Ovide, poète de l`amour

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Ovide, poète de l`amour
CATHERINE FRECHET – OVIDE POÈTE DE L’AMOUR
FRUSTRATION AMOUREUSE ET CRÉATION POÉTIQUE
DANS LES AMOURS D’OVIDE
L’exposé que je vous propose aujourd’hui vise à mettre en lumière la nature spéculaire
de la poésie d’Ovide dans les Amours à travers l’étude d’un thème incontournable de l’élégie
érotique romaine, le thème de la frustration.
À la suite de Gallus, de Tibulle et de Properce, dont il se désigne comme le successeur
dans un distique des Tristes1, Ovide a mis en scène un poète-amant épris d’une belle le plus
souvent inaccessible. Elle l’est pour des raisons aussi variées que sa condition de femme mariée ou du moins de concubine d’un autre homme (le uir des élégies I, 4 ; II, 2 et 3 ; 19 ; III,
4), sa vénalité, son tempérament capricieux et volage, (qui motivent les protestations de Nason en I, 10 ; II, 17 ; III, 8, 11, 14), son éloignement géographique (le cas se présente en II,
11 ; 16 ; III, 6), parfois même ses devoirs religieux (Nason déplore en III, 10 la chasteté rituelle à laquelle les fêtes de Cérès astreignent les amants). À cette liste de motifs occasionnels
de séparation, le poète des Amours, comme pour souligner la fatalité de la frustration amoureuse, ajoute encore, en I, 13, une cause naturelle et irréductible, le retour du jour, qui arrache
l’amant aux embrassements de sa maîtresse.
Or, dans l’abondante illustration qu’il donne d’un thème essentiel au genre, Ovide ne
manque pas d’exercer l’ironie qu’il a manifestée dès l’élégie d’ouverture des Amours. La fable imaginée en I, 1, celle d’un Nason détourné de son projet de composition épique par une
espièglerie de Cupidon, révèle la volonté d’exhiber l’alliance du mètre et de la thématique qui
définissent l’élégie érotique, et ce au prix de la vraisemblance du simulacre autobiographique
en usage dans ce genre ; elle confère une portée métalittéraire au poème, ainsi d’ailleurs
qu’aux deux élégies suivantes avec lesquelles il forme triptyque. De la même façon, l’état à la
fois conventionnel et, nous le verrons bientôt, fonctionnel qu’est la frustration récurrente du
poète-amant élégiaque fait dans les Amours l’objet de jeux réflexifs sur lesquels je veux attirer
votre attention. Une sélection de textes nous découvrira d’abord quel rôle Ovide lui assigne
dans l’économie du recueil élégiaque, ensuite comment sa mise en œuvre contribue à un effort
de définition du genre que les Amours exemplifient.
1
Tristes, IV, 10, 53-54 : « [Tibulle] fut ton successeur, Gallus, Properce fut le sien, et je fus moi-même après eux
le quatrième dans la suite du temps. »
On trouvera dans la Bucolique X une représentation de Gallus en proie au désespoir d’être séparé de sa maîtresse, Lycoris. Cette pièce, par laquelle Virgile rend hommage à son ami, fondateur de l’élégie romaine, fait
écho au recueil des Amores que Gallus avait composé ; elle est le principal témoignage que nous ayons d’une
œuvre aujourd’hui perdue. Les recueils de Tibulle et de Properce confirment la vocation de l’élégie à enregistrer
la plainte d’un amant souvent privé de son objet d’amour, toujours menacé de le perdre.
1
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Nécessité poétique de la frustration
Voyons pour commencer de quelle manière Ovide établit la nécessité de la frustration.
C’est à la suite des trois pièces qui installent Nason dans son statut de poète élégiaque, voué à
la célébration de la puella (la jeune femme) à laquelle l’amour l’asservit, que nous apparaît,
en I, 4, dans une élégie elle-même programmatique, la condition malheureuse de l’amant élégiaque. Il s’agit d’un discours que le poète adresse à sa maîtresse avant un banquet auquel elle
assistera en compagnie de son mari. Nason s’y emploie à réduire l’intense frustration qu’il
éprouvera au spectacle de l’intimité du couple et qu’il exprime en ces termes aux vers 3-4 :
Ainsi moi, simple convive, je ne pourrai que regarder la femme
que j’aime ? Un autre aura le plaisir de te toucher ?2
Pour rendre la situation plus tolérable, la puella est invitée à ménager la jalousie de son
amant. Elle est aussi, j’y reviendrai, instruite d’un mode de communication par signes qui
permettra aux deux complices de s’échanger des propos amoureux à l’insu du mari. Ce ne
sont cependant que des aménagements, qui n’ôtent rien au douloureux de la situation, ainsi
dépeinte dans les derniers vers du poème (v. 59-62) :
Pauvre de moi ! voilà des instructions qui ne valent que pour quelques heures.
Je suis quand la nuit le commande séparé de ma maîtresse.
La nuit, son mari la tiendra enfermée ; et moi, triste et versant des larmes,
je la suivrai tant que je pourrai, jusqu’à sa porte cruelle.
Le lieu où Ovide nous conduit au terme de cette élégie de la frustration, le seuil de la
puella, est par excellence le symbole de la dure condition de l’amant élégiaque. C’est à ce
poste que Lucrèce l’a caricaturé dans sa condamnation des illusions de la passion, au livre IV
du De rerum natura, amant éconduit, exclusus amator, pleurant et couvrant de baisers les
battants de la porte insensible3. C’est à ce poste qu’Ovide peindra Nason deux poèmes plus
loin, en I, 6, illustrant ainsi avec insistance, dès le début du recueil, non seulement une situation représentative des tourments de l’amour, mais encore le rapport privilégié qui existe entre
la privation, l’inassouvissement du désir et l’énonciation élégiaque.
Car il s’agit moins de satisfaire une convention thématique que de mettre en évidence
une nécessité fonctionnelle. Non que l’élégie ne puisse célébrer l’union. Il en est ainsi en I, 5,
à nouveau en II, 12. Mais la proportion de discours du poète-amant qui visent plutôt à remédier à la séparation est infiniment supérieure, dans les Amours comme chez les prédécesseurs
d’Ovide. Notre auteur a reconnu la fécondité poétique de la frustration et il en a thématisé
2
Les citations des Amours et de l’élégie III, 3 de Properce sont des traductions personnelles, aussi littérales que
possible.
3
DRN, IV, 1177sqq.
2
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l’utilité. Je voudrais signaler un écho à l’expression d’Am., I, 4, 60, que je citais à l’instant :
« je suis [quand la nuit le commande] séparé de ma maîtresse », en latin separor a domina
[nocte iubente] mea. Elle est reprise au livre II, dans l’élégie 16. Seul à Sulmone, loin de Corinne, Nason se plaint en ces termes au vers 42 : Separor a domina cur ego saepe mea ?
« Pourquoi suis-je si souvent séparé de ma maîtresse ? » Ovide a justement répondu à cette
question, en certains lieux réflexifs que je veux maintenant examiner.
Le premier personnage qui développe une théorie de la frustration dans les Amours est
l’ennemie jurée du poète-amant de l’élégie, la lena, l’entremetteuse, qui instruit la puella d’I,
8 des moyens de tirer le plus grand profit de ses liaisons amoureuses. « Laisse ton amant
croire que tu l’aimes », lui dit-elle,
mais prends garde que cet amour ne te rapporte rien.
Refuse souvent tes nuits : tantôt invente un mal de tête,
tantôt, pour te fournir un prétexte, il y aura Isis.4
Notons cependant qu’elle ajoute :
Mais reçois-le bientôt, pour qu’il ne s’habitue pas à ce traitement,
et que ne se refroidisse un amour souvent rebuté.5
Les confidences de Nason confirment la pertinence de ces conseils, dont la vieille assure
au vers 105 qu’ils sont le fruit d’une longue expérience. Dans un discours adressé à l’Amour,
en II, 9, 43-46, le poète-amant reprend à son compte le principe de l’alternance du plaisir et de
la frustration. C’est le traitement qu’il réclame pour lui-même :
Pour moi, que m’abusent les paroles d’une trompeuse amie
(il suffit que j’espère pour éprouver de grandes joies),
que tantôt elle me dise des douceurs, tantôt elle enchaîne les disputes,
que souvent je jouisse de ma maîtresse et que souvent elle me repousse.
Cette déclaration, située au cœur du livre II comme le discours de la lena est au centre du livre
I, a certainement une valeur programmatique6. Elle est confirmée par la reprise du thème dans
l’élégie II, 19, dont J.-P. Néraudau a souligné la portée métapoétique, indiquant qu’« elle définit en une synthèse complète le code élégiaque, qui postule que la belle soit d’un accès difficile »7. Dans un discours adressé en partie au mari de la belle, en partie à la belle elle-même,
Nason décrit le mécanisme du désir en reprenant un poncif de l’érotique grecque. L’idée exprimée au vers 36, « ce qui me suit, je le fuis ; ce qui me fuit, c’est moi qui le poursuis », se
4
Am., I, 8, 71-74.
Ibid., 75-76.
6
G. B. Conte a mis en évidence la fonction de second prooemium (« prologue ») qu’exerce l’élégie I, 8, in Il
genere e i suoi confini, Milano, 1984, p. 121-133.
7
Introduction aux Amours, Les Belles Lettres, « Classiques en poche », p. XXX.
5
3
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rencontre chez Théocrite8, modèle du Virgile des Bucoliques, ainsi que chez Callimaque9,
qu’imitent les élégiaques latins. Aux vers 25-26, le poète-amant affirme que trop de douceur
l’écœurerait. À la puella il réclame son lot de souffrances, la dose d’amertume qui entre dans
la composition de l’amour élégiaque :
Toi aussi, qui viens de ravir mes regards,
crains souvent un piège, refuse souvent mes sollicitations,
et laisse-moi, couché sur le seuil de ta porte,
endurer le froid glacial tout au long de la nuit.
Il ne suffit pas que ce traitement entretienne le désir amoureux. Tout comme
l’entremetteuse veille à ce que, par le même procédé, la puella assure ses moyens de subsistance, Nason cherche, pour sa part, à préserver l’élan qui soutiendra le recueil élégiaque et à
garantir la matière de ses poèmes. Les refus d’une maîtresse, pourvu que l’espoir demeure
possible, avivent le désir et surtout ménagent une place aux prières, aux vœux (uoto au vers 6)
que le poète-amant lui adresse continuellement pour tenter de la fléchir. Les séjours sur le
seuil favorisent le paraclausithyron, cette plainte « devant la porte close », qui est assurément
la forme la plus représentative du genre élégiaque, et dont Am., I, 6 nous livre la version ovidienne. La couronne de fleurs que Nason dépose sur le seuil pour témoigner d’un temps mal
employé, au vers 70 de ce poème, est une métaphore de l’élégie, de la plainte savamment tressée (vous aurez noté l’emploi exceptionnel d’un refrain), qui n’a pu vaincre la résistance du
portier.
Quant à l’avertissement adressé au mari stupide, accusé, du fait de son aveuglement, de
prostituer sa femme, il vise également à procurer au poète-amant les situations de
l’énonciation élégiaque10. Car c’est bien la surveillance sourcilleuse d’un jaloux qui fournit au
protagoniste des Amours le lieu et l’occasion de déployer ses stratagèmes (v. 44). Et ces ruses
(nostris dolis) s’exercent sous la forme de discours, comme en témoigne l’expression uerba
dare du vers 50. La formule ut bene uerba darem, qu’Henri Bornecque traduit par « et que
comme il faut je te donnerais le change », signifie littéralement « que je donnerais des mots
avec talent » sans précision du destinataire11. Elle s’applique donc très largement à l’activité
oratoire de Nason tout au long du recueil des Amours.
8
Idylles, VI, 17.
Épigrammes, 31.
10
Si l’amour élégiaque est la tension d’un sujet vers un objet dont la pleine jouissance lui est refusée, le discours
élégiaque se justifie en ce qu’il exprime la tension d’une volonté employée à triompher des obstacles qui occasionnent la disjonction.
11
Verba dare alicui est une expression lexicalisée qu’on traduit ordinairement par « tromper quelqu’un » sans
préjuger de la méthode employée. Dans les Amours, l’activité de uerba dare est génératrice de l’élégie.
9
4
CATHERINE FRECHET – OVIDE POÈTE DE L’AMOUR
Puisque nous en sommes aux ruses imposées par la surveillance du mari, je voudrais revenir un instant sur le langage codé dont Nason enseigne l’usage à sa maîtresse en I, 4. C’est
un motif qu’Ovide emprunte à Tibulle et à Properce, mais auquel il semble avoir accordé plus
d’importance que ses prédécesseurs12. Certes, le poète crée une atmosphère légère, conforme
à son tempérament, en mettant en scène un trio de comédie, des amants roués dupant un mari
aveugle. Mais il me paraît légitime de regarder ce discours contraint comme la figuration métaphorique du langage poétique, plus particulièrement du poème élégiaque, c’est-à-dire d’un
discours amoureux soumis aux canons de l’esthétique callimaquéenne. Les signes furtifs et
néanmoins expressifs, les lettres tracées sur la table, dans le vin que le doigt étire, rendent
compte des exigences de subtilité, de tenuitas, auxquelles les poètes élégiaques latins ont
souscrit en prenant pour modèle le poète alexandrin. Il se pourrait encore que ce langage
crypté renvoie à la dimension réflexive de la poésie élégiaque, qui se développe dans l’œuvre
d’Ovide p et dont le poème I, 4 avertit discrètement le lecteur.
Pour conclure sur la productivité poétique de la frustration, il me faut mentionner un
poème qui justifie à lui seul le jugement de Quintilien, lequel estimait Ovide lasciuior, « plus
badin » que Tibulle et Properce13 : il s’agit du récit de son fiasco sexuel en III, 7. La situation
de frustration qu’Ovide imagine dans ce poème est atypique. Elle n’est causée ni par un mari
jaloux ni par une puella capricieuse, mais par une défaillance imputable au seul amant. Cette
déconvenue est sans précédent dans l’élégie érotique romaine. Certes le poète-amant de Tibulle l’expérimente dans les bras d’une étrangère, mais son impuissance l’honore, dans la
mesure où elle exprime sa fidélité à la maîtresse qui l’a trahi14. Rien de tel chez Nason. Il
confesse qu’il s’apprêtait à jouir d’une puella en tous points désirable et par lui longuement
convoitée (cf. v. 1-2). Sa plainte s’exacerbe à l’évocation de la complète intimité qui lui fut
accordée – situation inverse de celle de la scène de banquet décrite en I, 4 –, au souvenir de la
participation active de la belle, qui lui a dispensé ses faveurs en pure perte, puisqu’elle a
quitté le lit intacta, « non atteinte ».
Il est important d’observer que l’échec humiliant dont l’élégie III, 7 fait son sujet n’est
pas concomitant de l’énonciation. Dans le temps du discours, le poète s’irrite de voir que la
12
Cf. Tibulle, I, 2, 21-22 ; I, 6, 19-20 ; Properce, III, 8, 25-26 ; Ovide, Am., I, 4, 17-28 ; II, 5, 15-20 ; II, 7, 5-6 ;
III, 11, 23-24 ; Hér., XVI, 258 ; XVII, 77-94 ; A.A., I, 137-138 ; 488 ; 498 ; 567-572 ; II, 543 ; 549 ; III, 514.
13
Quintilien, Institution oratoire, X, 1, 93.
14
Cf. Tibulle, I, 5, 39-44 : « Plusieurs fois j’ai serré une autre entre mes bras : mais quand j’allais goûter le plaisir, Vénus m’a rappelé ma maîtresse et m’a abandonné ; alors la femme m’a quitté en disant que j’avais reçu un
sort, et elle raconte en rougissant que mon amie connaît les pratiques maudites. Non, ce n’est pas l’effet des
incantations : le visage de ma bien-aimée et ses bras délicats et sa blonde chevelure, voilà les sorts que j’ai reçus."
5
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partie de lui-même qui l’a fâcheusement trahi a soudain retrouvé toute sa vigueur (v. 67).
Cette érection intempestive est la manifestation du désir, en tant qu’il est la tension d’un être
vers un objet insaisissable, ici l’aspiration de Nason à reconquérir la puella dont un fiasco l’a
séparé. Or le désir est le moteur de la parole élégiaque. La restauration du pouvoir sexuel du
poète traduit un retour à l’univers des uerba. L’étrange incapacité dont Nason a été frappé
devient d’abord le sujet du long discours d’Am., III, 7. Mais encore, l’interrogation du vers 44,
« quelles prières formulerais-je à présent en renouvelant mes vœux ? », renoue durablement la
chaîne des performances oratoires que suggère, en amont de l’événement calamiteux, la question plaintive du vers 2 : « N’ai-je pas assez cherché à la gagner par mes vœux ? »15. C’est
ainsi que se trouve vérifiée, sur le mode burlesque, la fonction essentielle de la frustration
dans la production d’une poésie plus souvent chargée d’enregistrer la plainte et la prière que
la célébration d’exploits érotiques.
La mesure du genre
Nous avons vu qu’Ovide, tout en affirmant l’absolue nécessité de la privation pour la
vitalité du genre élégiaque, la tempérait néanmoins en suggérant que l’amour se nourrit d’une
alternance de plaisirs et de tourments, seule apte à entretenir le désir et donc, par une équivalence que nous avons établie, à inspirer la composition de l’opus, le recueil de poèmes.
Ce savant équilibre est parfaitement approprié à la définition même du genre élégiaque
et donne la mesure de ce qui lui convient. « Éprouvons autant d’espoir que de crainte quand
nous aimons », déclare Nason en Am., II, 19, 516. La juste proportion des événements heureux
et malheureux et des sentiments contrastés qu’ils engendrent distingue thématiquement et
structurellement l’élégie, genre mineur selon la classification antique, des grands genres, épopée et tragédie, qui peignent l’amour de couleurs plus sombres et lui réservent souvent une
issue fatale. Chez les élégiaques, l’alternance des contraires, les oscillations perpétuelles de la
passion, vécue sur le modèle catullien du odi et amo, « je hais et j’aime »17, déterminent le
15
L’ironie de cette élégie et la signification métaphorique de l’impuissance qu’elle déplore sont fondées sur
l’emploi de mots à double sens, dont Nason se sert pour évoquer son activité érotique, mais qui s’appliquent
également au domaine de la poésie. Ainsi modus, numerus, qui signifient dans ce contexte « posture », « assaut
amoureux », sont plus fréquemment employés dans l’élégie avec le sens de « mètre », « rythme ». Nerui désigne
le pénis ou les cordes de la lyre, opus l’acte amoureux ou l’œuvre poétique, etc.
16
C’est pourquoi l’élégie III, 4 n’est pas en contradiction avec II, 19. Toutes deux visent à réguler l’intrigue
élégiaque, l’une exigeant plus de rigueur d’un mari stultus, stupide, l’autre un peu plus de laxisme d’un mari
durus, trop sévère.
17
Catulle, carmen 85.
6
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tempo du recueil, qui s’en va claudiquant au rythme du distique, aussi longtemps qu’il plaît à
son auteur.
La notion que j’introduis dans cette seconde partie de mon exposé est celle de la convenance, de l’ajustement de la matière et du ton au genre poétique. Ovide thématise la question
en plus d’un lieu des Amours, mais le choix que j’ai opéré me conduit à la considérer maintenant dans les élégies de la séparation.
Je commencerai par une fable hautement significative. En III, 10, Nason adresse une
plainte à Cérès, la déesse des moissons, dont le culte impose aux couples une séparation périodique. Aux yeux du poète, il n’est pas concevable que cette divinité opulente se plaise à
voir couler les larmes des amants (v. 15). Il cherche à la disposer à la compassion en lui rappelant qu’elle-même, jadis, fut amoureuse. Il allègue une légende qui relate comment Cérès,
éprise d’Iasius, se laissa emporter par l’amour au point de négliger ses fonctions et de compromettre l’ordre du monde. En effet, tandis qu’elle suivait son amateur de gibier au fond des
forêts de la Crète, il advint que seuls les lieux où elle avait passé se couvrirent de moissons, et
que les agriculteurs furent menacés de famine, alors que le sanglier de l’Ida se repaissait de
blé. N’est-ce pas une image du désordre impensable dont Nason faisait un tableau dans sa
protestation contre le vol inopiné de Cupidon, en I, 1 ? Il posait alors, au vers 9, une question
que l’exemplum mythologique de III, 10 remet en mémoire : « Qui voudrait », demandait-il,
« que Cérès règne sur les monts boisés […] ? ». L’union de la déesse des moissons et d’Iasius,
telle qu’Ovide la rapporte, révèle un excès, une inconvenance, qui menace gravement l’ordre
naturel.
Si on fait une lecture métapoétique du récit fabuleux que le poète insère malicieusement
dans une plainte d’amant frustré, on l’interprètera, au contraire de Nason, comme une illustration en faveur du fameux principe d’équilibre qui préside à la conduite de l’intrigue élégiaque, sous la forme d’une alternance de séparations et de retrouvailles. L’ordre qu’il s’agit de
préserver ici est celui qu’assure l’ensemble des règles et conventions qui définissent le genre
poétique dont relèvent les Amours. Or l’élégie ne tolère pas l’abondance. (Notez que l’enfant
qui naquit des amours de Cérès et d’Iasius est précisément Ploutos, dispensateur de la richesse.) Le poète-amant élégiaque est pauvre et il en tire fierté18. Ce topos doit être mis en
rapport avec les contraintes thématiques et stylistiques qui définissent l’élégie par opposition
à l’épopée ou à la tragédie. Une matière ample, des sujets graves, un style grandiloquent sont
le lot de ces genres nobles (voyez la représentation de Tragédie en Am., III, 1), tandis que
18
Cf. Tibulle, I, 1 ; Properce, III, 2 ; Ovide, Am., I, 3.
7
CATHERINE FRECHET – OVIDE POÈTE DE L’AMOUR
l’élégie érotique se veut brève et limite ses prétentions à traiter avec grâce une matière légère.
Pour illustrer cette conception générique, trois poèmes exploitant une situation de séparation,
les élégies II, 11, 16 et III, 6, mettent en œuvre un réseau d’images, inspirées de Callimaque et
de Properce, que nous allons rapidement observer.
Dans une pièce du recueil de Properce dont Ovide s’est beaucoup inspiré, l’élégie III, 3,
le poète, tenté par le genre épique, s’en voit refuser l’accès par Apollon en ces termes :
« Qu’as-tu à faire, insensé, avec un tel fleuve ? qui donc t’a
commandé de t’adonner à la poésie épique ? […]
Ce sont de molles prairies que doivent fouler tes roues modestes,
pour que ton petit livre soit au chevet d’une belle
et qu’elle le lise lorsqu’elle est seule et attend son amant.
Pourquoi ta page s’est-elle tant écartée du cercle qui t’est assigné ?
Tu ne dois pas surcharger la barque de ton génie.
Que l’une de tes rames rase l’onde, l’autre le sable,
tu seras en sûreté : c’est en pleine mer que la tempête fait rage.»19
On retiendra dans le vocabulaire imagé dont use le dieu des poètes un fleuve qui n’est certainement pas étranger à la conception d’Am., III, 6, de molles prairies foulées par un char semblable à celui que Corinne conduit, dans le vœu qui conclut le discours de Nason en II, 16,
une mer aussi redoutable que celle dont elle s’apprête à affronter les dangers en II, 11.
La haute mer d’abord. Comme le fleuve, elle est la représentation métaphorique de la
poésie épique. L’image est dépréciative chez Callimaque, où elle désigne les longs poèmes
cycliques, contre lesquels le maître alexandrin défend sa muse subtile, dans les derniers vers
de l’Hymne à Apollon20. Mais elle fait aussi, plus noblement, référence aux périples légendaires qu’ont célébrés l’Odyssée, les Argonautes, ou l’Énéide. On comprend que Nason tente de
dissuader Corinne d’emprunter ce qu’il nomme en II, 11, 8 « des chemins trompeurs ». Le
voyage de son amie fait planer sur le poème un risque de dérive générique. Il cherche donc à
la retenir sur le rivage, qui seul offre à l’admiration des promeneurs le spectacle de minces
coquillages et de petits galets colorés (v. 13), où l’on reconnaîtra des figures de l’élégie finement ciselée. Écueils et tempêtes, qui menacent le sort des héros épiques, n’ont place dans
l’élégie que sous la forme de brèves inclusions narratives, exploitées à des fins amoureuses, et
dont la valeur de vérité importe peu à l’amant (v. 49-54).
Ovide en donne une illustration humoristique en II, 16, aux vers 19-32. Nason s’y livre
à une déclaration fanfaronne sur le thème connu de la militia amoris, déjà développé en I, 9
(« Tout amant est soldat et Cupidon a son camp… »). Ce thème est dans l’élégie « la rame qui
19
Properce, III, 3, 15-24.
Cf. Callimaque, Hymne à Apollon, v. 105-106 : « L’Envie se glisse à l’oreille d’Apollon : « Il ne m’agrée, ditelle, le poète de qui le chant n’est comme la grande mer.» »
20
8
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rase l’onde », pour reprendre l’expression de Properce. Il flirte avec l’épopée. Je n’ai pas le
temps de montrer quel dialogue Ovide noue ici avec la poésie alexandrine et les œuvres de
Gallus et de Properce, ses modèles. Je me contenterai de signaler l’ironie de la conclusion.
Loin de rejoindre sa maîtresse et d’accomplir le moindre exploit, Nason l’invite à venir ellemême à lui, sur un char léger tiré par des poneys (mannis au vers 49), en suivant un chemin
favorable, tous reliefs aplanis. La conduite d’un char comme la navigation sont dans la poésie
antique des métaphores traditionnelles de l’écriture. Le voyage que Nason souhaite à Corinne
s’applique à l’œuvre en cours. Il convient à la représentation de la modeste élégie.
Voici enfin, avec Am., III, 6, une dernière illustration de la juste mesure dans l’élégie,
cette fois en matière de style. Nason est en route vers sa maîtresse lorsqu’il est arrêté par un
fleuve en crue. Là encore il n’est pas question d’éclairer tous les jeux intertextuels auxquels
Ovide se livre dans ce poème. Remarquez simplement qu’il exploite une situation envisagée
en I, 9, 11-12 : l’amant « ne reculera pas […] devant les fleuves grossis par les orages ». Et
pourtant, Nason ne se montre pas plus valeureux en actes ici qu’en II, 16. Toutefois, l’ironie
du poète n’a pas pour seule cible les topoi de la militia amoris. Ce qu’il met en scène à travers
le torrent déchaîné, c’est la démesure, au regard des normes élégiaques, d’un discours qui
brasse les thèmes mythologiques des amours fluviales et culmine dans un epyllion, un court
récit épique inspiré d’Ennius, qui relatait dans les Annales l’union d’Ilia et du Tibre21.
« Insensé », dirait Apollon, « qu’as-tu à faire avec un tel fleuve ? ». L’esthétique callimaquéenne condamne le fleuve qui charrie du limon et lui préfère le mince filet d’une eau limpide22. Nason, gêné dans la conduite de ses affaires amoureuses, fait au fleuve dont la crue se
propage à mesure qu’il lui parle23 le reproche de ses eaux bourbeuses, et il contribue efficacement à ramener dans ses limites ordinaires24 le poème dont il est la métaphore, en concluant
son discours par de robustes invectives et des menaces d’assèchement.
Au terme d’un parcours trop rapide, j’espère néanmoins avoir donné un aperçu de la
nature de l’inspiration ovidienne dans les Amours. Indifférent à construire l’illusion d’une
passion authentique pour la belle Corinne, et sans le moindre souci de ménager la réputation
21
Les Annales d’Ennius (239 – 169 av. J. C.) étaient un poème épique en dix-huit livres racontant toute l’histoire
de Rome.
22
Callimaque, Hymne à Apollon, v. 108-112, en réponse à la remarque de l’Envie, citée plus haut : « Du fleuve
assyrien aussi le cours est puissant, mais il traîne bien des terres souillées, bien du limon dans ses ondes. À Déô
ses prêtresses ne portent pas l’eau de tout venant, mais celle-là qui sourd, nette et limpide, de la source sacrée,
quelque gouttes, pureté suprême. »
23
Cf. v. 85-86. Le mot torrens, qui désigne le cours d’eau aux vers 21, 105, est employé en association avec
uerborum par Quintilien, au sens de « flot de paroles » (I. O., X, 7, 23).
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CATHERINE FRECHET – OVIDE POÈTE DE L’AMOUR
de son personnage de poète-amant, Ovide exploite des conventions établies par l’usage, c’està-dire en vigueur dans les œuvres des élégiaques latins qui l’ont précédé, pour livrer, sur le
mode ironique, une manière d’art poétique de l’élégie. Sa réflexion sur les conditions
d’existence du genre met en lumière le rôle de la frustration dans l’éclosion de la parole élégiaque et évalue en fonction de la tonalité recherchée (le poète des Amours, de l’Art d’aimer
et des Remèdes à l’amour prône la légèreté) la taille et la porosité de l’obstacle qui se dresse
entre l’amant et son objet d’amour. Sans conteste, même après la disparition d’un genre qui ne
lui survécut pas – je parle de l’élégie érotique romaine –, sa stylisation du discours élégiaque
est précieuse, dans la mesure où elle fournit un inventaire de lieux et de procédés qui allaient
durablement influencer le lyrisme amoureux.
BIBLIOGRAPHIE :
Textes antiques :
-
Un regard de poète philosophe sur la passion amoureuse : Lucrèce, De rerum natura, IV, 10581191.
-
Les modèles d’Ovide : Catulle, Poésies ; Tibulle, Élégies ; Properce, Élégies.
-
Les convenances en matière d’écriture poétique : Horace, Art poétique.
-
Les convenances en matière de séduction amoureuse : Ovide, Art d’aimer.
Ouvrages critiques :
-
Sur le genre élégiaque :
R. Martin, J. Gaillard, Les genres littéraires à Rome, Paris, 1981 (t. II, p. 107-135).
P. Veyne, L’élégie érotique romaine, Paris, 1983.
-
Sur l’élégie ovidienne :
A.-F. Sabot, Ovide poète de l’amour dans ses œuvres de jeunesse, Ophrys, 1976. (Les thèmes, les
sources.)
G. B. Conte, « L’amore senza elegia », in Generi e lettori, Milan, 1991, p. 53-94. (L’ironie d’Ovide.)
-
Sur la réflexivité de la poésie élégiaque :
P. Galand-Hallyn, Le reflet des fleurs. Description et métalangage poétique d’Homère à la Renaissance, Genève, 1994. Spécialement « Le texte-femme », p. 107-118.
24
C’est son vœu au vers 20 : labere fine tuo, « coule dans les limites qui t’appartiennent ».
10
CATHERINE FRECHET – OVIDE POÈTE DE L’AMOUR
A. Deremetz, Le miroir des Muses. Poétiques de la réflexivité à Rome, Villeneuve d’Ascq, 1995. Spécialement « La tragi-comédie des genres : le genre comme persona », p. 67-71 ; « L’élégie de Vertumne : l’œuvre trompeuse », p. 317-349 ; « De l’ars amatoria à l’ars poetica », p. 353-409.
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