à
être mal à l'aise. Il n’était pas son « genre », elle commençait à le voir.
Mais la bière aidant... L'alcool oblitérait les différences. Assez de
bière et tout se réduisait au pur biologique, sa juste place, en somme.
Un moment après, Lila lui proposa de danser. Il répondit qu’il ne
savait pas et ils restèrent assis. Mais le grand Canadien et sa petite
copine choisirent ce moment-là pour revenir sur la piste et s'y
remettre. Ils étaient bons danseurs. Ils bougeaient vraiment bien
ensemble, mais quand Phèdre regarda Lila, il vit qu’elle avait la même
expression explosive qu'à son arrivée.
« Le saloparde ! dit-elle. Il est venu avec moi. Il m’a invitée à ce
voyage ! Et maintenant il est avec elle. Bon Dieu, un truc pareil, ça
me tue !»
La musique reprit de plus belle et les lumières de discothèque se
remirent à tourner et Lila le regarda d’une drôle de façon. Rien qu'un
regard, et la lumière disco passa. Mais c'est juste dans cet intervalle
qu'il remarqua la beauté de ses yeux bleu clair. Des yeux qui
semblaient en contradiction avec sa manière de parler et avec le reste
de son apparence. Des yeux étranges. Sans mémoire. Comme les yeux
d'un enfant.
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Comme ils avaient fini leurs bières et qu'il proposait d'aller en
chercher d’autres, elle lança : « Viens, on va danser.
– Mais je suis nul !
– C’est pas grave. T'as qu'à faire ce que t'as envie, je suivrai. »
Ce qu’il fit, et à son étonnement, elle arrivait vraiment à suivre. Ils
entrèrent dans une sorte de tourbillon. Ils tournaient, tournaient avec
les lumières disco et entraient de plus en plus dans le rythme.
« T'es meilleur que tu crois », lui dit-elle, et c'est vrai qu’il l’était.
« VIENS CE SOIR ! »
« VIENS CE SOIR ! »
Il avait conscience que les gens les regardaient, mais lui, tout ce qu'il
voyait, c’était Lila et les lumières qui n'arrêtaient pas de tourner.
Et tourne qui tourne. Et tourne qui tourne – rouge, bleu, rose, orangé,
or. Il y en avait partout dans la pièce, partout au plafond, et elles
brillaient, brillaient tantôt sur le visage de Lila, tantôt dans ses yeux à
lui – rouge, rose, or.
Un p'tit tour de danse...
Un p'tit tour d'amour...
Viens ce soir...
Viens ce soir...
La gêne s'était dissipée ; la bière, la musique, le parfum de Lila
avaient pris le dessus, et ses yeux bleu clair se posaient sur lui avec
cette étrange façon de demander c'est bien toi ? et il n'arrêtait pas de
répéter mentalement oui, c'est moi et sa réponse se propageait
lentement le long de ses bras et passait dans ses mains qui la tenaient
et de là dans le corps de Lila et elle la sentait et sa colère s'apaisait peu
à peu et sa gaucherie à lui se dissipait aussi.
31
Un p'tit tour de danse...
Un p'tit tour d'amour...
Viens ce soir...
Viens ce soir...
A un certain moment, le danseur canadien s'approcha et voulut
s'interposer. Lila lui conseilla de « disparaître » et Phèdre devina, à un
changement perceptible dans son corps, la satisfaction que cela lui
avait procuré. Après ça, ils surent que quelque chose était scellé entre
eux, au moins pour ce soir. Au-delà, c'était trop loin pour y penser.
Il se rappelait à peine comment il était revenu sur le bateau avec elle.
Ce qui lui revenait en mémoire, c'était le tempo de la musique et ce
regard interrogateur au fond de ces yeux si bleus et si clairs, et là, sur
la couchette, la façon qu'elle avait eue de l'étreindre, de se serrer
contre lui de toutes ses forces, comme un noyé se cramponnant à la
vie.
Un p'tit tour de danse...
Un p'tit tour d'amour...
Viens ce soir...
Viens ce soir...
Il sentit le sommeil le gagner.
C'est vraiment étrange, se dit-il. Tous ces trucs et ces ruses, ces
phrases et ces promesses qu'on peut faire pour les attirer dans notre lit,
l'énergie qu'on y met, pour rien. Et puis, une fille comme ça s e
présente, on ne se donne pas grand mal et c’est avec elle qu’on se
réveille.
C'est n'importe quoi, se dit-il dans son demi-sommeil... vraiment
n'importe quoi. Et l'air continua de tourner dans sa tête encore et
32
encore – encore et encore et encore et encore jusqu’à ce qu’il
s'endorme.
Un p'tit tour de danse...
Un p'tit tour d'amour...
Viens ce soir...
Viens ce soir...
33
2
Fiches
Au réveil, Phèdre vit par l'écoutille que le ciel était moins noir. L’aube
approchait.
Il s'aperçut alors qu’il n’était pas seul. Un corps entre lui et la coursive
l'empêchait de quitter la couchette. Lila, se rappela-t-il.
Il vit qu'en manoeuvrant prudemment, il pouvait se glisser par
l’écoutille ouverte, faire le tour par le pont et réintégrer la cabine par
le cockpit.
Il se souleva doucement et sortit par l’écoutille sans la déranger.
Bien joué.
Le pont froid sous ses pieds nus le réveilla pour de bon. Il n'était pas
verglacé, apparemment, mais le rouf en fibre de verre était aussi froid
que de la glace. De quoi chasser les dernières vapeurs d’alcool de sa
tête. Rien de tel que de se promener tout nu sur le pont glacé d'un
voilier pour vous mettre les idées en place pour la journée.
Quel calme à cette heure. L’aube était encore si proche qu'on
distinguait à peine le coude de la rivière au loin. Difficile de croire ce
qu’avait dit Rigel : qu’au-delà de ce coude, une péniche de charbon
pouvait aller jusqu’à l’océan.
Il s'approcha du bord pour vérifia les aussières qui le rattachaient au
bateau de Rigel. Elles étaient un peu molles et il en reprit d'abord une,
avant de les retendre toutes. Il aurait dû le faire avant d’aller se
coucher. Mais il était trop ivre pour se soucier de ce genre de détails.
34
Il regarda autour de lui et, malgré le froid, le mystère de l’aube le
saisit. D’autres bateaux étaient arrivés après le sien et s'étaient amarrés
devant et derrière lui. L’un d’entre eux était peut-être celui qui avait
amené Lila. Le port paraissait vieux et délabré par endroits mais
présentait ailleurs des signes de rénovation et d'embourgeoisement.
Pseudo-victorien, apparemment, mais pas moche. Plus loin, on
apercevait une grue et d’autres mâts. L’Hudson était complètement
hors de vue.
C'était bon de n’avoir aucun lien avec ce port. Il ignorait ce qu’il y
avait au-dessus des berges du fleuve ou derrière les constructions du
port, pas plus qu'il ne savait où les routes menaient ni à qui
appartenaient les maisons, ni qui étaient les gens qui se présenteraient
ici aujourd’hui ni ceux qu'ils rencontreraient. C’était comme un livre
d’images et il était un enfant qui le regarde en attendant que tourne la
page.
Les frissons rompirent le charme. Il avait la chair de poule. Il retourna
à l'arrière et, se tenant d’une main à la bôme, se soulagea dans la
rivière. Il passa ensuite dans le cockpit, repoussa le lourd capot de
descente en teck et se laissa glisser dans le carré avec une grâce
désormais devenue naturelle. Mais c'était une « grâce » durement
acquise... Quand il avait pris possession de son bateau, la première
fois, il l’avait parcouru comme s’il s’agissait d’une maison et, glissant
sur une flaque, de gasoil probablement, il avait plongé la tête la
première dans l'écoutille de descente et s’était cassé la clavicule.
Depuis, il avait appris à se mouvoir avec l'agilité d'un singe, surtout
par gros temps quand tout le bateau se soulevait, tanguait et roulait
comme un trapèze volant.
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Dans le carré, il se dirigea à tâtons jusqu’à l’interrupteur du plafonnier
et l’actionna. L’obscurité s'emplit aussitôt de teck et d’acajou
familiers.
Il passa dans la cabine avant et retrouva ses vêtements sur la couchette
en face de Lila. Elle s'était retournée depuis qu’il l’avait quittée. Vue
d'ici, sa silhouette plongée dans l'ombre ressemblait à peu de chose
près à ce qu’elle était quelques minutes avant, vue de l'autre côté.
Il referma la porte de la cabine et revint dans le carré où il souleva le
couvercle d'un coffre en bois, y prit son bon gros vieux pull marron et
l'enfila. Le cliquetis du fermoir troubla le silence quand il le referma.
Il retourna à la descente, remit les panneaux d'écoutille en place et
referma le lourd capot coulissant.
Un peu de chaleur s'imposait.
Près de la descente, contre la table à cartes, il trouva des allumettes et
de l’alcool. Avec précaution, il transporta un petit récipient rempli
d’alcool jusqu’au petit poêle à charbon monté contre la cloison du
fond et versa l’alcool sur des briquettes de charbon à l'intérieur. Làbas, sur la rive du livre d'images, tout s'accomplissait par magie. Ils
avaient de la chaleur et de l'électricité sans y penser. Mais dans ce
petit monde flottant, tout ce dont tu as besoin, tu dois l'obtenir par toimême.
Il craqua une allumette, la jeta dans le poêle et regarda l’alcool faire
« Pouf ! » en emplissant le poêle d’une flamme bleu-violet pâle.
Heureusement qu’il l'avait chargé la veille. Il n’aimerait pas avoir à le
faire maintenant... Etait-ce seulement hier ? Ça semblait faire une
semaine...
Il referma le poêle, le contempla un moment jusqu'à ce que son oeil
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soit attiré par une énorme valise qu’il n’avait pas remarquée avant.
D’où sort-elle ? se demanda-t-il.
Elle n’était pas à lui.
Ce devait être Lila qui l'avait apportée.
Il y réfléchit tout en approchant une autre allumette d’une lampe à
pétrole en laiton suspendue. Il ajusta la mèche jusqu’à ce que la
flamme lui semble correcte. Puis il éteignit le plafonnier électrique et
s’assit sur la banquette sous la lampe, le dos appuyé contre un sac de
couchage enroulé.
Il ne voyait pas d'autre solution que celle-là : il avait dû conclure une
sorte d'arrangement avec elle et l'inviter à bord, autrement elle n’aurait
pas apporté cette valise.
La lampe à pétrole faisait maintenant luire toutes les formes de la
cabine, bois, bronze, laiton, tissu, et un autre rayonnement de chaleur
invisible émanait du poêle noir qui émettait de petits crissements de
dilatation. Bientôt il aurait réchauffé suffisamment l'atmosphère pour
que l'intérieur soit bien confortable.
Si l'on exceptait cette valise... Ce qui lui venait à l’esprit n'avait rien
de confortable. Il se rappela comment elle l'avait laissée tomber sur le
pont de Rigel. Vraiment fort. Quand ils l'avaient traversé pour monter
à bord, il s’était retourné pour lui dire de faire doucement. Et il se
rappelait qu’elle avait crié : « Me dis pas à moi de faire doucement ! »
d’une voix qui avait dû s'entendre dans tout le port.
Voilà que tout lui revenait à présent : il l'avait accompagnée à son
bateau, attendue pendant qu’elle faisait sa valise en l’écoutant râler
contre ce « sale hypocrite de Georges » et sa « pute de Debbie ».
Oh-oh...
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Bah, ça ne serait pas si terrible que ça. Deux, trois jours, le temps de
rallier Manhattan, et puis elle ne serait plus là. Pas de mal à ça.
Il vit que sa valise avait repoussé toutes ses boîtes de fiches sur le bord
de la couchette de quart. Des fiches destinées à un livre auquel il était
en train de travailler. L'une des quatre longues boîtes, de type fichier
de bibliothèque, était penchée, prête à tomber. Il ne manquerait plus
que ça, se dit-il, quelque trois mille fiches en feuillets de carnet
éparpillées par terre.
Il se leva et rajusta le bloqueur mobile de chaque boîte de manière à ce
qu’il serre bien les fiches et les empêche de tomber. Puis il repoussa
soigneusement les boîtes à l'abri dans le fond de la couchette. Et il
retourna s'asseoir.
A choisir, il préfèrerait perdre son bateau plutôt que ces fiches. Il en
avait dans les onze mille à présent. Elles avaient proliféré sur presque
quatre années passées à les organiser, les réorganiser et les réréorganiser tant de fois que tenter d'en faire un tout cohérent lui
donnait le vertige. Il avait pratiquement laissé tomber.
Leur sujet général était ce qu'il appelait une « Métaphysique de la
Qualité » ou parfois une « Métaphysique des Valeurs » ou encore
simplement « MQ », pour gagner du temps.
Ces constructions là-bas à terre appartenaient à un monde et ces fiches
appartenaient à un autre. Ce « monde en fiches » était tout un monde
qu'il avait bien failli perdre une fois, faute d'avoir rien couché par
écrit. Des incidents s'étaient produits qui avaient tout effacé de sa
mémoire. Il avait désormais reconstitué sur ces fiches ce qui semblait
en être la plus grande partie et il ne tenait pas à le reperdre.
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Mais c’était peut-être une bonne chose qu’il l’ait perdu, car
maintenant, en le reconstituant, toutes sortes de nouveaux éléments
affluaient — tellement même que sa tâche principale était de traiter
toute cette information avant qu'elle ne crée dans sa tête une sorte
d’embouteillage d’où il ne pourrait plus se sortir. Désormais, l'objectif
principal de ces fiches n’était pas tant de l’aider à se souvenir que de
l’aider à oublier. Cela semblait contradictoire, mais le but était de
garder la tête vide, de se délester de toutes ces idées des quatre
dernières années sur cette couchette de quart où il n'aurait plus à
penser à elles. Voilà ce qu’il voulait.
Comme dans la vieille histoire du maître zen et de la tasse de thé. Si tu
veux boire du thé frais, tu dois d'abord vider le vieux thé qu’il y a dans
ta tasse, sinon ta tasse déborde et tout est trempé. Notre tête est
exactement comme cette tasse. Elle a une capacité limitée, et si tu
veux apprendre quelque chose sur le monde, tu dois garder la tête vide
en vue de l’apprendre. Il est très facile de passer sa vie entière à
remuer du vieux thé dans sa tasse en se disant qu’il est très bon parce
qu’on n’a jamais vraiment goûté quoi que ce soit de nouveau parce
qu'on ne peut pas le faire contenir dans la tasse parce que le vieux thé
prend toute la place parce qu'on est tellement convaincu que le vieux
est très bon parce qu’on n’a jamais vraiment goûté quoi que ce soit de
nouveau... et ainsi de suite indéfiniment comme un serpent qui se
mord la queue.
Si Phèdre utilisait des fiches plutôt que des pages de cahier c’est parce
qu’un catalogue rempli de fiches permet un accès plus aléatoire.
Lorsqu’on organise l’information en petits morceaux auxquels on peut
avoir accès et que l’on peut séquencer de façon aléatoire, elle devient
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bien plus précieuse que lorsqu’on doit la prendre sous forme sérielle.
Il vaut mieux, par exemple, aménager un bureau de poste où les
clients ont des boîtes postales numérotées et peuvent avoir accès à ces
boîtes quand il leur plaît, plutôt que de les faire venir tous en même
temps faire la queue et recevoir leur courrier de la main de Joe qui doit
tout repasser par ordre alphabétique à chaque fois, qui a des
rhumatismes, qui va prendre sa retraite dans quelques années et qui se
moque de savoir si ça leur plaît d’attendre ou pas. Lorsqu’une
distribution est verrouillée dans un format séquentiel rigide, elle crée
des Joe qui dictent les changements autorisés et ceux qui ne le sont
pas, et cette rigidité est mortelle.
Certaines des fiches traitaient précisément de ce sujet : accès aléatoire
et Qualité. Les deux sont étroitement liés. L’accès aléatoire est
l’essence de la croissance organique dans laquelle les cellules, comme
les boîtes postales, sont relativement indépendantes. Les villes sont
basées sur l’accès aléatoire. Les démocraties aussi. Le système du
libre échange, la liberté d’expression et la croissance de la science
sont tous basés dessus. Une bibliothèque est l’un des outils les plus
puissants de la civilisation à cause précisément de son cataloguefichier. Sans le système décimal Dewey qui permet au catalogue
général d’augmenter ou de diminuer en n’importe lequel de ses points,
toute la bibliothèque deviendrait rapidement obsolète, inutilisable et
mourrait.
Et donc, même si ces fichiers présentaient peu d’attrait, ils avaient
pourtant la force cachée d’un catalogue de fiches. Ils garantissaient à
Phèdre qu’en gardant la tête vide et en maintenant le formatage
séquentiel au minimum, aucune idée nouvelle, fraîche et inexplorée ne
40
serait oubliée ou mise à l’écart. Il n’avait pas de Joe idéologique pour
tuer une idée parce qu’elle n'entrait pas dans son schéma préalable de
pensée.
Comme il ne préjugeait pas de la pertinence des nouvelles idées ni
n’essayait de les ranger par ordre mais les laissait simplement venir,
ces idées venaient parfois si vite qu’il n’arrivait pas à les noter assez
rapidement. Le sujet, une métaphysique entière, était si énorme que le
flot des idées était devenu une avalanche. Les fiches continuaient à
proliférer dans toutes les directions de sorte que plus il voyait de
choses, plus il voyait qu’il y en avait à voir. C’était comme un effet
Venturi attirant sans fin des idées et toujours plus d'idées. Il voyait
qu’il y avait un million de choses à lire, un million de fils à suivre...
trop... trop... et pas assez de temps en une seule vie pour tout
rassembler. Enseveli sous l’avalanche.
Il avait eu des moments où il avait été tenté de prendre ses fiches, pile
par pile, de les enfourner par la porte du poêle sur les briquettes de
charbon rougeoyantes, et puis de refermer la porte et d’écouter les
crissements du métal qui se dilate pendant qu’elles seraient parties en
fumée. Alors, tout aurait été fini et il aurait été vraiment libre à
nouveau.
Sauf qu’il n'aurait pas été libre. Dans sa tête, ça resterait toujours à
faire.
Et donc il avait passé la majeure partie de son temps submergé par le
chaos, sachant que plus il tarderait à établir une organisation précise,
plus cela deviendrait difficile. Mais en ayant la certitude que tôt ou
tard un format finirait par émerger et qu’il serait d’autant meilleur
qu’il l'avait longtemps attendu.
41
A terme, cette conviction s'était avérée justifiée. Il s'était mis à y avoir
des périodes où il ne faisait rien que rester assis pendant des heures
sans qu'aucune fiche ne vienne – et c'est là qu'il sut le moment
d'organiser venu. Il découvrit avec plaisir que les fiches elles-mêmes
rendaient cette organisation bien plus facile. Au lieu de demander :
« Par où commence cette métaphysique de l’Univers ? » – ce qui était
une question pratiquement impossible – tout ce qu’il avait à faire était
simplement de tenir deux fiches côte à côte et de se demander :
« Laquelle vient en premier ? » C’était facile et il semblait toujours
trouver la réponse. Il prenait alors une troisième fiche, la comparait à
la première et se demandait à nouveau : « Laquelle vient en
premier ? » Si la nouvelle fiche suivait la première, il la comparait
alors à la seconde. Il avait alors une organisation à trois fiches. Il
répéta le processus fiche après fiche.
Rapidement, il remarqua l’émergence de certaines catégories. Les
fiches les plus anciennes commencèrent à fusionner dans un thème
commun et les plus récentes en un thème différent. Lorsqu’un nombre
suffisant de fiches fusionnaient en un thème particulier, au point de lui
donner le sentiment que ce serait permanent, il prenait un bristol de la
même dimension que les fiches papier, y fixait un onglet de plastique
transparent, écrivait le nom du thème sur une petite étiquette en carton
fournie avec, l’insérait dans l’onglet, et mettait la carte d’indexation
avec les fiches du thème en rapport. Les fichiers sur la couchette de
quart comptaient maintenant quelque quatre ou cinq cents de ces
cartes d’indexation à onglet.
A diverses occasions, il avait essayé toutes sortes de choses
42
différentes : des onglets en plastique de couleur pour indiquer des
sous-thèmes et des sous-sous-thèmes ; des étoiles pour indiquer une
importance relative ; des fiches divisées par une ligne médiane
séparant les aspects émotionnels et rationnels de leur sujet ; mais
toutes ces choses avaient accru plutôt que réduit la confusion et il
avait trouvé plus clair d’inclure ces informations ailleurs.
Il était fascinant d’observer la croissance de cet organisme. Jamais
personne à sa connaissance n’avait rédigé une métaphysique
intégrale ; il n’y avait pas de règles pour le faire et aucun moyen de
prédire comment cela progresserait.
En plus de ces catégories thématiques, cinq autres catégories avaient
émergé. Phèdre pensait qu’elles étaient de grande importance :
La première était EN ATTENTE. Elle contenait les nouvelles idées
venues interrompre ce qu’il était en train de faire. Des idées surgies à
l'improviste alors qu’il était en train de classer les autres fiches ou de
naviguer ou de travailler sur le voilier ou tout autre chose qui ne
supportait aucune interruption. Normalement, notre esprit dit à ces
idées :« Va-t’en, je suis occupé », mais cette attitude est fatale à la
Qualité. La pile EN ATTENTE lui permettait de résoudre le problème.
Il mettait tout simplement les fiches là, en attente, jusqu’à ce qu’il ait
le temps et l’envie de s’en occuper.
La catégorie non-thématique suivante était appelée PROGRAMME.
Les fiches PROGRAMME contenaient des instructions sur quoi faire
avec le reste des fiches. Elles gardaient un oeil sur la forêt pendant
qu’il réfléchissait aux arbres individuels. Avec plus de dix mille arbres
ne demandant qu'à se multiplier pour devenir cent mille, les fiches
PROGRAMME étaient absolument nécessaires pour éviter de s'y
43
perdre.
Ce qui rendait ces instructions si puissantes, c'est qu’elles aussi étaient
en fiches, une fiche pour chaque instruction. Ce qui veut dire que les
fiches PROGRAMME étaient en accès aléatoire elles aussi et qu'elles
pouvaient être modifiées et séquencées différemment au besoin sans la
moindre difficulté. Il se rappelait avoir lu que John Von Neumann, un
des inventeurs de l’ordinateur, avait dit que la seule chose qui rend un
ordinateur aussi puissant, c'est le fait que le programme est lui-même
de l'information et qu’il peut être traité comme n’importe quelle autre
information. Cela lui avait semblé un peu obscur à l'époque, mais à
présent ça prenait tout son sens.
Les fiches suivantes étaient les fiches CRITIQUE. Celles-là étaient
pour les jours où il se levait de mauvaise humeur et ne voyait plus que
des défauts partout. Il savait d’expérience que s’il jetait des choses ces
jours-là, il le regretterait plus tard, alors il passait sa colère sur ces
fiches en décrivant simplement ce qu’il voulait éliminer et ses raisons
de le faire. Les fiches CRITIQUE attendaient alors des jours ou
parfois des mois qu’une période plus calme lui permette un jugement
moins passionné.
L’avant-dernier groupe était la catégorie PROBLEME. Elle contenait
des fiches qui avaient l’air de dire quelque chose d’important mais
n’entraient dans aucun thème qui lui vienne à l'esprit. Elle lui évitait
de rester coincé sur une fiche dont la place pourrait devenir évidente
plus tard.
La catégorie finale était la POUBELLE. Là se trouvaient les fiches qui
lui avaient semblé de grande valeur lorsqu’il les avait rédigées, mais
qui paraissaient aujourd'hui minables. Y atterrissaient parfois des
44
doubles de fiches qu'il avait oublié avoir déjà rédigées. Il se
débarrassait de ces doubles, mais ne jetait rien d’autre. Il avait eu
maintes fois l’occasion de se rendre compte que la pile poubelle est
une catégorie de travail. La plupart des fiches mouraient là, mais
certaines se réincarnaient et certaines de ces fiches réincarnées étaient
les plus importantes qu’il avait.
En fait, ces deux dernières piles, POUBELLE et PROBLEME, étaient
celles qui lui causaient le plus de soucis. Tout son effort
d’organisation le poussait à avoir le moins de fiches possible dans ces
catégories-là. Lorsqu’elles se présentaient, il devait lutter contre sa
tendance à les minimiser, à les mettre dans sa poche avec son
mouchoir par-dessus, à les jeter par la fenêtre, à les mépriser et à les
oublier. Elles étaient les opprimées, les outsiders, les parias, les
pécheresses de son système. Mais la raison pour laquelle leur
condition le souciait autant, c'est qu’il pensait que la qualité et la force
de son système d’organisation tout entier dépendait de la façon dont il
les traitait. S’il traitait bien ses parias, son système serait bon. S’il les
traitait mal, son système serait faible. Il ne pouvait pas les laisser
détruire tous ses efforts d’organisation, mais il ne pouvait pas non plus
se permettre de les oublier. Elles restaient donc là, accusatrices, et il
lui fallait les écouter.
Les centaines de thèmes s’étaient organisés en sections plus vastes, les
sections en chapitres et les chapitres en parties ; de telle sorte que ce
en quoi les fiches s’étaient finalement organisées était le contenu d’un
livre ; mais il s’agissait d’un livre dont l’organisation partait de la base
vers le sommet plutôt que du sommet vers la base. Il n'était pas parti
d'une idée maîtresse pour ne sélectionner ensuite, à la Joe, que les
45
fiches qui feraient l’affaire. Ici, « Joe », le principe organisateur, avait
été démocratiquement élu par les fiches elles-mêmes. Les fiches
POUBELLE et PROBLEME ne participaient pas à cette élection et
cela lui causait une sourde insatisfaction. Mais il avait l’impression
que l’on ne peut espérer avoir un système d’organisation parfait en
quoi que ce soit. Il avait maintenu la pile POUBELLE aussi réduite
que possible sans la supprimer délibérément et c’était le mieux que
l’on puisse demander.
Une description de ce système laisse penser que tout était bien plus
facile que dans la réalité. Souvent il s’était trouvé dans la situation où
l'arrivée de fiches PROBLEME conjuguée à l'existence des fiches
POUBELLE lui indiquait que toute sa façon de procéder par thèmes
était erronée. Certaines fiches pouvaient entrer dans deux ou trois
catégories et d’autres dans aucune, et il commençait à voir qu’il allait
lui falloir mettre en pièces tout son système d’organisation et
recommencer différemment, car s’il ne le faisait pas, les piles
POUBELLE et PROBLEME ainsi que la pile CRITIQUE allaient
l'assourdir de leurs cris jusqu’à ce qu’il s'y mette.
Ça, c’étaient de mauvais jours. Mais il arrivait que la nouvelle
réorganisation produise des piles POUBELLE et PROBLEME encore
plus grandes qu’elles ne l’étaient avant. Des fiches qui avaient leur
place dans l’ancienne organisation ne l’avaient plus dans la nouvelle,
et Phèdre voyait alors que la seule chose à faire était de revenir en
arrière et de tout recommencer selon l’ancienne méthode. Ça, c'étaient
vraiment les mauvais jours.
Parfois, il entreprenait d'élaborer une procédure PROGRAMME qui
lui permettrait de revenir à son point de départ, mais pendant qu’il s'y
46
consacrait, il s'apercevait que la procédure PROGRAMME avait
besoin d'être modifiée, et il faisait donc cette modification, mais en
cours de modification, il s'apercevait que cette modification avait aussi
besoin d’une modification, et il se mettait alors à la modifier, pour
s'apercevoir ensuite que même ça n’allait pas, et alors, le téléphone
choisissait ce moment pour sonner et c'était quelqu’un qui voulait lui
vendre quelque chose ou le féliciter pour son premier livre ou l’inviter
à une quelconque conférence ou l'inviter à en donner une quelque part.
Ces correspondants étaient généralement bien intentionnés, mais
lorsqu’il en avait fini avec eux, ils restait généralement assis, bloqué.
Il avait commencé à se dire que s’il mettait simplement de la distance
entre lui et les gens, en partant sur ce voilier, et qu’il avait assez de
temps devant lui, tout lui viendrait, mais ça n’avait pas marché aussi
bien qu’il l'espérait. On a juste affaire à d’autres genres
d’interruptions. Une tempête arrive et on s'inquiète à propos de
l’ancre. Ou bien un autre bateau vient au mouillage et ils s'approchent
pour lier connaissance. Ou bien une fête bien arrosée bat son plein sur
le quai … et ainsi de suite ...
Il se leva et alla prendre quelques briquettes de charbon près de la
couchette de quart pour alimenter le poêle. Il commençait à faire bien
chaud maintenant.
Il souleva une des boîtes de fiches et y jeta un coup d’oeil. La face
avant laissait voir un peu de rouille à travers la peinture. Tout rouille à
bord d'un bateau – tu n'y peux rien – même l'acier inoxydable, et ces
boîtes étaient en tôle d’acier tout à fait ordinaire. Il faudrait qu’il s’en
fabrique de nouvelles en contreplaqué marine collé quand il aurait le
temps. Peut-être quand il serait dans le Sud.
47
Ce fichier était le plus ancien. Il contenait des fiches qu’il n’avait pas
consultées depuis au moins un an.
Il le rapporta sur la table.
Le premier thème, en tout début de fichier, était DUSENBERRY. Il le
considéra avec nostalgie. A une époque, il avait cru que
DUSENBERRY serait au centre de tout son livre.
Au bout d'un moment, il prit un bloc-note vierge à l'arrière de la boîte
et inscrivit sur le premier feuillet : « PROGRAMME », et en dessous :
« Tout arrêter jusque départ Lila ». Puis il arracha la feuille du blocnote et la plaça au tout début de la pile PROGRAMME, puis il remit
le bloc-note à l'arrière du fichier. Il avait découvert qu’il était
important de rédiger une fiche PROGRAMME pour ce qui était en
cours. Cela ne semblait pas nécessaire au moment où on le faisait,
mais plus tard, quand des interruptions ont interrompu des
interruptions qui ont interrompu des interruptions, on est content de
l’avoir fait.
Les fiches CRITIQUE disaient également depuis des mois que la fiche
DUSENBERRY devait partir, mais on aurait dit qu'il ne pouvait se
résoudre à s’en débarrasser. La fiche restait là, pour ce qui semblait
n’être que des raisons sentimentales. Elle avait été reléguée à une
place de moins en moins importante par l'arrivée de nouvelles fiches
et elle traînait là maintenant, vacillant sur le bord de la POUBELLE.
Il sortit toute la section thématique DUSENBERRY. Les fiches
commençaient à brunir sur les bords et l’encre aussi avait viré au brun
sur la première fiche.
Celle-ci disait : « Verne Dusenberry, maître de conf., dépt d'anglais,
Faculté d’Etat du Montana. Décédé, tumeur au cerveau, 1966,
48
Calgary, Alberta ».
Sans doute avait-il fait la fiche pour se rappeler l’année.
49
3
Dusenberry
Mil neuf cent soixante-six. Mon Dieu, comme le temps avait passé.
Il se demanda de quoi Dusenberry aurait l’air aujourd’hui, s’il avait
vécu. De pas grand-chose, peut-être. Déjà, avant sa mort, il donnait
des signes de déclin. On devinait qu’il avait été à l'apogée de ses
capacités à peu près à l’époque où Phèdre l'avait connu à Bozeman,
Montana, où tous deux enseignaient au département d’anglais.
Dusenberry était né à Bozeman, était diplômé du collège universitaire
de la ville, mais après vingt-trois ans d'enseignement dans ce même
collège, il ne se voyait toujours confier que trois cours de dissertation
de première année ; aucun cours de littérature, aucun cours de
dissertation de niveau licence ou maîtrise. Sur le plan académique,
cela faisait longtemps qu’il avait été placé sur la pile PROBLEME des
universitaires dont le département se serait volontiers débarrassé.
Seule sa titularisation le sauvait de la catégorie POUBELLE. Il était
peu lié socialement avec les autres profs du département. Ceux-ci
d'ailleurs semblaient parvenus à des degrés de désintérêt variable dans
leurs relations avec lui.
Phèdre trouvait cela étrange car dans ses propres conversations avec
lui, Dusenberry n'était pas du tout asocial. Il pouvait paraître asocial
avec ses sourcils arqués et le pli tombant de sa bouche, mais lorsque
Phèdre eut appris à le connaître, Dusenberry en fait se révéla plus
bavard qu'une pie, plein d'une verve et d'une gaieté de vieille fille,
50
pour ainsi dire. Un style un peu « gay » à la vérité – caustique et assez
médisant – et au début Phèdre avait pensé que c’était la raison pour
laquelle il était mal vu. Les hommes du Montana à cette époque
étaient censés ressembler aux cow-boys des pubs Marlboro et se
comporter comme eux. Mais Phèdre n'avait pas tardé à voir que la
cause de leur froideur était ailleurs. C’était juste Dusenberry et son
excentricité en général. Au fil des ans, dans un département de petite
université, de menues différences et excentricités peuvent évoluer en
grosses différences, et celles de Dusenberry n’étaient pas si minces
que ça. Sa plus grosse différence fut révélée à Phèdre par une
réflexion qu'il entendit maintes fois par la suite, un dédaigneux : « Ah,
oui, Dusenberry... Dusenberry et ses Indiens. »
Et lorsque Dusenberry parlait de ses collègues, c’était avec un égal
dédain : « Ah, oui, le département d’anglais. » Mais il n'en parlait
pour ainsi dire jamais. Le seul sujet qui suscitait un enthousiasme
sincère de sa part c'était bien les Indiens, et plus particulièrement les
Indiens de Rocky Boy, les Chippewas-Cris de la frontière canadienne
sur lesquels il écrivait sa thèse de doctorat en anthropologie. Et il
faisait savoir à qui voulait l'entendre qu’à l'exception des Indiens avec
lesquels il s’était lié d’amitié pendant vingt et une de ses vingt-trois
années d’enseignement, il considérait ce temps de sa vie comme du
gâchis.
A la fac, il faisait office de conseiller auprès de tous les étudiants
indiens et du plus loin qu'on s'en souvienne, c'était un poste qu'il avait
toujours occupé. Les étudiants étaient sa courroie de transmission. Il
se faisait un devoir de rencontrer leurs familles, ce qui était un sésame
pour entrer dans leurs vies. Il passait toutes ses fins de semaine et son
51
temps libre dans les réserves, à participer à leurs cérémonies, à se
charger de commissions pour eux, à conduire leurs enfants à l’hôpital
quand ils étaient malades, à parlementer avec des fonctionnaires de
l’Etat quand ils avaient des ennuis, et au-delà de ça, à se fondre
complètement dans les moeurs, les personnalités, les secrets et les
mystères de ces gens qu’il aimait cent fois mieux que les siens.
D'ici à quelques années, une fois son doctorat terminé, il
abandonnerait pour toujours l’enseignement de l’anglais pour se
consacrer à celui de l’anthropologie. On aurait pu croire que ce serait
pour lui la solution idéale, mais vu ce que Phèdre avait entendu, il
était déjà manifeste que non. Dusenberry n’était pas excentrique qu'en
anglais, il l'était aussi en anthropologie.
L'essentiel de son excentricité semblait être son refus d’accepter
l’« objectivité » comme critère scientifique. Il ne pensait pas que
l’objectivité avait sa place dans une juste démarche anthropologique.
Autant dire que le Pape n’a pas sa place dans l’Eglise catholique. Pour
l'anthropologie américaine, c'est là la pire des apostasies, et
Dusenberry en avait été promptement informé. Toutes les universités
américaines auxquelles il avait soumis sa candidature pour sa
recherche en doctorat l’avaient refusé. Mais plutôt que de renoncer à
ses convictions, Dusenberry avait contourné tout le système
universitaire américain pour aller trouver le Professeur Åke Hultkranz,
à Uppsala, la plus ancienne université de Suède, où il s'apprêtait à
présenter sa thèse. Chaque fois que Dusenberry en parlait, un sourire
pince-sans-rire lui venait aux lèvres. Un Américain, devoir aller en
Suède passer une thèse d’anthropologie sur les Amérindiens ? C’était
grotesque !
52
« Le problème, disait Dusenberry, c’est que tu n’apprends pas grandchose avec l’approche objective... La seule façon de découvrir quelque
chose sur les Indiens, c’est de les aimer et de gagner leur amour et
leur respect... ensuite ils feront quasiment tout pour toi... Mais si tu ne
fais pas ça... » Et là il secouait la tête, sans aller au bout de sa pensée.
« J’en ai vu de ces partisans de l'“objectivité”, disait-il, débarquer dans
les réserves et n'arriver absolument à rien... »
« Il y a un mythe pseudo-scientifique qui veut que lorsqu'on est
“objectif'', on disparaît tout bonnement de la surface de la terre pour
avoir une vue non déformée de la réalité telle qu'elle est, comme Dieu
du haut des cieux. Foutaises ! Quand on est objectif, on a une attitude
lointaine. Un air froid et distant.
« Les Indiens le voient. Ils voient ça mieux que nous. Et quand ils
voient ça, ça ne leur plaît pas. Comme ils ne savent pas ce que leur
veulent ces anthropolos soi-disant “objectifs”, ils deviennent
soupçonneux, ils se referment comme des huîtres, et ils ne disent plus
rien...
« Ou alors ils leur racontent des salades... que beaucoup d’anthropolos
croient au début parce que ce sont des données qu'ils ont obtenues
“objectivement”... et les Indiens se moquent parfois d’eux dans leur
dos.
« Certains de ces anthropologues sont très réputés dans leurs
départements respectifs, disait Dusenberry, parce qu’ils maîtrisent tout
ce jargon-là. Mais en réalité, ils en savent moins long qu’ils ne
croient. Et ce qu'ils détestent par-dessus tout, c'est qu'on leur fasse
remarquer... comme je le fais... » Et Dusenberry riait.
« Voilà pourquoi je ne suis pas objectif en ce qui concerne les Indiens.
53
Je crois en eux et ils croient en moi et c’est ce qui fait toute la
différence. Ils m’ont confié des choses qu’ils m'ont dit n’avoir jamais
confiées à aucun autre blanc[N G2] parce qu’ils savent que je ne m’en
servirai jamais contre eux. Il s’agit d’une façon entièrement différente
de communiquer avec eux. Les Indiens d’abord, l'anthropologie
ensuite...
« Ça me limite en bien des façons. Il y a une foule de choses que je ne
peux pas dire. Mais il vaut mieux en savoir beaucoup et en dire peu, je
pense, qu'en savoir peu et en dire beaucoup... Tu ne crois pas ? »
Comme Phèdre était nouveau dans le département d’anglais,
Dusenberry lui témoignait un intérêt plein de curiosité. Dusenberry
était curieux de tout, et à mesure qu’il apprenait à mieux connaître
Phèdre, sa curiosité et sa surprise augmentèrent. Voilà quelqu’un qui
semblait encore plus marginal que lui ! Quelqu’un qui avait fait un
travail de recherche universitaire en philosophie hindoue à Bénarès,
Inde – excusez du peu – et qui savait ce que c'était que les différences
culturelles. Mais plus important, Phèdre semblait doté d'un esprit
analytique très développé.
« C’est ce qui me manque à moi, lui avait dit Dusenberry. J’en connais
des tonnes sur eux mais je ne sais pas le structurer. Je n’ai pas du tout
cet esprit-là. »
Aussi, dès qu'il en avait l'occasion, il abreuvait Phèdre pendant des
heures d’informations sur les Amérindien, espérant obtenir de lui en
retour une sorte de structure générale, d'image de ce que tout cela
signifiait en termes plus généraux. Phèdre l'écoutait mais n’avait
jamais aucune réponse à lui donner.
Dusenberry était tout particulièrement intéressé par la religion
54
amérindienne. Il était convaincu que là se trouvait l'explication de la
lenteur des Indiens à s’intégrer à la culture blanche environnante. Il
avait remarqué que c’étaient les tribus aux pratiques religieuses les
plus fortes qui étaient les plus « arriérées » selon les normes des
blancs et il voulait que Phèdre lui en fournisse le support théorique.
Phèdre pensait que Dusenberry avait sans doute raison mais aucun
support théorique ne lui venait à l'esprit et il trouvait toute cette thèse
plutôt académique et ennuyeuse. Pendant plus d’un an, Dusenberry ne
chercha pas à corriger cette impression. Il se contenta de nourrir
Phèdre d'informations concernant les Indiens et de récolter en retour
son manque d’idées. Et puis un jour, quelques mois avant que Phèdre
ne quitte Bozeman pour aller enseigner ailleurs, Dusenberry lui dit :
« Je crois qu'il y a un endroit qu’il faut que je te montre.
– Où ça ? lui demanda Phèdre.
– A Busby, dans la réserve des Cheyennes du Nord. Tu y es déjà allé ?
– Non, répondit Phèdre.
– Je te préviens, c’est un endroit vraiment misérable, mais j’ai promis
d’y emmener quelques étudiants et tu devrais venir toi aussi.
J’aimerais te faire assister à une cérémonie de la Native American
Church4. Les étudiants ne vont pas y aller, mais toi tu devrais.
– Tu veux me convertir ? plaisanta Phèdre.
– Peut-être », lui dit Dusenberry.
Dusenberry expliqua qu’ils resteraient assis sous un tipi toute la nuit
jusqu’au lever du soleil. Après minuit, Phèdre pourrait sortir s’il le
souhaitait, mais jusque-là, personne n’aurait la permission de quitter
les lieux.
4 Eglise américaine autochtone. (NdT)
55
« Et qu’est-ce qu’on fait toute la nuit ? lui demanda Phèdre.
– On accomplit des cérémonies en rapport avec le feu qui est allumé
au centre du tipi. Il y a beaucoup de chants et de battements de
tambour. Peu de paroles. La cérémonie s'achève au matin par un repas
de cérémonie. »
Après un moment de réflexion, Phèdre accepta et demanda à quoi
ressemblait ce repas.
Dusenberry esquissa un sourire malicieux. Et il dit : « Une fois, ils
étaient censés manger, tu sais, ce qu'ils mangeaient avant la venue de
l’homme blanc. Des myrtilles, du gibier, tout ça, et alors tu sais ce
qu’ils ont fait ? Ils ont déballé trois boîtes de maïs Del Monte et ils ont
commencé à les ouvrir avec un ouvre-boîte. J’ai supporté ça autant
que j’ai pu. Et finalement, je leur ai dit : “Non ! Non ! Non ! Pas du
maïs en boîte”, et ils se sont fichu de moi. Tu sais ce qu'ils ont dit ?
“Ah, ces blancs ! Ils veulent toujours que tout soit au poil.”
« Après ça, toute la nuit, ils ont tout fait comme je disais et ils ont
trouvé la blague encore plus drôle parce que maintenant, non
seulement ils utilisaient le maïs de l’homme blanc, mais ils avaient un
homme blanc pour diriger la cérémonie. Et ils se fichaient tous de
moi. Ils font toujours des trucs comme ça. On s'aime vraiment, tu
comprends. C’est vraiment là-bas que je m’amuse le plus.
– Pourquoi veiller toute la nuit ? » lui demanda Phèdre.
Dusenberry lui adressa un regard qui en disait long. « Les visions,
révéla-t-il.
– Dues au feu ?
– Non, à une nourriture sacramentelle que l'on ingère et qui les induit.
Ça s’appelle le “peyotl”. »
56
C'était la première fois que Phèdre entendait prononcer ce mot. C’était
juste avant la notoriété de Leary et Alpert et la grande époque des
hippies, des voyages sous acide, et des « enfants-fleurs » que le peyotl
et son équivalent synthétique, le LSD, contribuèrent à engendrer. Le
peyotl, à cette époque, était pratiquement inconnu de tous, à part des
anthropologues et autres spécialistes des questions indiennes.
Dans le fichier, juste derrière la partie consacrée à Dusenberry, il y
avait une série de fiches sur la façon dont les Indiens avaient
secrètement apporté le peyotl du Mexique à la fin du 19e siècle, pour
le manger afin d'induire une modification de l'état de conscience qu’ils
considéraient comme une forme de communion religieuse.
Dusenberry avait signalé que les Indiens qui le consommaient le
considéraient comme un moyen plus rapide et plus sûr de parvenir à
l'état de conscience atteint par la « quête de vision » traditionnelle au
cours de laquelle l'Indien s'impose l'isolement, le jeûne, la prière et la
méditation pendant des jours dans l’obscurité d’une loge scellée
jusqu’à ce que le Grand Esprit se révèle à lui et prenne possession de
sa vie.
Sur une de ses fiches Phèdre avait recopié un passage montrant la
similarité de l’expérience du peyotl avec les anciennes quêtes de
vision telles qu'elles ont été rapportées. Selon la description, le peyotl
produit « une sensation de griserie, un état de bien-être et une
attention accrue à toutes les perceptions, sensations et manifestations
mentales internes. »
S’ensuivent des modifications de la perception, se manifestant d'abord
par un surgissement spontané d'images visuelles colorées, évoluant
57
ensuite en illusions et enfin en hallucinations visuelles. Les émotions
sont intensifiées, leur teneur pouvant varier considérablement, allant
de l’euphorie à l’apathie en passant par l’anxiété ou la sérénité.
L’intellect est entraîné vers l’analyse de réalités complexes ou de
questions transcendantales. La conscience s’élargit jusqu’à inclure
toutes ces réactions simultanément. A des stades ultérieurs, et
consécutivement à l'ingestion d'une forte dose d’hallucinogène,
l'individu peut faire l’expérience d’un sentiment d’union avec la
nature associé à une dissolution de l’identité personnelle, l'état de
béatitude engendré pouvant aller jusqu'à l’extase. Dans certains cas, il
peut aussi se produire une réaction de dissociation, dans laquelle le
sujet perd tout contact avec la réalité immédiate. Certaines personnes
font des expériences de sortie du corps, de visions complexes, de mort
imminente, susceptibles de conduire à la terreur et à la panique.
L’expérience est déterminée par l’état mental du sujet, la structure de
sa personnalité, le contexte physique et les influences culturelles.
La source d’où Phèdre tenait cet extrait concluait que « les recherches
et discussions actuelles sont obscurcies par des questions d'ordre
politique et social », ce qui, depuis les années soixante, reste vrai. Une
fiche signalait que Dusenberry avait été appelé à témoigner sur le sujet
devant la législature du Montana. Le président de l'université lui ayant
demandé de s'abstenir, sans doute pour éviter des répercussions
politiques, Dusenberry avait obtempéré, pour confier plus tard à
Phèdre à quel point il se sentait coupable de ne pas l'avoir fait.
Après les années soixante, toute la question du peyotl est devenue l'un
de ces affrontements politiques sans vainqueur entre liberté
58
individuelle d’une part et démocratie de l'autre. Il était clair que le
LSD représentait une menace pour des individus non avertis chez qui
les hallucinations pouvaient provoquer la mort et il était clair que la
majorité des Américains voulaient qu'on l'interdise, de même que les
drogues semblables. Mais la majorité des Américains n’étaient pas
indiens et encore moins membres de la Native American Church. Il y
avait donc là persécution d'une minorité religieuse, chose qui n’est pas
censée se produire en Amérique.
L’opposition majoritaire au peyotl reflétait un préjugé culturel, la
croyance sans preuve scientifique ou historique à l'appui que
l’expérience « hallucinatoire » est par nature mauvaise. Puisque les
hallucinations sont une forme de démence, le terme « hallucinogène »
est très clairement péjoratif. De même que les premières descriptions
du Bouddhisme comme une religion « païenne » et de l’Islam comme
« barbare », il appelle certaines questions métaphysiques. Les Indiens
qui utilisent le peyotl comme partie intégrante de leur cérémonie
pourraient avec une égale exactitude l’appeler un « lucidogène5 »,
compte tenu de leur affirmation selon laquelle il débarrasse des
hallucinations de la vie contemporaine et révèle la réalité enfouie
dessous.
De fait, il existe un soutien scientifique à ce point de vue amérindien.
Des expériences ont montré que des araignées auxquelles on a
administré du LSD, loin d'errer sans but en s'occupant à des choses
vaines ainsi qu'on pourrait l'attendre d'elles sous l'empire d'une
« hallucination », tissent au contraire des toiles d'une anormale et
5
Terme emprunté à Charles Duits, poète surréaliste auteur de « Vision et
hallucination, l'expérience du peyotl en littérature ». (NdT)
59
parfaite symétrie. Voilà qui soutiendrait la thèse du « lucidogène ».
Mais les décisions politiques tiennent rarement compte des faits.
Derrière l'onglet d’index « PEYOTL » s'en trouvait un autre intitulé
« RESERVE ». Il y avait plus d’une centaine de fiches « RESERVE »
décrivant cette cérémonie à laquelle Dusenberry et Phèdre avaient
assisté – largement trop. La plupart devraient aller à la poubelle. S'il
en avait rédigé autant c'est qu’à une époque, Phèdre avait cru que tout
son livre s'organiserait autour de cette longue rencontre nocturne de la
Native American Church. La rencontre constituant en quelque sorte la
colonne vertébrale garante de la cohésion du tout. A partir de là, il
aurait bifurqué et présenté, de rayon en rayon, l’analyse des réalités
complexes et des questions transcendantales qui là-bas avaient émergé
dans son esprit pour la première fois.
L’endroit est visible de la route US 212, mais tout ce que l’on aperçoit
de la route ce sont des cabanes couvertes de papier goudronné, des
chiens efflanqués, et un Indien ou un autre, pauvrement vêtu,
marchant sur un chemin de terre à côté d'épaves de voitures. Et
comme pour bien faire ressortir la pauvreté des lieux, le coquet
clocher blanc d’une église missionnaire se dresse en plein milieu.
Loin du clocher, seul à l'écart (et probablement disparu aujourd'hui),
se trouvait un grand tipi qui semblait avoir été érigé comme attraction
touristique, sauf qu’il n’y avait aucun moyen d’y accéder depuis la
route et qu’il n’y avait ni panneau ni affiche annonçant quelque chose
à vendre.
La distance géographique entre ce tipi et la route était d’environ trois
cents mètres, mais culturellement, la distance franchie avec
60
Dusenberry cette nuit-là se chiffrerait plutôt en milliers d’années. Et
Phèdre n’aurait pu franchir cette distance sans l'aide du peyotl.
Comme un bon étudiant en anthropologie, il serait juste resté assis là,
à tout « observer » d'un oeil « objectif ». Mais le peyotl avait empêché
ça. Phèdre n'avait pas observé, il avait participé, exactement comme
Dusenberry entendait qu’il le fît.
Du crépuscule, moment où les boutons de peyotl avaient commencé à
circuler, jusqu’à minuit, il était resté assis à regarder fixement les
flammes du feu de cérémonie. Au début, dans l'alternance d'ombre et
de lumière du feu, le cercle des visages indiens sur le pourtour du tipi
lui avait paru terriblement inquiétant. Les visages semblaient
contrefaits, avec des expressions sinistres comme on en voit aux
Indiens dans les livres d'images d'autrefois ; puis l'illusion se dissipa et
ils ne lui parurent plus qu’impénétrables.
Après quoi se produisit un phénomène de réduction des pensées tel
qu'il s'en produit chaque fois qu’on s'adapte à une nouvelle situation
physique. « Qu’est-ce que je fais ici ? se demanda-t-il. Je me demande
comment ça se passe à la maison en ce moment ?... Comment je vais
faire pour corriger ces devoirs d’anglais pour lundi ? »... et ainsi de
suite. Mais progressivement, ces pensées se firent de moins en moins
pressantes et il s’installa de plus en plus dans le moment présent, le
lieu où il se trouvait et ce qu’il observait.
A un moment donné – c'était après minuit et cela faisait des heures
qu'il écoutait les chants et les battements de tambour – quelque chose
se mit à changer. Les aspects exotiques commencèrent à s’estomper.
Au lieu d’être celles d'un spectateur de plus en plus distancié par
rapport à tout cela, ses perceptions prirent la direction opposée. Les
61
chants se mirent à susciter une chaleur en lui. Il murmura à John
Wooden Leg6, l’Indien assis à côté de lui : « John, ce chant est
magnifique ! », et il était sincère. John le regarda avec étonnement.
Un changement énorme et inattendu était en train de se produire dans
son attitude vis-à-vis de cette musique et vis-à-vis des gens qui la
chantaient. Quelque chose dans leur manière de parler, de manipuler
les objets et de communiquer entre eux trouvait aussi une résonance
très profonde en lui, à des niveaux où les choses trouvaient rarement
une résonance favorable en lui.
Il n'arrivait pas à déterminer ce que c’était. Etait-ce simplement le
peyotl qui le rendait sentimental ? Non, c'était autre chose. Quelque
chose de plus profond que du sentimentalisme. Le sentimentalisme est
un rétrécissement de l'expérience à la seule émotion familière. Or ici
c'était quelque chose de neuf qui s'ouvrait. Il y avait une contradiction.
Quelque chose de neuf s'ouvrait qui lui procurait paradoxalement
l'émotion sentimentale qu'il aurait pu éprouver en revenant à la maison
de son enfance et en retrouvant l'arbre dans lequel il grimpait naguère
ou la balançoire où il avait l'habitude de jouer. Un sentiment de retour
chez soi. De retour chez soi dans un endroit où l'on n’a jamais mis les
pieds avant !
Pourquoi se sentait-il ici chez lui ? C’était bien le dernier endroit au
monde où il aurait dû ressentir ça.
En réalité, il ne le ressentait pas. Seule une partie de lui se sentait chez
elle. L’autre partie se sentait toujours aussi étrangère, analytique,
observatrice. C'était comme s’il subissait un dédoublement de
personnalité, une scission en deux individus dont l’un avait envie de
6 Jambe-de-Bois. (NdT)
62
rester là pour toujours, et l’autre envie de s'en aller sur-le-champ. Cet
autre, il le comprenait, mais le premier, qui était-il ? Cet individu-là
était un mystère.
Ce premier individu devait être un côté secret de sa personnalité, une
face obscure qui parlait rarement et ne se montrait pas aux autres.
Phèdre avait quelques soupçons à son sujet. Seulement, il n’aimait pas
y penser. C’était sa personnalité au visage sombre, renfrogné ; un côté
de lui qui n’aimait pas l’autorité, qui n'était « jamais arrivé à rien », et
n'y arriverait jamais, qui le savait et s'en attristait, mais n’y pouvait
rien changer. Qui n'était jamais heureux nulle part, mais avait toujours
envie la bougeotte.
Pour la première fois, ce côté sauvage lui disait : « Cesse tes
errances », et, « C’est ici que sont vraiment les tiens », et c’était bien
ce qui commençait à lui apparaître là, alors qu'il écoutait ces chants et
ces tambours, et qu'il regardait fixement le feu. Il se dégageait quelque
chose de ces gens qui semblait dire à ce « mauvais » côté de luimême : «Nous savons exactement ce que tu ressens. C’est ce que nous
ressentons nous-mêmes. »
L’autre côté, le « bon », l'analytique, se contentait d’observer, et sans
tarder il se mit lentement à tisser une énorme toile intellectuelle
symétrique, plus grande et plus parfaite que toutes celles qu’il avait
jamais tissées jusque-là.
Cette toile intellectuelle s'organisait autour de l’observation centrale
suivante : lorsque les Indiens entraient dans le tipi, en sortaient,
remettaient du bois dans le feu, se passaient le peyotl cérémoniel, la
pipe, la nourriture, ils accomplissaient simplement ces choses. Ils ne
vaquaient pas à ces occupations. Ils les accomplissaient, simplement.
63
Sans geste inutile. Quand ils poussaient une branche dans le feu pour
le ranimer, ils poussaient une branche dans le feu. Sans cérémonie. Ils
étaient engagés dans une cérémonie mais leur façon de l'être faisait
qu'il n’y avait là aucune cérémonie.
Normalement, il n’y aurait pas attaché grande importance, mais là,
l’esprit ouvert par le peyotl et son attention accaparée par la scène, il
creusa le sujet avec intensité.
Leur manière de parler aussi était simple et directe. Ils parlaient
comme ils bougeaient, sans cérémonie. Comme si cela provenait
toujours du plus profond d’eux-mêmes. Ils disaient ce qu’ils avaient à
dire. Puis ils se taisaient. Ce n’était pas seulement leur façon de
prononcer les mots. C’était leur attitude – entière, pleine, songea-t-il.
Plaine. Ils parlaient le langage des Plaines. Ce qu'il entendait là c'était
le pur parler américain des Plaines. Un parler qui n’était pas seulement
indien. Mais blanc aussi. Ce genre d'intonation de l'Ouest et du Middle
West qu’on entend dans les chansons de Woodie Guthrie et dans les
films de cow-boys. Lorsque Henry Fonda apparaît dans Les raisins de
la colère ou Gary Cooper, John Wayne, Gene Autry, Roy Rogers,
William S. Boyd dans n’importe quel western choisi au hasard parmi
des centaines, c’est comme cela qu’ils parlent, pas comme un
distingué professeur d’université, mais d'une façon Plaine : laconique,
minimaliste, avec très peu de changements de ton, aucun changement
d’expression. Et pourtant, on sent affleurer une chaleur sous la surface
dont on ne parvient pas à identifier la source.
Ce parler, le cinéma l'a si bien fait connaître au monde entier que c’en
est presque devenu un cliché, mais la façon dont ces Indiens le
parlaient n’avait rien d’un cliché. Ils parlaient le dialecte américain de
64
l’Ouest de façon tout aussi authentique que tous les cow-boys qu’il
avait jamais entendus. Plus même. Car eux ne jouaient pas la comédie.
Ils étaient eux-mêmes.
La toile s'agrandit lorsque Phèdre s'avisa que l’anglais n’était même
pas leur langue maternelle. Ces gens-là ne parlaient pas l'anglais chez
eux. Par quel prodige ces « étrangers » linguistiques parlaient-ils
l’anglais américain des Plaines non seulement aussi bien que leurs
voisins blancs, mais mieux ? Comment pouvaient-ils l’imiter si
parfaitement alors qu’il était évident de par leur absence de cérémonie
qu’ils ne cherchaient à rien imiter du tout ?
La toile s'agrandit encore. Ils n'imitaient pas. S’il y a une chose que
ces gens-là ne faisaient pas, c’était bien imiter. Tout venait droit du
coeur. Voilà quelle semblait être l'idée globale : ramener les choses à
un niveau où tout vient spontanément, directement, sans imitation.
Mais s’ils n’imitaient pas, pourquoi parlaient-ils comme ça ? Pourquoi
imitaient-ils ?
C’est là que la géante illumination du peyotl se produisit :
Ils sont à l’origine !
L'illumination grandit, grandit encore, jusqu’au moment où il lui
sembla avoir traversé l’écran de cinéma et être en train pour la
première fois d’observer les gens qui projetaient le film de l’autre
côté.
La presque totalité du reste des fiches, plus d’un millier là devant lui,
était une expansion directe de cette intuition originelle.
Sur l'une d'elles se trouvait la transcription d’un discours prononcé au
65
conseil de Medicine Lodge en 1867 par le chef Comanche Ten Bears7.
Phèdre l’avait recopiée à partir d'un ouvrage sur l’éloquence indienne
en guise d'exemple du parler des Plaines dans la bouche de quelqu’un
qui ne pouvait pas raisonnablement l’avoir appris des blancs. Il le
relut.
Ten Bears parlait à l'assemblée des tribus et plus spécifiquement aux
représentants de Washington, et leur disait :
Il y a des choses que vous m’avez dites et que je n'aime pas. Elles ne
sont pas douces comme le sucre, mais amères comme les courges.
Vous dites que vous voulez nous mettre dans une réserve, nous
construire des maisons et nous faire des loges de médecine. Je n’en
veux pas.
Je suis né dans la prairie, où le vent soufflait librement, et il n’y avait
rien pour briser la lumière du soleil. Je suis né où il n’y avait pas de
clôtures, et tout respirait librement. Je veux mourir là, et non entouré
de murs. Je connais chaque rivière et chaque bois entre le Rio Grande
et l’Arkansas. J’ai chassé et j’ai vécu partout dans ce pays. J’ai vécu
comme mes pères avant moi, et comme eux j’ai vécu heureux.
Lorsque j’étais à Washington, le Grand Père m’a dit que toute la terre
des Comanches était à nous, et que personne ne devrait nous empêcher
d’y vivre. Alors pourquoi nous demandez-vous de quitter nos rivières,
et le soleil, et le vent, et de vivre dans des maisons ? Ne nous
demandez pas d’abandonner les bisons au profit des moutons. Les
jeunes hommes l'ont entendu dire et cela les a attristés et fâchés. N’en
parlez plus. J’aime appliquer les propos que je reçois du Grand Père.
7 Dix-Ours. (NdT)
66
Lorsque je reçois des biens et des cadeaux, moi et mon peuple nous
réjouissons car cela montre qu’il nous voit d'un bon oeil. Si les Texans
étaient restés en dehors de mon pays, il aurait pu y avoir la paix. Mais
la terre où vous nous dites maintenant d'aller vivre est trop petite.
Les Texans ont pris les endroits où l’herbe était la plus épaisse et le
bois le meilleur. Si nous les avions gardés, nous aurions peut-être fait
ce que vous nous demandez. Mais il est trop tard. L’homme blanc a
pris le pays que nous aimions et notre seul voeu est d'errer sur la
prairie jusqu’à notre mort. Tout ce que vous me dites de bon ne sera
pas oublié. Je le porterai aussi près de mon coeur que mes enfants, et
cela reviendra sur ma langue aussi souvent que le nom du Grand
Esprit. Je ne veux pas de sang sur ma terre pour en souiller l’herbe. Je
veux qu'elle soit toute claire et pure, et je fais le voeu que tous ceux
qui viendront à passer parmi mon peuple puissent trouver la paix en
arrivant et la laisser en partant.
En le relisant cette fois, Phèdre vit que ce n’était pas tout à fait aussi
proche du parler des cow-boys que dans son souvenir – c’était
rudement meilleur que le parler des cow-boys — mais ça restait quand
même plus proche du parler des blancs des Plaines que ne l'est la
langue des Européens. Ces phrases déclaratives directes, franches,
sans ornementation stylistique d’aucune sorte, mais douées d’une
force poétique qui a dû faire honte au discours bureaucratique
pompeux des adversaires de Ten Bears, il n'y avait là aucune imitation
des circonlocutions victoriennes de 1867 !
De cette perception initiale de l'origine indienne du style de parole
américain avait surgi un développement : l'origine indienne du style de
67
vie américain. La personnalité américaine est un mélange de valeurs
européennes et indiennes. Quand soudain on le voit, on commence à
voir beaucoup de choses qui n'ont jamais été expliquées jusque-là.
Le problème de Phèdre maintenant était d’organiser tout ça en un livre
persuasif. C’était si radicalement différent des explications habituelles
de l’Amérique que personne ne voudrait y croire. On n'y verrait que
du bavardage. S’il se contentait de généralités, il savait qu’il perdrait.
Il s'entendrait simplement répondre : « Ah oui, encore une de ces idées
intéressantes que les gens n'arrêtent pas d'avoir », ou encore : « On ne
peut pas généraliser avec les Indiens parce qu’ils sont tous
différents », ou un autre cliché de ce genre, et on s'en désintéresserait.
Un temps, il avait pensé aborder la question par un biais, en prenant
comme point de départ quelque chose de très concret et bien
spécifique comme un film de cow-boys que tout le monde connaît, par
exemple Butch Cassidy et le Kid.
La scène d’ouverture de ce film est en monochrome sépia,
probablement pour lui donner une couleur légendaire, historique. Le
Kid est en train de jouer au poker, et l'action est légèrement ralentie
pour lui donner une tension dramatique. Tout ce que l’on voit, c’est le
visage du Kid. Seul un fragment de l’un des autres joueurs apparaît
parfois dans le champ, ou bien une volute de fumée passagère devant
le visage du Kid. Un visage sans expression mais vigilant et maître de
lui.
La voix d’un joueur invisible dit : « Eh bien, j'ai l'impression qu'il ne
reste plus un sou. Vous n'avez pas perdu une seule fois depuis le début
de la partie. » On ne voit aucun changement dans l’expression du Kid.
« Donnez-nous votre secret ? » poursuit la voix du joueur. Elle est
68
inquiétante. Lourde de menace.
Le Kid baisse les yeux un instant comme s’il réfléchissait à la
question, puis les relève sans la moindre émotion. « La prière », dit-il.
Il n'est pas sérieux, mais il n'est pas sarcastique non plus. C’est un
énoncé en équilibre sur un fil de rasoir d’ambigüité.
« On joue tous les deux », dit l'autre.
Il va y avoir une confrontation. C’est le cliché du Far West américain.
Vu et revu dans des centaines de films projetés dans des centaines de
salles de cinéma et sur des millions de postes de télévision. La tension
monte mais l’expression du Kid ne change pas. Ses mouvements
d'yeux, ses temps d'arrêt sont dans une sorte d'harmonie détendue
entre lui-même et son environnement même si nous voyons qu’il se
trouve dans une situation de plus en plus périlleuse, qui explose
bientôt en scène de violence.
Ce que Phèdre souhaitait faire à présent, c’était prendre cette seule et
unique scène en guise d'entrée en matière. En y ajoutant juste une
observation, quelque chose que personne ne remarque jamais, mais
dont il était sûr que c'était vrai : « Ce que vous venez de voir,
expliquerait-il, est une représentation du style culturel d’un Indien
d'Amérique. »
Seraient alors vus, identifiés en tant que tels, les célèbres traits
traditionnellement attribués aux Indiens d'Amérique : le silence, la
simplicité des manières, et une propension dangereuse à une soudaine
et formidable violence.
Il pensait que ce serait une façon spectaculaire d'appuyer son
argument. Avant d'être alerté du fait, vous ne le voyez pas, mais une
fois que vous en êtes conscient, c'est évident. La source de valeurs à
69
laquelle a puisé Robert Redford et à laquelle le public américain a
réagi massivement est le modèle8 de valeurs culturel des Indiens
d'Amérique. Même la couleur du visage de Redford dans ce
monochrome sépia est transformée en couleur de visage indien.
Il n’était certes pas dans l’intention du film de personnifier un Indien.
C’est venu « naturellement » comme une façon de montrer l'Ouest
profond. Mais la raison pour laquelle c'était venu « naturellement », et
pour laquelle le public y avait réagi « naturellement », c’était que le
film remontait à la source profonde des sentiments américains envers
ce qui est bon. Là était le point essentiel de la thèse de Phèdre. C'est
cette source de ce qui est bon, ce système culturel historique des
valeurs américaines, qui est indien.
Si vous prenez la liste de tous les traits que les observateurs européens
jugent caractéristiques des blancs américains, vous découvrirez qu’il y
a une corrélation avec les traits que les observateurs blancs américains
assignent habituellement aux Indiens. Et si, par ailleurs, vous prenez
la liste de toutes les épithètes dont les Américains se servent pour
décrire les Européens, vous remarquerez la corrélation évidente avec
l’opinion qu'ont les Indiens des blancs américains.
Pour le démontrer, Phèdre projetait d'inverser la situation : au lieu de
montrer comment un cow-boy ressemble à un Indien, il montrerait
comment un Indien ressemble à un cow-boy. Et pour cela, il avait noté
la description que donne l’anthropologue E.A. Hoebel d’un homme
cheyenne adulte :.
Réservé et digne, … [l’homme cheyenne] … se déplace avec une
8 Traduction canonique en sciences sociales du terme anglais « pattern », aussi
équivalent de patron, motif, structure, schéma, agencement. (NdT)
70
tranquille assurance. Il parle aisément, mais jamais inconsidérément.
Il prend garde à la sensibilité des autres et il est bienveillant et
généreux. Il est lent à la colère et s'efforce de réprimer ses émotions, si
sa patience est poussée à bout. Vigoureux à la chasse, en temps de
guerre, il prise une vie d'action. Il n'éprouve ni pitié ni remord envers
ses ennemis, et plus il est agressif, mieux c'est. Il est très versé dans le
savoir rituel. Il n'est ni frivole ni austère. De nature silencieuse, il a un
sens de l’humour affable. Sur le plan sexuel, il est refoulé et
masochiste, mais ce masochisme trouve à s'exprimer dans des rites
approuvés culturellement. Il ne fait pas preuve d'une grande
imagination créatrice dans l’expression artistique mais il a une ferme
emprise sur la réalité. Il règle les problèmes de l’existence selon des
méthodes éprouvées, tout en faisant preuve d'une remarquable faculté
d'adaptation aux circonstances nouvelles. Sa pensée est très fortement
rationaliste et cependant colorée de mysticisme. Son moi est fort et
peu facilement menacé. Son surmoi, ainsi qu'en attestent sa forte
conscience sociale et la maîtrise de ses instincts primaires, est puissant
et dominant. Il est « mature », pondéré et serein, assuré de sa position
sociale, capable de relations sociales chaleureuses. Il a de fortes
anxiétés mais celles-ci sont canalisées dans des modes institutionnels
d’expression collective, avec des résultats satisfaisants. Il présente peu
de tendances névrotiques.
Si ça, ce n’est pas une description de William S. Boyd dans le rôle de
Hopalong Cassidy dans vingt-trois, ou cinquante, ou peu importe le
nombre de films, alors il n’y en a jamais eu ! A la seule exception du
« mysticisme » indien, la caractérisation est parfaite. Que le cow-boy
71
américain ait jamais vraiment ressemblé à William S. Boyd ou non n’a
pas de réelle pertinence. Ce qui est pertinent, c’est que dans les années
1930, pendant les pires moments de la Grande Dépression, les
Américains ont dépensé des millions de dollars pour aller voir ses
films. Ils n’étaient pas obligés. Personne ne les y a forcés. Mais ils y
sont tout de même allés, tout comme ils sont allés plus tard voir Butch
Cassidy et le Kid.
Ils l’ont fait parce que ces films étaient une confirmation des valeurs
auxquelles ils croyaient. Ces films étaient des rituels, des rituels quasi
religieux, pour transmettre les valeurs culturelles de l’Amérique aux
jeunes et les réaffirmer chez les vieux. Ce n'était pas un processus
conscient, ni délibéré ; les gens faisaient simplement ce qu’ils
aimaient. C’est seulement lorsqu’on analyse ce qu’ils aimaient que
l'on voit l’assimilation des valeurs indiennes.
D’autres fiches parmi les milliers que contenaient les fichiers de
Phèdre poursuivaient cette analyse : beaucoup d’Européens
considèrent les Américains blancs comme un peuple négligé et
débraillé, mais ils sont loin d’être aussi débraillés que les Indiens dans
les réserves. Les Européens considèrent souvent les Américains blancs
comme des gens trop directs et entiers, mal élevés et plus ou moins
insolents, mais les Indiens le sont encore plus. Pendant la Deuxième
guerre mondiale, les Européens ont remarqué que les soldats
américains buvaient trop, et quand ils étaient ivres, qu'ils causaient
beaucoup de désordre. La comparaison avec les Indiens s'impose. En
contrepartie, tous les commandants des forces européennes ont salué
la grande solidité des troupes américaines au feu, et ça aussi c'est une
caractéristique indienne.
72
Cette constante du « Quand tu dis ça, souris ! » que les films de cowboys adorent portraiturer (et que les Européens ont tendance à
abhorrer), c'est du pur indien, sauf que lorsqu’un Indien sourit de cette
façon, ça ne veut pas forcément dire qu’il est menaçant. La constance
de cette physionomie a une cause beaucoup plus profonde.
Les Indiens ne parlent pas pour passer le temps. Quand ils n’ont rien à
dire, ils ne le disent pas. Lorsqu’ils ne le disent pas, ils donnent
l’impression d’être un peu inquiétants. En présence de ce silence
indien, les blancs deviennent parfois nerveux et se sentent forcés, par
politesse ou gentillesse, de remplir le vide en parlant de tout et de rien,
ce qui consiste souvent à dire une chose et à en penser une autre. Mais
parler ainsi pour l'Indien, c'est avoir la « langue fourchue ». Les
circonlocutions bien élevées du discours européen aristocratique
l'exaspèrent. Elles violent sa moralité. L'Indien vous demande de
parler avec le coeur, ou de vous taire. C'est là une source de conflits
entre Indiens et blancs depuis des siècles, et même si la personnalité
de l’Américain blanc moderne est un compromis entre les deux termes
de ce conflit, le conflit existe toujours.
Encore aujourd'hui, les Américains sont qualifiés à tort par les
Européens de « grands enfants », naïfs, immatures, et prompts à la
violence parce que ne sachant pas se contrôler. La même erreur est
commise à l'égard des Indiens. Encore aujourd'hui, les Américains
blancs sont considérés à tort par les Indiens comme une bande de
snobs qui pensent que vous êtes tellement stupides que vous ne voyez
pas à quel point ils sont faux jetons. La même erreur est commise à
l'égard des Européens.
Cet anti-snobisme de tous les Américains, et tout particulièrement des
73
Américains de l’Ouest, provient de cette attitude indienne. Le mot
cheyenne pour désigner l’homme blanc est wihio, c’est-à-dire
« araignée ». Les Arapahos disent niatha, ce qui signifie la même
chose. Pour les Indiens, les blancs ressemblaient à des araignées
lorsqu’ils parlaient. Ils restaient assis là à sourire et à dire des choses
qu’ils ne pensaient pas, alors que pendant tout ce temps, leur esprit
était occupé à tisser une toile autour de l’Indien. Ils s'absorbaient
tellement dans leur propre stratégie de tissage qu’ils ne voyaient
même pas que l’Indien les observait lui aussi et voyait parfaitement ce
qu’ils étaient en train de faire.
De l'avis de Phèdre, la politique isolationniste américaine, dans son
refus de se laisser « prendre dans les filets de la politique
européenne9 » trouve là aussi sa racine. Et globalement,
l’isolationnisme américain est plutôt issu des régions les plus en
contact avec les Indiens.
Les fiches ne tarissaient pas de détails sur les différences culturelles
entre Indiens et Européens et sur leurs effets, et au fur et à mesure que
leur nombre avait augmenté, une thèse seconde, corollaire de la
première s'était fait jour : à savoir que ce processus de diffusion et
d’assimilation des valeurs indiennes n’est pas terminé. Il est toujours à
l'oeuvre parmi nous, et compte pour beaucoup dans l’agitation et
l’insatisfaction que l'on trouve en Amérique aujourd'hui. En chaque
Américain, ces systèmes de valeurs conflictuels s'affrontent encore.
Cet affrontement, pensait Phèdre, expliquait pourquoi personne,
depuis si longtemps, n'avait jamais vu ce que lui-même avait vu lors
de la rencontre du peyotl. Lorsqu’on emprunte des traits et des
9 Formule due au Président Wilson.
74
attitudes à une culture hostile, on ne lui en rend pas crédit. Si vous
dites à un blanc de l’Alabama que son accent du Sud provient du
parler des noirs, il y a toutes les chances pour qu’il le nie et vous en
tienne rigueur, alors que la concordance géographique entre accent du
Sud et zones à forte densité noire rend cette conclusion plutôt
évidente. De même, si vous dites à un blanc du Montana qui vit à
proximité d’une réserve qu’il ressemble à un Indien, il est capable de
le prendre pour une insulte. Et si vous lui aviez dit ça il y a cent ans,
vous auriez pu vous retrouver avec une fameuse bagarre sur les bras.
A l’époque, les Indiens étaient des démons de l’enfer ! Le seul bon
Indien était un Indien mort.
Toutefois, et quoique l'on n’ait jamais reconnu le crédit qui revient
aux Indiens pour leur contribution aux valeurs de la personnalité
américaine de la Frontière, il est certain que l'on ne doit ces valeurs à
personne d’autre. On entend souvent parler des « valeurs de la
Frontière » comme si ces valeurs provenaient des rochers, des rivières
ou des arbres de la Frontière, mais les arbres, les rochers et les rivières
ne confèrent pas par eux-mêmes des valeurs sociales. Il y avait aussi
des arbres, des rochers et des rivières en Europe.
Ce sont les gens qui vivaient parmi ces arbres, ces rochers et ces
rivières qui sont la source des valeurs de la Frontière. C'est avec
enthousiasme, et délibérément, que les premiers hommes de la
Frontière, tels les « Coureurs des Bois », ont imité les Indiens. C'était
un compliment pour eux de s'entendre dire qu’on ne pouvait pas les
distinguer des Indiens. Les colons arrivés par la suite ont copié le style
de la Frontière des Coureurs des Bois, mais sans en voir la source, ou
s’ils la voyaient, la niant et en attribuant le mérite à l'isolement et à
75
leur propre labeur.
Mais l'affrontement entre valeurs européennes et valeurs indiennes
existe toujours, et Phèdre avait le sentiment d'être lui-même l’un de
ceux en qui la bataille avait lieu. Voilà pourquoi il avait eu cette
impression d'être « de retour chez lui » à la rencontre du peyotl. La
division qu’il avait ressentie à l'intérieur de lui-même et qu’il avait
attribuée à un malaise personnel ne lui était pas du tout personnelle, en
définitive. Ce qu’il avait vu alors, c'était une source de « lui-même »
qui n’avait jamais été formellement reconnue. C'était une division à
l'intérieur de la culture américaine tout entière, qu’il avait projetée sur
lui-même. Elle existait chez beaucoup d’autres aussi.
Au cours d’une de ses longues méditations sur ce sujet avait surgi le
nom de Mark Twain. Twain était originaire d'Hannibal, Missouri, en
bordure du Mississipi, grande ligne de clivage entre l’Est et l’Ouest
américains, et parmi ses personnages, l’un des méchants les plus
redoutables est « Joe l'Indien », Injun Joe, qui personnifiait l’Indien
qui terrifiait les colons à cette époque. Mais les biographes de Twain
ont aussi remarqué dans la personnalité même de l'écrivain un profond
clivage qui a déterminé le choix de ses héros. D’un côté, on a un jeune
gars relativement responsable, propre, obéissant, intelligent et
discipliné qui a donné dans la fiction le personnage de Tom Sawyer ;
et de l’autre, un Américain de basse classe, irresponsable, menteur,
sans instruction, sauvage et amoureux de la liberté qu’il a appelé
Huckleberry Finn.
Phèdre observa que cette division de la personnalité de Twain
correspondait à la faille culturelle dont lui-même parlait. Tom est un
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Américain de l’Est, avec des manières de la Nouvelle-Angleterre,
beaucoup plus proche de l’Europe que de l’Ouest américain, alors que
Huck est un homme de l’Ouest, plus proche des Indiens, toujours en
mouvement, sans attache, dépourvu de foi dans la pédanterie de la
société, et n'aspirant, par-dessus tout, qu'à être libre.
La liberté. Voilà le thème décisif qui porterait toute cette
compréhension des Indiens. De tous les thèmes couverts par ses fiches
sur les Indiens, la liberté était le plus important. De toutes les
contributions de l’Amérique à l’histoire du monde, l’idée de
l'affranchissement par rapport à une hiérarchie sociale est la plus
grande. C’est pour la liberté qu'on s'est battu lors de l'Indépendance
américaine et c'est la liberté qu'a confirmée la Guerre de Sécession. A
ce jour, la liberté continue d'être le grand idéal, puissant et irrésistible,
qui maintient la cohésion de la nation tout entière.
Et pourtant, Jefferson avait beau tenir cette doctrine de l’égalité
sociale pour « une vérité évidente par elle-même10 », elle ne l’est pas
du tout. L'évidence scientifique d'abord, l'évidence historique ensuite
indiqueraient plutôt que le contraire est une vérité évidente par ellemême. On ne trouve nulle part dans l'histoire européenne la « vérité
évidente par elle-même » que les hommes naissent libres et égaux. Il
n'existe aucune nation européenne qui ne puisse remonter le cours de
son histoire jusqu'à une époque où la « vérité évidente par ellemême » était que tous les hommes naissaient inégaux. Jean-Jacques
Rousseau, à qui l'on attribue parfois le mérite de cette doctrine, ne l’a
certainement pas trouvée dans l’histoire de l’Europe, de l’Asie ou de
l’Afrique. Il l’a tirée de l’impact du Nouveau Monde sur l’Europe et
10 Extrait de la Déclaration d'Indépendance américaine.
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de la contemplation d’une espèce particulière d’individu vivant dans
ce Nouveau Monde, celui qu’il a appelé le « Bon Sauvage ».
L’idée que « tous les hommes naissent égaux » est un don fait au
monde par les Amérindiens. Les Européens qui se sont installés ici
n’ont fait que la transmettre sous la forme d'une doctrine qu’ils
choisissaient de respecter ou pas. La véritable source en était un être
pour qui l’égalité sociale n’était pas une simple doctrine, un être qui
avait l’égalité chevillée au corps. Pour cet être, il était inconcevable
qu'il puisse en être autrement dans le monde. Pour cet être, il n’y avait
pas d’autre manière de vivre. Voilà ce que Ten Bears essayait de leur
dire.
Pour Phèdre, les Indiens n'ont pas encore perdu cette bataille. Ils ne
l'ont pas encore gagnée non plus, il est vrai ; mais la guerre n’est pas
finie. C’est toujours le conflit interne central en Amérique
aujourd’hui. C'est la ligne de faille, la fracture qui traverse de part en
part le centre de la personnalité culturelle américaine. Ce conflit
domine l’histoire américaine depuis ses débuts et il continue
aujourd’hui d’être une source de force nationale autant que de
faiblesse. Et à mesure que les recherches de Phèdre s'approfondirent, il
vit que c'était vers ce conflit entre valeurs européennes et indiennes,
entre ordre et liberté, qu’il devait orienter son étude.