Work in progress Charisme, révolution et arabité : les gauches
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Work in progress Charisme, révolution et arabité : les gauches
Laure Guirguis Chercheure associée à l’IREMAM, Aix-en-Provence Chercheure en résidence à l’IMéRA, Marseille Charisme, révolution introuvable » Work in progress et arabité : les gauches arabes et le « peuple Résumé Le sujet politique moderne a d’emblée été arrimé à un État supposé garantir le respect des droits subjectifs. Considéré comme le principe et le sujet de l’autorité souveraine depuis l’époque des révolutions européennes, le « peuple » s’est défini dans la tension entre un pôle « émotionnel » et un pôle « rationnel », et dans les termes du dualisme représentation-mandat/représentationincarnation (Ginzburg 2001, Sintomer 2013). Dans le monde arabe comme ailleurs, les courants sécularistes, marxistes, et socialistes, n’ont pas su, ou n’ont pas pu, intégrer positivement l’émotion en politique (Asad 2003, Nancy 1990). Ils ont cependant joué des dynamiques émotionnelles ¬mobilisées dans les projets nationalistes, entre autres liturgies séculières et eschatologies politiques, et présupposaient souvent une vision téléologique de l’histoire : ils préconisaient l’avènement d’un monde dans lequel l’homme, délivré de la religion, de l’émotion et des passions, deviendrait enfin le maître et le sujet de son destin (Asad 2003). Entre arabité, islamité, et les identités nationales et communautaires formées à l’époque des constructions étatiques modernes, le désir de « faire peuple » a été historiquement soumis à des idéologies totalisantes et/ou sécuritaires confortant, selon des modalités diverses, les régimes autoritaires arabes. La résilience de ces régimes, ainsi que le succès actuel des forces conservatrices « contre-révolutionnaires », se joue en effet aussi sur les plans idéologique et symbolique. Comme l’a très finement analysé Elizabeth Picard, « l’enkystement du sécuritaire au cœur de l’autoritarisme s’effectue sur le plan idéologique et s’opère à travers un double amalgame : celui de la nation et de la défense de la nation comme source de légitimité des gouvernants, et celui de la définition de l’identité collective et de sa sécurité comme discours de justification de ces mêmes gouvernants » (Picard 2008). Inversement, les résultats plus ou moins décevants des révolutions démocratiques de 2011 tiennent, en partie, à l’incapacité des courants révolutionnaires à rompre « l’articulation identitaire du sens » (Roussillon 1992). Pourtant, c’est principalement contre l’État identitaire-sécuritaire que les individus et les groupes se sont unis, de Sidi Bouzid à Tunis, du Caire à Damas, de Deraa à Sanaa, pour revendiquer le respect de droits inaliénables, indépendamment des distinctions de classe, de genre, de religion, de génération, et de confession. Seuls les acteurs les plus radicalisés de la région ont, à ce jour, réussi à s’imposer sur la dépouille des États syrien et irakien, par la force des armes, certes, mais aussi en vertu d’une da’wa (appel, prédication) qui séduit en-deçà des allégeances communautaire, religieuse et nationale, la da’wa de l’organisation de l’État islamique. Loin de se situer pour autant en-deçà de l’identitaire, cette da’wa en exhibe crûment le principe fondateur ¬la distinction ami/ennemi¬ et la violence qui lui est inhérente ¬l’ennemi doit être détruit. Le même principe régit l’attitude des États syrien et égyptien, principaux acteurs de la « dépacification » (Wahnich 2008), expliquant le passage à la guerre civile et à la répression féroce. Le présent arabe offrirait-il uniquement le spectacle de la désolation et de la cruauté ? N’existerait-il pas d’alternative aux forces conservatrices : les courants islamistes et les cartels militaro-policiers affairistes qui se succèdent à la tête des États arabes ? Las, ou dans l’incapacité de comprendre, doit-on d’ores et déjà conclure qu’il ne s’est rien passé en 2011, que le processus révolutionnaire égyptien suspendu le 3 juillet 2013 et la révolution syrienne n’ont pas eu lieu ? La fureur aurait-elle, en Égypte et en Syrie, irrémédiablement emporté le « bon enthousiasme », l’enthousiasme révolutionnaire permettant 1 « d’agréger les désirs d’émancipation disjoints » (Wahnich 2014 p. 93, Foucault 1994, Cavagnis 2012) ? Qu’est-il possible d’espérer ? Ce questionnement sur la définition du sujet politique, et sur la part du collectif et de l’émotion dans cette définition, exige d’élaborer une problématique à partir de plusieurs terrains d’investigation et de combiner plusieurs méthodologies. Ce projet se développe en trois mouvements coordonnés mais évoluant suivant des rythmes distincts. Je procéderai à une lecture des recompositions théoriques et pratiques des gauches arabes au prisme de la question identitaire, et de son éventuel dépassement. La définition, ou la redéfinition, de la notion de « gauche » constitue précisément l’un des enjeux de cette recherche. Ce premier mouvement du projet articule l’histoire des idées à l’analyse politique des mobilisations et des postures politiques, et se situe dans le cadre d’une sociohistoire des pratiques, des notions, et des symboles. Corrélativement, j’entreprendrai une analyse des figures du peuple apparues durant les révolutions arabes. Je concentrerai initialement l’attention sur les martyrs de la révolution égyptienne du 25 janvier 2011, considérés comme l’indice de la formation d’une nouvelle subjectivité politique et l’incarnation d’une « communauté émotionnelle » (Weber 1922) rompant avec la logique identitaire. Pour poursuivre la réflexion amorcée à partir de ce cas d’étude, je m’engagerai, sur le long terme, dans une relecture de la notion de martyr et de charisme : dans quelle mesure le processus charismatique opérant dans la formation du martyr intègre-t-il la dimension émotionnelle du politique sans la reléguer à une sphère pré- ou ir-rationnelle, sans la subordonner au religieux, sans l’asservir à l’État identitaire-sécuritaire ? Ce troisième mouvement invite à une analyse comparative (je prévois une incursion en Amérique latine et centrale, tant pour l’étude des gauches que pour celle du charisme) et s’inscrit dans une anthropologie politique et philosophique des images et des émotions. Les gauches arabes et le « peuple introuvable ». Les enjeux stratégiques et politiques ne permettent pas à eux seuls d’expliquer le fait que les courants de gauche aient rallié les politiques identitaires dans leurs versions arabistes, islamistes, et nationalistes. Les courants de gauche, qui ont régulièrement dénoncé le carcan identitaire, ont cependant toujours eu besoin de puiser un supplément de légitimité, ou, serait-on tenté de dire, un supplément d’âme, d’aura, dans les idéologies fondées par une logique identitaire. Depuis l’émergence de mouvements socialistes dans le monde arabe au XIXe siècle, et, surtout, la création de partis communistes dans les années 1920-30, les militants et les organisations de gauche ont dû composer avec des impératifs doctrinaux et stratégiques paradoxaux. Ces dilemmes qui entraînèrent les gauches arabes à adopter des postures intenables sont connus, schématiquement : fallait-il, à l’heure des luttes d’émancipation de la tutelle coloniale, donner la priorité à la révolution socialiste ou à l’indépendance nationale ? Dans le second cas, ne devait-on pas considérer les bourgeoisies nationales comme l’acteur susceptible de jouer le « rôle historique » ouvrant la voie à la révolution prolétarienne dans la mesure où il permettrait de parvenir à l’indépendance nationale ? Cette option impliquait des ajustements doctrinaux et tactiques des thèses marxistes ¬souvent méconnues et mal traduites encore jusque dans les années 40-50 (Moghith 1997). Quelle position adopter à l’égard des régimes militaires qui, en Syrie, en Irak, et en Égypte, dans les années 1950, arboraient une rhétorique séculière, nationaliste, arabiste et socialiste ? Comment combiner l’allégeance à l’URSS et les spécificités régionales ou nationales ? En dépit de la puissance des partis communistes soudanais et irakien (Batatu 1978, Mroué 2009), puis de la seule expérience « marxiste » du monde arabe, celle du Yémen du sud (1967-1990), l’influence des formations de gauche diminue à partir des années 1970. Laminés par l’URSS comme par les régimes arabes, les partis socialistes et marxistes sortirent, eux aussi, défaits, de la guerre de 1967 qui annonçait la fin du panarabisme politique. Après que la Ligue arabe eût abandonné le projet unitaire en 1964 et que la fin des luttes d’émancipation en 1962 lui eût fait perdre son potentiel révolutionnaire (Dakhli 2009), les guerres du Liban et l’assassinat, en 1977, 2 du leader druze Kamal Joumblatt, chef du parti socialiste progressiste, sonnèrent le glas du projet panarabe forgé au milieu du XXe siècle (De Clerck 2009). Quelque vingt ans plus tard, la chute inattendue du mur de Berlin provoquait une rupture et sommait les militants de repenser leurs cadres théoriques et organisationnels. De surcroît, depuis les années 1970-1980, l’impact éphémère de la révolution iranienne sur le monde arabe et, surtout, la montée en puissance des courants islamistes de toutes obédiences, exercent une influence notable, largement étudiée, sur les trajectoires individuelles de nombreux militants et intellectuels de gauche, sur les stratégies politiques, et sur l’idiome politique en général (Binder 1988, Browers 2009, Carré 1993, DotPouillard 2008 et 2009, Rodinson 1972, Seurat 2012). Depuis lors, les acteurs de gauche n’exercent guère d’influence sur les politiques gouvernementales. Dispersés dans les syndicats professionnels, dans les partis de l’opposition cooptée, dans diverses formations maintenues sous contrôle et dépourvues d’assise sociale, ou actifs dans les milieux associatifs et dans les cercles étudiants (Hassabo 2009) et intellectuels, ils ne formaient pas un front uni avant les soulèvements, ni ne portaient un projet connu et mobilisateur. Dressant ce constat d’impouvoir, de nombreux acteurs pointent les défaillances idéologiques des gauches arabes et leur manque d’ancrage social. « Fragmentation », « crise », « dilemmes », « échec », tels sont les termes qui reviennent le plus fréquemment sous la plume des militants, observateurs, et critiques des gauches arabes (Achcar 2010, Habash 2014, Hattar 2012, Hawatmeh 2011…). Ce discours sur la crise des gauches, et en particulier des marxistes, n’est cependant pas entièrement nouveau (ni spécifique au monde arabe), bien que 2011 diffère de 1967, date à laquelle le terme, déjà, apparaît (Achcar 2010). En 2010, Achcar, interrogeait : « en parlant du passé, je distinguais entre crise de croissance et crise de maturité. Mais aujourd’hui, peut-on continuer à parler de crise des gauches arabes ? En vérité, la crise se trouve derrière nous. Après la maturité sont survenues la mort, puis les funérailles. À présent il faut reconstruire ! Le problème des gauches arabes ne réside pas tant dans l’explication de la crise que dans la question du « que faire » ? Lénine posa la question dans la Russie du début du XXème siècle, dans une région dans laquelle il n’y avait jamais eu de courant de gauche notable. Cette même question se pose à nous dans une région dans laquelle il n’y a plus de courant de gauche notable. La différence est d’importance, car, derrière nous, il y a une histoire qui n’est pas vide. Mais le plus important est le projet devant nous » (Achcar 2010, trad. LG). Les formations et les acteurs de gauche n’ont pas mené les thawra (révolte/révolution) arabes, bien qu’ils aient joué un rôle déterminant dans la formation d’une culture protestataire au cours des années 2000, à titre de syndicalistes, de militants de plaidoyer, ou d’activistes. Ils n’ont pas su intégrer de manière significative les institutions gouvernementales et étatiques en Égypte et en Tunisie, laissant le champ libre aux organisations islamistes et autres représentants de l’ « ancien régime », ni former une opposition aux cartels régnants et aux milices djihadistes en croissance exponentielle dans les pays dans lesquels les thawra se sont transformées en conflits armés sur les dépouilles des États. Avant de définir plus précisément l’objet, les méthodes et les enjeux de la recherche sur les gauches, je mentionnerai un seul exemple qui nous conduit vers le second volet de ce projet. Dès 2005, déplorant à son tour la fragmentation des formations de gauche, le militant socialiste démocrate et universitaire égyptien Samer Soliman affirmait qu’une cause pouvait rassembler et mobiliser : la lutte contre la torture. Il nommait ainsi non seulement une cause unificatrice, mais touchait le cœur de l’ordre autoritaire et indiquait la possibilité de former une communauté politique. « Je suis le peuple1 » Aucun modèle théorique n’a permis de prédire le passage de la multiplication des mobilisations plurisectorielles à l’événement révolutionnaire, quand bien même ces signes de mécontentement croissant se combinaient au délitement du gouvernement, à l’exacerbation des rivalités au sein des élites dirigeantes, à une dérégulation financière structurante aux échelles nationale et 1 Titre d’un film-documentaire sur l’Égypte de Anna Roussillon, 2014. 3 internationale, à une vague contestataire régionale et transnationale, mais différenciée. De fait, le président fut contraint de se retirer dans les pays dans lesquels un acteur de poids, l’armée, fit défection au clan au pouvoir. Mais cela n’explique pas l’ampleur ni les motifs de la contestation : l’impondérable survint qui, catalysant les « passions révolutionnaires » (Bozarslan, Bataillon et Jaffrelot 2011), enclencha un processus de symbolisation d’émotions et d’expériences transindividuelles. Victimes de la brutalité policière, Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid (Tunisie), Khaled Said à Alexandrie (Égypte), et les adolescents torturés de Deraa (Syrie) ont incarné le peuple ¬« Nous sommes tous Khaled Said », et l’exigence de dignité. Quatre Égyptiens se sont immolés, à cause de l’humiliation, de la faim, et de la misère que l’on endure depuis trente ans. Quatre égyptiens se sont immolés, pour nous dire que ce qui s’est passé en Tunisie peut arriver ici, qu’il est possible de construire un pays libre, un pays dans lequel il y ait une justice (‘adl) et de la dignité (karâma), un pays dans lequel l’être humain (insân) est vraiment un être humain et ne vit pas comme, comme, comme…un animal (…). Si nous avons encore un peu de dignité, si nous voulons vivre comme des êtres humains, si nous voulons que nos droits soient respectés, il faut aller place Tahrir le 25 et exiger le respect de nos droits. Je ne parle pas de nos droits politiques, de nos droits de citoyens, je ne parle pas de l’Assemblée, ni de la présidence, ni de tout ça. Je parle de nos droits, c’est tout2. Précipités temporels, épisodes critiques d’effondrement et de création d’autorité, les révolutions sont, par excellence, les moments d’apparition du « peuple », d’une « communauté émotionnelle » (Weber). L’une des images privilégiées de ce processus d’incarnation du peuple est celle du martyr. Le corps supplicié a figuré la communauté et/ou l’autorité divine, religieuse ou politique depuis l’aube de l’humanité, érigeant la passion en fondement de toute autorité, et de toute agency. Plusieurs figures de martyrs des révolutions arabes, ou de la contestation du parc Gezi en Turquie3, témoignent de la formation d’un sujet politique doué de droits inaliénables, des droits qu’il pose dans l’acte révolutionnaire lui-même. La révolution révèle et précipite une mutation de l’ordre symbolique et, partant, de la représentation du pouvoir, de l’autorité, et du rapport au politique (Lefort 1980). Diverses pratiques, images et discours apparus dans l’enthousiasme de la situation révolutionnaire, mais élaborés sur le long terme, ont créé une brèche dans la clôture identitaire du sens. Très vite, cependant, le nouveau s’est exprimé en puisant dans le lexique de l’ancien. En Égypte, par exemple, alors que l’idéal national apparaissait moribond à la veille du 25 janvier, la dynamique révolutionnaire a ravivé le sentiment national. Elle a, en partie, exprimé le sentiment de dignité retrouvée en empruntant à la rhétorique nationaliste. Elle s’y est perdue. La réactivation de la rhétorique nationaliste par les courants révolutionnaires a nourri l’idéologie sécuritaire de l’État égyptien et de la contre-révolution qui se met en marche dès les « 18 jours » (25 janvier-11 février 2011, chute de Hosni Moubarak). Les communautés politiques nonidentitaires figurées durant les 18 jours n’ont pas trouvé d’expression politique institutionnelle (Guirguis 2014). Sur les plans symbolique et idéologique, elles ont souvent été détruites. Les figures des martyrs, par exemple, ont été neutralisées par intégration dans les rituels commémoratifs officiels, figées en emblèmes muets de la nation. Incarnation d’un dispositif émotionnel dans une image, la figure du martyr implique-t-elle nécessairement la soumission de l’individu à la « communauté émotionnelle » (Weber) ou au leader dit charismatique ? N’indique-t-elle pas la formation d’autorités alternatives, ou l’émergence de nouvelles subjectivités politiques et d’un rapport au politique inédit ? Comment les gauches arabes ont-elles historiquement répondu à ce désir de communauté ? Extrait du texte de l’appel lancé par ʾAsm ʾ Maḥf ẓ (Égypte) le 18 janvier 2011, traduit en français presque intégralement dans L. Guirguis 2015 : chapitre 2. La vidéo est disponible sur de nombreux sites Internet. 3 Communication de Christiane Gruber, workshop organisé à Montréal les 27-28 septembre 2014, et article à paraître dans un dossier thématique dans Critique internationale, l’un et l’autre coordonnés par LG 2 4 1989-2015 : les gauches arabes et l’arabité, ou comment faire communauté en-deçà de l’identité ? À l’image de cet objet multiforme et fragmenté, les recherches sur les gauches arabes se concentrent sur des cas d’études spécifiques, marqués par leur ancrage national. Or il s’avère non seulement possible mais souhaitable d’entreprendre une étude transversale des reconfigurations théoriques et pratiques des gauches arabes qui prenne en compte la diversité des actions militantes et l’apport des recherches effectuées à ce jour. Le plus souvent, les analyses restent descriptives, bien qu’elles mobilisent un appareil théorique et méthodologique sophistiqué. Elles comprennent aussi bien des ouvrages sur les rapports entre l’Union soviétique, ou ses satellites, et le monde arabe (Carrère d’Encausse 1975, Golan 1990, Kaminski 1988, Régnault 2013), des études sur l’histoire des partis communistes et socialistes (Batatu 1978, Beinin 1990, Botman 1998, Ismail 1990, 2005 et 2009, Said 1983 et 1989), sur les syndicats ouvriers et leurs liens avec les partis de gauche (Beinin et Lockman 1987), que des analyses sociologiques sur les mobilisations ouvrières contemporaines (Allal 2012, Duboc 2011). Plusieurs chercheurs concentrent leurs efforts sur les revendications des jeunesses arabes et, plus spécifiquement, des étudiants dans le monde arabe (Abdallah 1985, Hassabo 2009). L’essor des ONG et du militantisme de plaidoyer, auquel les activistes de gauche se convertirent massivement au cours des deux dernières décennies, est très bien étudié, de même que le regain de vitalité de l’activisme politique depuis le début des années 2000 (Ben Néfissa 2002 et 2004, Catusse 2003, El-Khawaga 2003). Ces recherches incluent fréquemment l’analyse de trajectoires militantes, étudiées en particulier par plusieurs chercheurs (Hassabo 2009, Dot-Pouillard 2008, Larzillière 2009, Monciaud 2008). À ces recherches s’ajoute une vaste littérature de témoignages et d’écrits de militants, souvent rédigée en arabe, qui reste peu analysée (et rarement lue). Dans la perspective d’une histoire des idées et des postures intellectuelles visant à comprendre la construction d’une modernité arabe en contexte postcolonial, plusieurs auteurs ont proposé une réflexion sur la transmission des savoirs et sur la traduction (Hamza 2013, Roussillon 1999) et traité de l’introduction des textes de Marx, de Lénine, d’Engels, puis, plus tardivement, ceux de Gramsci et d’Althusser, dans le monde arabe (Browers 2004, Rashid 1992). D’autres ont abordé l’histoire des idées socialistes et marxistes dans le cadre d’une réflexion sur le nationalisme et l’arabisme (Abu Rabi’ 2004, Beinin 2008, Gershoni et Jankowski 1997, Hourani 2003, Khalidi et al. 1991). La question la plus étudiée demeure celle des rapports entre islamisme et marxisme, sur les plans idéologique, politique et tactique. À l’intention d’un public non averti, il était indispensable de mettre en évidence « l’idéologie implicite » (Dot-Pouillard 2009 empruntant l’expression à Rodinson 1972) liant les visions du monde des acteurs islamistes et marxistes, afin de comprendre l’histoire de ce « je t’aime moi non plus » (Dot-Pouillard 2009) entre les uns et les autres, et le virage à différentes formes d’islamisme effectué par maints militants et intellectuels de gauche dans les années 1970-1980 (Binder 1988, Browers 2009, Husayn-Burgat 2008, Carré 1993, Dot-Pouillard 2008 et 2009, Rodinson 1972, Seurat 2012). Dans cette perspective, il était également essentiel de pointer les différentes modalités de coopération, d’alliances et d’échanges qui se produisent sur le terrain. Néanmoins, la recherche n’éprouve le besoin de lier de la sorte ces deux éléments que dans la mesure où elle les avait préalablement considérés comme séparés voire incompatibles, sans pour autant assez insister sur les spécificités de projets et de valeurs « de gauche ». En général et à ce jour, les courants islamistes ont opté pour une politique rigoriste sur le plan éthique, et néolibérale sur le plan économique, ce qui n’exclut pas l’émergence d’un islamisme « de gauche » (Dot-Pouillard 2007), non plus que l’existence de divergences sur la question sociale au sein des formations islamistes elles-mêmes, et, par exemple, au sein des Frères musulmans égyptiens. Quelques études en langue française et anglaise analysent les recompositions théoriques des gauches arabes après la chute du mur de Berlin. Elles restent toutefois concentrées sur des objets circonscrits : les débats arabes sur la notion gramscienne de « société civile » (Browers 2004 se 5 référant principalement à Rashid 1992), les dilemmes des gauches après la chute du mur (Jabar 1997), le désarroi des gauches libanaises et syriennes confrontées à la guerre en Syrie (DotPouillard 2012), et l’analyse descriptive des dynamiques contestataires en Jordanie (Larzillière 2013). En revanche, les matériaux ne manquent pas : témoignages de militants, tracts, publications dans les médias (tous supports confondus) ou sur les sites des partis et des associations. À ces documents écrits s’ajoutent les divers discours prononcés au cours de réunions, de conférences, de forums, ainsi que les témoignages effectués ou en attente d’une oreille attentive, et la multiplicité des actions entreprises. Transversale, cette recherche l’est à trois égards : j’articule l analyse des pratiques militantes à celle des transformations discursives et axiologiques ; je rattache les phénomènes analysés à la longue durée, procédant de la sorte à une sociohistoire des pratiques, des symboles, et des notions ; je ne fixe pas d’échelle d’analyse a priori, bien que j’amorce l’investigation à partir d’une série de terrains et de moments circonscrits. Ce choix méthodologique est dicté par la problématique en cours d’élaboration : c’est la question du sens, le besoin de construire une vision commune, qui motive les pratiques aussi bien que les écrits théoriques et qui invite à observer les unes et les autres en référence à un ordre signifiant et normatif en crise et, partant, en intégrant la dimension diachronique. Enfin, comme l’a remarqué Pénélope Larzillière, la nécessité de varier les échelles tient au fait que « les acteurs revendiquent et vivent des circulations transnationales et mobilisent des références internationales », cependant qu’il existe un traitement différencié des militants suivant les États ou les institutions politiques, et, par suite, des spécificités nationales (Larzillière 2013). Je prévois, sur le long terme, d’élargir le spectre d’investigation à l’Amérique latine, en premier lieu dans la mesure où de nombreux acteurs s’y réfèrent dans leur analyse de l’échec des gauches arabes et dans leur quête d’exemples de transition réussie (du moins comparativement) d’une dictature militaire à une société démocratique (par exemple Soliman 2003). Comment expliquer l’échec des gauches arabes à transformer leur syntaxe, leurs valeurs, leurs modes de mobilisation ? Au lendemain des révolutions arabes, quelles nouvelles interrogations surgissent et comment les gauches prétendent-elles y répondre ? Comment mobiliser, et, plus loin, comment « faire peuple », en-deçà de l’identité ? Quels projets et pratiques les courants de gauche proposent-ils depuis les deux dernières décennies et, surtout, depuis les révolutions démocratiques arabes ? Ou, en d’autres termes, comment les militants redéfinissent-ils euxmêmes leur rôle, en tant que porteurs d’un projet « de gauche » et soucieux de briser le cercle vicieux de l’identitaire ? Orientée par ces questions, je privilégierai deux axes de réflexion : le renouveau de l’arabité et la redéfinition de la notion de gauche et, partant, des valeurs et des concepts fondamentaux d’une politique « de gauche », au nombre desquels le concept même de révolution (thawra). Toujours présente en dépit de l’abandon du projet unitaire arabe, la question de l’arabité a acquis une centralité nouvelle au lendemain des soulèvements révolutionnaires de 2011. Les signes de ce renouveau de la référence à l’arabité se multiplient, dans la « rue » comme dans les cercles intellectuels. La recension et l’interprétation de ces signes restent à faire. Cependant, les recherches à ce sujet se concentrent presque exclusivement sur les médias comme vecteurs de l’élaboration d’une « sphère publique arabe » (Ayish 2008 et Lynch 2005), dont la réalité ou l’influence politique est mise en question (Hamzah 2005, Mermier 2009) : « cet espace public virtuel créé par ces nouveaux médias joue à être le simulacre d’espaces communs et accessibles et est censé représenter, comme par procuration, une opinion publique inaccessible et tout aussi virtuelle » (Mermier 2009, p. 87). L’étude des propositions formulées par Traboulsi et Bishara permettra non seulement d’analyser cette notion dans l’un des contextes dans lesquels, véritablement, elle fait objet de débats, mais de mener la réflexion en la situant historiquement eu égard aux lectures antérieures de l’arabité. Comment l’arabité, aujourd’hui, peut-elle participer d’un projet politique émancipateur sur les 6 plans collectif et individuel ? Critiquant la thèse de Ernest Dawn (Dawn 1991) selon laquelle l’arabisme culturel a constitué un « protonationalisme » préparant l’avènement du panarabisme politique après la seconde guerre mondiale, Leyla Dakhli pose que l’arabisme culturel survit à l’échec de l’arabisme comme projet d’une nation arabe, comme projet politique et idéologie (Dakhli 2009). L’une et l’autre thèse soulèvent d’innombrables questions touchant à la distinction entre les domaines du culturel, de l’idéologique et du politique, ainsi qu’à leur définition, auxquelles ma recherche tentera également de répondre. Fawwaz Traboulsi et Azmi Bishara réfléchissent tous deux aux conditions de possibilité d’élaboration d’une société juste en se référant explicitement à l’arabité. Fawwaz Traboulsi est un historien marxiste du Liban, et Azmi Bishara, co-fondateur du parti Balad (Assemblée nationale démocratique) prônant la transformation de l’État d’Israël en un État démocratique binational sans référence à l’identité ethnique ou nationale, anciennement membre de la Knesset, est actuellement directeur de l’Arab Center for Research and Policy Studies, à Doha (Qatar). Tandis que le premier procède à une relecture critique de l’héritage conceptuel et historique marxiste tout en réaffirmant son adhésion aux valeurs d’une gauche marxiste, le second, représentatif d’un virage effectué par plusieurs penseurs et militants de gauche depuis les années 1990, se situe plus résolument dans le sillage de la pensée politique libérale. Traboulsi entend redéfinir à nouveaux frais une arabité inclusive, « en-deçà de l’identité », ce qui paraît pour le moins paradoxal, mais aussi un projet d’intégration économique arabe, à l’heure de la formation de blocs régionaux (Bishara 2005, 2008, 2009, Traboulsi 2012). Corrélativement à l’étude des écrits de ces deux penseurs, de ceux du militant communiste et démocrate syrien Yassin Al-Haj Saleh, de Samer Soliman (1968-2012) (Soliman 2012, 2011, 2005), des marxistes libanais Karim Mroué (Mroué 2007, 2009, 2010) et Mahdi Amel (1936-1987) (Amel 1980, 1986, Abu Rabi’ 2004, Couland 1989), j’observerai et analyserai diverses occurrences de la référence à l’arabité dans les discours des acteurs politiques et, surtout, de l’homme du commun, dans des situations à préciser en Égypte, au Liban, et en Syrie, les terrains d’enquête initialement privilégiés. J’articulerai ce premier axe de réflexion au second, la définition de la notion de gauche, à laquelle je procéderai grâce à l’analyse de plusieurs discussions et initiatives politiques. Plusieurs moments décisifs et acteurs représentatifs permettent de délimiter le champ d’investigation initial. Je concentrerai l’attention sur trois dates : 1989 (chute du mur de Berlin), 2003 (invasion américaine en Irak), 2011 (révolutions arabes) qui ont initié des changements notables dans les débats, les modes de mobilisation et les postures politiques des acteurs et des formations de gauche. Les années 1990 sont marquées par une intense production intellectuelle critique et autocritique et par la conversion de nombreux activistes politiques de gauche au militantisme de plaidoyer ; les années 2000 se caractérisent par le regain de l’activisme politique radical stimulé par les interventions américaine et européenne dans la région, cependant qu’en 2011 les gauches ratent et la révolution et le « peuple » momentanément révolutionnaire. Ainsi, les positions adoptées sur la guerre en Syrie et sur le régime de Bashar al-Assad révèlent-elles les contraintes idéologiques qui pèsent encore sur les choix politiques, exacerbent les différends et stimulent le réflexe politique le plus répandu au monde : nommer « l’ennemi principal » (Dot-Pouillard, 2012). Tandis que « l’axe de la résistance » (Téhéran-Damas-Hizbollah) soutient le régime de Damas, rares sont les partis et mouvements qui expriment publiquement souhaiter sa chute immédiate. Ces postures ne ressortent pas simplement d’intérêts tactiques. Elles relèvent d’habitus idéologiques. Les principales questions qui se posent aux gauches arabes sont les suivantes : quelle relecture critique faire de l’héritage marxiste (Abdullah 1997, Abdallah Iyad 2010), et quels enseignements en tirer, notamment eu égard à la question nationale, le point aveugle de la pensée marxienne (et de celle de l’un des auteurs marxistes les plus importants de la région, le militant communiste libanais Mahdi Amel), et aux positions à adopter à l’égard des régimes arabes (Abdallah Iyad 2012), notamment des États du Golfe ? On observe, schématiquement, trois postures. Si la plupart des acteurs s’accordent sur la promotion de l’idéal démocratique et sur un ensemble de valeurs (justice sociale, défense des droits politiques et civiques de la personne, liberté d’expression et de conscience…), certains revendiquent l’attachement à la pensée marxienne, d’autres préconisent un abandon pur et simple de cet héritage et penchent en faveur de la pensée 7 politique libérale, d’autres adoptent une position intermédiaire. Outre les textes des auteurs préalablement cités et ceux produits à l’occasion des débats tenus lors des forums transnationaux ou des conférences organisées par des centres d’études (par exemple le Centre d’études pour l’unité arabe, Beyrouth), j’étudierai plusieurs initiatives politiques lancées au lendemain des révolutions arabes. Pour l’instant, je retiens l’expérience du parti Pain et liberté en Égypte, fondé après la chute de Hosni Moubarak par l’avocat Khaled Ali, militant pour le respect des droits des travailleurs, co-fondateur du Centre Hisham Moubarak, puis directeur du Centre égyptien pour les droits économiques et sociaux jusqu’au jour où il présenta sa candidature aux élections présidentielles égyptiennes de 2012. Les révolutions de 2011 ont fourni de multiples exemples de formations de communautés émotionnelles, indices de l’émergence de nouvelles subjectivités politiques en rupture avec la logique identitaire. Pour évaluer leur portée symbolique, l’analyse descriptive des phénomènes observés ne suffit pas. Je propose de les étudier en procédant à une relecture des notions de martyr et de charisme. L’autorité du martyre, ou l’énigme de la communauté « Nous sommes tous Khaled Said »…. Comment analyser ces figures de martyrs qui ont catalysé les révolutions arabes ? Les études sur le martyr dans le monde contemporain portent principalement sur les processus d’institutionnalisation et les politiques mémorielles dans la formation des identités nationales ou communautaires (à titre indicatif : Abaza 2012 et 2013, Gruber 2012, Hung 2008, Khalili 2007, Volk 2009 et 2010), sur les enjeux politiques ou tactiques de la création des martyrs (Bucaille 2003, Gayer 2006, Larzillière 2003, Peterson 1997), ou sur les motivations psychologiques des futurs martyrs (Pape 2005). Lorsqu’elles s’engagent sur la voie de l’interprétation de la portée symbolique et philosophique du martyre, elles sont souvent limitées par la spécificité de l’objet étudié. Partant de l’étude de plusieurs figures de martyrs de la révolution égyptienne (Guirguis 2015 + panel GIS-MOMM 2015, cf. rapport d’activités), je propose, sur le long terme, de poursuivre la réflexion sur le martyr comme expression du paradoxe de toute communauté, du politique même, à la lumière d’une relecture du concept de charisme. La littérature en sciences sociales a le plus souvent pris pour point de départ de toute investigation sur la valeur analytique ou heuristique du concept de charisme l’ébauche théorique proposée par Max Weber. À l’instar du langage courant contemporain, les sciences sociales ont principalement retenu de la leçon wébérienne que le charisme désignerait une qualité humaine. Certes, elle échapperait, par définition, au quotidien (Decherf 2010), mais le charisme demeurerait une qualité attribuée (à tort ou à raison, si l’on suit le texte wébérien) à un homme, le leader. La notion de « charisme » a par conséquent surtout alimenté la réflexion sur l’institutionnalisation du charisme et sur les leaders dits charismatiques (Breuilly 2011, Dobry 2006, Kershaw 1991, Levy 1998) ou populistes. Dans cette perspective, la question de la primauté des structures ou de celle de l’agency constitue l’un des principaux enjeux de la réflexion (par exemple Dobry 2006 sur Kershaw 1991). Je définirai initialement le charisme non pas comme une qualité, mais comme un processus, un processus d’incarnation qui s’effectue en un mouvement double : le leader incarne une autorité transcendante ou sacralisée ¬Dieu la nation, le peuple. Pour autant, le leader ne donne chair à cette autorité, ne la rend visible, que dans la mesure où il apparaît comme l’intercesseur entre cette autorité sacrée et « le peuple ». Il incarne le peuple, les fidèles, et, plus précisément, une émotion transindividuelle, une « communauté émotionnelle » (emotionale Vergemeinschaft) (Weber), le désir de faire peuple. Si le charisme se définit par l’acte de rendre visible, d’incarner, une émotion transindividuelle qui fonde ou exprime un désir de communauté, alors la formation d’image se trouve au cœur de ce processus. Or le corps est le premier medium, la première archive, le premier support d’inscription de la loi. Outre la figure du leader, celle du martyr 8 apparaît dès lors cruciale. La création du martyr met en jeu une double production d’image. Cadavre, le corps individuel est l’image parfaite du corps, son effigie, en même temps qu’un corps-image (Belting 2004, Didi-Huberman 2007), l’incarnation d’une autorité, quelque éphémère qu’elle soit. Production d’une image et productrice d’images, elle se donne comme interface entre le corps et l’autorité et se noue à la jonction entre dispositifs structurels et possibilité d’une agency. Analyser l’autorité du martyre invite par conséquent à poursuivre la réflexion sur l’énigme de l’image et de l’icône (Mondzain 2000) en articulant une anthropologie historique des images (Belting 2004, Didi-Huberman 2007, Perret 2001) et des émotions (Ahmed 2004, Asad 2003, Wahnich 2008 et 2009) à une lecture philosophique de l’histoire des notions de martyre (Baslez 2007, Boyarin 1999, Castelli 2004, Centlivres 2001, Cook 2007 et 2009, Smith 1997) et de charisme (Decherf 2010, Dobry 2006, Monod 2012, Weber 1922). Lors d’une conférence (Montréal, 27 septembre 2014), Jean-Claude Monod rappelait que Stanislas Breton avait évoqué l’idée d’un « charisme du martyre », qui aurait marqué l’histoire du christianisme au cours de la période pré scripturale : À la différence des formes de charisme citées le plus souvent en exemple par Weber (de Jésus à Napoléon !), le charisme du martyre semble pouvoir se passer d’une « suite », d’un groupe d’adeptes, d’un premier espace social de reconnaissance. Il viserait plutôt à susciter une « communauté émotionnelle » ou à suppléer l’absence d’une communauté où pourrait s’installer une forme de vie qui n’aurait pas besoin du sacrifice de soi, du « témoignage »4. Bibliographie sélective Abaza Mona, « Mourning, Narratives and Interactions with the Martyrs through Cairo’s Graffiti », E-International Relations, 7 octobre 2013, http://www.e-ir.info/2013/10/07/mourningnarratives-and-interactions-with-the-martyrs-through-cairos-graffiti/ —« An Emerging Memorial Space? 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