le temps de l`amour

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le temps de l`amour
ALAIN DEREMETZ
LE TEMPS DE L’AMOUR
LA LONGUE NUIT ÉLÉGIAQUE
Voici bien des années, au moins depuis l’époque des formalistes russes, que l’on sait que l’étude du temps dans une œuvre requiert, de la
part de celui qui s’y livre, de procéder à une série de distinctions conceptuelles et de clarifications méthodologiques. Je laisserai en partie de
côté celles qui ont rapport avec la question des temps grammaticaux,
temps de la langue, que je ne considérerai ici que dans leur relation
avec les temps du discours et de l’énonciation, en notant, par exemple,
que le discours élégiaque, qui est généralement exprimé au présent,
intègre en abondance des énoncés au passé et au futur se référant soit
à des exempla mythiques soit à des promesses et à des prédictions.
Partant du principe que, tel qu’il est formulé, le sujet ne vise pas à
établir le moment où l’histoire des amours de Properce et de Cynthie a
eu, ou pourrait avoir eu lieu, mais bien à savoir comment le récit qui
nous en est fait par le poète dans ses élégies thématise la temporalité,
je me suis intéressé en priorité aux temporalités inscrites dans le discours amoureux, et, dans ce but, je me suis appuyé sur une distinction
qui, dans une large mesure, contient toutes les autres, celle qui a été
formulée par le narratologue G. Genette 1 sous la forme de la célèbre
tripartition « narration-récit-histoire » : tripartition que j’énonce dans cet
ordre, car, dans le cas qui nous occupe, le peu que nous connaissons de
la réalité historique et de la factualité des événements rapportés nous
oblige à la considérer comme relevant du fictionnel – je n’ai pas dit du
fictif – et à admettre que le récit de ses amours par Properce est une
assertion feinte, l’histoire de ces amours n’existant que comme une « projection mentale induite par le récit 2 » et la narration du poète.
1
2
Genette, 1983, passim ; voir aussi Stanzel, 1979.
Ducrot-Schaeffer, 1995, 588.
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Ce qui revient à dire que ce que j’ai choisi d’étudier, ce sont les
relations temporelles qui sont établies entre l’histoire (c’est-à-dire les événements dénotés par les poèmes), le récit et la narration, c’est-à-dire les
rapports entre le /les temps du récit, le /les temps de l’histoire et l’acte
narratif et poétique lui-même dont la mention est souvent inscrite ou
évoquée dans le poème qui en est le produit. Pour aborder cette enquête qui m’entraînerait trop loin si je la voulais exhaustive, je dois me
limiter à quelques aspects parmi lesquels je privilégierai, en premier
lieu, l’opposition entre les temps internes, inscrits dans le discours, et
les temps externes, avec lesquelles ce discours entre en relation.
Au nombre des seconds, il convient de mentionner d’abord le temps
historico-biographique, qui, dans le cas qui nous occupe, n’est pas le
plus facile à exploiter, malgré la relative abondance de ses occurrences.
Pour appréhender ce temps historico-biographique qui a pour fonction
principale d’ancrer le discours dans un cadre chronologique et une situation pragmatique particuliers, nous disposons de plusieurs entrées,
dont deux principales : celle des noms cités et celle des événements
historiques mentionnés.
S’agissons des noms, il faut parler d’abord du nom de l’auteur, Propertius qui apparaît 8 fois, mais chaque fois ce nom ne désigne, comme
dirait U. Eco, que l’auctor in fabula, l’amant poète de Cynthie, celui qui
dit « je », et non l’auteur empirique ou le personnage historique qui ne
font que de fugitives et vagues apparitions, par exemple dans la sphragis
qui clôt la monobiblos et dans la première élégie du livre 4 où l’on trouve
mention de la région natale du poète (Perusina sepulcra, 1, 22, 3 ; Umbria, 1, 22, 9 ; 4, 1, 124). Parmi les autres noms mentionnés, on ne
peut passer sous silence ceux d’Auguste, de Mécène ou de Virgile, aisément identifiables. Mais des autres noms de contemporains (Tullus, identifié comme le neveu de Volcatius, Bassus, Ponticus...) on ne sait pas
grand chose et certains ont donné lieu à tant de controverses que j’hésite à les citer, Gallus, bien sûr et Cynthie, plus encore. Dans l’oeuvre
apparaissent aussi quelques personnages anonymes auxquels on peut
accorder une certaine ou possible historicité, comme l’amant de Cynthie, désigné comme un préteur d’Illyrie en 1, 8 et 2, 16. Mais il faut
avouer que ce personnage entre plutôt dans un paradigme actantiel,
proche de celui qu’on trouve dans les comédies, en ce qu’il incarne le
militaire, rival fortuné du pauvre jeune poète.
Quant aux événements contemporains auxquels l’œuvre se réfère –
je passe volontairement sur les événements passés de l’histoire de Rome
qui sont cités ici ou là et surtout dans le livre 4 –, il serait difficile de
les mentionner tous tant ils sont nombreux. Leur degré d’explicitation
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et de précision est d’ailleurs très variable, les uns renvoyant à un contexte historique vague et large, les autres à des événements précis, les
plus utiles étant ceux qui sont datables ou contribuent à une datation,
souvent celle du recueil ou de l’élégie qui la contient. Mais, même dans
ce cas, les allusions sont souvent discutables et discutées, telle, parmi
bien d’autres, celle que fournit l’élégie 2, 7 d’une loi. S’agit-il, comme
le pensent Jörs 3, d’une des deux leges Juliae 4 de 18 avant J.-C., la Lex
Julia de maritandis ordinibus et la Lex Julia de adulteriis et de pudicitia (celle-ci est de date plus douteuse) ou faut-il suivre Mommsen et Badian
qui parlent d’un simple projet de loi abandonné en 28 avant J.-C., ce
qui correspondrait bien à une datation plus haute, car la date de 18
paraît bien tardive pour une élégie du deuxième livre ? Plus sûres peutêtre sont les allusions à l’ouverture du portique du temple d’Apollon
Palatin que mentionne l’élégie 2, 31 (en 28 avant J.-C.), à la mort de
Marcellus de 3, 18 (en 23), à la naissance de l’Énéide qu’évoque la 2, 34
(entre 28 et 22) et la mort de Cornélie de 4, 11 (en 16). Que dire, en
revanche, de 3, 21 et de l’annonce d’un voyage à Athènes et de la
campagne contre les Parthes à laquelle doit participer C. Propertius Postumus pour qui est écrit le propemptikon de 3, 12 ?
Quelques autres événements font leur apparition, certains d’ordre
plus privé et personnel, comme la participation de Cynthie aux fêtes
d’Isis en 2, 33 A ou celle des jeunes filles au rituel des dragons de
Lanuvium que Properce, selon l’interprétation d’H. Lavagne 5, « dévoie
intentionnellement... pour le faire servir à illustrer parodiquement une
aventure intime », d’autres qui ancrent les élégies dans le calendrier de
la vie publique : ainsi en est-il, selon moi, des allusions à la publication
de sa monobiblos que je lis dans l’expression toto anno qui apparaît au
vers 7 de l’élégie liminaire du livre 1 :
ei mihi, iam toto furor hic non deficit anno...
Cette année, en effet, pourrait être comprise comme le temps qui
s’est écoulé entre le début de la liaison avec Cynthie et la publication
3
P. Jörs, 1893 ; voir sur la question Viarre, 2005, 186, note 222.
Selon le dictionnaire de Daremberg et Saglio, il s’agit de deux lois de restauration
morale, la lex Julia de maritandis ordinibus (18 avant J.-C.), proposée par Auguste pour
encourager les citoyens au mariage et à la procréation des enfants et la lex Julia de
adulteriis et de pudicitia (18 avant J.-C. ?), proposée par Auguste pour réprimer l’adultère
(lex de adulteriis coercendis) et l’impudicité (stuprum), et pour rendre les divorces plus
difficiles.
5
Lavagne, 1988, 502-503 ; voir aussi Turpin, 1973, 159-171.
4
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du premier livre, ou plutôt, me semble-t-il, comme le temps nécessaire
à la composition du premier livre 6. Je pense aussi à deux élégies du
livre 2 qui évoquent cette publication, la 2, 24, A, (2-3)
‘tu loqueris, cum sis iam noto fabula libro
et tua sit toto Cynthia lecta foro?’ ;
et, plus précise peut-être, la 2, 20 (21-22) où l’on trouve les vers suivants :
septima iam plenae deducitur orbita lunae,
cum de me et de te compita nulla tacent:
que j’interprète également comme indiquant le laps de temps écoulé (7
mois) depuis la publication du livre 1.
Bref, les ancrages historiques ne manquent pas qui renvoient à la
société des débuts du principat. Mais l’image qu’ils nous en donnent
reste floue et schématique, difficilement interprétable sur les plans
historique et sociologique. S’il est clair que la diction élégiaque met
en scène principalement des personnages jeunes, appartenant à la
sphère du privé, et qu’on peut y déceler une nouvelle axiologie, un
nouvel idéal de vie et une nouvelle éthique sociale, plus personnelle
et intimiste, prônant l’otium et l’amour, cette micro-société, où évoluent les poètes, leurs maîtresses, leurs amis et protecteurs et leurs
rivaux, n’est pas sans rappeler par son schématisme celle que met en
scène plusieurs genres littéraires, et surtout la comédie dont le schéma actantiel principal repose sur l’opposition entre les adulescentes
amoureux et les riches vieillards ou les soldats détenteurs du pouvoir
et de l’argent 7. Il me semble, en outre, que le portrait que le poète
dresse de lui-même doit plus à la convention et à la persona qu’impose le genre qu’à la réalité sociale, Properce, comme Horace d’ailleurs
et d’autres poètes aussi, qui ne cessent de se dire humbles et pauvres, appartenait à la riche classe des chevaliers. Et rien n’empêche
de penser que le poète, comme Horace l’a fait également, pouvait
chanter la paix et l’amour et faire la guerre et remplir ses obligations de citoyen.
6
Cette durée d’une année est mentionnée en 3, 16 comme le temps de la punition
pour une faute ; faut-il donner le même sens au in totum annum de 3, 16, 9 ?
7
Voir sur cette question, A. Deremetz, 1995, 211 sq.
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Ce qu’il importe alors d’appréhender pour entrer dans le cœur du
sujet, c’est ce qu’en paraphrasant le titre d’un colloque 8, j’appellerai la
circonstance élégiaque, entendue comme scène de la diction, telle qu’elle est figurée dans l’œuvre. Pour situer sans tarder mon propos, je précise d’emblée que cette scène de la diction, je la concevrai ici non comme une donnée extérieure, événement historique, cadre rituel ou situation de vie, qui préexisterait à la production de l’œuvre en la déterminant (i.e. ce dont elle parle), ni comme le cadre ou le contexte au cours
de laquelle s’effectue la performance poétique (i.e. quand, à qui, où et
comment l’élégie est prononcée) mais, à la manière dont la pragmatique envisage le contexte de l’œuvre littéraire, comme une donnée interne à cette oeuvre, à savoir comme « la situation à travers laquelle (cette
oeuvre) pose, [formule ou figure 9] son énonciation [sous son double aspect
de texte composé et prononcé], celle qui la rend légitime et qu’elle légitime
en retour 10 ».
S’il est incontestable, en effet, que les deux premières « circonstances », entendues comme faits empiriques relevant du biographique et/ou
de l’historique, ont existé en amont et à l’extérieur de l’œuvre, et que
leur identification peut servir la compréhension et l’interprétation de
cette œuvre, comme fait pragmatique la « troisième circonstance », que
j’appelle élégiaque, se trouve aussi au sein de celle-ci puisqu’elle est
(doit être ?) validée par l’énoncé même qui permet de la déployer ; de
ce point de vue, comme le dit encore D. Maingueneau, « l’œuvre littéraire lie ce qu’elle dit à la mise en place de conditions de légitimation
de son propre dire » et « ce que dit le texte présuppose une scène de
parole déterminée qu’il lui faut valider à travers son énonciation ». Cette
scénographie, qui entre pour l’essentiel dans une stratégie de positionnement, culturel et générique, est généralement associée à trois dimensions : elle définit les statuts des énonciateurs et destinataires convoqués, ainsi que l’espace et le temps figurés de l’énonciation.
S’agissant des deux premières, je serai bref, ne serait-ce que parce
que la première fait l’objet de plusieurs communications réunies dans ce
volume. Je viens de dire que la diction élégiaque mettait en scène des
personnages principalement jeunes, appartenant à la sphère du privé et
agissant dans un espace clos ou isolé. Nombreuses sont, en effet, les
8
Le colloque « La circonstance élégiaque », organisé par C. Millet, s’est tenu à Lille
en 2006 ; les actes sont à paraître.
9
C’est moi qui précise.
10
Maingueneau, 1993, 122, ainsi que la citation suivante.
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occurrences où le texte de Properce insiste sur la jeunesse du poète,
jeunesse qu’il partage sans doute avec quelques autres, dont Tullus, mais
qui le plus souvent semble le distinguer autant de ses amici, les autres
poètes, Gallus, Ponticus ou Bassus, pour ne citer qu’eux, que de ses
rivaux fortunés, tel le préteur d’Illyrie. Mais si cette jeunesse est donnée
comme l’âge de l’amour, elle l’est surtout comme l’âge où l’on chante
l’amour pour les jeunes gens et les jeunes filles et qui précède celui où
l’on s’adonnera à une poésie plus grave et plus savante. C’est ce qu’on
peut lire par exemple en 3, 5 (19-25) :
me iuvat in prima coluisse Helicona iuventa
Musarumque choris implicuisse manu
me libet et multo mentem vincire Lyaeo
et caput in verna semper habere rosa.
atque ubi iam Venerem gravis interceperit aetas,
sparserit et nigras alba senecta comas,
tum mihi naturae libeat perdiscere mores...
ou dans la recusatio de 3, 9 adressée à Mécène, qualifié de « patron des
entreprises de sa jeunesse », ainsi qu’en 2, 10, 7 : aetas prima canat Veneres, extrema tumultus. On peut penser la même chose de Cynthie ou des
amicae qui apparaissent ici ou là et qui font partie des lecteurs évoqués
par Properce.
Avant d’aborder le sœur du sujet, le temps de l’amour, tel qu’il est
inscrit au sein de la scénographie énonciative, il me faut dire un mot sur
l’histoire d’amour que nous livre, en la construisant d’une manière pour
le moins paradoxale, le récit de Properce. Je dis ‘de manière paradoxale’,
car, si le récit est parsemé de ce que l’on appelle parfois des « authentificateurs de réalité » ou des « effets de réel », dont le principal est que
l’énonciation à la première personne suggère l’identité de l’auteur et du
narrateur, i.e. Properce, et ceci pour nous faire croire que l’histoire racontée a effectivement été vécue par cet auteur, tous ceux qui ont tenté de la
reconstruire, en suivant l’ordre du texte ou le réordonnant de manière,
croyaient-ils logique i.e. chronologique, se sont heurté à des apories et
des contradictions. Si l’on se place sur le plan du déroulement attendu
d’une histoire d’amour réelle, on ne peut que constater que Properce a
présenté ses élégies dans un savant désordre, dont les raisons doivent
être recherchées ailleurs que dans les aléas de la transmission manuscrite.
Certes, il est vrai que les temps de l’amour, c’est-à-dire les moments
et les circonstances de l’aventure amoureuse évoqués dans le recueil comme heureux ou malheureux correspondent à des circonstances et des
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moments dont tous les amoureux ont pu faire l’expérience : l’innamoramento (1,1), le plaisir d’une nuit d’amour, les disputes, les reproches, les
séparations, l’obligation d’abstinence, les voyages, la maladie, les retrouvailles, la jalousie, la trahison et j’en passe. Mais ils sont aussi ceux dont
ont parlé avant Properce tous ceux qui ont raconté ou chanté une histoire d’amour ; ils sont les constituants d’une topique convenue qui trouve dans les mythes son fondement intemporel. En de multiples occasions, en effet, le poète réfère les situations amoureuses, les comportements des protagonistes de la scène élégiaque à des situations mythiques dans lesquelles interviennent des héros exemplaires et des dieux,
Milanion, Phoebe, Hilaira, Hippodamie, Ariane, Ariane, Andromède,
Antiope, Hermione, Hippodamie, Neptune, Hercule et bien d’autres.
En revanche les références à des personnages ou des situations historiques contemporaines sont rares, comme nous l’avons vu avec Marcellus
et Cornélie.
Notons que les moments difficiles de l’aventure amoureuse sont les
plus nombreux. Le poète laisse parfois éclater son plaisir ou sa joie,
comme par exemple dans la 1, 8 B (28 ; 39-42) où il a su fléchir (Cynthie) par ses prières c’est-à-dire par « l’hommage d’un poème tendre » :
vicimus: assiduas non tulit illa preces...
hanc ego non auro, non Indis flectere conchis,
sed potui blandi carminis obsequio.
sunt igitur Musae, neque amanti tardus Apollo,
quis ego fretus amo: Cynthia rara meast!
mais le chant, i.e. la plainte élégiaque, se nourrit essentiellement du
chagrin et de la souffrance du dédain ou de la séparation. Pensons par
exemple à la 1, 11 sorte de lettre-élégie adressée à Cynthie en villégiature à Baies ou la 1, 15, où il reproche à celle-ci son indifférence alors
qu’il est confronté à un péril.
Si nous concentrons l’enquête sur les élégies érotiques, de toutes les
temporalités et donc de toutes les circonstances qui font partie de la
scène élégiaque, il en est une qui me paraît revêtir une importance
particulière : il s’agit de la nuit. D’autres moments, certes, sont évoqués,
comme le matin, si l’on admet que c’est au début du jour que Cynthie
fait sa toilette et se pare au grand dam de son amant (1,2) ou pour son
plaisir (2, 29B, 23-29), que Properce évoque devant Gallus la nuit
d’amour dont il fut le témoin, ou comme le soir, si l’on suppose que
c’est lors d’une commisatio ou d’une cena vespérale que Properce conver-
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se avec ses amis, Tullus (1, 14), Ponticus, Bassus, et Gallus (1,1). Beaucoup d’autres circonstances aussi, peut-être la majorité d’entre elles, s’inscrivent dans une temporalité indéfinissable, mais la nuit est de toute
évidence la circonstance la plus riche d’implications, tant sur le plan du
déroulement de l’histoire d’amour que, comme je le montrerai dans un
instant, sur celui de la production, orale et/ou écrite de l’élégie : la nuit,
et plus précisément les primae horae diei (i.e. après minuit), est le moment qui s’inscrit le plus au cœur du code générique de l’élégie propertienne, comme en témoignent l’exploitation du thème tragi-comique de
la longue nuit emprunté à la comédie plautinienne en 3, 20 (11-14) :
tu quoque, qui aestivos spatiosius exigis ignes,
Phoebe, moraturae contrahe lucis iter.
nox mihi prima venit! primae da tempora nocti!
longius in primo, Luna, morare toro.
ou l’inscription d’une dédicace à Vénus en 2, 14 (27-28) :
has pono ante tuas tibi, diva, Propertius aedes
exuvias, tota nocte receptus amans..
Mais, pour se convaincre pleinement de l’importance de cette thématique nocturne, il suffit de constater que c’est elle qui apparaît dans
les premiers vers de l’élégie liminaire du livre 1 (1, 28-29)
in me nostra Venus noctes exercet amaras,
et nullo vacuus tempore defit Amor.
et que, dans les trois premiers livres, la nuit est mentionnée une nombre très élevé de fois, soit comme le cadre temporel dans lequel se
déroule la scène d’amour racontée, soit celui auquel elle est référée.
Pensons à la célèbre élégie 1, 3 (1-10) où le poète décrit le spectacle de
Cynthie endormie :
Qualis Thesea iacuit cedente carina
languida desertis Cnosia litoribus;
qualis et accubuit primo Cepheia somno
libera iam duris cotibus Andromede;
nec minus assiduis Edonis fessa choreis
qualis in herboso concidit Apidano:
talis visa mihi mollem spirare quietem
Cynthia consertis nixa caput manibus,
ebria cum multo traherem vestigia Baccho,
et quaterent sera nocte facem pueri.
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ou à celles où il raconte le spectacle de la nuit d’amour de Gallus, la 1,
10 (1-4) :
O iucunda quies, primo cum testis amori
affueram vestris conscius in lacrimis!
o noctem meminisse mihi iucunda voluptas,
o quotiens votis illa vocanda meis...
et la 1, 13 (14-21), qui semble une récriture partielle de la précédente :
vidi ego: me quaeso teste negare potes?
vidi ego te toto vinctum languescere collo
et flere iniectis, Galle, diu manibus,
et cupere optatis animam deponere labris,
et quae deinde meus celat, amice, pudor.
non ego complexus potui diducere vestros:
tantus erat demens inter utrosque furor.
L’élégie se nourrit d’ailleurs aussi bien du récit des nuits en présence
de la belle que de la mention des nuits solitaires, comme en 1, 12 (13-14) :
nunc primum longas solus cognoscere noctes
cogor et ipse meis auribus esse gravis.
Je devrai dire, du reste, qu’elle se nourrit mieux de cette vacuité,
car la solitude ou l’abandon sont le plus souvent la condition nécessaire
à la production du chant élégiaque qui est étymologiquement pour les
Romains une plainte engendrée par la distance, géographique ou sentimentale, qui sépare l’amant de sa belle, sur le modèle des lamentations
d’Orphée.
Particulièrement intéressant et emblématique à ce propos est le topos du paraklausithuron, lié à celui de l’exclusus amator, dont un bon
exemple, le meilleur peut-être, est donné par la 1, 16, qu’il convient de
citer longuement :
Quae fueram magnis olim patefacta triumphis,
ianua Patriciae vota Pudicitiae,
cuius inaurati celebrarunt limina currus,
captorum lacrimis umida supplicibus,
nunc ego, nocturnis potorum saucia rixis,
pulsata indignis saepe queror manibus,
et mihi non desunt turpes pendere corollae
semper et exclusi signa iacere faces.
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nec possum infamis dominae defendere noctes,
nobilis obscenis tradita carminibus;
nec tamen illa suae revocatur parcere famae,
turpior et saecli vivere luxuria.
has inter gravius cogor deflere querelas,
supplicis a longis tristior excubiis.
ille meos numquam patitur requiescere postes,
arguta referens carmina blanditia:
(1-16)
Dans ces vers, la porte est associée aux aubades nocturnes, celles
bruyantes et grivoises des buveurs comme celles plaintives d’un soupirant (querellas), décrites comme arguta carmina blanditia, expression qui
convient pour désigner le chant élégiaque qui d’ailleurs va être cité au
second degré à l’intérieur de l’élégie
‘ianua vel domina penitus crudelior ipsa,
quid mihi tam duris clausa taces foribus?
cur numquam reserata meos admittis amores,
nescia furtivas reddere mota preces?
nullane finis erit nostro concessa dolori,
turpis et in tepido limine somnus erit?
me mediae noctes, me sidera prona iacentem,
frigidaque Eoo me dolet aura gelu.
o utinam traiecta cava mea vocula rima
percussas dominae vertat in auriculas!,
(17-28)
puis défini explicitement plus loin en des termes qui renvoient tout
autant à l’esthétique callimaquéenne (deduxi) qu’à la nouveauté du genre
(nouo uersu) :
at tibi saepe novo deduxi carmina versu,
osculaque innixus pressa dedi gradibus.
(41-42)
Cette citation nous permet d’aborder le dernier développement de
cette analyse, celui qui est consacré au temps de l’énonciation élégiaque.
Ce temps est lui-même associé à la nuit, car, généralement, l’élégie se
présente comme une plainte nocturne, dite et/ou écrite. Pour établir
cette hypothèse, il me faut revenir brièvement à une démonstration que
je fis naguère à propos d’Ovide et de Properce et que je résume ici 11.
11
Deremetz, 1995, 363 sq.
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Elle repose sur le double sens que l’on peut donner à amo dans l’élégie : j’aime et je suis un poète élégiaque. Les occurrences de cet emploi
particulier sont nombreuses, mais les plus significatives se trouvent en I,
7 et I, 9 adressées à Ponticus et en II, 34 adressée à Lyncée. Dans cette
dernière, Propertius qui plaisante sur le délire amoureux qui saisit sur
le tard cet homme savant – Lynceus ipse meus seros insanit amores –, transpose cette conversion sentimentale sur un plan poétique et lui conseille
d’abandonner les grands genres, impropres au chant d’amour, pour se
tourner vers l’élégie en imitant Callimaque et Philétas 12. Et il lui promet de se charger de son éducation (poétique) et de dompter son humeur sauvage (trux tamen a nobis ante domandus eris). La même lecture
peut être faite des élégies 1, 7 et 1, 9 qui développent le même thème
de l’initiation d’un poète épique au genre élégiaque. Devant le mépris
que lui manifeste Ponticus, l’auteur d’une Thébaïde épique, Properce lui
souhaite de ne pas être blessé comme lui-même par les flèches de Cupidon, car ses vers épiques ne lui seraient alors d’aucun secours ; seul
Properce pourrait alors lui venir en aide, lui qui est devenu un maître
de l’élégie, capable par ses vers d’instruire l’amant dédaigné (13-14). De
ce double sens d’amo, il semble donc légitime de déduire que la nuit est
la temporalité qui convient à la fois aux ébats amoureux et à l’énonciation poétique, c’est-à-dire à l’elucubratio, que celle-ci prenne la forme
d’un fragment de conversation amicale ou d’une épître éplorée.
Rappelons-nous à ce propos le carmen 50 de Catulle adressé à Licinius où l’on voit le poète décrire son insomnie et évoquer le poème
qu’il a composé pour exprimer son dolor :
Hesterno, Licini, die otiosi
multum lusimus in tuis tabellis,
ut convenerat esse delicatos:
scribens versiculos uterque nostrum
ludebat numero modo hoc modo illoc,
reddens mutua per iocum atque vinum.
atque illinc abii tuo lepore
incensus, Licini, facetiisque,
ut nec me miserum cibus iuvaret,
12
Ad mollis membra resolue choros. / Incipe iam angusto uersus includere torno / inque tuos
ignis, dure poeta, ueni (2, 34, 42-44). Membra a probablement un sens technique et désigne les vers et les mètres dont il est question dans le vers suivant et mollis choros, le
distique élégiaque. Properce suggère donc que l’élégie est le seul genre poétique approprié au discours amoureux. Aimer implique le recours au genre élégiaque : aimer, c’est
nécessairement écrire des élégies.
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nec somnus tegeret quiete ocellos,
sed toto, indomitus furore, lecto
versarer cupiens videre lucem,
ut tecum loquerer, simulque ut essem.
at defessa labore membra postquam
semimortua lectulo iacebant,
hoc, iucunde, tibi poema feci,
ex quo perspiceres meum dolorem.
nunc audax cave sis, precesque nostras,
oramus, cave despuas, ocelle,
ne poenas Nemesis reposcat a te
est vemens dea: laedere hanc caveto.
C’est la même insomnie qui retourne dans son lit le jeune homme
amoureux (1, 14, 21) et qui tourmente Properce quand son amie l’a
délaissé (2, 22, B, 45-48) ; et c’est elle qui lui donne l’occasion de l’envoi d’un billet nocturne :
hic unus dolor est ex omnibus acer amanti,
speranti subito si qua venire negat.
quanta illum toto versant suspiria lecto,
cum recipi, quasi non noverit, illa vetat!
Aussi peut-on sans doute lire l’élégie liminaire dans le sens allégorique d’un manifeste poétique du genre élégiaque – notons qu’elle décline de nombreux topoi (innamoramento, servitium amoris, souffrance
d’amour...) du liber dont le titre est Cynthia – et d’interpréter les amaras
noctes que Vénus fait subir au poète (33) comme les nuits passées, à la
lueur d’une lampe, dans les affres de la création poétique et le furor,
dont il se dit victime (7), comme le vertige poétique qui l’anime depuis
qu’il a commencé la rédaction de son liber.
Et l’on peut se demander si ce n’est pas ce lien nécessaire entre
l’écriture élégiaque et la nuit que Properce souligne quand il dit son
étonnement de voir les Camènes lui apparaître le matin de l’anniversaire de Cynthie (3, 10, 1-4) :
Mirabar, quidnam visissent mane Camenae,
ante meum stantes sole rubente torum.
natalis nostrae signum misere puellae
et manibus faustos ter crepuere sonos.
Comme si elles ne lui apparaissaient habituellement que la nuit,
temps de la composition de ses poèmes.
LE TEMPS DE L’ AMOUR
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Si l’élégie 2, 15 évoque de manière ambiguë ce lien entre la parole
et l’acte érotiques :
O me felicem! nox o mihi candida! et o tu
lectule deliciis facte beate meis!
quam multa apposita narramus verba lucerna,
quantaque sublato lumine rixa fuit!,
la 1, 2 et la 1, 19 nous donnent, parmi d’autres, un échantillon de ces
conversations de Propertius avec Cynthie et la 1, 11 offre un exemple
de libellus écrit la nuit et envoyé à sa maîtresse alors que celle-ci se
trouve en villégiature à Baïes :
ignosces igitur, si quid tibi triste libelli.
Pour terminer sur le lien entre nuit érotique et production élégiaque, je mentionnerai la fameuse élégie 1, 3 qui nous en dit un peu plus
sur ces paroles nocturnes, qui sont cette fois celles de Cynthie se plaignant d’avoir été abandonnée par son amant parti banqueter :
sic ait in molli fixa toro cubitum:
‘tandem te nostro referens iniuria lecto
alterius clausis expulit e foribus?
namque ubi longa meae consumpsti tempora noctis,
languidus exactis, ei mihi, sideribus?
o utinam talis perducas, improbe, noctes,
me miseram qualis semper habere iubes!
nam modo purpureo fallebam stamine somnum,
rursus et Orpheae carmine, fessa, lyrae;
interdum leviter mecum deserta querebar
externo longas saepe in amore moras:
dum me iucundis lassam Sopor impulit alis.
illa fuit lacrimis ultima cura meis.’
C’est bien une véritable élégie, incluse dans celle du poète, que sa
maîtresse, puella docta, compose au retour de son amant.
Ainsi donc, comme je le disais plus haut, c’est à une temporalité
essentiellement vespérale ou nocturne que la scénographie élégiaque
associe le temps de l’amour, c’est-à-dire le temps où l’on fait et où l’on
dit l’amour.
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ALAIN DEREMETZ
BIBLIOGRAPHIE
Deremetz, 1995 = A. Deremetz, Le Miroir des Muses, Septentrion, Lille, 1995.
Ducrot-Schaeffer, 1995 = O. Ducrot et J. M. Schaeffer, Nouveau Dictionnaire Encyclopédique des Sciences du Langage, Seuil, Paris, 1995.
Genette, 1983 = G. Genette, Nouveau Discours du récit, Paris, 1983.
Jörs, 1893, = P. Jörs, « Die Ehegesetze des Augustus », Festschrift Th. Mommsen,
Marbourg, 1893.
Lavagne, 1988 = H. Lavagne, Operosa antra : recherches sur la grotte à Rome de
Sylla à Hadrien, École française de Rome, Bibliothèque des Écoles françaises
d’Athènes et de Rome, 1988.
Maingueneau, 1993 = D. Maingueneau, Le contexte de l’œuvre littéraire, Dunot,
Paris, 1993.
Stanzel, 1979 = F. K. Stanzel, Theorie des Erzählens. Göttingen, Vandenhoeck &
Ruprecht, 1979. 7e ed. 2002 (A Theory of Narrative, trad. C. Goedsche. Cambridge, Cambridge UP, 1984.)
Turpin 1973 = J. Turpin, « Cynthia et le dragon de Lanuvium : une élégie
cryptique (Properce 4, 8) », R.E.L., LI, 1973, 159-171.
Viarre, 2005 = S. Viarre, Properce. Élégies, Paris, Belles Lettres, 2005.