Les personnages dans Fin de partie

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Les personnages dans Fin de partie
LES PERSONNAGESE
I.
CARACTERISTIQUES PHYSIQUES
Clov, Hamm : teint très rouge (p. 11, 14)
Nell, Nagg : teint très blanc (p. 21, 27)
Hamm est vêtu de guenilles : "vieux drap" (p. 11), "robe de chambre, calotte en feutre, grand mouchoir taché de sang […], plaid sur les genoux,
épaisses chaussettes aux pieds" (p. 13)
Nagg et Nell sont dans des poubelles avec du sable en guise de sciure.
Tous âgés : Nagg et Nell sont les parents de Hamm, qui semble être le
père adoptif de Clov :
HAMM. — Tu te souviens de ton arrivée ici ?
CLOV. — Non. Trop petit, tu m'as dit.
HAMM. — C'est moi qui t'ai servi de père. (p. 53)
Tous infirmes, à divers degrés. Trois stades d’impotence :
• Nell et Nagg sont culs-de-jatte depuis un accident de tandem qui leur
coûta leurs "guibolles" (p. 29). Ils vivent dans des poubelles, autrefois remplies de sciure, maintenant de sable, qui n’est même plus changé (p. 30). Ils
sont atteints de décrépitude : dent perdue (p. 28) ; ne peut pas se gratter
(p. 32) ; vue qui baisse (p. 28), audition qui baisse (p. 28-29) :
NAGG. - Notre ouïe n'a pas baissé.
NELL. - Notre quoi ?
• Hamm : paralysé, aveugle, malade (mouchoir taché de sang). Essaie
d'avancer en s’aidant de sa gaffe comme d'une canne..
• Clov : seul valide, marche, mais il a une "démarche raide et vacillante"
(13), ne peut pas s’asseoir (p. 52), ses yeux vont mal, ses jambes vont mal
(p. 19) ; il a besoin de la longue-vue pour voir à l’extérieur, et, lorsqu’il la
fait tomber dans la pièce, ne parvient pas à la retrouver (p. 98).
L’impotence le gagne lentement.

misère physique ;
 présence du corps obsédante : le corps et son langage occupent une
grande place. Quand Clov dit à Hamm : " Je ne peux pas m'asseoir." Hamm
lui répond : "Eh bien, tu te coucheras, tu parles d'une affaire. Ou tu t'arrêteras, tout simplement, tu resteras debout, comme maintenant. Un jour tu
te diras, je suis fatigué, je vais m'arrêter. Qu'importe la posture !" (p. 52)
 les personnages parlent de leur souffrance physique1 et les didascalies indiquent ce que font les corps (déplacement…)
 image dégradée des corps, représentation d’une humanité diminuée, amoindrie.
II.
UNE IDENTITE INDECISE
Les noms portés par les personnages n'ont rien de réaliste2, mais compose un système avec 4 noms d’une seule syllabe de 4 lettres : noms ? prénoms ? Nomination minimale, inhumaine, qui n’indique pas une identité,
mais
o établit des liens
 Hamm, Nagg, Nell : double consonne, même famille.
 Hamm, Nagg : même position du a = hommes (cf. Adam)
 Nell, Pegg : même position du e = femmes (cf. Ève)
 Nagg/Nell : N + double consonne = couple, réplique l’un de l’autre
(2 poubelles côte à côte).
 Nagg et Nell : le verbe anglais nag signifie harceler, et nail signifie
clouer. Nail suit nag dans les dictionnaires de poche, comme Nagg
et Nell se suivent dans leurs poubelles. Hamm perçoit souvent Nagg
et Nell comme des casse-pied : " Enlève-moi ces ordures ! Fous-les à
la mer !" (p. 36) ordonne-t-il à Clov.
 Clov fait exception : pas de consonne redoublée, voyelle en 3e place.
C'est le seul aussi qui marche.
o et suggère des significations
 Hamm, qui fait entendre hammer = marteau en anglais et en allemand, qui suggère les coups, alors que les trois autres sont affublés
1
2
le corps souffrant est un motif essentiel dans l’œuvre de Beckett.
refus de l’illusion théâtrale chez les dramaturges contemporains de Beckett
d’un nom identique, "clou", qui les désigne comme des victimes :
 Clov clove = clou de girofle en anglais, et déformation de "clou" en
français
 Nagg qui fait entendre Nagel en allemand (clou)
 Nell qui fait entendre nail en anglais (ongle, clou)
 Hamm qui fait entendre aussi ham actor en anglais = mauvais acteur, cabotin.
 Clov qui fait entendre aussi clown, love ( ?).
III.
RELATIONS
Ce qu’on sait de chacun de ses personnages tient donc à très peu de
choses (âge avancé, corps souffrant). Mais ils se définissent avant tout par
les relations qu’ils entretiennent entre eux.
1. le lien familial : Nagg, Nell, Hamm, Clov.
Rien d'affectif n'entre dans les relations des différents personnages qui
appartiennent pourtant tous à la même famille. Ce qui les relie est juste
une question de fornication. Hamm insulte ainsi son père par trois fois :
"Maudit progéniteur !"(p. 21), "Maudit fornicateur ! (p. 22), " Salopard !
Pourquoi m'as-tu fait ?" (p. 67) L'existence est donc vécue comme une malédiction. Et Hamm aimerait bien se débarrasser de ses parents : " Mon
royaume pour un boueux3 ! dit-il à Clov ; enlève-moi ces ordures ! Fous-les
à la mer !" (p. 36) Faute de pouvoir le faire, il demande à Clov de fermer
leurs poubelles : "On va condamner les couvercles." (p. 38)
Quant à Clov, il semble être le fils adoptif de Hamm, puisque celui-ci lui
dit : "C'est moi qui t'ai servi de père […) Ma maison qui t'a servi de home."
(p. 54). Mais il n'est nulle part question de sa mère et sa relation avec
Hamm est une soumission qui l'étonne : "Il y a une chose qui me dépasse.
Pourquoi je t'obéis toujours." (p. 97)
2. le lien de dépendance : Hamm et Clov
L’infirmité rend les personnages interdépendants. Clov et Hamm illustrent la relation traditionnelle au théâtre du maître et du valet. Si le maître
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ou éboueur : employé chargé d'évacuer les ordures.
abuse de son autorité, c'est un despote; mais le valet peut se moquer du
maître : c'est le comique de carnaval.
321 La figure du despote
Hamm ne cesse de donner des ordres à Clov : "Prépare-moi" (p. 16, 17),
"Va chercher le drap" (p. 17), "Va me chercher deux roues de bicyclette" (p.
20), "Donne-lui un biscuit." (p. 22), "Enlève-moi ces ordures !" (p. 36),
"Fais-moi faire un petit tour." (p. 39) "Regarde la terre. […] Regarde la
mer.[…] Regarde l'Océan" (p. 41, 44), ou à ses parents : "Taisez-vous !" (p.
31), "Silence !" (p. 68, 74), et comme il détient la "combinaison du buffet",
c'est de lui que dépend la survie des autres. C'est à lui que s'adress Nagg :
"Ma bouillie !" (p. 21, 22) et il peut dire à Clov : "Je te donnerai juste assez
pour t'empêcher de mourir. Tu auras tout le temps faim." (p. 18)
Mais Clov est le seul valide, et de lui dépend donc la survie des autres.
Par dix fois, il annonce à Hamm : "Je te quitte" (p. 21, 24, 53 ,54, 55, 57, 65,
77, 88, 104). Or, non seulement il ne part pas : "Clov reste immobile jusqu'a
la fin"(p. 108) précise une didascalie, mais il ne peut pas partir : il ne peut
pas se nourrir seul car il ne connaît pas "la combinaison du buffet" (p. 20) ;
il est handicapé : " Je ne peux pas aller loin" (p. 55) ; ailleurs tout vie a disparu : Hamm le lui a déjà dit : "Hors d'ici, c'est la mort." (p. 21) et lui-même
l'a constaté avec sa longue-vue : tout est "mortibus" (p. 44) Il fait même
part de ses intentions de meurtre : " Si je pouvais le tuer, je mourrais content." (p. 41) mais il doit avouer à Hamm : " Je ne pourrais pas t'achever."
(p. 53)
La situation est donc véritablement bloquée puisque les deux personnages dépendent l'un de l'autre… Hamm est un despote mais il dépend de
son valet…
322 Le carnaval
Clov obéit certes à Hamm, mais n'hésite pas à lui tenir parfois tête : " Je
ne peux pas te lever et te coucher toutes les cinq minutes, j'ai à faire." (p.
16) ; "Tu as tort de me parler comme ça" (p. 25), et il se permet parfois des
réponses insolentes. Quand Hamm lui demande avec insistance: "Il fait
donc nuit déjà ?" Clov lui répond avec agacement : "Il fait gris. (Plus fort.)
Gris ! (Encore plus fort.) GRRIS !" et finit par dire : " Noir clair. Dans tout
l'univers." (p. 46). Si Hamm l'interroge : " Tu te souviens de ton père ?",
Clov lui rétroque : "Même réplique. (Un temps.) Tu m'as posé ces questions
des millions de fois." (p. 53). Clov peut même se montrer irrité. "Pas de
mouettes ?" lui demande Hamm ; Clov lui répond : "Mouettes", ce qui n'est
pas loin d'une grossièreté, et comme Hamm continue : "Et l'horizon ? Rien
à l'horizon ?", Clov est "exaspéré" : "Mais que veux-tu qu'il y ait à l'horizon ?" (p. 45). Il peut se permettre de telles libertés parce que Hamm, tout
despote qu'il soit, dépend de lui, et cette contestation de l'autorité du
maître par un valet ne manque évidemment pas de faire rire le public.
3. Le lien conjugal : Nell et Nagg
Autant Hamm et Clov s'opposent, autant Nagg et Nell sont semblables.
 Un vrai couple
Leur similitude est soulignée à plusieurs reprises : par des noms assez
proches, par des poubelles identiques, par une même infirmité et une histoire commune : l'accident de tandem, "où nous laissâmes nos guibolles"
(p. 29) précise Nagg, la promenade sur le lac de Côme : "On s'était fiancés
la veille" (p. 34) ajoute encore Nagg, et l'histoire du tailleur : "Elle n'est pas
drôle." (p. 33) dit Nell qui l'a déjà entendu plus d'une fois.
Une certaine complicité les unit. A plusieurs reprises, ils rient ensemble
(p. 29, 68). Nell appelle familièrement Nagg : "mon gros" (p. 27) et Nagg
partage avec elle son seul biscuit: "Je t'en ai gardé la moitié. (Il regarde le
biscuit. Fier.) Les trois quarts. Pour toi." (p. 30). Il a des attentions pour
elle : "Tu as froid ? […]Tu veux rentrer? […] On a changé ta sciure ?" (p. 2930) et il est ému quand Nell meurt : "Qu'est-ce qu'il fait ? demande Hamm ;
"Il pleure" répond Clov (p. 82)
Nagg sert enfin de public à Hamm quand il cherche à qui faire écouter
son roman et que Clov refuse: "Demande à mon père, dit-il, […] il aura une
dragée." (p. 66-67).
 Un couple dégradé
Les poubelles dans lesquelles ils vivent et dont le sable n'est même plus
changé, leurs moignons à la place des jambes (p. 22) sont la marque de leur
déchéance. Nell peut encore plaisanter quand Nagg vient de frapper sur
son couvercle : "Qu'est-ce que c'est, mon gros ? C'est pour la bagatelle ?"
(p. 27) En réalité, ils sont diminués, et si Nagg propose : "Embrasse", Nell
répond : "On ne peut pas." (p. 27). De même, quand Nagg demande à Nell
de le gratter, il déplore qu'elle ne le puisse plus : "Tu ne peux pas ? Hier tu
m'as gratté là." (p. 32) Nagg continue à se détériorer : "J'ai perdu ma dent."
(p. 28) et Nell finit par mourir.
IV.
DES FIGURES DE L'HUMANITE
1. Un raccourci de l'humanité
Ces quatre personnages composent une famille – ce que souligne la parenté de leurs noms - et en montrent les trois âges : l'enfant avec Clov, le
père avec Hamm, et les grands-parents avec Nagg et Nell. Les relations familiales et de dépendance qu'ils entretiennent font d'eux des figures de
l'humanité, mais leur déchéance commune fait d'eux les représentants
d'une humanité dégradée.
Ils sont les quatre derniers être vivants. La puce (p. 49) et le rat (p. 73)
doivent mourir parce que "à partir de là l'humanité pourrait se reconstituer." dit Hamm, "très inquiet" (p. 48) Et de même l'enfant aperçu par la
fenêtre. Hamm pense que "ce n'est pas la peine [de l'exterminer]" mais
Clov proteste : "Pas la peine ? Un procréateur en puissance ?" (p. 101).
2. Une vision sinistre
Ces quatre personnages représentent ainsi le dernier degré de l'humanité : des êtres diminués, aveugles ou mal voyants, en proie à des obsessions,
et qui attendent une fin qui ne vient pas. Nagg s'informe à un moment
donné de ce que devient son père. "Il pleure" lui répond Clov. "Donc il vit"
(p. 82) conclut Nagg, qui parodie ici le fameux "cogito, ergo sum" de Descartes, et définit l'être humain comme essentiellement souffrant.