LE COMIQUEE

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LE COMIQUEE
LE COMIQUEE
I.
LE BURLESQUE
1. Le comique de gestes
qui traverse toute la pièce s'apparente au burlesque des films de Charlie Chaplin ou
de Buster Keaton. Beckett écrit ses gags gestuels avec une grande précision.
o La pantomime initiale de Clov (p. 11-13), et le jeu avec l'escabeau (accessoire
typique du clown). Clov oublie par 3 fois de prendre l'escabeau avant d'aller à
une fenêtre (p. 12). Puis, lorsque il va vers les poubelles, il retourne prendre
l'escabeau : il n'en a plus besoin, mais c'est devenu un réflexe ; il le le prend, se
ravise, le lâche, va aux poubelles. La mécanique ainsi mise en place est caractéristique d'un jeu burlesque : le corps agit indépendamment de la pensée et
fait rire malgré lui.
o Nagg sortant de sa poubelle : "Le couvercle d'une des poubelles se soulève et
les mains de Nagg apparaissent, accrochées au rebord. Puis la tête émerge,
coiffée d'un bonnet de nuit. Teint très blanc. " (p. 21) Cette apparition en trois
temps d'un homme tronc à l'accoutrement ridicule crée une image burlesque.
o Nagg et le biscuit que lui tend Clov : il le palpe et le renifle (p. 22).
o Nell et Nagg qui ne peuvent plus s'embrasser (p. 27).
o Gag soigneusement rythmé de la promenade en fauteuil : alternance du geste
et de la parole : "Un peu trop sur la gauche, dit Hamm. (Clov déplace insensiblement le fauteuil. Un temps.) Maintenant je me sens un peu trop sur la
droite. (Même jeu.) Je me sens un peu trop en avant. (Même jeu.) Maintenant
je me sens un peu trop en arrière. (Même jeu.)" (p. 40-41)
o Le jeu avec l'escabeau et la lunette : Clov va chercher la lunette, la remporte
pour aller chercher l'escabeau, repart chercher la lunette, monte enfin sur l'escabeau mais laisse tomber la lunette, etc. (p.42-43 )
o Le jeu avec le public quand il braque la lunette vers la salle et dit : «Je vois...
une foule en délire." (p. 43)
o Le jeu avec le morpion et la poudre (p. 48-49)
o Le jeu avec le chien en peluche (p. 55-57)
2. Hamm et Clov : un duo clownesque
Avec son visage très maquillé, ses vêtements spectaculaire, le clown vient du
cirque. On distingue traditionnellement
o l'auguste : nez rouge, perruque, chaussures immenses etc ; impertinent et
bouffon.
o le clown blanc : vêtement chatoyant, masque du Pierrot lunaire ; digne et autoritaire ;
o Le couple formé par Hamm et Clov fonctionne en grande partie comme un duo
de clowns (rapprochement Clov/clown) : un personnage autoritaire qui joue
avec la servilité du second personnage, tandis que celui-ci s'amuse parfois à
contester cette autorité (cf. LES PERSONNAGES).
II.
LE COMIQUE DE MOTS
1. les calembours
o jeu sur l'homophonie ouie / oui puis sur l'opposition ouie / non dans un dialogue entre Nagg et Nell : "Notre ouïe n'a pas baissé. - Notre quoi ? - Notre
ouïe. - Non. (p. 29)
o jeu sur la paronymie coite / coïte dans un dialogue entre Hamm et Clov à propos de Nell : "À moins qu'elle ne se tienne coite. - Coite ! […] Ah! On dit coite?
On ne dit pas coïte? - Mais voyons! Si elle se tenait coite nous serions baisés."
(p. 49)
Idem avec Hamm / home : "Sans Hamm, pas de home" (p. 54)
o confusion de mots :
- quand Nell dit à Clov : "Déserte", il comprend : "Elle m'a dit de m'en aller,
dans le désert." (p. 37) Confusion entre l'adjectif féminin et le verbe déserter à l'impératif.
- quand Clov dit à propos de Nell : "Elle n'a plus de pouls." Hamm répond :
"Oh pour ça elle est formidable, cette poudre" (p. 37), confondant "pouls"
(signe de vie) et "poux" (qu'on extermine avec de la poudre)
- dans un dialogue entre Hamm et Clov : "Il est mort naturellement, ce vieux
médecin ? - Il n'était pas vieux. — Mais il est mort ? — Naturellement." : jeu
sur les sens de l'adverbe « naturellement » (évidemment / de façon naturelle).
- dans un autre dialogue: " Il y a de la lumière chez la Mère Pegg ? - De la lumière ! Comment veux-tu qu'il y ait de la lumière chez quelqu'un ? - Alors
elle s'est éteinte." (p. 58). Confusion entre sens propre (à propos d'une lumière) et sens figuré (à propos d'une personne).
- quand Hamm dit à Clov : " Laisse tomber.", Clov prend l'expression au pied
de la lettre et "laisse tomber les objets qu'il vient de ramasser." (p. 77)
2. les proverbes
- "Le matin on vous stimule et le soir on vous stupéfie." (p. 38) (allusion au
remontant et au calmant que prend Hamm, avec jeu de mots sur stupéfier (étonner ou prendre des stupéfiants)
3. les mots grossiers
- "Maudit progéniteur" (p. 21)
- "Maudit fornicateur" (p. 22)
- "Salopard, pourquoi m'as-tu fait?" (p. 67)
- "Le salaud !" (p. 73)
- "Fous-les à la mer" (p. 36)
- "Nous serions baisés." (p. 49)
- "Putain !" (p. 94)
- "Con !" (p. 100)
4. les familiarités
- "Flanque-lui en plein la lampe !" (p. 49)
- "La vache !" (p. 49)
- "Je m'en fous de l'univers !" (p. 63)
- "Je t'en fous !" (p. 73)
- "Bouffer, bouffer, ils ne pensent qu'à ça !"
5. les jeux sur les sonorités
- "Pourquoi ne me tues-tu pas ?" (p. 20)
- "Le fanal est dans le canal." (p. 45)
6. les répétitions
- "Va me chercher deux roues de bicyclette. - Il n'y a plus de roues de bicyclette. - Qu'est-ce que tu as fait de ta bicyclette? - Je n'ai jamais eu de bicyclette. (p. 20).
- "Ma bouillie! - Donne-lui sa bouillie. - Il n'y a plus de bouillie. - Il n'y a plus
de bouillie. Tu n'auras jamais plus de bouillie. - Je veux ma bouillie" (p. 2122).
- "Regarde la terre. - Je l'ai regardée. - À la lunette? - Pas besoin de lunette. Regarde-la à la lunette. - Je vais chercher la lunette. - Pas besoin de lunette!
-Je suis de retour avec la lunette. […] Il me faut la lunette. - Mais tu as la lunette! - Mais non, je n'ai pas la lunette !" (p. 41-43)
- "Il faisait ce jour-là, je m'en souviens" (p. 69) Ce décasyllabe est repris plus
loin dans la même page puis dans les pages suivantes avec deux fois la variante "je me rappelle" et il est suivi à chaque fois d'un superlatif et d'un
instrument de mesure : extraordinairement froid + thermomètre ; vraiment
splendide + héliotrope ; vent cinglant + anémomètre ; excessivement sec +
hygromètre.
Fin de partie multiplie ainsi les jeux de langage, tantôt mécaniques, tantôt provocateurs, toujours comiques.
III.
LA PARODIE
1. Les parodies littéraires
- Shakespeare : "Mon royaume pour un boueux" (p. 36) rappelle "Mon
royaume pour un cheval." (voir : LE TITRE)
- Montaigne : "Pas plus haut que le cul" (p. 108) rappelle : " Au plus élevé
trône du monde, si ne sommes assis que sur notre cul1."
- Descartes : "Il pleure. – Donc il vit" (p. 82) rappelle "Cogito, ergo sum"
2. La prétention ridicule
- Hamm joue à l'écrivain en mal d'inspiration et se montre cabotin comme le
suggère son nom (ham actor = cabotin). Il oblige d'abord Clov à l'interroger : "À propos, ton histoire ? […] Tu l'as bien avancée, j'espère." (p. 78)
pour mieux lui répondre, en artiste faussement modeste : "Oh pas de beaucoup, pas de beaucoup. (Il soupire.) Il y a des jours comme ça, on n'est pas
en verve. (Un temps.) Il faut attendre que ça vienne. (Un temps.) Jamais
forcer, jamais forcer, c'est fatal. (Un temps.) Je l'ai néanmoins avancée un
peu. (Un temps.) Lorsqu'on a du métier, n'est-ce pas ?" (p. 78) Il en devient
donc risible.
- Il prend de même un ton de narrateur pour raconter son "roman", et un
ton normal pour commenter la beauté de son style. Il dénonce ainsi luimême ses prétentions d'écrivain et se rend ridicule: "(Ton de narrateur.) Un
long silence se fit entendre. (Ton normal.) Joli ça " (p. 68-69) ; "(Ton de narrateur.)Allons, allons, présentez votre supplique, mille soins m'appellent.
(Ton normal.) Ça c'est du français !" (p. 69)
3. L'angoisse cachée
- La parodie et la prétention ont des effets comiques évidents, mais elles cachent mal les difficultés de Hamm à faire avancer son récit. Ses doutes sont
réels quand il dit : "Où en étais-je ? C'est cassé, nous sommes cassés. (Un
temps.) Ça va casser. (Un temps.) Il n'y aura plus de voix. […] Allons, c'est
l'heure, où en étais-je ?" (p. 68) Ce n'est pas seulement l'angoisse de la
page blanche qui prend ainsi Hamm, c'est l'angoisse de ne pas savoir où le
mène sa propre vie, de ne connaître ni la fin de son récit ni la sienne.
1
si = pourtant.
- Les parodies littéraires tournent de même en dérision les auteurs auxquels
elles font allusion, mais elles disent par là la profonde médiocrité des personnages de Beckett et soulignent l'immense fossé qui les séparent de ceux
qu'ils parodient.
IV.
LE COMIQUE GRINÇANT "Rien n'est plus drôle que le malheur" (Nell p. 31)
1. Le comique naît pour une bonne part du malheur des personnages.
- Personnages diminués
La "démarche raide et vacillante" de Clov, qui a mal aux jambes, lui donne
une allure mécanique.
Les mains puis la tête de Nagg et de Nell sortant peu à peu de leurs poubelles et dont on apprend qu'ils ont perdu leurs "guibolles" "dans un accident de tandem" suscitent à tout coup le rire. De même quand Nagg réclame sa bouillie comme un bébé.
L'autorité de Hamm sur Clov empêche qu'on le plaigne pour sa cécité. Et
chaque fois que Clov se moque de lui, le public n'hésite pas à rire, comme
par exemple quand Clov lui fait croire que le chien tient debout sur ses trois
pattes (p. 57) ; et comme il est cloué sur son fauteuil, Clov peut lui demander : "Et ce pipi ?" (p. 49), s'adressant à lui comme à un enfant.
- Des relations cyniques
Les relations qu'ils entretiennent plus généralement les uns avec les
autres sont comiques à force de cynisme. C'est Clov qui veut tuer Hamm :
"Si je pouvais le tuer je mourrais content" dit-il (p. 41) ; c'est Hamm qui
veut se débarrasser de ses parents : " Enlève-moi ces ordures ! Fous-les à la
mer !" ordonne-t-il à Clov (p. 36)
La cruauté qui réduit Nagg et Nell à l'état d'ordures dont Hamm veut se
débarrasser ; les images violentes de la vieillesse que donnent Hamm et ses
parents avec leurs infirmités (la paralysie de Hamm, la perte des guibolles
de Nagg et Nell) ; les allusions brutales à la mort sont autant de marques
d'un humour noir.
2. Mais c'est un comique grinçant.
L'absurde provoque d'abord le rire puis l'angoisse. C'est bien le cas dans
Fin de partie. Les personnages font indéniablement rire par leurs malheurs
mêmes et par la façon dont ils réagissent face à leur condition misérable.
Mais à partir du moment où le spectateur peut voir en eux des représentants ordinaires de l'humanité, la gravité l'emporte sur le comique. La vision
offerte par ces personnages souffrants, l'impression d'un monde où toute
vie est menacée (cf. LE TEMPS) que dégage l'ensemble de la pièce sont
particulièrement pessimistes.
Fin de partie fait rire, c'est une évidence, mais pourtant ce n'est pas une comédie.
La pièce semble brouiller à plaisir les repères puisque le tragique qui caractérise la
situation des personnages est source de comique. Une telle incertitude ne peut que
mettre mal à l'aise le spectateur, obligé de rire de personnages misérables qui lui
ressemblent tant. Sans doute le rire fonctionne-t-il ici comme le divertissement
pascalien : un moyen d'oublier notre affreuse condition.