le psaume 23 selon la version massoretique
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le psaume 23 selon la version massoretique
MEP_RSR2009,3:Intérieur 16/06/09 16:11 Page 313 (Noir/Black film) Revue des sciences religieuses 83 n° 3 (2009), p. 313-324. LE PSAUME 23 SELON LA VERSION MASSORETIQUE À propos des aspects solaires du Dieu-berger* Bien qu’il soit un des psaumes les mieux connus de la Bible 1, le Psaume 23 a provoqué nombre de discussions parmi les exégètes. Par exemple, les détails du mètre, du style, de la terminologie ainsi que de l’articulation du texte divisent toujours les chercheurs. Il en va de même pour la structure littéraire 2 et le genre littéraire de ce psaume. Est-ce que nous avons affaire à une prière de confiance qui évoque les domaines les plus divers de la vie, ou s’agit-il d’une action de grâce prononcée après une délivrance très particulière ? Est-ce que ce psaume exprime l’état d’esprit d’un individu, peut-être du roi, ou plutôt de tout le peuple 3 ? Étroitement liée à ces sujets, en particulier à celui du genre littéraire, est la question de savoir quel fut le contexte original du psaume 23, c’est-à-dire son Sitz im Leben. Est-ce que le Psaume a été rédigé à l’occasion d’un service religieux, d’une fête de la récolte par exemple, qui était suivie d’un repas de sacrifice ? Ou est-ce qu’on l’a prononcé lors d’un pèlerinage, lors du retour de l’exil ou lors d’une procession annuelle au temple 4 ? * Je voudrais remercier Eberhard Bons, du comité de rédaction de la revue de sciences religieuses, pour sa lecture attentive d’une première version de cet article. 1. Cf. R. COUFFIGNAL, « De la bête à l’ange : le Psaume 23, miroir de l’aventure spirituelle », Zeitschrift für die Alttestamentliche Wissenschaft, 115 (2003), p. 557577, spéc. 557, qui situe le Ps 23 entre des chefs-d’œuvre du style humilis comme ceux de Virgile, Théocrite, Racan et Gessner. 2. Parmi les publications récentes, cf. par exemple P. AUFFRET, « Ma coupe est comble. Étude structurelle du psaume 23 », Biblische Notizen. Neue Folge, 126 (2005), p. 37-43, spéc. 37. 3. Cf. M. GOULDER, « David and Yahweh in Psalms 23 and 24 », Journal for the Study of the Old Testament, 30 (2006), p. 463-473, spéc. 464 notes 1 à 3. 4. Cf. A.E. ARTERBURY / W.H. BELLINGER, « ‘Returning to the Hospitality of the Lord’ », Biblica, 86 (2005), p. 387-395, spéc. 387-388 ; GOULDER, « David … », p. 472-473. MEP_RSR2009,3:Intérieur 314 16/06/09 16:11 Page 314 (Noir/Black film) REGINE HUNZIKER-RODEWALD Un autre problème controversé concerne la portée de la métaphore du berger ou, pour le dire autrement, le rapport de la métaphore du berger avec celle de l’hôte. Quels sont les versets effectivement dominés par l’une et par l’autre de ces deux métaphores ? Est-ce qu’il y a encore d’autres images implicites, notamment celle du voyageur ou du roi en guerre 5 ? À propos de l’imagerie du berger, on trouve, entre autres dans les notes des Bibles commentées, des renvois à plusieurs versets bibliques où Dieu et Jésus sont présentés comme un berger 6. L’impression que l’image du dieu-berger est une métaphore d’usage courant est confirmée par les dictionnaires spécialisés où l’on trouve l’information supplémentaire selon laquelle, dans les textes du Proche-Orient ancien, l’intitulé de berger, attribué à un dieu ou à un être humain, exprime l’idéal d’un gouvernement bon et juste 7. Surgit donc la question de savoir, en ce qui concerne le Psaume 23, si cet idéal est jugé se manifester dans les bienfaits que ce texte évoque : soins alimentaires, bien-être, intervention dans le bas-fond des ténèbres. En d’autres termes : est-ce que l’idéal du gouvernement bon et juste est susceptible d’expliquer l’ensemble des connotations associées à l’idée du « berger » ? Dans la partie centrale du présent article, nous présenterons d’abord une traduction assez littérale du Psaume 23 selon le Texte Massorétique (1) 8. Par la suite, nous nous appliquerons à une lecture du texte qui consiste à en mettre en relief les signaux internes. Cette démarche nous permettra de mieux connaître sa construction communicative (2). Dans l’étape suivante, qui est consacrée au concept mental du texte, nous prendrons en considération le fait que, à partir de la fin du IIe millénaire avant notre ère, le dieu-berger « classique » du Proche-Orient ancien était le dieu Soleil, Shamash et surtout Re sous tous ses aspects 9. Afin d’illustrer cette idée, nous proposons un rapprochement avec un hymne solaire égyptien ainsi qu’avec le 5. Cf. H.-J. KRAUS, Psalms 1-59. A Commentary, Minneapolis, Fortress Press, 1988, p. 305 ; GOULDER, « David … », p. 467. 6. Cf. par exemple les notes dans la Traduction oecuménique de la Bible (TOB) et la Nouvelle Bible Segond (NBS). 7. Cf. D.N. FREEDMAN (éd.), The Anchor Bible Dictionary, vol. 5, art. « Sheep, shepherd », New York, Doubleday, 1992, p. 1188-1189 ; G. WALLIS, art. rh, Theologisches Wörterbuch zum Alten Testament, vol. 7, Stuttgart, Kohlhammer, 1993, cols. 566-576, spéc. 571-572. 8. Pour la traduction et l’interprétation du Ps 23(22) selon la version de la Septante, voir la contribution d’Eberhard Bons dans le présent cahier. 9. Cf. R. HUNZIKER-RODEWALD, Hirt und Herde. Ein Beitrag zum alttestamentlichen Gottesverständnis (BWANT 155), Stuttgart, Kohlhammer, 2001, p. 24-26.3133. MEP_RSR2009,3:Intérieur 16/06/09 16:11 Page 315 (Noir/Black film) ASPECTS SOLAIRES DU DIEU-BERGER 315 Psaume 104 (3). Enfin, en tenant compte de la solarisation du système symbolique, documentée par les données iconographiques de la 1ère moitié du Ier millénaire en Israël et Juda 10, notre analyse aboutira à une interprétation qui sera sensible à l’histoire culturelle du ProcheOrient ancien (4). 1. TRADUCTION DU PSAUME 23 1A Psaume. De David. 1B Le SEIGNEUR – mon berger, je ne manque de rien ! 2 Dans des prés d’herbe fraîche il me fait coucher, auprès d’eaux de repos il prend soin de moi. 3 Mon élan vital, il le renouvelle, il me conduit par des sentiers de justice à cause de son nom. 4 Même dans le cas où je marche dans un bas-fond de ténèbres, je ne crains nul mal ! parce que toi – avec moi, ton bâton et ton appui, eux, ils me réconfortent, 5 tu dresses devant moi une table en présence de mes adversaires, après que tu as enduit d’huile ma tête, ma coupe – abondance ! 6 Rien que bonheur et bonté me poursuivront tous les jours de ma vie, et je reviendrai à la maison du SEIGNEUR pour la longueur des jours 11. 2. LA STRUCTURE COMMUNICATIVE DU PSAUME 23 Le psaume 23 commence par une proposition nominale introduite par le tétragramme YHWH, ici traduit par « Le SEIGNEUR ». Le 10. O. KEEL / C. UEHLINGER, Dieux, déesses et figures divines. Les sources iconographiques de l’histoire de la religion d’Israël, Paris, Cerf, 2001, p. 179-275. 11. Autant que faire se peut, la traduction suit l’ordre des mots dans les propositions hébraïques. – L’indication du genre et de l’auteur (1A) est secondaire ; elle a été ajoutée lors de l’intégration du Ps 23 dans le premier psautier davidique (Ps 3-41) ; à propos de la « davidisation » de la tradition psalmique cf. M. ROSE, « Psaumes », T. RÖMER et alii (éds.), Introduction à l’Ancien Testament, Genève, Labor et Fides, 2004, p. 487-495 ; E. ZENGER, « Das Buch der Psalmen », IDEM et alii (éds.), Einleitung in das Alte Testament, Stuttgart, Kohlhammer, 72008, p. 353-354. MEP_RSR2009,3:Intérieur 316 16/06/09 16:11 Page 316 (Noir/Black film) REGINE HUNZIKER-RODEWALD contenu de cette première proposition 1B se réfère à une vérité qui est à la fois intemporelle et personnelle et qui constitue en tant que telle le point de départ pour tout ce qui va être dit ultérieurement : « Le SEIGNEUR (est) mon berger ». Dans le cadre du premier distique, dans la deuxième partie, cette confession placée en tête du psaume entier est contrastée par une négation (lo’) : « je ne manque de rien ! » Le dieu-berger correspond dès lors à une « absence de manque », tout comme, un peu plus tard, il sera associé à l’absence de peur (verset 4). Le « non-manque » est expliqué, au verset 2, par deux propositions qui comportent, cette fois-ci de façon positive, des énoncés concernant l’endroit où le dieu-berger accorde les soins alimentaires et bienfaisants : « dans des prés d’herbe fraîche …, auprès d’eaux de repos … », le locuteur, imaginé comme une des brebis d’un troupeau ou bien comme une brebis isolée, restant tout à fait passif. Force est de constater l’accent mis sur le calme et le repos : « il me fait coucher …, auprès d’eaux de repos … ». Les formes verbales suggèrent permanence et récurrence 12, tandis que les substantifs donnent l’impression d’abondance, notamment des eaux qui ne s’épuisent pas et de la verdure printanière : « Dans des prés d’herbe fraîche il me fait coucher, auprès d’eaux de repos il prend soin de moi. » La même constellation de personnages – le locuteur parlant en 1ère personne et l’acteur divin étant présenté à la 3e personne – caractérise le verset 3, le seul tristique du psaume. Cependant, rien ne permet de penser au vis-à-vis de brebis et de berger. Tout au contraire, les deux dramatis personae sont un homme et son dieu. Après le repos souligné dans la proposition antérieure, le locuteur régénéré se présente comme étant en route, particulièrement en suivant les voies éclairées par la justice 13. La boucle est bouclée : le SEIGNEUR désigné au début du psaume comme berger (verset 1B) fait honneur à son nom lorsqu’il se montre fidèle en correspondant à ce rôle qui lui était attribué : « Mon élan vital, il le renouvelle (sans cesse), il me conduit 12. Cf. les deux formes verbales du x-yiqtol (c’est-à-dire que la forme verbale à l’imparfait ou yiqtol est précédée d’un autre mot) dans le contexte de la proposition nominale du verset 1Ba qui a une valeur générale et une connotation intemporelle. Exceptées les trois propositions nominales (1Ba.4Ac.5Bb), le Ps 23 est caractérisé par l’usage des formes verbales du schéma x-yiqtol (versets 1Bb.2.3A.4.6A) ou yiqtol-x (c’est-à-dire que le verbe à l’imparfait figure en tête de proposition, cf. versets 3B.5A) qui, quant à leur connotation temporelle, ne sont déterminées que par le contexte et les signaux internes du texte. Au verset 5Ba, le qatal-x (c’est-à-dire que le verbe au parfait ou qatal figure en tête de proposition) indique une relation d’antériorité interne, et au verset 6B, le w=qatal doit être compris comme un futur (voir cidessous la note 24). Toutes les formes yiqtol du psaume sont des formes longues. 13. Pour la relation entre « justice » et « lumière », voir Ps 37,6 ; 85,12 ; Mal 3,20 ainsi que le paragraphe 4 ci-dessous. MEP_RSR2009,3:Intérieur 16/06/09 16:11 Page 317 (Noir/Black film) ASPECTS SOLAIRES DU DIEU-BERGER 317 par des sentiers de justice à cause de son nom ». Ainsi, la scène évoquée, comme une sorte d’exposition, dans les trois premiers versets décrit un état idyllique. Seul l’accent mis sur les idées de repos et de restauration – ce qui est bel et bien visible même dans la structure grammaticale 14 – permet de conclure que l’orant connaît encore une autre réalité qui est moins calme et moins paisible. Après le tristique qui conclut la séquence introductive du psaume, le locuteur se présente toujours comme étant en route, mais, dans le verset 4, la situation a changé, un fait qui se révèle au niveau de la grammaire ainsi que de la mise en scène. La tournure « même dans le cas où » (verset 4Aa) 15 introduit un cas particulier, notamment un mal potentiel qui rendrait nécessaire une assistance défensive (verset 4Ac.B). En plus, on constate des changements en ce qui concerne le lieu et l’interaction des deux personnes. Les sentiers de justice cèdent la place au bas-fond de ténèbres où la présence du locuteur est décrite premièrement par un verbe d’action, « Même dans le cas où je marche », puis par un verbe d’état, « je ne crains pas ». Les deux propositions forment les deux volets d’une proposition conditionnelle construite par la protase (verset 4Aa) et l’apodose (verset 4Ab) : « Même dans le cas où je marche dans un bas-fond de ténèbres, je ne crains nul mal ! ». Parallèlement à la déclaration concernant l’absence de manque au verset 1Bb, le locuteur affirme l’absence de peur, ce qu’il justifie tout de suite par une raison sous forme de proposition nominale, c’est-à-dire en décrivant un état de fait : « parce que toi – (tu es) avec moi » (verset 4Ac). À ce moment, on constate que l’orant s’adresse pour la première fois directement à un « toi » – le discours confessionnel devient prière –, et en plus, on comprend que, dans la situation des ténèbres, c’est avant tout le réconfort (à cela servent les outils du berger) qui compte 16 : « … ton bâton et ton appui, eux, ils me réconfortent 17 ». Tenant compte du sens du verbe nḥm « changer de 14. Cf. les propositions aux versets 2 et 3A ayant des formes verbales x-yiqtol, où l’accent est placé sur les éléments « x », c’est-à-dire les mots qui précèdent le verbe à l’imparfait. Du point de vue grammatical, le locuteur n’est présent que par un verbe d’état (verset 1Bb, verbe ḥsr) et par des pronoms personnels (versets 1Ba.2A.B.3A.Ba). 15. Pour la formulation voir http ://halshs.archivesouvertes.fr/docs/00/30/64/91/PDF/Piot-W.pdf, p. 488. 16. À noter le casus pendens au verset 4B, une manière de mettre en exergue les deux substantifs qui précèdent le verbe. 17. Le bâton court qui sert à battre et à traquer (cf. p. ex. Es 9,3) est à distinguer de la houlette plus longue qui, avant tout, sert d’appui (cf. p. ex. Za 8,4) ; cf. aussi la figure 113 dans O. KEEL, Die Welt der altorientalischen Bildsymbolik und das Alte Testament. Am Beispiel der Psalmen, Zürich, Benziger, 1972, p. 209. MEP_RSR2009,3:Intérieur 318 16/06/09 16:11 Page 318 (Noir/Black film) REGINE HUNZIKER-RODEWALD sentiment, rassurer, redonner confiance » 18, de nouveau, on peut conclure que l’orant connaît bien une réalité moins réconfortante et revigorante. Comme déjà au verset 3, l’auteur du psaume surprend le lecteur en changeant la scène : au verset 5, l’imagerie n’est plus celle du visà-vis du berger et de la brebis mais plutôt celle d’un homme et son dieu. Tous les accessoires de la scène laissent penser à la situation d’un banquet festif ayant lieu juste dans le bas-fond des ténèbres. Du point de vue de la grammaire, rien ne justifie une césure entre les versets 4 et 5, car la portée de la conjonction ky (« parce que ») au début du verset 4 s’étend jusqu’à la fin du verset 5. Cela veut dire que dans la partie principale du psaume (versets 4-5), formulée sous forme d’adresse, tous les énoncés suivant la confession « je ne crains nul mal ! » dépendent d’elle et la justifient à la fois. Dans ce but, l’auteur assortit la langue figurative du verset 4Ac.B de la langue cultuelleliturgique 19 du verset 5A.B, et cela en parfaite correspondance avec la confession introductive du psaume : « Le SEIGNEUR (YHWH, terme cultuel-liturgique) – mon berger (terme figuratif) ». Dans le domaine cultuel-liturgique, les idées figuratives se concrétisent dans les objets tels la table dressée, l’huile 20, la coupe : « parce que toi (tu es) avec moi, ton bâton et ton appui, eux, ils me réconfortent, tu dresses devant moi une table en présence de mes adversaires, après que tu as enduit d’huile ma tête, ma coupe (est pure) abondance ! » Dans le verset 6 qui conclut le psaume, l’intemporalité de la confession initiale (verset 1Ba) cède la place à deux précisions qui dépassent les informations temporelles telles qu’elles ressortent des versets 1 à 5. Par l’adverbe « rien que », l’orant reprend et résume l’ensemble des bienfaits présentés comme accomplis de la part du dieu-berger. En même temps, il affirme, en généralisant, que ces bienfaits lui sont accordés dans toutes les situations à venir. C’est dire que le verset 6A, plutôt que de se référer plus au « maintenant », à la situation actuelle, doit être compris comme une prolepse. Dès lors, il faut traduire la forme verbale du verset par un futur : « Rien que bonheur 18. Cf. H. SIMIAN-YOFRE, art. nḥm, Theologisches Wörterbuch zum Alten Testament, vol. 5, Stuttgart, Kohlhammer, 1986, p. 366-384. 19. À la différence du terme « figuratif », le terme « cultuel-liturgique » se rapporte ici à un événement en public et perceptible par tout le monde (cf. les adversaires présents). 20. L’onction d’huile (parfumée) est un geste de déférence envers l’invité qui est bien attesté dans des textes mésopotamiens et dans des scènes de banquet égyptiennes, cf. HUNZIKER-RODEWALD, Hirt …, p. 172 note 710 ; pour l’Ancien Testament, voir entre autres Am 6,6 ; Qo 9,7-8. Le qatal-x au verset 5Aa précise que l’invité a été parfumé tout au début (du banquet) dans un acte de bienvenue. MEP_RSR2009,3:Intérieur 16/06/09 16:11 Page 319 (Noir/Black film) ASPECTS SOLAIRES DU DIEU-BERGER 319 et bonté me poursuivront tous les jours de ma vie 21 ». Cette anticipation est suivie d’une autre évocation du temps à venir mais cette foisci, le locuteur souligne particulièrement la durée de cette période : « pour la longueur des jours 22 ». Le psaume finit à peu près de la même façon qu’il a commencé, c’est-à-dire avec le tétragramme, YHWH (« le SEIGNEUR ») 23. Pourtant, ici, à la fin du psaume, le nom divin se retrouve dans le contexte – et c’est crucial ! – de la décision prononcée, au verset 6Ba, par celui qui, auparavant, n’était rien d’autre que l’objet passif des actes divins et qui, à la fin, se transforme en sujet de ses actions : « et je reviendrai à la maison du SEIGNEUR pour la longueur des jours 24 ». En conclusion de ces observations, on peut décrire comme suit la progression communicative réalisée au fil des trois parties du Psaume 23 : • Étape 1 (versets 1B-3) : Partant de l’idée fondamentale « Le SEIGNEUR – mon berger », les aspects généralement agréables d’un dieu-berger actif sont mis en relief ; l’objet de l’activité divine reste passif ; la réalisation revêt surtout un caractère figuratif. • Étape 2 (versets 4-5) : L’idée fondamentale « Le SEIGNEUR – mon berger » restant toujours à l’arrière-fond, le « Moi » s’adresse intrépidement à son dieu et finit par célébrer et triompher ; la réalisation revêt un caractère à la fois figuratif et cultuel-pratique. • Étape 3 (verset 6) : L’idée fondamentale « Le SEIGNEUR – mon berger » restant à l’arrière-fond, le « Moi », plein de confiance et 21. L’usage du verbe rādaph « poursuivre, persécuter » en rapport avec des termes abstraits comme « bonheur » et « bonté » peut être rapproché de Dt 28,22.45 où Dieu annonce des malheurs et des malédictions qui poursuivront le peuple. En Ps 23,6, cette idée est significative dans la mesure où elle fait écho au rôle passif du locuteur aux versets 2 et 3 où les bienfaits du dieu-berger lui sont accordés sola gratia. Cela ne changera pas, même pas au moment où le rôle passif de l’orant change (versets 4Aab.6B). 22. Les témoins textuels anciens, les exégètes juifs médiévaux ainsi que les traducteurs modernes reconnaissent presque à l’unanimité, dans la dernière forme verbale du Ps 23, une forme du verbe yāshab « habiter, demeurer », alors que le TM vocalise la forme autrement : « je retournerai » – cf. D. BARTHELEMY, Critique textuelle de l’Ancien Testament. Tome 4 : Psaumes (Orbis Biblicus et Orientalis 50/4), Fribourg / Göttingen, Academic Press Fribourg / Vandenhoeck & Ruprecht, 2005, p. 14-17. 23. Il faut tenir compte du fait que le locuteur parle du SEIGNEUR à la 3e personne, tout comme au début du psaume. 24. En ce qui concerne l’idée de la longueur du temps, la forme w=qatal de la racine shûb « revenir », qui suit le x-yiqtol du verset 6Aa, doit être comprise comme un itératif au futur : « et je reviendrai sans cesse ». Pour l’interprétation de cette même forme verbale dans la Septante, voir l’article d’Eberhard Bons dans le présent cahier. MEP_RSR2009,3:Intérieur 320 16/06/09 16:11 Page 320 (Noir/Black film) REGINE HUNZIKER-RODEWALD de courage illimité, devient le modèle du vrai fidèle ; la réalisation revêt un caractère cultuel-pratique. En interprétant le Psaume 23, il est incontournable de prendre en compte le fait que les trois étapes de la communication dégagées cidessus sont arrangées de cette manière précise et non pas autrement. La valeur sémantique des noms, des verbes et des particules syntactiques qui participent tous à la progression communicative ne s’exploite pas selon le modèle de la sémantique représentative, c’est-à-dire par la combinaison des signes et par la valeur lexicale des mots, mais seulement selon le modèle de la sémantique instructive, c’est-à-dire par l’arrangement et par l’interaction des mots, des propositions et des séquences de propositions à l’intérieur d’un texte donné 25. C’est au fil de la progression communicative décrite cidessus par les catégories linguistiques que l’orant du Psaume 23 peut être aperçu comme devenu libéré de sa passivité initiale 26 et comme acquérant consciemment un accès spirituel à son dieu par la mise en pratique de son expérience dans le culte 27. La singularité du rapprochement, d’une part, de la langue « réaliste » se référant au domaine de la spiritualité pratique, et d’autre part, de l’idée théologique et figurative du dieu-berger, invite à chercher des appuis possibles au plan de l’histoire des religions. Dans le paragraphe suivant, nous proposerons une lecture du Psaume 23 qui prendra en compte la solarisation de la religion yahviste qui est attestée en Juda à partir du VIIIe siècle avant notre ère. Cette lecture nous permettra de mieux comprendre la cohésion interne entre l’image du berger et celle de l’hôte. 25. À propos d’une telle approche des textes bibliques, cf. C. HARDMEIER / R. HUNZIKER-RODEWALD, « Texttheorie und Texterschliessung. Grundlagen einer empirisch-textpragmatischen Exegese », H. UTZSCHNEIDER / E. BLUM (éds.), Lesarten der Bibel. Untersuchungen zu einer Theorie der Exegese des Alten Testaments, Stuttgart, Kohlhammer, 2006, p. 13-44 ; C. HARDMEIER, Textwelten der Bibel entdecken. Grundlagen und Verfahren einer textpragmatischen Literaturwissenschaft der Bibel, vol. 1/1, Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 2003, p. 15-17.30-77. 26. D’un point de vue critique et moderne, la présentation de l’orant comme une brebis obéissante et passive entraîne, entre autres, des interprétations d’orientation psychologique-psychanalytique (cf. COUFFIGNAL, « De la bête … ») ou sociale (cf. F. VON AMMON, « Die Schafe auf der Schlachtbank. Zu einer Parodie des 23. Psalms von Pink Floyd », M. FISCHER, D. ROTHAUG [éds.], Das Motiv des guten Hirten in Theologie, Literatur und Musik, Tübingen, Francke, 2002, p. 305-314 (sur le single « Sheep » de l’album « Animals » paru en 1977). 27. Dans le contexte du Ps 22 et du point de vue de l’histoire de la théologie, le Ps 23 et le sujet du sacrifice de louange (tôdah) sont d’une importance cruciale pour la détermination de la genèse de la sainte cène / de l’eucharistie ; pour le Ps 22 voir H. GESE, « Die Herkunft des Herrenmahls », IDEM, Zur biblischen Theologie, Tübingen, Mohr Siebeck 1983, p. 107-127. Je remercie Ernst A. Knauf, de Berne, pour ce renseignement. MEP_RSR2009,3:Intérieur 16/06/09 16:11 Page 321 (Noir/Black film) ASPECTS SOLAIRES DU DIEU-BERGER 321 3. VERS UNE INTERPRÉTATION SENSIBLE À L’HISTOIRE CULTURELLE DU DIEU-BERGER Dans l’Ancien Testament, la désignation de Dieu comme berger n’est attestée que très rarement. En fait, les versets qui qualifient littéralement Dieu de « berger » (ro‘eh) sont au nombre de deux : Ps 23,1 et 80,2. À ceux-ci s’ajoutent les passages où l’activité de Dieu est exprimée par la racine rā‘āh « paître » : Mi 7,14 ; Ez 34,13-15. Enfin, en Es 40,11 ; Jr 31,10 ; Ez 34,12, Dieu est comparé à un berger 28. Vu ce résultat un peu maigre, on est étonné de constater que, dans le Proche-Orient ancien, l’épithète du berger sert à qualifier la plupart des dieux majeurs. De plus, dans le domaine de la dévotion personnelle, la désignation d’un dieu comme berger est fréquemment attestée, en Égypte ainsi qu’en Mésopotamie, notamment dans des noms propres du type Shamashreua « Shamash est mon berger 29 ». Cependant, si les auteurs vétérotestamentaires hésitent à employer cette épithète, c’est peut-être en raison de son usage fréquent dans leur environnement culturel 30, plusieurs conceptions du divin entrant évidemment en concurrence. En Égypte, par exemple, c’est le dieu créateur et soleil, Amun ou Amun-Re, qui fut vénéré, à partir du XIVe siècle, comme le berger fort qui garde son troupeau pour toujours. Et dans les textes akkadiens ainsi que dans ceux qui proviennent des régions périphériques (Meskéné-Emar, Ugarit, Hattusha), c’est surtout le dieu soleil et de la justice, Shamash, qui est dans la même époque appelé « berger du pays » ou « berger des hommes 31 ». Afin d’illustrer brièvement le rapport existant entre le concept du dieu-soleil et le titre du berger, nous présenterons en bref quelques passages d’un hymne égyptien à Amun datant du XIIIe siècle 32 : « Tu es fort comme berger, en protégeant les vivants pour toujours … O berger qui aime son troupeau ! … On boit selon son ordre, on mange du pain, s’il le veut … À lui appartient la joie… Nous te célébrons en liesse au côté ouest, quand tu nous as recommandés à la nuit … Tu as 28. En Jr 23,3 ; 50,19 ; Mi 2,12, Dieu agit comme le propriétaire de son troupeau qui n’intervient que passagèrement et ensuite livre le troupeau à lui-même (Jr 50,19), à des bergers (Jr 23,4) ou à un roi (Mi 2,13). Cf. aussi 2 S 5,2 ; 7,7 ; Es 63,11 ; Jr 23,1f.4 ; 50,6 ; Ez 34,1-10 ; Za 10,3 ; Ps 74,1 ; 77,21 ; 78,52 ; 79,13. À propos d’Ez 20,37 voir R. HUNZIKER-RODEWALD, Hirt …, p. 148-158. 29. Cf. K. VAN DER TOORN et al. (éds.), Dictionary of Deities and Demons in the Bible, 2e edition remaniée, Leiden, Brill, 1999, p. 770-771. 30. Cf. G. WALLIS, art. rh, Theologisches Wörterbuch …, col. 572. 31. Cf. R. HUNZIKER-RODEWALD, Hirt …, p. 24-25.32-33. 32. J. ASSMANN, « Aus den Amunshymnen des Mai-Sachme, pChester Beatty IV rto », Texte aus der Umwelt des Alten Testaments II,6, Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 2005, p. 886-891. Pour Assmann, ce texte s’inscrit dans la dévotion personnelle. MEP_RSR2009,3:Intérieur 322 16/06/09 16:11 Page 322 (Noir/Black film) REGINE HUNZIKER-RODEWALD réveillé toutes les créatures et tu leur as ouvert les chemins, leur berger, tu les as faits revivre et prends soin de leur protection … S’il fait jour, tu as puni les adversaires … Que tu es beau quand tu te lèves, nous revivons … Tu explores le chemin à nous montrer au jour ». Cet extrait, qui représente une compilation de textes, comporte bien des termes et des thèmes qui sont également constitutifs pour le Psaume 23 : la protection et l’indication du chemin pendant la journée, boire et manger, la ranimation, la fête à la tombée de la nuit, les adversaires pendant la nuit. On est donc amené à conclure que les deux textes ont en commun non seulement un certain vocabulaire mais aussi une conception théologique. En fait, l’hymne égyptien, dédié au dieu soleil et berger, et le Psaume 23, dédié au Dieu YHWHberger, semblent refléter un ensemble d’idées théologiques. À première vue, quant au Psaume 23, la présence du motif solaire pourrait étonner. Toutefois, ce motif n’est pas du tout étranger à l’Ancien Testament. Citons à ce propos quelques versets du Psaume 104 : « Bénis le Seigneur … ! … Vêtu de splendeur et d’éclat, drapé de lumière comme d’un manteau … Tu fais pousser l’herbe pour le bétail, les plantes que cultive l’homme … et le vin qui réjouit le cœur de l’homme, pour que l’huile fasse luire les visages et que le pain fortifie le cœur de l’homme … Tu poses les ténèbres, et c’est la nuit où remuent toutes les bêtes des bois. Les lions rugissent après leur proie … Au lever du soleil ils se retirent 33 ». Aux niveaux de la terminologie et du contenu, le Psaume 104 présente des particularités qui ne sont pas sans rappeler la théologie solaire égyptienne. Tout comme Amun, le dieu vétérotestamentaire nourrit les hommes ; il les approvisionne en vin, pain (huile) ; il est l’auteur de la tombée de la nuit et il veille sur les dangers apparaissant dans les ténèbres. Est-ce alors un hasard qu’on retrouve des réminiscences de cette vieille théologie égyptienne – les soins alimentaires, la direction sur le chemin, la protection aux ténèbres, la fête nocturne du dieu-soleil-berger – dans le Psaume 23 qui est d’origine plutôt récente 34 ? 33. Cité d’après la TOB, édition de 2007. - Le psaume 104 emprunte la voie de la nouvelle théologie solaire qui est représentée, entre autres, par le grand hymne à Aton-Re du XIVe siècle, cf. O. KEEL / S. SCHROER, Schöpfung. Biblische Theologien im Kontext altorientalischer Religionen, Freiburg, Universitätsverlag /Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2002, p. 163-166 ; P.E. DION, « Yhwh as Storm-god and Sun-god. The Double Legacy of Egypt and Canaan as Reflected in Psalm 104 », Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft, 103 (1991), p. 43-71. 34. Cf. F.-L. HOSSFELD / E. ZENGER, Die Psalmen. Psalm 1-50 (Die Neue Echter Bibel. Kommentar zum Alten Testament mit der Einheitsübersetzung), Würzburg, Echter, 1993, p. 152-156, supposent que le psaume date de l’époque postexilique, peut-être du IVe siècle. MEP_RSR2009,3:Intérieur 16/06/09 16:11 Page 323 (Noir/Black film) ASPECTS SOLAIRES DU DIEU-BERGER 323 4. LE DIEU-BERGER SOLARISÉ DU PSAUME 23 Depuis la publication des sources iconographiques menée à bien par le chercheur suisse Othmar Keel 35, on ne saurait plus contester l’influence de la symbolique royale et solaire égyptienne sur Israël et Juda aux IXe et VIIIe siècles avant notre ère. En effet, de nombreux sceaux et scarabées décorés de motifs égyptiens – le disque ailé, l’enfant solaire dans la fleur, les faucons d’Horus, les uréi ailés, le sphinx ailé et d’autre êtres hybrides portant parfois le disque solaire sur leur tête – confirment le fait que la religion yahviste participa elle aussi à la solarisation de l’univers des symboles religieux au Levant. Sceau appartenant à yrmyhw bn ‘sh’ (à un adepte donc de YHWH) décoré par un uréus à quatre ailes (O. KEEL, C. UEHLINGER, Dieux …, p. 270) Que cette tendance se manifeste également dans les textes de l’Ancien Testament a déjà été observé par plusieurs chercheurs. Abstraction faite de textes tels Éz 8,16 et 2 R 23,11 où certaines pratiques solaires au temple de Jérusalem sont mentionnées, et Ps 84,12 où Dieu est identifié avec le soleil, Dieu même peut être décrit par des termes qui rappellent la lumière, le matin ou le soleil 36. Les témoins iconographiques du Ier millénaire, quelques inscriptions phéniciennes et araméennes 37 ainsi que les passages bibliques cités nous amènent à conclure que le Psaume 23 est lui aussi influencé 35. Cf. O. KEEL / C. UEHLINGER, Dieux …, p. 179-275. 36. Cf. Dt 33,2 ; Es 60,1 ; Os 6,3 ; Mal 3,20 ; Ps 4,7 ; 31,17 ; 34,6 ; 63,2 ; 80,4.8.20 ; 89,16 ; 90,8 ; 119,25 et Job 31,26-28 ; 2 R 23,3-4.5 et beaucoup d’autres, cf. M.S. SMITH, « The Near Eastern Background of Solar Language for Yahweh », Journal of Biblical Literature, 109/1 (1990), p. 29-39. 37. H. NIEHR, Der höchste Gott. Alttestamentlicher JHWH-Glaube im Kontext syrisch-kanaanäischer Religion des 1. Jahrtausends v. Chr. (BZAW 190), Berlin / New York, De Gruyter, 1990, p. 142-147. MEP_RSR2009,3:Intérieur 324 16/06/09 16:11 Page 324 (Noir/Black film) REGINE HUNZIKER-RODEWALD par la théologie solaire propre aux sources plus anciennes. À notre connaissance, ce psaume n’a jamais été lu dans l’optique de la symbolique solaire. Que pourrait donc apporter une telle lecture à l’interprétation de ce texte ? D’emblée, il faut retenir, que, dans le Psaume 23, Dieu n’est pas identifié au dieu-soleil. Cela n’empêche pas de constater que le portrait de Dieu que fait le psaume suppose un concept, voire un « cluster » de motifs qu’on retrouve dans d’autres textes ayant trait au dieu-soleil 38. À la lumière de cet arrière-fond théologique, le Psaume 23 se prête alors à une lecture qui reconnaît, dans chacune des parties du texte, une théologie intégrative, le dieu créateur, soleil et berger fusionnant dans le SEIGNEUR : Versets 1B-3 : Le concept du dieu-créateur-soleil, évoqué par la végétation fraîche, par l’eau en abondance et par la ranimation, complète l’idée de l’accompagnement assuré par le dieu-berger. C’est dire que le texte joue sur deux concepts du divin, en plaçant l’accent sur l’un ou sur l’autre. Une telle « profondeur » du texte ressort, en dernière analyse, de la proposition « il me conduit par des sentiers de justice à cause de son nom » (verset 3), le dieu-soleil étant, dans le Proche-Orient ancien, le dieu de la justice 39. Versets 4-5 : Les ténèbres représentent le contraire de la lumière. Or le locuteur n’échappe à ce danger que grâce à la protection du dieu-berger qui devient accessible, dans les ténèbres, par la prière, le culte. De nouveau, l’idée du dieu-soleil est susceptible de « jeter de la lumière » sur l’idée des ténèbres. Enfin, le berger et l’hôte relèvent soit du concept du dieu-berger soit du concept du dieu-soleil. Verset 6A.B : De même que, sans relâche, la lumière et les ténèbres se relayent, le locuteur se promet des faveurs continues et, à la maison du SEIGNEUR, il trouvera le « tout en tout ». En conclusion, il convient de retenir que différents traits littéraires du Psaume 23 s’expliquent mieux si l’on y reconnaît l’amalgame entre deux conceptions du divin, chaque détail témoignant de celui qui dépasse toute idée. Regine HUNZIKER-RODEWALD Faculté de Théologie Protestante Université de Strasbourg 38. L’hymne solaire égyptien cité ci-dessus n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres du même genre, voir J. ASSMANN, « Ägyptische Hymnen und Gebete. Einführung », Texte aus der Umwelt des Alten Testaments II,6, Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 2005, p. 827-835. 39. Cf. Ps 85,12 « La vérité germera de la terre, et la justice regardera des cieux », et Ps 37,6 ; Mal 3,20.