Transferts, théorème de Levé

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Transferts, théorème de Levé
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Transferts, théorème de Levé
Jusqu’à présent, Édouard Levé avait réalisé la reconstitution photographique de
ses rêves, ou bien de photographies d’actualité, de photographies sportives ou
encore pornographiques dont il avait extrait minutieusement les principes formels. Il s’était également appliqué à sobrement portraiturer des homonymes de
célébrités, dont la dissemblance physique venait troubler le caractère littéral des
noms. Il s’était aussi rendu au village d’Angoisse, dont les photographies les plus
prosaïques devenaient, une fois la mention de la localité rapportée à celle du lieu,
d’une troublante suggestion expressive (Église d’Angoisse, Bar d’Angoisse, etc.).
Comme un coup de dés soumis aux règles d’un jeu n’abolit pas le hasard, les travaux d’Édouard Levé allient l’application de principes rigoureux et la surprise que
leur conduite produit au cœur de la représentation. La réversibilité du sens des
images, l’aléatoire auquel parvient l’observance de règles absurdes, voilà le point
de départ d’une œuvre qui se mesure, avec la série Transferts, à un nouveau défi :
partir d’un choix dans les chefs d’œuvres du musée des beaux-arts de Tours, et en
proposer une version contemporaine.
Pas de « remake », toutefois, au sens où le pratique Jeff Wall. Ni même d’interrogation critique des fondements de notre culture sur un mode postmoderniste, à
la manière d’une Karen Knorr : Transferts stipule avant tout l’engendrement d’une
image par une autre. Rien donc, ici, du débat sur les rapports de la photographie
avec la peinture, mais plutôt l’interrogation des effets du déplacement temporel
d’une iconographie. Sollicitant les lieux et les modèles afin de transférer la représentation du tableau historique dans notre environnement quotidien, Édouard
Levé sait la difficulté à laquelle expose l’anachronisme. L’artifice s’y fait tellement
sentir, qu’il gâche l’image. Peu sont parvenus à mettre en scène l’iconographie
chrétienne, si présente ici, dans un décor d’aujourd’hui : Pier Paolo Pasolini, notamment dans Théorème, est un modèle difficile à dépasser. « Théorème », mot
singulièrement ajusté à l’entreprise réflexive de Levé : expression d’un système
formel démontrable à l’intérieur de ce système (Larousse).
Tout d’abord, à chaque « transfert », un nouveau titre. Le Couronnement de la
Vierge de Lorenzo Veneziano devient Filiation ; Saint Sébastien soigné par Irène
de Francesco Caïro, La Blessure ; Crésus réclamant le tribut à un paysan de Lydie,
La Dette. Le Goût, d’un anonyme français du XVIIe siècle - sujet hautement païen demeure en revanche Le Goût. Comme La Leçon de géométrie, de Francesco Salvator Fontebasso, reste sobrement transférée en La Leçon. Enfin, Agar et Ismaël,
de Jean-Charles Cazin, devient Désert. Le transfert des titres tend à séculariser
l’iconographie, mais, plus précisément, ils affirment l’allégorie sans recourir au
langage ancien de l’épisode biblique. L’inspiration religieuse, transportée dans le
temps, se réduirait-elle à un « genre » ? On en doute en observant attentivement
les photographies. Elles conservent une atmosphère de grâce, d’un calme que la
mise en scène sur-joue par l’immobilisation des gestes. Le maintien d’une froideur, que dégage l’image construite, produit l’effet bien connu de distanciation. On
n’en recherchera pas moins l’implication de l’artiste dans ce jeu. Filiation, blessure, dette, goût, leçon et enfin désert : singulier choix de thèmes et d’images qui
préside à la série Transferts. On en infèrera d’abord au lot commun de l’iconographie de la peinture classique, mais il existe un inconscient historique que semble
traquer Transferts.
Le choix du titre « transferts » n’est pas anodin. Le terme se réfère à l’une des plus
célèbres opérations décrites par la psychanalyse. On sait que le transfert désigne
le fait qu’un sujet se met à actualiser, sur une autre personne, des désirs ou des
situations inconscients liés à son propre passé. En ce sens, « faire des transferts
» implique l’anachronisme, dont l’exercice choisi par Levé relève expressément.
Mais le refoulé n’a pas ici une valeur individuelle, le choix des Maîtres Anciens
révèle plutôt, on l’a dit, un inconscient collectif. Jouer avec l’histoire de l’art, selon
une méthodologie héritée de Raymond Roussel et de Georges Perec, voilà bien
ce à quoi l’on assiste dans Transferts. Quelle forme le jeu prend-il ? Édouard Levé
s’inscrit ici dans les procédures suivies par l’ensemble de ses Reconstitutions. Ce
que nous appelons des « images performées » : la constitution de l’espace photographique comme scène, l’affirmation de la pose jouée dans toute sa théâtralité,
la relégation de la subjectivité du regard du photographe au profit d’une opération
d’enregistrement. L’ensemble des éléments, réunis sur la scène photographique,
performe l’image - non qu’il y ait action-événement au sens d’une « performance
», mais au sens où s’accomplit, dans la pose enregistrée, la réalisation même de
l’image.
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Dans Transferts, le performé relève de ces « puissances du faux » (Deleuze) que
l’on trouve dans le cinéma de Godard. Les gestes et les attitudes ne répondent à
aucune détermination logique, rien dans le hors champ ne semble interférer dans
la chaîne causale d’une situation, l’indifférence à ce qui les entoure conserve aux
personnages leur hérédité picturale. Lorsque, au milieu du XXe siècle, André Bazin
propose une théorie esthétique du théâtre filmé, regardant alors de près l’œuvre de Jean Cocteau, il note ce parti pris d’extériorité qui donne au spectateur le
sentiment d’occuper la place même de la caméra. Le « surcroît de théâtralité »,
qui ruine le naturalisme, parvient à établir le lien direct entre l’action et le spectateur – précisément parce que ce genre d’image s’ingénie au démenti de l’illusion.
L’inconscient historique est là, tapis dans le fétichisme du faire vrai. Dès lors, on
peut affirmer que c’est dans la tradition d’une critique de la vérité que s’inscrit la
poésie des Transferts.
Michel Poivert