Articles sur le Cambodge - Khmer

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Articles sur le Cambodge - Khmer
« Le communisme, me dit SIHANOUK, je n’ai pas le choix … »
Alain PEYREFITTE examine la situation du Cambodge après l’effondrement de LON NOL et
raconte l’entretien qu’il a eu à PEKIN avec SIHANOUK, en exil là bas comme de GAULLE à
LONDRES.
Le 1er Septembre 1966, à PHNOM PENH, capitale d’un Cambodge libre et en paix, le général de GAULLE
condamnait publiquement (après l’avoir fait confidentiellement depuis 1960 sans être le moins du
monde entendu) l’intervention américaine au Vietnam. A cette politique, qu’il disait vouée à la
catastrophe, il opposait l’exemplaire politique de neutralité maintenue depuis 1954 par le jeune chef
d’Etat qui l’accueillait : le prince NORODOM SIHANOUK.
Aujourd’hui, la catastrophe annoncée est bien là. Elle a fondu sur l Sud-Vietnam. Elle englobe le
Cambodge.
Les Américains avaient sous-estimé la personnalité de NORODOM SIHANOUK. Après l’avoir chassé, et
ainsi jeté dans les bras des khmers rouges qui, jusque-là, le combattaient, ils ont, les affaires tournant
mal, cherché à le séparer d’eux, Peine perdue ! Ils l’avaient lié aux khmers rouges « à la vie et à la
mort », selon son expression.
J’ai rencontré le prince à PEKIN, où il s’était réfugié après le coup d’Etat perpétré contre lui pendant qu’il
était à MOSCOU.
Les Chinois l’avaient magnifiquement installé dès 1971 dans l’ancienne ambassade de France. Il avait fait
de ce somptueux palais le centre de la résistance cambodgienne. Il me reçut chaleureusement, en
compagnie de Maurice PAPON et d’Albert MARCENET. Pendant deux heures, inlassablement, il nous
montra, avec ses mimiques expressives, ses éclats de voix, ses pittoresques inventions verbales, que rien
n’entamerait sa détermination.
« Je suis le général de GAULLE, me déclara-t-il, le général de GAULLE à LONDRES. » Le contraste entre ce
petit homme replet et le souvenir du géant filiforme fit sans doute naître des sourires sur nos visages.
« Mais oui, nous expliqua-t-il vivement. Comme lui, je n’ai qu’un but : libérer mon pays. Qu’un moyen :
faire la guerre, coordonner la résistance, ranimer les courages, en parlant à l’âme de mon peuple. Au
début, de GAULLE aussi était seul, personne ne croyait en lui. Peu à peu, on est venu à lui de toutes
parts. Les Chinois m’ont accueilli comme les Anglais l’avaient accueilli ; je suis leur hôte ; je ne suis pas
leur homme, pas plus qu’il n’était celui des Anglais.
- Les khmers rouges sont communistes, fis-je remarquer.
- C’est vrai ; mais ils sont obligés de passer par moi, parce que j’incarne la légitimité. Ils ont besoin de
moi et je sais que le Cambodge a besoin d’eux. Je le dirai au peuple cambodgien, et il me croira.
- Etes vous devenu communiste, monseigneur ?
- Non, mais je pense que, dans notre Sud-est asiatique, le communisme a du bon. Vous voyez bien ce qui
se passe en Chine. Vous voyez bien que le communisme, ici, ça marche ! Pourquoi ça ne marcherait pas
au Cambodge ? D’ailleurs, il n’y a pas le choix. Après ce qu’ont fait les Américains, je n’ai qu’une
solution, celle-là. »
NORODOM SIHANOUK nous invitait à prendre nos baguettes d’ivoire pour saisir des beignets de
crevettes. Il reprit, soudain songeur : « Après la victoire, je ne resterai peut-être que six mois. Ça n’a pas
d’importance. J’aurais fait mon devoir. J’aurais dirigé la résistance. J’aurais libéré ma patrie. Je pourrais
m’en aller. De GAULLE non plus n’était pas resté. Si les khmers rouges estiment pouvoir se passer de moi
quand l’ennemi aura été chassé et le pays pacifié, je ne m’incrusterai pas. Je demanderai alors à la
France de m’accueillir dans le Midi pour le reste de mes jours. »
Il reprit son souffle un instant, avant de recommencer, rageur, et cette fois sa rage avait des accents
d’autocritique :
« Il y a eu trop de pourriture. Il y en a toujours eu, mais, avec les Américains, maintenant, elle a
triomphé, elle s’étale partout. Ils symbolisent la pourriture. Tout le monde ne pense qu’à l’argent. Du
haut en bas de l’échelle, c’est la concussion, la prévarication, la corruption, le larbinisme. On vend son
âme pour des dollars. Mais à quelque chose malheur est bon. Nous étions déjà pourris et ne le savions
pas. Maintenant, nous le savons et nous trouvons la force pour nous nettoyer. Les Américains font
détester la pourriture parce que tout ce qu’ils symbolisent est détesté. »
Ses baguettes déposèrent prestement dans mon assiette quelques morceaux de canard laqué :
« PHNOM PENH, reprit-il, s’est vautrée dans la collaboration. C’est une plaie infectée sur le visage pur du
Cambodge. La reine mère, qui m’a abandonné quand j’avais le dos tourné, je l’humilierai. Les bourgeois
de PHNOM PENH, qui ont trahi leur chef et leur patrie, je les humilierai ; pour les punir, je n’entrerai pas
dans la capitale avec la troupe, je les ferai d’abord chasser. Je n’ai même pas envie de m’y réinstaller
après la Libération. Je me ferai plutôt construire une cabane en bois dans la forêt d’ANGKOR et c’est là
qu’on viendra me rendre visite. PHNOM PENH, c’est VICHY. LON NOL, c’est LAVAL. Je le fusillerai,
naturellement. Mais comme il est khmer et que tous les Khmers sont mes enfants, je le fusillerai avec
tendresse. »
La prophétie, reconnaissons-le, s’est réalisée en grande partie. LON NOL a échappé au peloton
d’exécution mais non son frère, dit-on ; PHNOM PENH sera bel et bien humiliée, vidée de ses habitants.
Et SIHANOUK va mettre sa légitimité et son crédit au service du communisme, peut-être sans illusions
excessives sur la durée et la nature de son rôle.
Il m’avait précisé, avec son goût du paradoxe qui ne faisait qu’habiller ses pensées profondes : « Je n’en
veux même pas aux Américains. Ils auront été les agents de la providence. Ils auront permis au
Cambodge de se régénérer. Mais j’en veux à la France. Souvenez-vous : de GAULLE en voulait aux
Américains d’entretenir une ambassade à VICHY. Comment pouvez-vous entretenir un ambassadeur
auprès des fantoches de PHNOM PENH et aucun auprès de moi ? »
Je fis remarquer au prince que nous ne reconnaissons pas des régimes, mais des pays. La présence d’un
ambassadeur à PHNOM PENH signifiait simplement qu’il s’occupait sur place de nos ressortissants et de
nos intérêts. « C’est égal, insista-t-il, je verrai si la France fait envers moi un geste amical. »
A notre retour, nous nous fîmes les échos de cette étrange conversation. Quelques esprits forts
préférèrent railler : « Comment peut-on prendre au sérieux ce saltimbanque ? Les Américains sont là et
pour longtemps. Leur désengagement signifie simplement qu’ils tiendront la péninsule par personnes
interposées. Les régimes qu’ils ont mis en place sont les plus forts. » Je répétai les propos du prince au
président POMPIDOU et à Maurice SCHUMANN. Ils eurent garde, eux, de railler. Notre ambassadeur à
PHNOM PENH, Louis DAUGE, fut promptement rappelé et notre ambassadeur à PEKIN, Etienne
MANAC’H, invité à garder le contact avec SIHANOUK.
Etrange destin de ce prince amoureux des plaisirs de la vie, mais aussi amoureux de son peuple ; de ce
monarque moderne, qui paraissait devoir être plus cocasse qu’héroïque, et qui s’est donné la figure d’un
héros. Etrange destin de ce peuple doué pour le bonheur facile, et que la folie de quelques stratèges
aura jeté sous la domination de moines-soldats ! Pendant vingt cinq ans à l’écart de la guerre qui
déchirait la Vietnam voisin ; et en cinq petites années, précipité par les Etats-Unis dans le communisme
intégral !
*…+ (Aparté sur TAIWAN)
Le paradoxe de la situation en Asie est bien là. La débâcle américaine n’y est pas le résultat d’un
expansionnisme virulent des puissances communistes, soit soviétique, soit chinoise. La « politique des
petits pas » a permis aux Etats-Unis de sortir de la guerre froide à la fois avec MOSCOU et avec PEKIN.
Dans ce secteur, jamais, pour les intérêts américains, les données diplomatiques n’ont été meilleures ni
les situations locales plus désastreuses. Le drame des Etats-Unis, c’est d’avoir perçu très tard, en 1971
seulement, grâce à NIXON et KISSINGER, les données favorables à la stabilisation et de ne pas avoir su
les exploiter à fond ; mais, au contraire, d’avoir, à PHNOM PENH, à SAÏGON, continué de jouer les
marchands d’illusion.
La stabilisation stratégique du Sud-est asiatique va sans doute se faire tant bien que mal, mais avec dix
ans de retard, et sur des positions détériorées. Dix ans de souffrances cruelles pour les Indochinois. Et
un retard qui, dans une vaste portion du Sud-est asiatique, assure aux communistes un pouvoir sans
partage. On sait qu’ils en usent efficacement. Et sans retour.
Alain PEYREFITTE

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