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CAMBODGE
par Ilios Yannakakis*
Les Khmers rouges:
éphémères «héros»
d’un communisme génocidaire
L
A PÉNINSULE INDOCHINOISE est devenue une destination prisée des touristes
étrangers. Depuis des années déjà, le Viêt Nam leur avait ouvert largement ses portes;
le Laos attire de plus en plus de visiteurs[1] qui, après leur séjour dans les pays limitrophes, veulent découvrirent de nouveaux sites.
Le Cambodge, en sécurisant les abords des temples d’Angkor, reçoit lui aussi un
nombre croissant de touristes. Mais lors de leurs passages à Phnom Penh, combien d’entre
eux font le détour par Tuol Seng, l’ancien lycée Ponhea Yat transformé en centre principal
de torture – le S-21 – sur lequel régnait Douch, le tortionnaire en chef? Combien ont visité
les différentes salles de classe où sont exposés les outils ayant servi à martyriser les détenus,
qu’on conduisait en camion au camp de Sheung Ek avant de les égorger ou de leur
fracasser le crâne?
Ont-ils visité ce charnier où sont empilés des milliers de crânes tandis que le reste des
ossements des victimes s’entasse dans des fosses communes? Ont-ils gardé en mémoire la
tragédie de ce peuple décimé par le régime des Khmers rouges? Les victimes du S-21 ne
représentent qu’une fraction de ce million et demi de personnes disparues dans la tourmente de la «libération du Cambodge» et, entre 1975 et 1979, sous le pouvoir de l’Angkar,
l’organisation anonyme du génocide, divinité nouvelle, produit macabre du parti communiste cambodgien. Se souviennent-ils, ces touristes, du nom de Ieng Sary, ministre des
Affaires étrangères, proche de Pol Pot, un des responsables de ce génocide, décédé à 87 ans
avant que ne tombe le verdict du Tribunal extraordinaire siégeant à Phnom Penh ? Se
souviennent-il de celui de Khieu Samphan, ex-Chef d’État, âgé de 81 ans ou de celui de
l’idéologue Nuon Chea, 86 ans, tous deux inculpés mais pas encore jugés?
Ce sinistre chapitre ne semble pas devoir se clore de sitôt, alors que dans le même
temps, la mémoire du génocide s’estompe et que les nouvelles générations ignorent les
tragédies des guerres indochinoises.
* Historien, chercheur.
1. On aurait franchi cette année la barre des 3 millions de visiteurs (voir dans ce numéro, Christophe Jacqmin,
«Laos 2013»).
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Engagement contre la guerre au Viêt Nam
et soutien aux révolutions exotiques
DR
L’engagement de la génération de la Seconde Guerre mondiale dans les rangs du Parti
communiste français fut nourri par la victoire de l’Armée rouge sur la Wehrmacht.
L’aveuglement face au système communiste soviétique fut presque général en dépit de
maints témoignages sur la répression de masse. Le XXe Congrès, la répression soviétique de
la Révolution hongroise déclenchèrent la première grande hémorragie dans les rangs du
PCF et provoquèrent la désillusion d’une partie de la gauche vis-à-vis de l’URSS. La génération d’après-guerre, celle qui entra massivement dans le cycle long des études secondaires et
universitaires, atteignit sa maturité à l’époque de la guerre au Viêt Nam menée par les
Américains. Par l’intermédiaire de la télévision, désormais accessible au plus grand nombre,
cette génération s’imprégna des reportages sur les villages vietnamiens écrasés sous les
bombes au napalm, des images du massacre de My-Lai, de l’héroïsme des maquisards du
FNL, des intrépides Vietnamiens du Nord transportant sur leurs dos du matériel de guerre
Massacre de My-Lai
par la piste Hô-Chi-Minh, des exploits des bodoïs contre les troupes américaines surarmées.
Une partie de cette génération s’engagea contre la guerre. La plupart des reporters, européens ou américains, qui couvraient les combats étaient acquis à la «cause du Viêt Nam»
alors que leurs reportages se voulaient objectifs. Ils influencèrent l’opinion publique dans le
sens d’une empathie pour ces combattants qui résistaient à l’invasion américaine.
En écho, résonnait la contestation de la jeunesse américaine contre la guerre; Bob Dylan
et Angela Davis devinrent les icônes du mouvement contre la politique des présidents
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DR
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américains et contre l’augmentation des crédits militaires demandée au Sénat. L’expansion
du communisme dans la péninsule indochinoise, en cas de victoire du Nord-Viêt Nam,
n’était qu’une abstraction pour les contestataires, sinon un souhait qu’ils ne formulaient
pas ouvertement.
Dans les années soixante, l’URSS fut accusée par la Chine de Mao d’être devenue une
puissance «révisionniste» jouant le jeu de la «coexistence pacifique» avec l’impérialisme
américain. Elle fut flétrie pour avoir abandonné le marxisme-léninisme. Après la rupture
sino-soviétique, la «maolâtrie» atteignit son zénith ; le Livre rouge, le bréviaire maoïste, était
la quintessence de la pensée d’une révolution maoïste en marche dont les Gardes rouges
étaient les acteurs qui balayaient la bureaucratie paralysante du parti communiste chinois.
C’est l’époque aussi où les luttes de
« libération nationale » s’installaient
bruyamment sur la scène internationale,
suscitant le tiers-mondisme et aimantant
le gauchisme vers les révolutions
exotiques. Le célèbre « Un, deux, trois
Viêt Nam» de Che Guevara était scandé
dans les manifestations.
La réalité du terrain indochinois
Dans la première moitié des années soixante, le Cambodge jouissait de la sympathie de la
classe politique et de l’opinion publique française. La droite, de même que la gauche et l’extrême gauche, considérait ce pays comme le parangon du neutralisme. Son roi, le prince
Norodom Sihanouk, n’avait-il pas négocié l’indépendance de son pays en 1953 ? Le
Cambodge n’avait-il pas été un des premiers pays à rejoindre le mouvement des nonalignés? Sihanouk n’avait-il pas rompu avec le Sud-Viêt Nam, la Thaïlande et les États-Unis
au début de la guerre du Viêt Nam? N’avait-il pas exprimé son soutien au FNL du Sud ainsi
qu’au Nord-Viêt Nam? Le 1er septembre 1966, dans son fameux discours de Phnom Penh,
le général de Gaulle n’avait-il pas rendu hommage à «Son Altesse royale le prince Norodom
Sihanouk» pour son courage et sa lucidité dans sa politique de neutralité et présenté le
Cambodge comme un modèle d’unité et d’indépendance au milieu d’une Indochine
déchirée ? Dans ce même discours, n’avait-il pas condamné haut et fort les États-Unis
d’avoir allumé la guerre dans la péninsule indochinoise, une guerre perdue d’avance, prédisait-il ? Le lendemain de son discours, le général de Gaulle n’avait-il pas accordé une
audience au Délégué général de la République du Nord-Viêt Nam à Phnom Penh pour
souligner son désaccord avec l’intervention américaine? Dans l’opinion française, l’image
du Cambodge sortit grandie de toutes ces louanges.
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Toutefois, Norodom Sihanouk menait une double politique, plus exactement la politique d’un équilibriste qui avait réussi à maintenir la paix dans son pays depuis 1953 jusqu’à
l’embrasement des guerres lors de la seconde moitié des années soixante. D’un côté, le
prince affichait sa neutralité dans le conflit indochinois, de l’autre, dès 1965, et avec l’accord
du gouvernement cambodgien dont il fut le Premier ministre, il autorisait les NordVietnamiens à installer des refuges en territoire cambodgien. Au même moment, le Pathet
Lao communiste menait ses offensives dans la Plaine des Jarres passée sous son contrôle
avec l’aide militaire de Hanoï. Ainsi Sihanouk avait-il favorisé stratégiquement la continuité
de la piste Ho-Chi-Minh reliant le Nord-Viêt Nam, le Laos et le Cambodge jusqu’au delta
du Mékong pour ravitailler en armes et munitions russes et chinoises le Viêt-Cong et faciliter leur infiltration au Viêt Nam du Sud. Étrange neutralisme!
Chinois et Soviétiques dans le conflit indochinois
La rupture sino-soviétique eut des conséquences déterminantes sur les guerres de la péninsule indochinoise. Initialement, Moscou et Pékin soutenaient le Cambodge « neutre ».
Moscou ne lésinait pas sur son aide militaire et diplomatique au Nord-Viêt Nam, tandis que
Hanoï recevait des armements chinois et «était sensible à la masse humaine et à la vitalité
de son grand voisin du Nord» (Pin Yathay). Des liens étroits se tissèrent entre révolutionnaires laotiens et vietnamiens, ces derniers fournissant le Pathet Lao en armes russes et
chinoises. Pékin, pourtant, redoutait un encerclement soviétique et se méfiait des relations
étroites établies entre Hanoï et Moscou. En compensation, la Chine offrit une aide importante aux Khmers rouges que soutenait mollement Hanoï puisque Sihanouk, alors qu’il
était encore au pouvoir à Phnom Penh, était considéré comme «un patriote», et un allié
«objectif».
Après le renversement de Sihanouk par Lon Nol, son ministre de la Défense, l’URSS
maintint ouverte son ambassade dans la capitale cambodgienne tandis que Pékin rompait
ses relations avec elle. Les différents aspects de la rivalité Moscou-Pékin devenaient de plus
au plus complexes au fur et à mesure que la situation militaire et diplomatique dans la
péninsule indochinoise évoluait vers un retrait progressif des Américains du Viêt Nam du
Sud et que se confirmait l’échec de la vietnamisation de la guerre souhaitée par Washington.
Les dominos indochinois:
1975, l’année de la victoire du communisme
Destitué, Sihanouk se réfugia à Pékin. La monarchie fut abolie, le régime de Lon Nol reçut
une aide militaire accrue des États-Unis et, avec les Sud-Vietnamiens, mena de grandes
offensives contre le Nord-Viêt Nam et la guérilla dans la zone orientale du Cambodge,
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bombardée intensivement par l’aviation américaine. Des milliers de villageois rejoignirent
les maquis khmers rouges lesquels, en 1973 contrôlaient déjà 60 % du territoire. À Pékin,
Sihanouk noua une alliance avec les Khmers rouges et créa le FUNK (Front uni du
Kampuchéa) et le GRUNK (Gouvernement d’union nationale du Kampuchéa). Mais ses
alliés khmers rouges maintenaient leur emprise sur ces deux organismes. Si Pékin et
Pyongyang reconnurent le GRUNK, Moscou attendit trois ans pour le faire, ce geste tardif
n’aidant guère les Khmers rouges, puisque les délégués soviétiques ne firent pas campagne
en leur faveur à l’Onu. L’URSS s’abstint de leur fournir une assistance matérielle mais
soutint le Pathet Lao tout comme Pékin et Hanoï. Le 7 mars 1975, Ieng Sary et Khieu
Samphan, «venus du front, donnent la garantie qu’il n’y aura pas de bain de sang et que
tout va bien se terminer après la victoire», selon Alain Bouc correspondant à Pékin du
journal Le Monde. Surprenant! Le 25 mars, François Mitterrand, le Premier secrétaire du
PS, saluait le succès du GRUNK et du FUNK et leur manifestait sa solidarité internationale. Les
communistes montraient leur visage le plus avenant avant la victoire finale. La réalité fut
toute autre, comme on le sait: le succès des communistes dans la péninsule indochinoise
provoqua un indescriptible et tragique exode de populations abandonnant leurs pays.
Le 14 avril 1975, les États-Unis évacuaient leurs ressortissants du Cambodge et lâchaient
leur allié Lon Nol. Des dizaines de milliers de Cambodgiens se réfugièrent à Phnom Penh.
Au Viêt Nam du Sud, les Américains s’apprêtaient à évacuer leurs troupes, tandis qu’une
foule de plusieurs centaines de milliers de Vietnamiens fuyaient devant l’avance des troupes
de Hanoï pour trouver refuge à Saigon. Au Laos, le Pathet Lao en prenant le pouvoir, abolit
la monarchie et exécuta la famille royale ; 10 % de la population s’exila en Thaïlande.
« L’utopie meurtrière » au pouvoir
Le 1er janvier 1975, après une offensive victorieuse, les Khmers rouges entrèrent le 17 avril
dans Phnom Penh. «La ville est libérée… il n’y a pas eu de résistance républicaine… l’enthousiasme populaire est évident. Des groupes se forment autour des maquisards souvent
porteurs d’armes américaines, jeunes, heureux, surpris par leur succès facile…» à en croire
Patrice de Beer, correspondant du Monde. Le même jour, un autre témoin faisait un tout
autre récit de la situation comme le rapporte Patrick Deville dans son livre Kampuchéa:
«Les Khmers rouges ordonnèrent à tous les fonctionnaires et hauts gradés de l’armée de
regagner leurs postes pour organiser le pays… Les quelques hommes de bonne volonté ou
nigauds qui répondent à l’appel sont emmenés et exécutés. Des groupes silencieux et
ordonnés de gamins tout en noir remontent les rues. Casquette Mao noire, sandale HôChi-Minh en pneu, AK-27 et grenades sur la poitrine, pas un sourire, ils sont épuisés,
affamés, une marée noire qui submerge la ville…. Ils continuent d’entrer en ville, occupent
les ronds-points… arrêtent et fouillent chaque véhicule. Pas un mot, ils vident les hôpitaux,
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les malades sur les brancards. Tous sont chargés dans les camions… Les gamins frappent
aux portes, une à une… Partir tout de suite, ne rien emporter ; l’Angkar veille. » Une
immense cohorte de deux millions de personnes s’était mise en branle, vers l’ouest ou vers
l’est. Phnom Penh se vidait de sa population. Le génocide du peuple cambodgien débutait;
le Peuple Ancien arrachait à la ville et à ses vices le Peuple Nouveau corrompu. Le
«culbuto» Sihanouk partit alors en Corée du Nord puis à Pékin, d’où il déclara vouloir
retourner à Phnom Penh à la condition d’être nommé chef d’État à vie.
Il revint en effet et fut confiné dans son palais désert au milieu de la capitale vide.
Quelques mois plus tard il lut à la radio une déclaration louant l’Œuvre rédemptrice de
l’Angkar envers son peuple et remerciant l’Organisation de «l’avoir lavé des calomnies en le
réhabilitant aux yeux du monde et de l’Histoire». Assigné à résidence dans son palais, il
n’apparut plus en public.
Les premiers milliers de réfugiés cambodgiens s’entassaient dans des camps de fortune
en Thaïlande. Mais personne ne trouvait crédibles leurs témoignages. La presse internationale fit le silence sur ces rescapés. Les regards étaient tournés vers le Sud-Viêt Nam. Moins
de treize jours séparent l’entrée des Khmers rouges à Phnom Penh de l’entrée du Vietminh
à Saigon, après trente ans de guerre. L’euphorie des milieux progressistes était à son comble.
Les forces progressistes, qui avaient milité contre la guerre en Indochine et contre «l’impérialisme américain», crièrent victoire et au nom du droit des peuples à disposer d’euxmêmes, jetèrent une chape de silence sur le stalinisme de Hanoï et sur le polpotisme
génocidaire du Cambodge. Il était incongru de se demander où avait disparu Mme Binh, et
pourquoi le Viêt-Cong était devenu diaphane… «Ils étaient quelque part dans des postes de
responsabilité». Cette réponse était jugée satisfaisante… Exit Mme Binh et exit le Viet-Cong!
De l’aveuglement à la désillusion
La plupart des journalistes français qui couvraient le Viêt Nam (dont Jean Francis Held et
Jean Lacouture) marquèrent leur enthousiasme pour les vainqueurs de la guerre au Viêt
Nam mais aussi pour les Khmers rouges. Patrice de Beer, témoin on l’a vu, de l’entrée des
Khmers rouges à Phnom Penh, opposa un doute systématique aux rumeurs effrayantes qui
filtraient vers l’extérieur au sujet des massacres qui avaient suivi le 17 avril. S’interrogeant
sur les raisons du verrouillage complet du pays, Patrice de Beer accusa les Américains de
diffuser des informations alarmantes.
À Antenne 2, le 8 mai 1975, les journalistes Jean Lanzi et Patrice de Beer justifiaient la
terreur des Khmers rouges avec des arguments pro-communistes en contradiction avec la
réalité. Mais c’est l’Humanité qui se plaça en pointe dans la désinformation en dépeignant
sous des couleurs flamboyantes la vie au Cambodge qui reprenait «son cours normal»:
« Après la libération et l’accueil enthousiaste, des dizaines de milliers de paysans sont
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Musée du génocide Tuol Sleng à Phnom Penh : carte du Cambodge
repartis avec leurs familles dans leurs villages… Des campagnes arrivent le riz et la viande…
Les pauvres sortent de la misère, c’est le pouvoir du peuple». Le 31 décembre 1975, Pierre
Durand, journaliste de ce journal, écrivit: «La liberté, toujours elle, a marqué de nouveaux
points dans le monde. L’événement le plus important de l’année, c’est sans doute la fin de la
guerre en Indochine, la victoire des peuples du Sud-Viêt Nam et du Cambodge sur l’agresseur impérialiste et simultanément ou presque, l’établissement d’un régime progressiste au
Laos[2] ».
Pierre Durand n’exprimait-il pas le sentiment des progressistes de toutes tendances?
Pourtant les témoignages sur le génocide s’accumulaient, la vérité commençait à percer.
Plusieurs épisodes de la tragédie indochinoise se conjuguèrent pour provoquer un électrochoc dans l’opinion publique et parmi l’intelligentsia. Les boat-people vietnamiens, qui
erraient dans la mer de Chine et le golfe de Siam, avaient été stigmatisés comme «des riches
Chinois de Colon» embarqués dans des jonques de pêcheurs pour fuir le «socialisme»: en
réalité, ces réfugiés appartenaient à toutes les classes sociales. Devant le nombre accru de
fuyards, des questions commencèrent à poindre sur le rejet du communisme par le peuple.
Mais le Viêt Nam restait un pays sacré, malgré l’invasion du Laos et du Cambodge par les
2. Cité in Le Ministère de la Vérité de Jean-Noël DARDE (Seuil, 1984).
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troupes vietnamiennes. L’image du triomphe du peuple vietnamien et du nouveau pouvoir
communiste se devait d’être préservée…
«Le 8 novembre 1978, soudain au journal de 20 heures, un cargo secoué par les vagues:
“Nous sommes menacés de famine et d’épidémies. Nations unies, sauvez-nous !” Le HaiHong lançait son cri à travers les télévisions du monde. Chassés de tous les ports, deux mille
cinq cent soixante-quatre Vietnamiens entassés sur le rafiot pourri imploraient asile »,
écrivit Bernard Kouchner dans Un Bateau pour le Vietnam.
La tragédie du Hai-Hong fut à l’origine d’une prise de conscience par une certaine
intelligentsia progressiste, et donna naissance au Comité pour un Bateau pour le Viêt Nam,
créé afin de sauver les boat-people de la noyade dans les mers de Chine. Cette aventure fut à
l’origine de la rencontre entre des dissidents des pays de l’Est et certains progressistes,
devenus lucides quant au système communiste.
En janvier 1979, les armées vietnamiennes envahirent le Cambodge et chassèrent les
Khmers rouges de Phnom Penh. Les débris de l’armée de Pol Pot s’enfuirent vers la frontière
thaïlandaise; le 10 octobre, un nouveau mouvement de l’armée vietnamienne balaya le reste
des forces polpotiennes; un gouvernement pro-vietnamien dirigé par Heng Samrin proclama
la République populaire du Kampuchéa dont le président devint Hun Sen. En avril-juillet fut
constitué un tribunal spécial pour juger Pol Pot et Ieng Sary qui furent condamnés à mort par
contumace. Après quatre ans d’un génocide accepté en silence par l’opinion mondiale, la
vérité sur le régime de Pol Pot apparaissait désormais dans toute son étendue.
En 1978, Jean Lacouture publia son Survive le peuple cambodgien, qui fut une forme de
mea culpa sur l’aveuglement des progressistes dont il se réclamait. «La honte aurait suffi…
La honte, à elle seule, justifiait que l’on écrivit ce petit livre – qui est d’abord un cri d’horreur. La honte d’avoir contribué, si peu que ce soit, si faible qu’aient pu être la matière et
l’influence de la presse, à l’instauration de l’un des pouvoirs les plus oppressifs que l’histoire
ait connus… Il n’est pourtant pas sans conséquences d’avoir pris part à une certaine préparation des esprits, à une certaine accoutumance des cœurs, d’avoir parlé sur le ton de l’espoir et de la sympathie de ces Khmers rouges… » écrivait-il. D’autres journalistes et
intellectuels qui, devant les révélations sur le génocide, s’étaient tus, persistèrent dans leur
silence avec bonne conscience.
Mais rappelons qu’en pleine guerre du Viêt Nam, lors d’une célèbre émission télévisée,
Alexandre Soljenitsyne affirma que la victoire de Hanoï ne pouvait qu’instaurer un régime
de terreur communiste pour le malheur du peuple vietnamien.
Il fut alors honni par la presse bien pensante qui le considéra désormais comme un
«réactionnaire».
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