Portrait robot d`une insaisissable infidèle

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Portrait robot d`une insaisissable infidèle
6, rue Jacques Callot
75006 Paris
t +33 1 53 10 85 68
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www.loevenbruck.com
Portrait robot d’une insaisissable infidèle
Hypothèse : les œuvres d’Édouard Levé exhaleraient / exalteraient le trouble d’une disparition. Atmosphère surréaliste sondant des absences énigmatiques. Disparition du sens.
M’appliquer à des images insignifiantes (non signifiantes) écrivait Robert Bresson dans
ses Notes sur le cinématographe (1975). Du sens commun, du sens logique. Comme la plus
incertaine des béances. Porte d’entrée du grand désert, de la longue nuit, ou de l’interminable voyage. Il suffit de se remémorer certaines images pour sentir l’effet prégnant du siphon.
Un mouvement d’aspiration. Un mécanisme de caléidoscope. S’allonger dans un canapé et
se souvenir des images d’Édouard Levé, de ses compositions de studio comme de ses instantanés en extérieur jour, c’est un peu comme clore les paupières, ou comme monter dans
le train de ses propres fantasmes et regarder le paysage. D’autres fois, on a l’impression
de pénétrer un labyrinthe. Effet des images en série, et des séries d’images. Elles ont pour
titres : Angoisse, Amérique, Pornographie, Quotidien, Rêves reconstitués, Rugby, Actualités,
Fictions, Homonymes, Transferts. Bien entendu, on ne connaîtra jamais l’identité de ce qui
a été éclipsé. Car ce sont des œuvres sans chute, ni happy end ou autre révélation salutaire et rassurante. Qui s’en est allé, autre que le sens ? Est-ce une personne, un objet, un
sentiment, ou seulement un pouvoir ? Le pouvoir de l’artiste. Le pouvoir de l’artiste face à
la rumeur sourde et incessante des médias. Les grands réservoirs d’images. Les silos, les
cuves, les abysses. L’artiste ne maîtrise plus la fabrication des images. Mais il en maîtrise
encore la différenciation de lecture, la déconstruction, et la lacération. Faire disparaître
des fragments de médias. Les recouvrir de salive ou de suc. Les assimiler dans un autre
corps. Dissoudre textures et combinaisons. Avaler les repères spatio-temporels. Vomir les
agencements originels. C’est le grand métabolisme de l’activité artistique contemporaine.
Alimentation ou bien vengeance ? Internet, journaux, télévision. People. Pixel. Pin-up. Tous
démembrés et réajustés. Vampirisés. Leur sang dilué dans une eau de songe. Et giclant
dans les esprits.
Quand une équipe perd le ballon, elle cherche, désespérément, énergiquement et obstinément, à le récupérer. Il y a urgence. Alors les joueurs s’empressent d’occuper des espaces,
des interstices stratégiques où il se pourrait, si le vent tournait, emportant la fortune dans
ses rouages, que le ballon trace une trajectoire propice. Les joueurs, tout comme les artistes, sont dans un état de manque, état de manque que l’on retrouve à l’origine de la crue
souveraine des représentations. Formant des corridors d’impressions, des édifices de simulacres, des cités de réflexions englouties s’ébattant avec la légèreté et la volatilité d’un
battement d’aile de papillon. Disposition des corps dans une image pornographique. Arrêt
sur l’image. Arrêt sur l’échange. Échange de l’image. Le corps froid. Le corps mannequin.
Absence. Désincarnation. Divinité. Une dépossession mystérieuse rongerait sans doute
l’artiste au plus profond de lui-même, et alimenterait directement la quête qui motive sa
fabrication de nouvelles images. Douleur ? Nostalgie ? Les images ne disent rien, mais elles
témoignent d’un temps déjà perdu. D’une époque fossilisée, cristallisée, vitrifiée et offerte
à l’observation clinique comme à la contemplation mélancolique. Frustration ? Peut-être.
Peut-être pas. Il s’agirait plutôt d’absence, de décalage, d’évacuation. Comment représenter la disparition sans en mentionner l’objet ni le mobile ? Disparition du singulier derrière
le pluriel. Aucun nom propre attaché aux visages des modèles. Noms propres improbables
et déréalisés dans les lieux singuliers saisis par l’objectif. Obsession de la disparition du
nom, des coordonnées, de l’identité. Disparition du nom derrière le corps ou disparition
de la chose derrière le mot. Mystère. Enquête. Filature. Reconstitution. Fichier. Procédure.
Disparition de la subjectivité derrière l’objectivité. Disparition de l’individualité derrière la
collectivité. Dissimulation. Manipulation. L’artiste joue à sa manière la partition du contrepoint policier, détournant les usages, pratiques et discours d’une coercition violente pour
traquer ses propres obsessions, dont le territoire d’origine se trouve quelque part dans
l’écheveau des organes, des mots et des images. Des milliers d’intrigues insignifiantes ou
spectaculaires, dans l’ordre du désir ou celui de la peur, digérées et décomposées. Faits-divers ou contes philosophiques. Parfois, le souci de vérité dans l’usage du faux conduit à une
rigueur presque scientifique, portant à l’extrême ce goût pour l’observation détachée, aiguë
et objective qui caractérise la sensibilité originale d’Édouard Levé. Et sans doute, derrière
ces méandres indicibles se tient embusquée la figure de la mort, cette maîtresse infidèle
entre toutes, jamais désignée comme telle, mais pourtant bel et bien omniprésente. La disparition serait l’un de ses nombreux modes de manifestations, avec, dans l’ordre du symbolique, la couleur noire, la rigidité, la sidération, la gravité et l’effacement.
Émile Soulier
Paris, septembre 2007
Extrait de «Text(e)s», Editions Loevenbruck, Paris, 2009
6, rue Jacques Callot
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Photofit of an Elusive Infidel
Hypothesis: the works of Édouard Levé exhale/exalt the disturbing effect of a disappearance. A surreal atmosphere probing enigmatic absences. In Notes on the Cinematographer,
Robert Bresson enjoined himself to “Apply myself to insignificant (non-significant) images”
(1975). Common sense. Logic. Like the most uncertain openings. The doorway to a great
desert, a long night or an endless journey. We need only recall certain images to feel their
powerful siphon effect. An effect of suction. A kaleidoscope mechanism. Lying down on
a sofa and remembering Levé’s images, his studio compositions and his daytime outdoor
photos is a bit like closing your eyes, or boarding the train of your own fantasies and watching the scenery fly by. At other times one has the impression one is entering a maze.
That is an effect of the serial images, and of the series of images. Their titles are: Angoisse,
Amérique, Pornographie, Quotidien, Rêves reconstitués, Rugby, Actualités, Fictions, Homonymes, Transferts. Of course, we will never find out what it was that was eclipsed, for these
are works without a punch line, happy ending or any other kind of salutary and reassuring
revelation. What or who has departed here, other than the meaning? Is it a person, an object, a feeling or only a form of power? The artist’s power. The artist’s power in relation to the
dull, incessant noise of the media. The great reservoir of images. Silos, vats, abysses. The
artist no longer controls the making of images. However, he does still control the differentiation of reading, deconstruction and laceration. Making media fragments disappear. Covering them with saliva or juice. Assimilating them to another body. Dissolving textures and
combinations. Swallowing up spatio-temporal indicators. Spewing original arrangements.
It is the great metabolism of contemporary artistic activity. Food or vengeance? Internet,
newspapers, television. People. Pixel. Pin-ups. All dismembered and readjusted. Leeched.
Their blood diluted in the waters of dream. Spurting through minds.
When a team loses the ball, it struggles desperately, energetically and obstinately to get
it back. It’s urgent. So the players hurry to fill spaces, strategic interstices where, if the
wind changed, carrying luck in its workings, the ball might adumbrate a propitious pattern.
Players, like artists, are in a state of lack, a state of lack that we find at the origin of the
sovereign spate of representations. Forming corridors of impressions, edifices of simulacra, cities of engulfed reflections gambolling with the lightness and volatility of a butterfly’s beating wings. The placing of bodies in a pornographic image. Freeze-frame. Frozen
exchange. Exchange of the image. The cold body. The model body. Absence. Disincarnate.
Divinity. A mysterious dispossession surely gnaws away at the artist deep down inside, and
directly stimulates the quest that motivates his production of new images. Pain? Nostalgia? Images say nothing, but they bear witness to a time already lost. To a fossilised, crystallised, vitrified epoch offered up for clinical observation and melancholy contemplation.
Frustration? Perhaps. Perhaps not. So it is more a matter of absence, of discrepancy, of
evacuation. How do you represent disappearance without mentioning the object or the motive? The disappearance of the singular behind the plural. No proper name attached to the
models’ faces. Unlikely proper names made unreal in singular places captured by the lens.
The obsession of the disappearance of the name, of coordinates, of identity. The disappearance of the name behind the body or disappearance of the thing behind the word. Mystery.
Investigation. Shadowing. Reconstitution. Files. Procedure. The disappearance of subjectivity behind objectivity. The disappearance of individuality behind the collective. Dissimulation. Manipulation. The artist plays in his way the score of detective-story counterpoints,
appropriating usages, practices and discourses of violent coercion in order to track his own
obsessions, whose territory of origin is somewhere in the skein of organs, words and images. Thousands of insignificant or spectacular plots, in the order of desire or that of fear, digested or decomposed. Sundry news items or philosophical tales. Sometimes the concern
for truth in the use of the false leads to an almost scientific rigour, taking to the extreme
this taste for detached, acute and objective observation that characterises Édouard Levé’s
original sensibility. And no doubt, behind these indescribable meanders, the figure of death
lies in wait, that most unfaithful of all mistresses, never referred to as such, and yet very
much omnipresent. Disappearance would then be one of its numerous forms of manifestation with, in the symbolic order, the colour black, rigidity, stupefaction, gravity and erasure.
Émile Soulier
Paris, September 2007
Extract from «Text(e)s», Editions Loevenbruck, Paris

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