Position de thèse - Université Paris

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Position de thèse - Université Paris
UNIVERSITE PARIS-SORBONNE
École doctorale III : Littératures françaises et comparée
Centre de Recherche en Littérature Comparée
Thèse
pour l’obtention du grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITE PARIS-SORBONNE
Discipline : Littérature comparée
Présentée et soutenue par
Laetitia REIBAUD
le 18 octobre 2014
L’ELEGIE EN EUROPE AU XXE SIECLE :
Persistance et métamorphoses d’un genre littéraire antique dans
les poésies européennes de langue française, allemande, anglaise,
italienne, espagnole et grecque.
Sous la direction de Jean-Yves MASSON – Professeur, Paris-Sorbonne
Membres du Jury :
Mme Dominique ARNOULD – Professeur, Paris-Sorbonne
M. Pierre BRUNEL – Professeur émérite, Paris-Sorbonne
Mme Michèle FINCK – Professeur, Université de Strasbourg
Mme Christine LOMBEZ – Professeur, Université de Nantes
M. Jean-Yves MASSON – Professeur, Paris-Sorbonne
M. Jean-Michel MAULPOIX – Professeur, Paris III-Sorbonne nouvelle
1
POSITION DE THESE
I.
L’élégie, un problème de définition
a/ Permanence et longévité de l’élégie
Le genre de l’élégie passe pour s’être éteint avec le romantisme. Sous la rubrique
« Élégie », les définitions des encyclopédies, manuels et dictionnaires courants comme
spécialisés, publiés dans la seconde moitié du XXe siècle et au début du XXIe siècle, abondent
en exemples pris à l’Antiquité romaine, à la Renaissance et surtout au Romantisme, mais ne
s’avancent que très rarement à donner des références qui concernent le XXe siècle : après
Goethe et Lamartine, on ne pense plus guère qu’à Jules Laforgue et ses Complaintes, aux
poèmes de jeunesse de William B. Yeats, parfois aux Élégies de Rilke ; ces dernières font
presque figure d’ultime sursaut, de tardif rejeton d’un genre qui aurait atteint son paroxysme
dans la première moitié du XIXe siècle et appartiendrait désormais au passé. Il y a pourtant
erreur de jugement : Rilke n’est pas le dernier représentant d’un genre mourant mais l’un des
premiers poètes modernes à se ressaisir du genre et à ouvrir la voie d’une véritable
renaissance élégiaque. Et il s’avère (Chapitre I) que le nombre d’œuvres littéraires intitulées
ou sous-titrées Élégie(s) et publiées à partir de 1900 n’a cessé de croître durant tout le XXe
siècle et notamment dans la seconde moitié de ce siècle ; de très nombreux poètes et non des
moindres peuvent être cités comme auteurs de poèmes ou de recueils explicitement intitulés
ou sous-titrés Élégie(s) : outre Rilke, ce sont par exemple Brecht, Bobrowski, Hilbig, Nelly
Sachs ; Karyotákis, Vrettákos, Rítsos, Elýtis ; Apollinaire, Pierre Jean Jouve, Pierre
Emmanuel, Grosjean, Guillevic, James Sacré, Claude Esteban, Emmanuel Hocquard –
Senghor est lui aussi auteur d’élégies issues d’un métissage entre culture française et culture
africaine – ; Juan Ramón Jiménez, Miguel Hernández, Luis Cernuda ; Montale, Pasolini,
Quasimodo, Caproni, Zanzotto… L’élégie se présente sous forme de poème singulier ou bien,
au pluriel, sous forme de section ou de recueil. La survie et le renouvellement du genre au
XXe siècle est donc manifeste.
L’élégie est née au VIIe siècle avant J.-C., en Grèce, sous la « plume », ou le
« calame » de Callinos et Tyrtée. On la retrouve abondante au XXe siècle. Une telle longévité
appelle à s’interroger sur trois points en particulier : dans quels « états », sous quelles formes
et reposant sur quelle(s) définition(s) l’élégie existe-t-elle au XXe siècle ? Garde-t-elle des
liens avec l’élégie antique et, de manière générale, avec la ou les tradition(s) élégiaques du
passé, et si oui de quelle nature ces liens sont-ils ? Comment l’élégie a-t-elle survécu aux
attaques virulentes des détracteurs de la poésie lyrique romantique dont elle était devenue
l’emblème et par quoi se caractérise(nt) le(s) lyrisme(s) qu’elle met en jeu au XXe siècle,
siècle où cette notion même de « lyrisme » s’est trouvée attaquée de toutes parts ? Ces trois
interrogations structurent notre recherche.
b/ Le problème de l’unité du genre et de la définition de l’élégie
Derrière le titre Élégie(s) s’ouvre une très longue tradition poétique qui, depuis
l’élegos archaïque, depuis l’élégie méditative, exhortative et gnomique de Tyrtée, Mimnerme,
Solon, remonte jusqu’au XXe siècle en passant par la sentimentalité légère des poètes
Romains, hésitant, à la Renaissance, entre badinage amoureux et plainte profonde, puis, au
XVIIIe siècle, entre érotisme frivole et solennité de la méditation funèbre – méditation
mélancolique sous la plume des romantiques. Les visages de l’élégie sont multiples. Ne peuton même parler d’une pluralité de traditions élégiaques ? Au XXe siècle, le titre Élégie(s)
place immédiatement, mais de manière confuse et indistincte, l’œuvre moderne dans la
filiation des élégies du passé tout en invitant à une comparaison entre l’œuvre nouvelle et les
œuvres anciennes. Mais à quelle(s) facette(s) de la tradition élégiaque faut-il rapporter les
2
œuvres du XXe siècle ? Si les Élégies à Lula de Rezvani, poèmes érotiques et piquants
d’humour dédiés à une femme aimée, ou les Élégies de Jean Grosjean, poèmes d’amour à une
défunte, s’inscrivent sans aucun doute dans la tradition de l’élégie amoureuse telle qu’elle a
été initiée et forgée par les poètes romains, on ne peut guère en dire autant des Élégies de
Duino, ni des Élégies d’Oxópetra, ni encore des Élégies d’Emmanuel Hocquard, par
exemple : c’est donc que derrière le titre Élégie(s) se cachent non seulement une définition du
genre à multiples visages mais une pluralité de conceptions du genre nées d’une tradition ellemême complexe et plurielle.
L’étude du genre de l’élégie au XXe siècle implique que l’on soit capable d’en donner
une définition (Chapitre II), qui nous permette de cerner ce qui rapproche ces œuvres les unes
des autres et de comprendre en quoi consiste le genre. Or un double problème se pose. Face à
la variété des élégies des siècles passés, tout d’abord, les théoriciens antiques et modernes ont
peiné à donner de ce genre une définition cohérente, qui en assume la complexité et la
diversité, qui prenne en compte toute l’élégie et non pas seulement une partie de ce qu’elle
est, et ne soit pas tentée de verser dans une simplification et une unification réductrices ; les
définitions qui en ont été données à toutes les époques constituent donc très généralement un
point de départ insuffisant pour l’analyse de l’élégie du XXe siècle. Car l’élégie – et c’est le
second volet du problème – a conservé sa variété au XXe siècle, malgré certaines tendances
dominantes comme la mélancolie et le deuil, qui ne peuvent pourtant pas faire oublier les
autres « modes », voire les autres identités de l’élégie qui persistent ou s’inventent. Pour
distinguer ce qui relève directement ou indirectement de la tradition de ce qui relève de
l’innovation, il nous faut impérativement tenir en main tous les « fils » qui constituent
l’histoire complexe de ce genre. Nous ne pouvons nous en tenir à des définitions partielles –
qui sont en outre, bien souvent, davantage fondées sur une idée de l’élégie, voire sur l’idée
de ce que « doit » être l’élégie, que sur ce qu’elle est en réalité – ; nous ne pouvons non plus
nous en tenir simplement à l’analyse de l’élégie du XXe siècle dont nous ne saurions
expliquer la variété.
II.
Fondements antiques et modernes
La seconde partie de notre étude s’intéresse donc à l’histoire de l’élégie et s’efforce de
« démêler » l’intrication complexe d’héritages qui fait l’étoffe du genre ; car l’élégie du XXe
siècle doit davantage être comprise comme le résultat d’une longue sédimentation
d’expériences et de variations poétiques sur le nom d’élégie que comme un genre simplement
« mélancolique » – ou même une simple « tonalité mélancolique » –, ayant perdu tout rapport
direct, générique et formel, avec les traditions : car dans ce cas, à quoi bon le titre Élégie ?
Partant du présupposé que ce titre n’est ni hasardeux ni simple indication tonale chez les
auteurs du XXe siècle mais qu’il recouvre bien une réflexion sur le genre de l’élégie, nous
posons donc l’hypothèse d’un lien réel et fort entre les élégies du XXe siècle et les élégies du
passé, y compris les élégies antiques, grecques comme romaines. Aussi le rôle que nous
donnons dans notre étude aux élégies du passé, et notamment aux élégies antiques, n’est-il pas
restreint à celui d’une simple introduction conventionnelle ; à ces poèmes anciens qui
indiquent par eux-mêmes, mieux que toute définition théorique, en quoi réside l’identité de
l’élégie, il ne peut être fait allusion de manière passagère : nous comparons donc ces élégies
du passé aux élégies du XXe siècle que nous voulons avant tout ré-enraciner dans leurs
traditions. On a trop eu tendance, en effet, à séparer l’élégie antique de l’élégie moderne et à
se contenter, pour l’étude du genre dans la modernité, d’un simple et rapide rappel soit de la
tradition amoureuse romaine et d’une définition de l’élégie par la plainte amoureuse, soit de
l’étymologie supposée d’élegos, « chant de deuil » en grec, relié bien souvent à quelques
allégories fournies par les poètes, telle celle bien connue de Boileau, sans approfondir la
connaissance des caractéristiques du genre antique et sans poursuivre plus loin la
3
comparaison1 ; il n’existe pas à notre connaissance d’étude comparant les traditions antiques
et modernes. Il est résulté de cette manière de procéder une certaine méconnaissance des liens
réels que peuvent avoir l’élégie antique et l’élégie moderne, qui ne se résument pas à de
simples et vagues ressemblances thématiques et tonales, mais touchent aux structures du
genre elles-mêmes, ce qui implique des critères formels, une « posture » spécifique, une
approche particulière du monde et de l’écriture poétique, autrement dit des éléments bien plus
complexes et techniques que ne peut l’être la simple et vague notion d’ « élégiaque » à
laquelle on fait si souvent appel.
Un panorama des caractéristiques fondamentales du genre et de leurs premières
transformations dans l’Antiquité est indispensable, de même qu’un examen des notions
antiques d’élégos, élégeion et elegia (Chapitre III). Grâce à des exemples précis pris dans
l’Antiquité grecque et latine, nous pouvons établir une liste hiérarchisée de critères
d’identification de l’élégie antique : cette liste, qui comprend des principes formels mais aussi
des caractéristiques ayant trait à une « disposition d’esprit » élégiaque – notamment la
« tension élégiaque » vers l’inaccessible, la posture de confidence, l’intimité du discours –
sert de fondement à notre comparaison entre élégies antiques et élégies modernes, et nous
permet de constater qu’il n’y a, contrairement aux idées généralement admises, aucune
rupture entre élégie antique et élégie moderne, mais continuité, héritages et renouvellements.
Mais une simple étude des étymologies, des définitions anciennes et des critères
d’identification de l’élégie ne suffit pas pour comprendre les fondements de l’élégie moderne
(Chapitre IV) : c’est également tout un imaginaire de l’élégie qu’il faut cerner, imaginaire qui
s’est développé dès l’Antiquité et a traversé les âges jusqu’au XXe siècle, influençant très
fortement la réception et la conception du genre. Cet imaginaire de l’élégie est nourri
d’éléments divers : allégories antiques et modernes de l’élégie en pleureuse ou en tendre
amante, symboles de l’oiseau plaintif et de la flûte symposiaque ou bucolique ; métissages
avec les allégories de la tragédie, patronage de figures mythologiques diverses telles Linos,
Pan, Orphée, Daphnis, jusqu’aux allégories bien connues de Boileau et Chénier, aux « Nuits
tourmentées » et aux « Plaintes » de Rilke. Les représentations de l’élégie peuvent être
classées en trois catégories : les unes représentent l’élégie en pleureuse, ou sous les traits
d’une femme sombre et méditative ; les autres en amante légère et joueuse ; les troisièmes
mêlent le type endeuillé et le type amoureux et font de l’élégie une amante plaintive ou une
amante perdue, mêlant ainsi l’amour au deuil. Ces représentations nous livrent la clef des trois
facettes principales de la tradition élégiaque et nous permettent d’en comprendre la variété et
les combinaisons ; elles montrent aussi à quel point l’élégie est associée à la féminité : d’où
les accusations de « mollesse » lancées par les détracteurs du lyrisme élégiaque dans la
seconde moitié du XIXe siècle.
Nous terminons cette étude des fondements de l’élégie par un panorama (Chapitre V)
des permanences et transformations des caractères de l’élégie de la Renaissance jusqu’à la fin
du XIXe siècle, afin de cerner ce qui distingue les sensibilités élégiaques modernes. Nous
constatons tout d’abord que la conception endeuillée et la conception amoureuse et légère de
l’élégie coexistent jusqu’à la fin du XIXe siècle malgré des tendances et des préférences plus
ou moins marquées pour l’une ou l’autre de ces conceptions selon les siècles, et malgré une
1
Voir par exemple le premier chapitre de l’ouvrage de Friedrich Beissner, Geschichte der deutschen Elegie
[Histoire de l’élégie allemande], Berlin : W. de Gruyter, (1941) 1965, p. 4 et suiv. ; Klaus Weissenberger,
Formen der Elegie von Goethe bis Celan, Berne-Munich, Francke Verlag, 1969, p. 12 et suiv. ; Peter M. Sacks,
The English Elegy, Studies in the Genre from Spencer to Yeats, Baltimore, Londres, The Johns Hopkins
University Press, 1985, p. 2 et suiv.; Theodore Ziolkowski, quant à lui, ouvre son livre par une étude d’une
élégie de Schiller, « Der Spaziergang » (« Le promenade »), qu’il pose d’emblée comme modèle de l’élégie
moderne : voir The Classical German Elegy (1795-1950) [L’élégie classique allemande (1795-1950)], Princeton,
Princeton University Press, 1980, p. 3 et suiv. Ces ouvrages n’ont bien sûr pas de visée comparatiste et se
consacrent uniquement à l’élégie moderne, sans chercher à éclairer particulièrement les liens qu’elle peut
entretenir avec l’élégie antique.
4
tendance assez générale au métissage de ces deux conceptions. Deux grands moments se
distinguent dans l’histoire de l’élégie : le pétrarquisme et le romantisme, qui confirment
l’élégie dans le mode mineur par l’association des deux thèmes de l’amour et de la perte ;
l’influence de l’élégie anglaise de la fin du XVIIIe siècle, élégie méditative et funèbre, sur
l’élégie européenne est également déterminante dans les orientations thématiques et tonales de
l’élégie moderne. L’élégie érotique, ironique et légère, ou élégie « à la romaine », n’est
cependant pas morte, comme en témoignent les Élégies romaines de Goethe, auxquelles
répondent, un siècle plus tard, les Élégies de Verlaine et les Elegie romane (Élégie romaines)
de Gabriele D’Annunzio, et, à la fin du XXe siècle, les Élégies à Lula de Rezvani. La
deuxième moitié du XIXe siècle et le début du XXe siècle témoignent cependant d’un violent
rejet du lyrisme élégiaque tel qu’il est pratiqué par les poètes romantiques : de Baudelaire et
Leconte de Lisle proviennent sans doute les caricatures les plus virulentes de l’élégie,
caricatures qui influencent encore notre perception du genre et notre usage du mot élégie dans
la langue courante. L’élégie se trouve durablement associée voire identifiée à tout poème,
voire même tout discours de confidence plaintive et larmoyante ; d’où l’imprécision des
définitions données aujourd’hui de l’élégie, que l’on décrit simplement comme un « petit
poème lyrique sur un sujet le plus souvent tendre et triste »2.
III.
L’élégie a-t-elle une identité formelle au XXe siècle ?
Or l’élégie repose sur des caractères structurels bien plus précis qu’une simple tonalité
larmoyante, appelée aussi « tonalité élégiaque » : élégie et élégiaque ne se confondent pas, et
seule une étude des critères formels et structurels de l’élégie permettent de le montrer. Aussi,
dans notre recherche des structures du genre, plus qu’aux tonalités et thèmes divers de l’élégie
c’est à la conjugaison d’une « forme externe » et d’une « forme interne », selon les
expressions de Karl Viëtor3, que nous nous intéressons. Le titre Élégie(s) doit selon nous
reposer sur une posture poétique précise, constituée par un rapport particulier du sujet
élégiaque au monde, rapport dont il nous faut découvrir les caractères propres et qui doit être
décelable dans la mise en forme particulière d’éléments rhétoriques, d’images, de tensions qui
expriment la posture du « moi » élégiaque et son approche du monde ou de l’ « autre » :
(« forme interne »). Quant à la « forme externe », c’est celle selon laquelle s’organisent et
s’harmonisent les mots sur la page, le rythme et le déroulé qui leur sont imposés : prose ou
vers, vers mesurés, vers libres ou versets, laisses, strophes ou paragraphes, long poème
structuré en parties ou poème à la brièveté épigrammatique, l’élégie du XXe siècle, comme on
le verra, explore toutes les formes.
Est-ce à dire qu’elle n’a pas de forme propre ? La « forme externe » de l’élégie est en
effet au cœur de notre recherche, alors même que l’élégie est considérée, depuis la
Renaissance, comme un poème de forme libre : c’est là que réside l’une des principales
différences entre élégie antique et élégie moderne. Dans l’Antiquité, en effet, face à la
diversité thématique et tonale de l’élégie, c’est sa forme, composée d’une suite de distiques
élégiaques à la métrique précise, qui a pu apparaître comme le seul élément réellement fiable
pour l’identification du genre. Or les poètes modernes n’ont pu reproduire ce distique, qui
reposait sur des principes prosodiques propres aux langues classiques : lors de son passage
dans les langues modernes, l’élégie a donc perdu cet élément fondamental, fédérateur et
immédiatement identifiable, le distique élégiaque, sur lequel reposait une grande part de son
identité. Dès lors, si les tentatives ont été nombreuses pour rendre à l’élégie une forme propre
dans chaque littérature européenne, l’élégie est devenue un poème de forme libre (Chapitre
VI). De cette liberté on a conclu, à tort, que l’élégie n’avait plus de forme ; de là, enfin,
certains théoriciens ont pu affirmer que l’élégie n’était plus un genre mais une simple tonalité
2
Le Grand Larousse universel, grand dictionnaire encyclopédique Larousse, tome 5, Paris, Larousse, (1983)
1995, s. v. élégie, p. 3649.
3
Karl Viëtor, « L’histoire des genres littéraires », dans Théorie des genres, Paris, Seuil, 1986 [1931], p. 22
(traduit de l’allemand par Jean-Pierre Morel).
5
capable d’investir des œuvres littéraires appartenant à des genres divers4. La perte de la forme
élégiaque a donc conduit à la confusion entre élégie et élégiaque.
L’élégie moderne, pour accéder au statut de genre, réduite précisément à une « attitude
de l’âme »5, manque de points de repères formels, alors même que l’élégie antique peine, elle,
à être comprise comme genre en raison de la trop grande importance prise par l’aspect formel
dans son identité : la situation est pour le moins paradoxale. Comment une « forme » peut-elle
devenir « tonalité », même en trois mille ans de littérature, à moins d’une totale perte de lien
des élégies modernes avec la tradition antique et d’une métamorphose complète du sens
même du terme élégie ? À lire les élégies européennes qui ont été écrites depuis la
Renaissance jusqu’au XXe siècle inclus, on comprend pourtant qu’il n’y a pas de perte de lien
avec la tradition antique mais au contraire entretien et renouvellement de cette tradition :
l’ancrage des élégies modernes dans la tradition élégiaque, romaine ou grecque, est présente
et revendiquée par les poètes élégiaques de toutes périodes dès la Renaissance : et de Ronsard
à Rezvani, de Hölty à Rilke en passant par Goethe et Hölderlin, par Millevoye, Verlaine,
D’Annunzio, Grosjean, Caproni, Ioánna Tsátsos, Elýtis, tous visent, à travers le titre Élégie(s),
qui pour les uns évoque les élégies romaines, pour les autres l’antique élegos grec, parfois les
deux, non pas une simple forme ni une simple tonalité mais un véritable genre dont la forme
(ou « forme externe ») sert une certaine disposition d’esprit et de sentiment (ou « forme
interne »), qui ne se confond pas avec les tonalités ni les thèmes divers de l’élégie. De la
même manière que le contenu tragique d’une œuvre n’en fait pas une tragédie si elle n’est pas
composée selon les règles formelles de la tragédie, toute œuvre simplement « élégiaque »
n’est pas non plus une élégie ; l’élégie a quelque chose que le simple « élégiaque » ne possède
pas : et cela réside précisément dans la « forme externe », si ce n’est même dans la « forme
interne » également. L’étude de l’identité formelle de l’élégie du XXe siècle nous permet en
effet de distinguer les deux notions d’élégie et d’élégiaque et de redonner vie à la première en
la dégageant de la seconde. Nous nous efforçons donc de redonner sa place à l’étude des
formes de l’élégie moderne en rapport avec les codes génériques traditionnels ; cette étude est
aussi l’occasion d’observer à quel point la tradition peut être, selon le mot de Muguras
Constantinescu, « dynamisme créateur et ferment de modernité »6 : depuis la Renaissance,
l’impossible imitation du distique antique donne lieu à des innovations formelles
importantes ; le XXe siècle ne fait pas exception, lui qui témoigne même d’un certain regain
d’intérêt pour l’élégie en distiques.
La « forme externe » ne peut en aucun cas être négligée sous prétexte que l’élégie
moderne est de forme libre : cette liberté repose sur des principes d’écriture qui ont un rôle à
jouer dans l’identité du genre. Si le distique élégiaque en lui-même n’a que rarement été
reproduit dans les langues modernes, certains principes formels issus de la forme antique sont
passés dans l’élégie moderne, comme l’emploi d’un vers long fonctionnant en distique, la
liberté d’épanchement et de longueur – l’opposition à la brièveté épigrammatique –, le
principe – interprété de manière très libre et diverse selon les auteurs – de boiterie rythmique,
d’irrégularité (Chapitre VI). Par ailleurs, il est faux d’affirmer qu’au XXe siècle l’on ne peut
plus reconnaître une élégie à sa forme (Chapitre VII) : nombre de poètes tentent par des
réadaptations diverses – en témoignent la « métrique barbare italienne » et la métrique
élégiaque allemande – de recréer un distique ou des rythmes et une disposition des vers
propres à l’élégie et qui s’inspirent directement du distique antique. Aussi la mise en vers du
4
Voir les propos de Patrice Soler dans Genres, tons, formes, Paris, PUF, 2001, p. 118.
Pierre Grimal, « Introduction à l’élégie romaine », dans L’élégie romaine : enracinement, thèmes, diffusion,
Actes du colloque international organisé par la faculté des Lettres et Sciences humaines de Mulhouse en mars
1979 sous la direction d’Andrée Thill, Paris, Ophrys, 1980, p. 15.
6
« La tradition comme ferment de la modernité », Préface de l’ouvrage collectif intitulé Poétique de la
Tradition, études rassemblées par Muguras Constantinescu, Ion Horia Birleanu, Alain Montandon, CRLMC
(Centre de Recherches sur les littératures modernes et contemporaines), Clermont-Ferrand, Presses universitaires
Blaise Pascal, 2006, p. 5.
5
6
poème reste-t-elle riche en indices, parfois évidents et immédiatement repérables, pour
l’identification du genre, et le distique, sous des formes variées, très présent dans l’élégie du
XXe siècle. Libre épanchement et boiterie rythmique se retrouvent eux aussi, interprétés et
adaptés de manières très diverses selon les poètes (Chapitre VIII) : la forme de l’élégie a en
effet pour caractéristique de mettre en tension fluidité et discontinuité dans le déroulé des
mots et des vers. Il est par ailleurs remarquable que les poètes élégiaques du XXe siècle, dans
leur majorité, au lieu de tendre vers une condensation de la forme et un retour aux formes
brèves, maîtrisées et closes sur elles-mêmes, continuent de chercher une amplification
toujours plus grande de l’unité métrique ou prosodique choisie : on passe ainsi, au XXe siècle,
du vers mesuré au vers libre, puis au verset, puis au poème en prose, puis à la prose de grande
étendue. Les quelques principes récurrents touchant à la forme de l’élégie trahissent eux aussi
une posture commune aux poètes élégiaques, un élancement et une nécessité d’épanchement
propre à l’élégie.
Les principes formels de l’élégie ne peuvent cependant à eux seuls identifier
l’élégie de manière absolue (Chapitre IX) : ils donnent lieu en effet à des réalisations très
diverses selon les auteurs, et il existe par ailleurs des élégies qui ne répondent pas à ces
principes généraux et dont l’identité se fonde sur d’autres éléments : ainsi les brèves élégies
de Franco Fortini, que l’on peut qualifier d’elegidia, « petites élégies » et qui abolissent la
frontière entre épigramme et élégie.
IV.
Postures élégiaques au XXe siècle.
Ce n’est qu’en prêtant attention aux deux éléments structurels que sont « forme
interne » et « forme externe » qu’il est possible de montrer que l’élégie est un genre. Après
avoir montré que la « forme externe » de l’élégie joue un rôle dans l’identité de l’élégie et
qu’il existe des principes la régissant, il nous faut nous intéresser à ce qui caractérise la
« forme interne » : la tension du locuteur non pas vers le passé, comme on l’a cru bien
souvent, mais vers l’inaccessible. L’élégie n’est pas par essence nostalgique, rêvant d’un
retour du passé, mais mélancolique, car en proie au désir insatiable de ce qu’elle ne peut
atteindre, que l’objet désiré se situe dans le passé, le présent, le futur ou l’irréel. L’espoir et le
futur comportent autant de potentiel élégiaque que le regret ou le souvenir. L’élégie est le
poème où se formule avant tout l’impossible, l’irréductible écart entre soi et l’objet désiré, la
distance infranchissable (Chapitre X) ; en tant que telle, elle se prête particulièrement à
l’expression du regret, de la perte, du deuil ou de l’espoir vain. L’élégie est le poème de
l’aporie : elle ne parvient pas à résoudre le problème qui se présente à elle, et c’est ce qui la
distingue de l’ode, chant de plénitude et de victoire. L’élégie reste insatisfaite. En l’abordant
à partir de cet élément structurel qu’est la tension vers l’inaccessible, on comprend qu’elle
puisse aussi bien parler d’amour sur un ton grave ou léger, se faire méditative et funèbre,
s’interroger sur la mort avec des élans mystiques comme avec le plus rationnel des
matérialismes, ou encore évoquer toutes sortes d’impressions personnelles, se tournant vers le
passé aussi bien que vers le futur ou vers le rêve, mesurant sans cesse, ressassant et arpentant
la distance qui sépare le « je » élégiaque de l’ « Autre » désiré, sans pouvoir pourtant trouver
la solution pour la réduire. Au XXe siècle, si l’élégie érotique existe toujours, elle demeure
discrète par rapport à l’élégie de deuil et l’élégie méditative qui sont les plus abondantes.
Mais c’est surtout par l’invention de nouveaux modes d’expression et d’apparition –
ou de disparition et d’évanescence – du « je » élégiaque que se distinguent les poètes du XXe
siècle (Chapitre XI). Les poètes élégiaques ne disent plus « je » comme le disaient les poètes
romantiques, et le lyrisme élégiaque s’en trouve profondément renouvelé. Profondément
marqué par les attaques des détracteurs du romantisme, du lyrisme et de l’épanchement du
« moi », les poètes élégiaques du XXe siècle sont pris entre le besoin d’épanchement
personnel et la pudeur, la volonté de masquer ce « je » honteux, d’en contraindre
l’épanchement, de l’effacer : c’est alors toute une poétique de l’expression voilée qui se met
en place dans l’élégie, caractérisée par l’effacement des marques grammaticales de la
7
première personne, par l’usage de masques, de la troisième personne, par une poétique de
l’évanescence du « je » fondu dans l’objet de sa contemplation : une telle discrétion du « je »
élégiaque s’observe dans la poésie de Caproni, chez Rítsos, Hilbig, Jean Grosjean par
exemple. À l’inverse, quelques poètes, notamment dans la seconde moitié du siècle, prennent
le parti de réaffirmer pleinement le « je » élégiaque, renouvelant toujours le lyrisme personnel
et montrant qu’il est encore pleinement possible dans la modernité.
Tout au long de cette recherche sur l’identité de l’élégie au XXe siècle, nous tentons de
comprendre comment l’élégie du XXe siècle se tient entre traditions et modernités. Car dans
un siècle où les avant-gardes littéraires ont été si influentes, où la nouveauté et l’innovation
règnent en maîtres dans le domaine de l’expression artistique, l’élégie, affirme au contraire,
dès son titre, sa volonté de s’inscrire dans la tradition. Elle prend dès lors le risque d’être
« suspecté[e] de traditionalisme », selon l’expression de Véronique Montémont7. Mais
l’existence et l’abondance de poèmes intitulés Élégie(s) au XXe siècle, leur nouveauté et leur
qualité poétique prouvent non seulement que toute la poésie moderne ne s’écrit pas sur le
mode d’un refus des traditions, mais encore que la poésie qui tient compte des traditions n’est
nullement hermétique à la modernité : l’élégie, qui parvient à « se démarquer de l’(écrasant)
héritage rimbaldo-surréaliste »8, est précisément un « terrain » très favorable aux expériences
et innovations poétiques, alors même ou parce qu’elle conserve son lien avec la tradition et
que ce lien même est sans cesse à renouveler et à réinventer. Nous tentons donc de montrer
que les poètes élégiaques du XXe siècle, en choisissant l’élégie, ne vont pas à contre-courant
de la modernité, mais sont eux aussi porteurs d’une modernité, distincte de celle qui se fonde
sur un refus des traditions : c’est argumenter par là-même en faveur d’une pluralité des
modernités propres au XXe siècle, non réductibles à la posture de rejet des traditions.
7
« Racines et floraisons : poétique et tradition dans l’œuvre de Jacques Roubaud », dans Poétique de la
Tradition, 2006, p. 93.
8
Véronique Montémont, 2006, p. 93.
8