La pêche à la sardine marocaine
Transcription
La pêche à la sardine marocaine
14 SUD LA LIBERTÉ MARDI 6 NOVEMBRE 2007 La pêche à la sardine marocaine CARNET DE MER • Les Gruériens Benjamin Ruffieux et Frédéric Moret ont largué les amarres cet été pour se lancer dans un tour du monde en voilier. «La Liberté» publie le premier de leurs reportages. TEXTES ET PHOTOS: BENJAMIN RUFFIEUX Minuit au large d’Al-Hoceima, sur la côte méditerranéenne du Maroc. Spectacle étrange: lucioles géantes ou étoiles égarées, de petites barques flanquées de puissants projecteurs en forme de lampadaires se baladent à dix milles des côtes. Des pêcheurs éclairent la mer, parce que comme les moustiques, les sardines adorent la lumière. Chacune de ces barques poétiques sert d’appât pour un plus gros rafiot, comme le sabot sur lequel je viens de poser mon sac. Vibrant, hurlant, ce vieux sardinier en bois tire ses septante-sept tonnes à travers la nuit. Allongé à la proue, un homme bien étrange a son regard planté dans celui de la mer. Il sait rester physiquement sur son bateau, tout en promenant son esprit parmi les poissons, au-delà de la frontière. Ahmed Almadahi: soixante ans peut-être, long manteau sombre et miteux, charisme de gourou, regard d’un autre monde. On est là à scruter le noir de la nuit, mais je ne vois absolument rien. Lui voit et me décrit le banc de sardines avec lequel nous régatons à toute allure. Le radar à poissons, plus scientifique, voit le banc lui aussi. Youssef, capitaine et fils de ce gourou-armateur, est, quant à lui, collé au radar. Et un peu à l’écoute de son père qui, de l’avant, crie parfois une direction. Nous faisons une route d’ivrognes. Par de fréquents et grands coups de barre, nous traquons ces sardines à travers un labyrinthe imaginaire. Bientôt, le banc sera rassemblé, prêt à être cueilli. Prises au piège Ordre du capitaine, une petite barque à rames – que nous remorquions – attachée à une extrémité du filet est lâchée avec deux hommes à son bord. A laisser filer des centaines de mètres de filet entassés sur le pont, à dessiner gentiment un grand cercle autour du banc, à rassembler les deux extrémités du filet, à en condamner le bas. Des milliers de sardines sont prises au piège, rassemblées sur le flanc du navire, puis agonisent sur le pont. Le gourou hurle des ordres à l’équipage et tire sur sa cigarette. Les poissons sont stockés dans la glace de la cale, le filet est ramené et lové sur le pont. Par radio, on reprend contact avec les trois hommes de la barque à lampes, afin de préparer le prochain coup. Cinq euros par nuit Le mécanicien fait frire quelques poissons sortis du filet. Les hommes dégustent cette sardine toute fraîche, boivent le thé vert, rigolent et fument de l’herbe en attendant la prochaine lancée de filet. La paie dépend de la pêche et ces pêcheurs marocains estiment gagner en moyenne cinquante dirams (cinq euros) par nuit de travail. Et au travail, il y a là des jeunes, des vieux barbus, des rigolos, des sages, des solitaires, des bavards. En pleine manœuvre, une poignée d’entre eux lâche soudain sa besogne, recule de quelques pas, ferme les yeux en marmonnant quelque chose à toute vitesse, se baisse, se relève, puis recommence. Et ce décor – la mer, la nuit, le filet qu’on remonte à l’aide d’un treuil et de soixante mains calleuses – donne à cette prière une intensité, une beauté particulières. I Premiers essais sur le Dira, après de longs mois de chantier. Premier plan: Michel, soudeur-navigateur et ami français. Etang de Thau, France. En attendant d'arriver sur les lieux de pêche. Au large d'Al-Hoceima, Maroc. Sur la plage, un âne brait. Al-Hoceima, Maroc. PARCOURS DU DIRA BRÈVES DE NAVIGATION FRANCE OCÉAN ATLANTIQUE Sète ESPAGNE Casablanca Las Palmas Al Hoceima MAROC CANARIES Infographie A. Ballaman Almeria Gibraltar ETVOGUE LE DIRA Sortir le filet de l'eau à l'aide d'un treuil (en haut à droite) et de soixante mains calleuses. Au large d'Al-Hoceima, Maroc. L’appel de la mer a été plus fort que tout pour le photographe Benjamin Ruffieux et son compère Frédéric Moret: cet été, les deux Gruériens de 23 ans ont mis les voiles pour un tour du monde qui devrait durer plusieurs années («La Liberté» du 12 mai). Ils étaient censés partir à trois, mais leur camarade a finalement renoncé à l’aventure. A bord du Dira, un voilier qu’ils ont retapé, ils ont quitté Sète (France) pour mettre le cap sur le détroit de Gibraltar, en passant par Al-Hoceima, au Maroc. Ils longent actuellement les côtes africaines, au large du Sénégal. «La Liberté» publiera les reportages réalisés au cours de leur périple par Benjamin Ruffieux. KP AGUADULCE Première tempête Cela fait dix jours que Fred et moi avons largué les amarres, dix jours et dix nuits que nous naviguons et dormons à tour de rôle par tranches de trois heures. Ce coup de vent venu de l’ouest nous prend pour un jouet depuis bientôt deux jours. Nous n’osons plus rester sur le pont. La fatigue est immense, mais la mer, elle, s’en moque, devenant carrément vicieuse. La tempête nous recrache enfin dans l’immonde cité balnéaire d’Aguadulce, en Espagne, avec une longue série de bricoles à réparer et un retard sur le planning qui modifie d’ores et déjà notre itinéraire de base. Aguadulce, Espagne, le 18 juin 2007 VISITES Dauphins et baleines Pas un jour en mer ne s’échappe sans l’heure des visites. Les dauphins, surtout, viennent jouer dans la vague d’étrave. De nuit, ils sont lumineux. Phosphorescence dans leur sillage, le plancton nous salue à leur passage. Il y a les poissons aussi, principalement des thons, qui eux, hélas, nous rendent visite jusque dans nos assiettes. Hier, à plusieurs reprises, les baleines. Des globicéphales, en famille, venaient, se parquant en surface, juste à côté du bateau, comme pour comparer leur longueur aux neuf mètres de Dira. On vibre, on frissonne, on adore. C’est la mer.