Quand triomphe la sexualité spectacle

Transcription

Quand triomphe la sexualité spectacle
QUAND THRIOMPHE LA SEXUALITÉ SPECTACLE, QUELS REPÈRES
POUR LES INTEERVENANT-E-S ?
Par Michel Dorais, juin 2013
Tous droits réservés; toute reproduction interdite sans permission de l’auteur
L’intimité n’a plus la cote. Miniaturisation des écrans, des cellulaires et des caméras, qui
nous suivent maintenant partout, réseaux sociaux sur lesquels on se raconte en long et en
large, téléréalités valorisant exhibitionniste et voyeurisme, porno gonzo à la carte, etc., la
sexualité est devenue un spectacle permanent. C’est la nouvelle révolution sexuelle, la
révolution 2.0, où règne la logique du «tout voir, tout montrer, tout de suite, en gros plans
si possible». Pour conserver ou attirer l’attention du public, sont constamment repoussées
les limites de ce qui peut être montré ou vu. Pour en arriver où ? Afin de comprendre la
mécanique de ce phénomène et en déjouer les pièges, il importe d’y jeter un regard neuf,
mais critique. C’est la réflexion à laquelle nous invite cette conférence, avec une attention
spéciale portée au rôle des intervenant-e-s dans l’éducation populaire à faire.
Sur le conférencier : Michel Dorais a successivement été intervenant social (19781990), concepteur et formateur en prévention (1991-1998), puis professeur et chercheur
à l’École de service social de l’Université Laval. Comme sociologue de la sexualité, il a
écrit de nombreux ouvrages, traduits en plusieurs langues, dont Les lendemains de la
révolution sexuelle (VLB, 1990) La mémoire du désir. Du traumatisme au fantasme
(Typo, 2004) Petit traité de l’érotisme (VLB, 2010) et La sexualité spectacle (VLB, 2012),
ouvrage sur lequel sa présentation prend appui.
A. Quelques constatations
Mon travail critique sur le rapport des gens à la sexualité et à leur sexualité me permet
d’entrevoir qu’un nouveau paradigme, une révolution sexuelle version 2.0, est en train
de succéder à celui qui a fait la révolution sexuelle «première vague», celle des années
soixante. Ce qui caractérise cette nouvelle révolution c’est l’interactivité des moyens de
communication qui la permettent et soutiennent, la vitesse des échanges, y compris sur le
plan amoureux (nous sommes plus que jamais dans l’instantanéité, dans l’ici et
maintenant) et la dématérialisation des relations humaines. Bref, si les actes sexuels euxmêmes n’ont guère évolué depuis le Kamasoutra, les scénarios dans lesquels ils
s’inscrivent, eux, se trouvent sensiblement transformés par la révolution 2.0.
Une partie de l’analyse qui suivra se retrouve de façon détaillée dans mon essai La
sexualité spectacle, réflexion étayée d’exemples et de documentation que je me suis
permise afin de questionner notre rapport actuel à la sexualité, en insistant en particulier
sur les représentations de cette dernière. Puisque le détail de mon analyse se retrouve déjà
1
dans cet ouvrage, auquel on pourra référer, la première partie du présent texte est rédigée
sous forme très schématique.
Pour bien comprendre un phénomène, il importe d’en connaître les origines, raison pour
laquelle je proposerais en intro un bref retour en arrière, pour parler de la révolution
sexuelle première vague, datant d’il y a environ cinquante ans.
La révolution sexuelle première vague a surtout émergé dans les années 1960. Apparaîtra
en effet à partir de ce moment-là et au tournant des années 1970, un changement de
paradigme, comme on dit en sociologie, soit une nouvelle façon de voir, de concevoir et
de vivre la sexualité. Y contribuent en premier lieu le mouvement des femmes et le
féminisme et, bien sûr les avancées scientifiques en matière de luttes contre les MTS,
comme on disait à l’époque et de contraception, par exemple, qui vont faire en sorte que
le discours sur la sexualité va rapidement évoluer : on parle carrément de la libération
sexuelle puisque le plaisir et la reproduction sont désormais dissociés. Cet idéal de
libération des corps et des esprits est aussi repris par ce qu’on appellera la nouvelle
gauche, axée sur le changement social au quotidien passant par l’élimination des
oppressions de toutes sortes, par la contre-culture – mouvement contestataire dont la
revue Mainmise fut l’un des phares au Québec - et par les mouvements des gays,
lesbiennes, bisexuels, transgenres et transsexuels alors naissants, enfin par deux que
l’on a appelé les nouveaux hommes, qui, prenant pour modèle ce qui se passait du côté
des femmes, entreprenaient de questionner leur propre condition.
Les années soixante, c’était l’arrive en scène des Beatles, des Hippies, du Peace and
Love. Tout un pan de la culture populaire encourage alors cette envie irrésistible de
«changer le monde», de le reconstruire à partir de valeurs d’égalité et de fraternité qui
semblent alors promises au meilleur des avenirs. Bref, la révolution sexuelle (dont les
gens de mon âge ont fait partie intégrante, soit dit en passant) s’inscrivait donc dans une
révolution beaucoup plus vaste. Son but n’était pas – ou du moins pas uniquement d’avoir plus de sensualité ou de sexualité, mais de les redécouvrir en quelque sorte en se
libérant de tabous et d’interdits moraux ou religieux qui apparaissaient désormais
dépassés.
Les résultats de cette révolution première vague ont été en grande partie positifs : moins
de tabous, moins de pudibonderie, revalorisation du corps (versus sa négation séculaire),
moins de censure, reconnaissance d’une saine curiosité sexuelle (par exemple en voulant
se comparer : suis-je normal?), pluralité des modèles physiques et des scénarios
érotiques, et surtout informations sur la sexualité plus que jamais accessibles (naissance
de l’éducation sexuelle). On pouvait pourtant déjà critiquer certaines dérives (comme je
l’ai fait moi-même dans un ouvrage écrit il y a presque 30 ans déjà, Les lendemains de la
révolution sexuelle), notamment :
2
- une marchandisation croissante du sexe (ce que j’ai alors appelé le marché du désir, par
exemple avec les magazines érotico-porno, les films et vidéos qui commencent à
pulluler);
- un certain conformiste (fût dans la pression à se monter non-conformiste, sous peine de
passer pour «retardé», sexophobe ou ringuard…);
- le corps libéré est vu comme synonyme du soi libéré, le corps devenant de plus en plus
synonyme de la personne;
- la sexualité représentée comme une pulsion plus ou moins incontrôlable, dont on peut
volontiers devenir dépendant…
- l’égocentrisme qui en découle (réaliser ses désirs sexuels devient un projet de vie);
- l’éclatement des repères éthiques (puisque les repères moraux d’antan, surtout religieux,
semblent tomber en désuétude)
- la consécration, plus que jamais, de la scission entre désir et amour.
La révolution 2.0, apportée par les nouvelles technologies communications, la virtualité,
les réseaux sociaux, la téléréalité et l’envahissement de nos vies par les caméras et les
écrans, accentue voire décuple les travers de la révolution 1.0, si j’ose l’appeler ainsi.
Plus encore, elle amène de nouvelles façons de voir et de vivre sa sexualité, raison pour
laquelle on peut véritablement parler de nouvelle révolution.
On pourrait résumer mon propos en disant que nous adoptons devant la sexualité la
naïveté des enfants au cirque : absence de tout sens critique, avec un goût immodéré pour
le sensationnalisme et la surenchère – on veut en voir toujours plus dans une recherche
effrénée de sensations fortes, toujours plus fortes en fait (avec toutes les dérives que cela
produit). Le tableau comparatif qui suit montre grosso modo ce qui différencie les deux
révolutions sur le fond :
Révolution première vague
versus
révolution sexuelle 2.0
1. Libération sexuelle = révolution intérieure VS lib sex. = participer au spectacle (extérieur)
2. Libération sex = maturation
VS
infantilisation du public devant le spectacle
3. Politisation de la sexualité (mouvement sociaux actifs) VS dépolitisation ( la sexualité devient
surtout un divertissement)
4. Réaliser désirs en les incarnant VS dématérialiser expression et réalisation des désirs
(EX : avatars, faire l’amour à distance, rupture avec les relations incarnées (notons en passant
que la virtualité n’est pas le contraire de la réalité : elle est réelle et a des conséquences bien
réelles!)
3
5. Finitude du corps (un seul) et de l’identité VS Corps jamais fini, car modifiable (chirurgies
continues) et d’entités multiples
6. Idéal : être bien dans sa peau-son corps VS Changer de peau-corps pour
spectaculaire (syndrôme Lolo Ferrari : la beauté devient monstrueuse pour attirer l’attention)
7. Tout voir
VS
Tout montrer (en retour)
8. Hypersexualisation des jeunes
VS
Hypersexualisation de la société, des vieux
(«L’hypersex. des jeunes» = un symptôme plus qu’un problème, puisque à l’exemple de l’hyper
sex. de leurs aîné-e-s, ceux et celles qui créent les modes et qui ont fait la révolution sexuelle
1.0. D’autant que l’hypersex. des ainé-e-s fait des blessés et des morts… car la sex. spect. a
besoin de corps spectaculaires (gigantisme des héros masculins, perfection plastique attendue
des archétypes tant masculins ou féminins)
9. Différences entre les âges VS
Tous d’éternels ados (l’anti-âge = haine de soi quand on
vieillit + pédomorphisme, car imitation de la juvénilité, voire de la prépuberté par épilation
totale, chirurgies invasives, botox, etc.)
10. Censure décriée
VS
Censure intégrée au spectacle
11. On ne veut plus de morale imposée
VS Autres morales
(ex : loups-garous + vampires, contes contemporains moralisateurs sur dangers de la sexualité,
mais valorisant simultanément attrait du risque et de l’interdit; AVANT les bêtes se changeaient
en princes, aujourd’hui les princes charmants se changent en bêtes !).
12. Règne des entrepreneurs-producteurs VS règne des amateurs (tout le monde pouvant
produire de la sexualité spectacle.. et étant incité à le faire)
13. Intérêt pour son propre vécu VS intérêt pour le vécu des autres (se comparer, regarder, se
délecter de scandales)
14. Popularité des guides pratiques érotiques
VS logique porno : popularité de la
sexualité comme sport extrême... voire dangereux ( logique Jackass : N’essayer surtout pas de
faire la même chose à la maison !)
15. transgression = encore un peu frein ou barrière
VS Transgression = moteur ou
tremplin (logique encouragée par les communautés virtuelles qui font ne sorte que la
«déviance» comme marginalité n’existe plus).
16. érotisme = imagination (donner à désirer) VS érotisme = caricature (tout, tout de suite tue
l’érotisme)
17. intimité cultivée
VS
intimité partagée avec tous... n’est plus de l’intimité
18. Le 3e oeil (Big Brother) = un cauchemar
monde ou presque veut participer au spectacle)
4
VS
le 3e œil recherché (tout le
19. le scandale repousse
VS
le scandale attire (+ profite à tous, y compris aux censeurs)
20. Le temps moyen ou long VS Le temps court (règne de l’instantanéïté, de l’ici et
maintenant)
Résultat ? L’art de la séduction - qui consiste à donner à désirer, suggérer, anticiper,
cultiver le mystère - s’étiole et se perd, au détriment des relations amoureuses. De plus,
des problèmes spécifiques surgissent en raison de cette nouvelle vision de la sexualité :
difficulté d’entrer en relation et d’entretenir des relations incarnées, appel constant au
voyeurisme et à l’exhibitionnisme, perte du sens de l’intimité, absence de repères
éthiques en matière de sexualité, jeunisme (survalorisation de la jeunesse et de ses
apparences), pour n’en nommer que quelques-unes.
B - INTERVENTIONS
Devant ces constats que peuvent les éducateurs et des intervenants ?
La révolution sexuelle 2.0 constitue, vu sa démocratisation et sa mondialisation, une
éducation sexuelle par défaut. Il nous appartient donc comme individus et citoyens, a
fortiori comme intervenant-e d’être en mesure de critiquer et de contrer, à la mesure de
nos moyens individuels et collectifs, ses excès et ses dérives.
Solutions qui ne fonctionnent pas :
1-chercher à MORALISER, car le «Ne faites pas» a souvent un effet contre-productif en
prévention, en particulier chez les jeunes, qui se plaisent à se mesurer aux risques – c’est
le plus souvent inefficace.
2-Tomber dans la psycho pop en pensant qu’il existerait des trucs et solutions «faciles»,
qui n’exigent aucune réflexion, aucune créativité.
3-Participer malgré nous (fût-ce par dépit) à la célébration naïve de la sexualité spectacle
comme libératrice en elle-même.
4-Blâmer victimes (ex : culpabiliser les jeunes «hyperseualisés» alors qu’ils suivent en
fait l’exemple de leurs aînés et entrent dans la société spectacle omniprésente sur tous les
écrans.
5-Choquer, alarmer (attention, car cela désespère, empêche d’agir même); et c’est
souvent une autre forme ou variante du sensationalisme…
6-Forcer abstinence et autres dogmatismes (alors que c’est la faculté d’être critique et de
décider pour et par soi-mpeme qui est plutôt à encourager)
1. CONTEXTUALISATION de la sexualité et son spectacle
Reconnaissons d’abord qu’il n’y pas quelque chose comme LA PULSION SEXUELLE,
c’est-à-dire une sexualité générale ou générique. Au contraire un bonne partie de notre
5
travail vise à comprendre, voire expliquer la diversité des perceptions, actions et réactions
possibles dans le domaine de la sexualité humaine. D’autant plus que la sexualité se
développe – certains préfèrent dire «se révèle» - petit à petit, comme un apprentissage
continu, mais un apprentissage la plupart du temps involontaire – on ne sait pas
forcément que l’on est en train d’apprendre. Les apprentissages volontaires dans le
domaine de la sexualité, car il y en a aussi, sont plutôt ceux effectués à dessein en imitant
les autres (par exemple en faisant ce que l’on a vu dans un livre ou un film érotico-porno)
ou au contact de nos partenaires amoureux ou sexuels, aux demandes desquels on
s’adapte plus ou moins (du moins si on veut que la relation continue).
C’est le sens que nous donnons et que les autres donnent à ce qui nous arrive qui est le
plus déterminant. Le même acte – par exemple un baiser - peut tantôt apparaître comme
bienfaisant ou excitant, tantôt comme répugnant, selon le contexte, les personnes
impliquées, les valeurs qui y sont rattachées, etc. Le débat suscité par les publicités
récentes sur la lutte à l’homophobie, dans lesquels on voit des couples de même sexe
s’embrasser illustre bien tout l’éventail de réactions possibles devant un même geste
d’échange amoureux. Autre exemple : si une main nous caresse et que nous avons les
yeux fermés ou sommes dans le noir, notre réponse à cette stimulation dépend
essentiellement de la réponse à la question : «À qui apparient cette main, que fera-t-il ou
que fera-t-elle par la suite?» L’identité de l’autre est au cœur de l’érotisme. Notre
expérience de vie doit nous avoir appris à souhaiter son contact – et non à l’éviter ou à le
repousser.
Pour mieux comprendre et contrer l’idée de la pulsion sexuelle incontrôlable ou
incontrôlée, on me permettra ici une petite parenthèse pour me situer dans le débat sans
fin entre ce que l’on appelle les théories essentialistes et les théories constructivistes.
Comme le suggère le mot lui-même les essentialistes croient que les êtres humains sont
porteurs d’une essence innée, laquelle déterminerait ou du moins prédisposerait, dès la
tendre enfance, à peu près toutes leurs conduites, y compris sexuelles. Ses gènes et ses
hormones, en particulier, sont souvent invoqués pour expliquer la conduite ultérieure
d’un individu. À l’inverse les constructivistes, dont je suis plutôt, croient plutôt qu’un
ensemble complexe d’événements, d’influences, de circonstances et de conditions de vie
fait en sorte qu’un être humain va se développer à sa façon sur le plan amoureux et
sexuel. Chaque érotisme serait dès lors jusqu’à un certain point unique.
Si la pulsion sexuelle était automatique, préprogrammée ou orientée dès notre naissance,
tout le monde d’un sexe et/ou de l’autre nous attirerait, ce qui n’est pas le cas ; une
minorité seulement de personnes a cette faculté de susciter le désir en nous. Autrement
dit, si l’instinct sexuel existe, mais c’est à l’état de faculté, de capacité, de possibilité. Les
hormones et les gènes rendent évidemment possible la performance sexuelle – et
6
permettent aussi de l’apprécier - mais n’orientent guère nos activités et nos pratiques
sexuelles, encore moins nos choix précis de partenaires parmi la multitude des possibles.
Contrairement à la plupart des animaux, nous pouvons avoir des relations sexuelles
presque en tout temps, si j’ose dire (nous n’avons pas de période de rut, quoique qu’en
disent certains.). Notre cerveau et nos réseaux de neurones, y compris ceux qui orientent
notre sexualité, sont programmés à se programmer – et à nous diriger vers ce qui est
perçu comme pouvant procurer du plaisir en fonction de notre expérience de vie et des
conclusions qu’on en tire. Bien sûr, sans notre bagage biologique, nous ne pourrions
ressentir ou susciter le désir; mais sans environnement humain pour expérimenter et
matérialiser ce désir, et surtout pour lui donner du sens, notre sexualité serait
impersonnelle et inconsciente d’elle-même (ce qui est le cas de bien des animaux, mais
pas de l’espèce humaine).
2. SCÉNARISATION de la sexualité
Deux corps qui se rencontrent ne se désirent pas tant que les cerveaux (via leurs
cartographies cognitives et érotiques qui, tout comme des cartes géographiques, nous
orientent : ce sont des réseaux neuronaux développés par nos expériences passées) de
leurs propriétaires n’en décident autrement. Cela, en raison de contextes personnels,
relationnels et culturels donnés, d’où leur influence. Aussi, ce n’est pas tant l’autre qui
nous attire que ce que cette personne nous inspire (par ex, de la féminité, de la
masculinité de la force, de la vulnérabilité, tout cela à la fois, etc), cela d’après les
repères personnels et culturels que nous possédons ou valorisons. Notre sexualité est
donc le résultat d’un bricolage continu – ce qui est une bonne nouvelle pour nous
intervenant-e-s qui espérons pouvoir influer sur la conduite des gens auxquels nous
venons en aide.
Puisqu’ils sont influencés par notre histoire de vie, qui se continue bien après l’enfance,
raison pour laquelle je n’accorde guère de crédit aux théories du type «à cinq ans tout est
joué». Nos désirs peuvent évoluer ; sinon une grande partie de la population serait
pédophile, puisque restée accrochée aux premiers émois de l’enfance ou de l’adolescence
pour des filles ou garçons du même âge; or, tel n’est heureusement pas le cas). Si nos
choix de partenaires suivent notre maturation, c’est précisément parce que la maturation
et l’expérimentation sexuelle sont des processus continus, qui ne cessent théoriquement
qu’à notre mort. Le développement de la sexualité et de ses significations est un
processus qui s’échelonne la vie durant.
Comme il n’y a pas deux histoires de vie pareilles, chacun-e développe finalement ses
propres façons d’agir et de réagir sur le plan amoureux ou sexuel, ce que les sociologues
américains Simon et Gagnon ont appelé les scénarios ou les scripts amoureux,
érotiques ou sexuels. Ces scripts ou scénarios développés au fil du temps, en particulier
7
lors de nos premières années, prescrivent en fait les ingrédients requis pour qu’un attrait
érotique ou une excitation surviennent. Autrement dit - et là je cite Simon et Gagnon ;
«Sans la présence de tous les éléments requis par un script définissant la situation,
désignant les acteurs et construisant l’intrigue qui dictera le comportement sexuel à
suivre, rien de sexuel ne surviendra». Cela signifie que si on choisit rarement
rationnellement ou consciemment son érotisme en raison de toutes les influences qui le
modèlent, on est amené, voire incité à le cultiver… Et alors, on a un rôle actif à jouer.
3. Une ÉDUCATION SEXUELLE critique et accueillante au quotidien
La grande diversité des conduites sexuelles, en particulier celles valorisées par la
révolution 2.0, m’amène à proposer une vision STRATÉGIQUE de la sexualité,
autrement dit à percevoir les conduites sexuelles comme orientées vers certaines finalités,
produisant des résultats souhaités ou inattendus. Par ex, un-e jeune se montre dévêtu-e
sur Internet en souhaitant ainsi séduire, mais c’est le contraire qui survient : de
l’intimidation, du rejet, des insultes, etc. de la part de ses pairs.
Comme intervenants, quelle que soit notre formation, nous sommes des éducateurs et
vulgarisateurs en puissance, y compris sur le plan de la vie amoureuse et sexuelle. Si
nous voulons contrer les messages préjudiciables de la révolution 2,0, nous devons mettre
de l’avant certaines attitudes et valeurs aptes à donner des alternatives, en particulier des
façons de penser la sexualité, aux jeunes et moins jeunes que nous rencontrons dans le
cadre de notre travail. Rappelons notamment queL
1. La personne n’est pas son comportement ! À plus forte raison si elle est jeune ! Les
jeunes qui ont été amenés à faire des choses regrettables dans le sillage de la
révolution sexuelle 2.0 l’ont le plus souvent fait pour suivre la parade (et faire euxmêmes partie du show!). Ne pas confondre la personne et son comportement sera
extrêmement utile, car ce sera une bonne façon de laisser de côté a priori et les
préjugés, évitez de juger ou condamner des personnes parce que certains de leurs
comportements furent préjudiciables pour eux-mêmes ou autrui, donc inacceptables.
Un jeune qui a texté des photos de lui nu, par exemple, n’est pas un exhibitionniste !
Notre travail est d’aider des personnes qui ont fait des choses pas toujours belles afin
de les comprendre, fut-ce afin de prévenir des récidives ou la détérioration de leur
situation.
2. Le symptôme est rarement le problème (ex :«l’hypersexualition des jeunes», qui
reflète en fait l’hypersexualité de la société entière, mais qui tend hélas à blâmer les
jeunes). J’ai constaté que les gens, y compris les jeunes, consultent ou sont référés en
raison de leur (s) symptôme (s) et très, très rarement en raison de leur(s) problème(s)
8
de fond. Or, il faut beaucoup de discipline et d’acuité intellectuelle pour arriver à
départager les deux. Comment ? En écoutant longuement les jeunes et moins jeunes,
bien sûr, car ils sont littéralement leur histoire de vie et les influences qu’ils ont
subies. Amenuisez les symptômes, c’est très bien, quand c’est possible, mais
solutionner ou amenuiser le problème, c’est mieux. Par exemple, une jeune fille
étiquetée comme hypersexualisée est possiblement uniquement en recherche d’amour
et d’attention – elle ne fait que suivre les traces de ses vedettes et modèles, telle Paris
Hilton, devenue célèbre après qu’un vidéo graveleux d’elle et de son petit ami eut été
mis en ligne sur le WEB.
3. Une des choses que j’ai vite constatées c’est qu’il y a chez les gens toujours de
bonnes raisons, de leur propre point de vue, pour agir comme ils agissent (raison
de plus pour les écouter attentivement et longuement). Même après avoir commis des
choses incompréhensibles, voire répréhensibles, la personne va toujours avoir des
explications plausibles et, de son point de vue, fondées. Comme le mari qui trompe sa
conjointe et lui dit : «T’es trop belle pour moi». Attention : chercher à comprendre et
à expliquer ne saurait signifier prendre partie ou «excuser». Compréhension n’est pas
synonyme de banalisation. Quand on travaille avec des individus ayant commis des
abus sexuels, par exemple, on doit saisir dans quelques contextes et pour quels
mobiles ces actes ont été commis (fut-ce pour prévenir qu’ils surviennent à nouveau,
surtout si la personne est encore jeune et peut changer, la plupart des agresseurs «de
carrière» ayant débuté étant adolescents), mais cela ne veut en aucun cas dire que ces
actes peuvent être excusés ou excusables.
4. Tout ce qui précède exige d’apprendre à RECADRER les problèmes, c’est-à-dire à
poser les questions autrement, de façon à trouver des réponses différentes, hors
les lieux communs et trucs qui n’ont pas fonctionné. Pour ce faire, il importe de
conserver et développer le sens critique, voire le scepticisme. Donc de refuser la
logique de la sexualité plus forte que soi qui anime la sexualité spectacle. Nous
sommes réticents à l’idée de parler des représentations de la sexualité avec nos
clientèles alors même que celles-ci sont pourtant et souvent à l’origine de leurs
problèmes !
5. Enfin, dernier point : le comportement sexuel est tout à la fois le plus intime et le plus
social qui soit. Le plus intime parce que, à tort ou à raison, on croit qu’il est le reflet
voire l’essence de ce que et de qui nous sommes, bref de notre identité (croyance qui
serait le propre de notre culture, du moins selon certains philosophes et historiens
comme Michel Foucault); le plus social, parce que les croyances, mythes, valeurs et
9
réactions aux conduites sexuelles ne peuvent pas ne pas avoir d’influence. Peu de
comportements sont aussi chargés de symboles, d’interdits, car il en reste un peu tout
de même, et de tabous de toute nature (religieux, moraux, politiques, etc.). C’est la
raison pour laquelle, en dernière instance, ce sont les valeurs des gens qui dicteront
leurs choix ultimes ( de partenaires, de relations, de pratiques, etc.), leur éthique, les
balises qui font en sorte qu’ils vont se permettre ou pas certaines conduites
amoureuses ou sexuelles.
En terminant, je rappellerais que le sens critique, ça se développe et il est toujours
temps de le faire ! Et il n’y a pas d’âge pour le faire. Comme intervenants, nous
hésitons souvent à discuter conceptions ou valeurs concernant la sexualité; nous nous
croyons incompétents ou dépassés. Pourtant, les médias sont remplis de
représentations et de valeurs que personne ou presque n’ose discuter ou contrarier,
alors même que ces représentations et valeurs participent aux problèmes sur lesquels
nous intervenons. Prendre notre place comme intervenant-e-s c’est accepter qu’une
part de notre travail est d’informer, d’accompagner et de conscientiser, y compris sur
le plan des représentations sociales de la sexualité. Que nous le voulions ou non, nous
sommes tous des éducateurs sexuels dès le moment où nous intervenons dans des
problématiques à teneur sexuelle. Aussi bien le faire l’esprit bien armé.
10