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La farce
Le sujet traite du registre de la farce. Deux auteurs sont convoqués pour la définir :
François Rabelais (XVIème siècle) et Louis-Ferdinand Céline (XXème siècle). Cette étude
diachronique s’intéresse à son évolution dans le temps1. Qu’est-ce que la farce ? Au moyen
âge, elle est très prisée. Son atmosphère reflète celle des fabliaux et brosse un tableau
satirique des mœurs de l’époque. Les farces étaient intégrées à un spectacle sérieux, une
moralité ou un mystère2. Ces divertissements populaires, destinés à faire rire, farcissaient le
mystère d’éléments comiques. Ce genre comique vivra sous des formes dérivées jusqu’au
XVIIIème siècle : la farce a une prédilection pour les bastonnades et les scènes de ménage, et
met en scène le personnage de cocu ridicule. La farce médiévale la plus connue est celle de
Maître Pathelin : elle est construite selon le principe de l’arroseur arrosé. Pathelin, par sa
ruse, vole un marchand, mais il est à son tour escroqué par son client. La farce se caractérise
essentiellement par le comique de gestes : quand la parole ne fait plus œuvre de médiation, la
farce est là. Quant à l’épopée (les œuvres choisies sont des épopées : l’une parodique, l’autre
satirique), elle chante l’histoire d’une tradition, un complexe de représentations sociales,
politiques, religieuses. A travers le récit des hauts faits d’un héros, elle met en lumière un
monde total, un savoir sur le monde. Mais elle est surtout recréation littéraire du langage oral.
Ainsi, Rabelais et Céline vont introduire dans la prose écrite le style parlé. Nous verrons que
c’est dans la substance même du langage que percera la farce. Chez ces auteurs, ce registre
n’est pas seulement évoqué. Une farce d’un tout autre genre va se greffer sur la première,
cette fois au niveau du langage (dans les massacres épiques, c’est la richesse sonore qui
importe : des frappards contre des fouettards, œil pour œil, fouet pour fouace. La guerre se
transforme en bataille de mots, des mots impossibles à prononcer … on guerroie sur le terrain
du langage).
I- Analyse de l’œuvre de F. Rabelais et de L.F. Céline : tentative de définition de la farce.
II- La farce, le réel, le hors sens.
III- La résonance de la tonalité farcesque chez Lacan.
1
2
J’ai substitué cette expression à celle de « parodie de l’épopée ».
Un mystère est un drame sacré qui durait toute une journée, relatant la vie d’un saint.
1
I.) L’œuvre de F. Rabelais et de L.F. Céline :
I.a) F.Rabelais :
Les Cinq Livres forment une épopée parodique d’un géant et de son père. Gargantua
représente le roman d’apprentissage du prince idéal : c’est l’histoire d’un géant mal élevé qui
sera rééduqué selon des principes humanistes. Gargantua incarne la transition du Moyen Age à la
Renaissance. Les livres suivants, en dépit d’interminables digressions et de nombreuses scènes
cocasses, esquissent le progrès des personnages vers une initiation mystique.
La farce de Rabelais :
C’est Mikael Bakhtine3 qui analysera « la langue carnavalesque » : selon lui, cette culture
très présente à l’époque médiévale donnait un aspect du monde délibérément non officiel,
édifiant à côté du monde officiel un second monde auxquels tous les hommes du Moyen Age
étaient mêlés. Cela a crée une dualité du monde. Des cultes comiques tournaient en dérision les
cultes sérieux. C’est la vie même qui est présentée sous les traits du jeu. Un monde parallèle
arrache le peuple à l’ordre existant, créant une seconde vie. Ce second monde s’édifie comme
une parodie de la vie ordinaire, un monde à l’envers. Cependant, cette parodie, tout en niant
ressuscite et renouvelle. M. Bakhtine distingue le rire carnavalesque du rire moderne, satirique :
« l’auteur satirique qui ne connaît que le rire négatif se place à l’extérieur de l’objet de sa
raillerie, tandis que le rire populaire exprime l’opinion du monde entier en pleine évolution dans
lequel est compris le rieur ».
Comment expliquer l’apparition de cette culture ? La question du maître, à l’époque
médiévale et à la Renaissance, est très présente, visible, incarnée. Cette farce va destituer le
discours du maître, y faire face. Ce monde carnavalesque va donner naissance au style du
langage carnavalesque de la place publique dont nous trouverons d’abondants échantillons chez
Rabelais. Cette perception, hostile à tout ce qui est tout prêt et achevé, nécessite pour s’exprimer
des formes d’expression dynamiques, changeantes, fluctuantes, mouvantes … cette langue ne
peut s’illustrer qu’à travers un style parlé. Une nouvelle conception du monde entraîne
nécessairement de nouvelles formes de langage. Ce qui caractérise ce style est la fonction
« détrônante ». Le rire et la sensation carnavalesque du monde détruisent le sérieux et toutes
prétentions à une signification, affranchissent les consciences. C’est la raison pour laquelle une
certaine carnavalisation de la conscience précède, prépare, les grands revirements …
3
Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance,
Paris, Gallimard, 1970.
2
Le style rabelaisien, une épopée linguistique :
La langue de Rabelais s’intéresse autant à l’écrit qu’à l’oral, au gel et au dégel. L’auteur
tente de faire pénétrer une langue sonore dans le récit à une période où l’imprimé met fin à une
oralité, rendant la lecture plus silencieuse et solitaire. Cette écriture sort d’un siècle où l’on vient
d’inventer l’imprimerie et où l’on proclame la souveraineté de la chose écrite. Elle va chercher à
affirmer son caractère spontanément oral, et ceci à la fois par le sujet traité et par le style qui le
traite. Le gigantisme verbal a une mission bien précise, celle de river les entreprises
linguistiques. Enfin cette entreprise est une gigantesque farce, une entreprise de démolition et
une géniale exploitation du langage.
C’est une œuvre complexe qui affirme sa résistance au déchiffrement (c’est la thèse
d’Encore, l’inconscient, un savoir indéchiffrable4). Dans tous ses prologues, Rabelais attire
l’attention du lecteur sur le contenu latent de son livre. Enfin, c’est un livre « fourre tout » où il
n’y a pas de projet d’ensemble. Rabelais pense par fragments. La problématique du langage est
la grande problématique du livre.
La farce rabelaisienne se caractérise donc par : le détrônement, le renversement, le
revirement, le style parlé, un immense jeu de carnaval, un envers enfin qui mime tous les
discours de l’endroit. Une farce où le déchiffrement systématique échoue, où l’aberration est la
règle.
Exemples :
- Les noms propres se définissent par des gutturales et suggèrent des gosiers : Gargantua,
Grandgousier. Bacbec que Gargantue épousera restera bouche bée comme son nom l’indique et
mourra suffoquée, à la naissance de son fils, Pantagruel. Elle est morte parce qu’elle n’avait pas
ouvert assez grand la bouche (bouche bée signifie à la fois bouche ouverte par stupeur et
mutique).
- D’autre part, la naissance du premier livre, qui coïncide avec l’origine du verbe, est marquée
par une sécheresse. Pantagruel vient au monde dans une utopie privée de langage. La naissance
de Pantagruel comme celle de Gargantua sera concrétisée par un cri : à boire ! (baptême
4
Jacques Lacan : « L’inconscient c’est le mystère du corps parlant, c’est le Réel », in Le Séminaire XX, Encore,
Paris, Seuil, p. 118.
3
linguistique), comme si les héros faisaient leur entrée dans la société par la bouche et par le
langage … après avoir tué la Mère.
- L’abbaye de Thélème est une farce qui tourne en queue de poisson. C’est une utopie, l’inverse
d’un couvent, avec sa porte qui s’ouvre à volonté et sa règle de liberté. Or dans ce monde idéal,
s’abolissent les désirs individuels. C’est la dissolution du politique. Les Thélémistes sont « des
moutons de panurge, avant la lettre ». Une représentation idéalisée est ébauchée d’un style
monotone et fade, rendant toute promesse de bonheur trompeuse (le même procédé sera repris
par Voltaire, dans ses contes philosophiques). A la règle de l’abbaye traditionnelle devait
correspondre l’absence de règle. Or, il n’en est rien, de nouvelles règles se substituent aux
anciennes, et ce qui frappe, c’est que ces nouvelles règles sont négatives : Thélème n’aura pas de
muraille, pas de religieux, pas d’horloge … les règles semblent être la libéralité même, mais la
façon dont elles nous sont présentés leur donne un aspect coercitif : « il ne faudra bâtir de
murailles » etc. Elles sont impersonnelles et impératives, froides et austères.
- Les utopies en général - et Thélème en particulier - doivent rester des mythes. Dès qu’elles se
réalisent, dès que l’auteur se met à la décrire, elles se figent et perdent la vie qu’elles avaient
avant de naître sur la page. La vérité de Thélème c’est qu’elle ne peut être que désir, que projet.
Dès qu’elle tente de s’incarner, elle meurt. L’utopie est un non lieu, une case vide, qui doit
s’inscrire au titre d’un espace blanc, lieu vide des opérations à venir.
- Fin du roman : l’œuvre trouvera un aboutissement singulier. Arrivés au bout d’une longue
quête initiatique, à la rencontre de la Vérité (Panurge veut une réponse à la question : doit-il se
marier au risque d’être cocu ? ils vont visiter tous les interprètes des signes, mais l’enquête a
échoué), les héros (Pantagruel et Panurge) rencontrent la « Dive Bouteille » qui, après son
incantation, profère enfin son mot : « Trinc ». Trinc, c’est à elle qui reviendra la charge
d’articuler le cri primordial - Trinc, pur signifiant sonore qui, à l’instar du ptyx mallarméen,
évoque le trou de l’Autre. Le message est simple. Il n’existe pas de vérité, et pour le découvrir, il
faut travailler soi-même au lieu d’adresser sa demande à l’Autre. La seule certitude est que
personne ne nous exemptera de décider du sens, et nul espoir de découvrir quelque formule qui
résolve l’ambigüité. C’est notre condition humaine. Il n’y aura que cette attente interminable
déçue d’un sens possible.
I.b) L.F. Céline :
Cette langue hybride inouïe n’aura guère de successeurs sur le long cours. Céline a raison
de dire « Rabelais, il a raté son coup ». Pour Céline, la langue orale, dont Rabelais a fait la
matière de son œuvre, a constitué, pendant quatre siècles, une sorte d’exception, écrasée sous la
4
pesanteur du français littéraire : « En vérité Rabelais, il a raté son coup. Oui, il a pas réussi. Ce
qu’il voulait faire, c’était un langage pour tout le monde, un vrai. Il voulait démocratiser la
langue, une vraie bataille. Il avait voulu faire passer la langue parlée dans la langue écrite : un
échec. Il faudrait comprendre une fois pour toutes que le français est une langue vulgaire, depuis
toujours, depuis sa naissance au traité de Verdun. Seulement ça, on ne veut pas l’accepter et on
continue de mépriser Rabelais […]. C’était un type très fort, Rabelais écrivain, médecin, juriste
… il a eu des embêtements, le pauvre, même de son vivant : il passait son temps à essayer de ne
pas être brûlé […]. Rabelais était un médecin et écrivain, comme moi. Ça se voit la crudité juste.
Ce qu’il y a de bien chez Rabelais c’est qu’il mettait sa peau sur la table, il risquait. La mort le
guettait, et ça inspire, la mort ! C’est même la seule chose qui inspire, je le sais, quand elle est là,
juste derrière. Quand la mort est en colère ».
La farce de Céline rasera l’horreur, elle l’évoque, elle l’écrase. On assiste à l’émergence
d’une tonalité inquiétante, « farce tragique » pour reprendre l’expression de Ionesco. Le grand
Autre, à l’époque de Rabelais, est consistant, malgré les guerres de religions, la période de la
Réforme, l’Affaire des placards … au XXème siècle, le grand Autre se désagrège complètement.
Au grand Autre, se substitue une multitude de petits autres … quant au savoir scientifique, il ne
sert pas de grand Autre symbolique, puisque n’ayant pas de fonction « unifiante », la Science
donne à chacune des sciences son discours et son épistémé. Une incertitude radicale va alors
caractériser la position subjective. « Il n’y a plus de modèles solides préétablies. Tout doit être
négocié. On sait désormais que l’Autre n’existe pas »5.
Le Voyage est une épopée sarcastique. Mais son héros est un anti-héros, animé par la
haine, dont l’errance reflète l’angoisse. A travers lui, Céline présente une panoplie d’une contresociété : « fumiers », « sales pauvres », « pourriture », « trouillard foireux » etc. Le monde
devient un vaste concert sadomosachiste, une putréfaction. L’anarchie s’écrit dans une langue
martelée. C’est « un Proust de la plèbe » (Daudet).
C’est un narrateur lâche (le monde selon Ferdinand Bardamu), un paria, qui prend la
parole et qui se livre à un renversement de valeurs reconnues : Le Voyage est le miroir sans pitié
de toute une époque : guerre fratricide de 1914, les excès de la colonisation en Afrique qui est
une exploitation pure et simple, les institutions démocratiques ne sont que des leurres de
puissants, la science est impuissante et dérisoire, les pauvres sont écrasés par le mercantilisme
5
Slavoj Zizek, La subjectivité à venir, Paris, Flammarion, 2006.
5
universel. Bref, le monde entier apparaît comme un gigantesque théâtre, « comme le théâtre était
partout, il fallait jouer » ; la survie nécessite le masque.
Chez Céline, se dessine aussi une fatalité moderne du perpétuel retour (chacun des
épisodes est constitué de trois phases : adaptation du héros à la situation, la vie devient
insoutenable, évasion vers d’autres horizons où le cycle de l’échec peut se réitérer), l’absurdité
d’une vie qui refuse la mort, mais qui ne peut que tourner vainement autour d’elle (d’ailleurs,
l’épopée chante des héros qui refusent l’immortalité pour assumer de multiples épreuves de la
condition humaine. Ainsi, optant pour la gloire héroïque, le héros accepte le destin d’une mort
précoce). On perçoit l’influence freudienne : pulsion de mort liée à la compulsion de répétition.
Céline, lecteur de Freud et de Sacher Masoch, reprochait aux romanciers de son époque d’avoir
ignoré « l’énorme école freudienne ».
Exemples :
-
L’incipit de Voyage au bout de la nuit est : « ça a débuté comme ça ». L’incipit affiche
définitivement, contre les conventions établies, un nouvel état du genre romanesque. Il met
également en question la langue elle-même par l’élaboration d’une écriture nouvelle : « ça a
débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien. C’est Arthur Ganate qui m’a fait parler ».
Il s’agit d’une rencontre où rien n’est dit. Ces premières phrases sont à mettre en rapport avec
les derniers mots du roman : « qu’on en parle plus ». Le roman affiche ici l’artifice de son
propre commencement, dans une exhibition parodique de la fonction métalinguistique. Le
texte, commençant, dit qu’il commence, tout comme il dira qu’il finit, au moment où,
effectivement, il prend fin, quelques centaines de pages plus loin. C’est un renversement, une
farce, une provocation vis-à-vis des usages de la poeisis romanesque, une provocation vis-àvis des usages grammaticaux : « ça ». Mais il annonce également sa poétique, le « ça » a
valeur de manifeste, car sa dimension provocatrice et destructrice est indissociable de
l’édification d’une cohérence romanesque, s’instaurant contre une poétique ossifiée (on
reconnaît la fonction du langage carnavalesque). De même, l’interlocuteur s’appelle Arthur
(ils vont s’engager dans une épopée). Céline
sort du jeu idéologique, en opérant un
déplacement qui rend sensible la fêlure du récit.
-
Sa contre-utopie, la description des WC souterrains de New York: Céline décrit un enfer
moderne « la caverne fécale », dit-il. Les WC sont présentés comme une sorte de cité cachée.
On y retrouve diverses sortes d’individus mais dans un monde inversé - piscine vide, match
sans ballon - et des termes qui rappellent un enfer véritable : « cramoisis », « barbares », avec
ses souffrances détaillées, mais parodiques.
6
Le Réel fait retour sous la forme de l’intrusion brutale des objets excrémentiels chez
Céline (« à droite de mon banc s’ouvre soudainement un trou »). Seulement, il s’agit là encore
d’un monde inversé. Il isole le lieu en tant que tel, et le vide de son contenu. C’est un monde
factice, décrivant un lieu vide. A travers cette farce, c’est le réel qui se donne à voir comme
d’abord une tache anamorphique (ceci n’est pas un lieu), une image déformée donc, ensuite
comme un lieu vide (« piscine sans eau », « match sans ballon »), et enfin comme objet
excrémentiel qui n’est pas à sa place. La farce est, dès lors, dans le vide même qui rend la réalité
inconsistante, chez Céline.
- La figure de style célinienne est l’hypallage : cette figure procède par transfert de caractérisant.
Ce dernier ne s’applique pas au terme attendu mais à un autre qui lui est contigu. C’est une des
figures qui permet d’estomper les frontières de la perception commune (une des fonctions de la
farce : les frontières sont abolies). Exemple : « on ne sortait plus de l’envie de roupiller énorme »
(Céline). L’adjectif « énorme » est incident à « roupiller ». On attendrait plutôt « l’envie énorme
de roupiller ». L’hypallage est l’une des réalisations stylistiques d’un principe qui est au cœur de
la poétique célinienne : sortir les mots de leurs gonds.
- Dans la préface de Guignol’s band, Céline imagine un dialogue avec ses lecteurs où il justifie
sa méthode : c’est un art poétique (refus de l’académisme et des traditions, volonté de recréer le
mouvement de la vie la plus concrète et la plus crue, grâce à diverses techniques, besoin de se
démarquer de la littérature amorphe – la préface est une illustration de ce qu’elle réclame :
nervosité émotive, exclamations, disparition de la syntaxe, humour rabelaisien). De même, dans
Voyage, il décrit le travail à l’usine. Les jeux phonétiques imitent le bruit et le rythme. C’est un
exemple de « métro émotif ». Céline prétendait que son style lui avait été inspiré par le
mouvement saccadé du métro (Entretiens avec Pr Y). Il a réellement inventé une langue
littéraire, fondé sur le parlé, le langage oral populaire. Sa subversion ne veut non seulement
provoquer un choc, mais encore créer un univers artistique spécial, adapté à son sujet : à réalité
brutale, langage brutal ! L’écriture est mimétique de son objet. Sa langue veut restituer
l’émotion, seule une langue détraquée, fébrile peut la dire. Quand on touche à la plus crue des
réalités, à l’horreur, les mots s’embrouillent. C’est cet indicible qu’il nous crie à la figure, avant
de revenir au silence : « qu’on en parle plus ».
Son style se rapproche du grondement souterrain du métro et autres grincements barbares
de la vie moderne. L’idée sous-jacente est qu’il y aurait une continuité entre la barbarie primitive
et la modernité. C’est une description du retour de la violence barbare dans le processus de
modernisation. Les rituels de masse apparaissent alors comme de nouvelles formes de sacrifices
7
barbares, comme l’illustre l’extrait du tramway, cette machine qui engloutit, un Minotaure
moderne. Cette allégorie - le travail moderne, collectivisé, exploiteur et dévorant – est un motif
présent chez Victor Hugo « Mélancholia », et chez Zola, « le voreux », Germinal.
II- la farce, le Réel :
La farce est un moyen qui fait face à l’incompréhensible. Aucun autre registre ne peut
rendre compte du Réel, excepté peut-être la farce, car elle ne repose pas sur la structure de
sublimation (se référer à l’ouvrage de Slovoj Zizek : Vous avez dit totalitarisme). Il n’y a,
autrement dit, pas de fossé qui sépare la Chose et l’objet élevé à sa dignité. Contrairement à la
tragédie et la comédie6 qui impliquent une forme d’immortalité (il s’agit d’accéder à une mort
sublime dans la tragédie. Quant au « deus ex machina de la comédie, il célèbre le triomphe de la
vie terrestre), la farce, elle, rappelle la vanité, « memento mori ».
La farce, le « hors sens » :
La farce rend compte du « hors sens ». Celui-ci détruit tous les repères. C’est un réel
« hors symbolique qui peut se présentifier »7. Dans la farce célinienne et rabelaisienne résonne
lalangue : une accumulation de mots, proche des onomatopées, qui ne véhiculent aucun sens. La
farce est au cœur du langage. Lalangue est un des motifs de la farce, son caractère
indéchiffrable : « l’inconscient-langage, je le déchiffre, hypothétiquement, l’inconscient-lalangue
indéchiffrable »8. Les caractéristiques de la farce qui empruntent au réel de lalangue apparaissent
comme des offenses faites au bon sens. En ce sens elle se rapproche de l’inconscient défini par le
hors-sens (deux réels se distinguent : « d’une part, le réel propre à l’inconscient défini comme ce
qui ne peut pas se dire ou s’écrire dans le langage, et d’autre part le réel hors symbolique, qui est
de ce fait hors-sens, fauteur d’angoisse »9).
De même, la farce détrône l’Autre symbolique, détrônement bouffon. Le détrônement de
l’Autre implique l’entrée dans le réel. La farce résonne avec ce « hors sens » qui caractérise la
6
Dans l’Ethique, Lacan pose une équivalence entre la dimension comique et le signifiant phallique, soulignant le
caractère immortel : « ce qui nous satisfait dans la comédie, nous fait rire […] ce n’est pas le triomphe de la vie mais
son échappée […]. Le phallus n’est rien d’autre qu’un signifiant, le signifiant de cette échappée. La vie passe,
triomphe tout de même, quoi qu’il arrive. Quand le héros comique trébuche, tombe dans la mélasse, eh bien, quand
même, petit bonhomme rit encore » (p.362). Convoquer le phallus est une manière de « ne pas se référer à la vie
biologique » (S. Zizek).
7
Colette Soler, Les affects lacaniens, Paris, PUF, 2011.
8
Ibid, p. 106
9
Ibid
8
fin d’analyse10, montrant la fin du « mirage de la vérité » : « Le mirage de la vérité, dont seul le
mensonge est à attendre […] n’a d’autre terme que la satisfaction qui marque la fin de
l’analyse »11.
La farce ne comble pas les attentes, elle les déçoit (comme le montre la fin rabelaisienne
et célinienne), mais de ce fait même, elle guérit des illusions, mettant un terme à la quête. Selon
Colette Soler, le passage du savoir au hors sens est la condition pour que l’on puisse s’identifier
au symptôme. En effet, la fin du roman de Rabelais montre que le hors sens est une condition
pour s’identifier à son symptôme : « soyez vous-même interprètes de votre entreprise ».
III- la farce lacanienne :
La tonalité farcesque résonne chez Lacan. Il s’agit tout d’abord d’une pensée
subversive, comme l’illustre d’emblée l’introduction du sujet parlant, divisé, entraînant une
méfiance à l’égard du métalangage. « La linguistique, qui est par définition métalangage, est
dès lors subvertie »12. Par ailleurs, « le désir dont s’anime le discours intentionnel induit
parfois des déviations, des gauchissements, voire des renversements dans le sens contraire,
sans parler de l’échec ou du ratage qui se manifeste dans l’oubli d’un nom, quand le nom se
dérobe à la disposition du sujet »13. Ainsi quelques renversements peuvent avoir tout aussi
bien valeur de lapsus que de mot d’esprit. On se souvient de l’exemple de
« famillonairement », condensant familière et millionnaire, tournant en dérision le
millionnaire : « c’est le personnage du famillionnaire, en tant qu’il est la dérision de
millionnaire, et qu’il tend à prendre forme de figure »14. On reconnaît, là encore, la fonction
« détrônante » du Witz, sa tendance au rabaissement, dans son opposition au grand, au génial,
au sublime, retirant à tout langage son caractère sacré. Des faits de cet acabit ont poussé
Lacan à parler de linguisterie à distinguer de la linguistique qui ne s’occupe que du sens au
mépris du son.
- La fin de l’analyse qui consiste en une destitution subjective (le transfert chute, il est une
illusion car l’inconscient est un savoir sans sujet) est une grande farce. Mais, contrairement à
celle-ci la destitution de la farce est brutale.
10
Ibid
Jacques Lacan, Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI, Autres écrits.
12
Moustafa Safouan, Préface, in Petite grammaire du quotidien, paradoxe de la langue ordinaire, Claudine
Normand, Paris, Hermann, 2010
13
Ibid
14
Jacques Lacan, Le Séminaire V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, p.29
11
9
- Les séminaires : dès le titres, le ton est donné ; l’envers, … ou pire (les trois points remplacent
le « non rapport sexuel »).
- La métaphore de l’inconscient : le paradoxe de la psychanalyse consiste à rejeter
l’interprétation qui glisse sans cesse car elle ne peut tenir sur une surface. En effet, l’inconscient
n’est plus conçu comme un puits profond, mais comme une surface. C’est Alice aux pays des
merveilles qui en offre une illustration. Cette œuvre peut être lue comme une métaphore de
l’inconscient. Selon G.Deleuze, elle aurait dû s’appeler Les aventures souterraines d’Alice.
Cependant, si Lewiss Carroll n’a pas gardé ce titre, c’est parce qu’Alice « conquiert rapidement
les surfaces […], les animaux des profondeurs deviennent des figures de cartes sans épaisseur
[…]. On ne s’enfonce plus en profondeur, mais c’est à force de glisser qu’on passe de l’autre
côté […]. La bourse de Fortunatus décrite par Carroll est l’anneau de Moebius dont une même
droite parcourt les deux côtés » 15. Cette bande de Moebius, figure de l’inconscient, ne se définit
pas comme une descente au fonds de l’âme, pour y découvrir les souvenirs enfouies. Elle donne
à voir un inconscient qui n’a plus rien à voir avec la psychologie des profondeurs. Ainsi, à
l’instar de Lacan, « il appartient à Carroll de n’avoir rien fait passer par le sens, mais d’avoir tout
joué dans le non-sens, puisque la diversité des non-sens suffit à rendre compte de l’univers, de
ses terreurs comme de ses gloires : la profondeur, la surface, le volume ou surface enroulée »16.
Désormais, la psychanalyse s’intéressera au non-sens17, à ce qui fait rupture, tenant compte du
réel.
- Enfin, après avoir dit un jour à ses élèves : « suivez moi, je vous mènerai au bout du monde »,
Lacan lâchera à un visiteur cette confidence tout à fait rabelaisienne : « mes élèves, s’ils savaient
où je les mène, ils seraient terrifiés »18.
15
Gilles Deleuze, « Lewiss Carroll », Critique et Clinique, Paris, Minuit, 1993, pp. 34-35
Ibid
17
Le non-sens et le hors-sens sont à distinguer.
18
Cité par Jean Allouch, « Trente ans après sa mort – Lacan, analyste ou maître spirituel », in Le magazine
Littéraire, Septembre 2011.
16
10

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