charger le texte - Temple et Parvis
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1 Epicurisme Dans la conscience commune, l'épicurisme serait par excellence une philosophie du plaisir, un hédonisme, et l'épicurien un jouisseur, au mieux un bon vivant, au pire un débauché. Or, s'il fait l'éloge du plaisir, c'est dans le cadre d'un ascétisme raisonné. La recherche du bonheur anime l'épicurien. Or la vie heureuse est d'abord une vie exempte de douleur et dépourvue d'inquiétude (ataraxie). Il faut tout faire pour éviter de souffrir, ou plus simplement d'être troublé. Seul est vrai l'individu dans ses sensations immédiates de plaisir et de déplaisir. Tout le reste est vain, et n'existe pas à proprement parler : le passé et l'avenir, les supputations de la raison, les délires de l'imagination, les illusions du désir. En ce sens, la sagesse est de toujours suivre la nature, et ne rien chercher au-delà. Le reste est chimère, et de cette conviction il est possible de déduire une éthique du bonheur comme plaisir. Le sage qui veut fuir les soucis et les inquiétudes limite ses désirs aux seuls qui soient à la fois « naturels et nécessaires ». Ceux-ci sont fort limités, et la nature y pourvoit facilement. Se contenter du minimum, boire pour éviter la soif, manger juste ce qu'il faut pour ne pas avoir faim, dormir dans n'importe quelles conditions, voilà qui suffit. La sexualité relève d'une autre catégorie de besoins, « naturels mais non nécessaires » à l'individu, sinon à l'espèce ; dès lors qu'elle est l'occasion de gêne ou de trouble, il faut apprendre à la maîtriser, mieux à s'en passer. Les passions qui ne visent qu'à satisfaire indéfiniment des besoins imaginaires sont naturellement bannies. Mais la quiétude d'une vie naturelle et frugale s'humanise grâce à l'importance donnée à l'amitié et à la beauté. Le sage sait jouir de la beauté savoureuse de l'instant qui passe. Le reste doit être sévèrement réprimé ; il engendre une inutile angoisse. Les dieux existent, mais leur nature bienheureuse implique une totale impassibilité, et donc leur indifférence à notre égard. Quant à la mort, il faut être vivant pour s'en préoccuper : « puisque, quand nous sommes, la mort n'est pas là, et, quand la mort est là, nous ne sommes plus. » Sans grand rapport avec leurs homonymes modernes, les atomes épicuriens proposent cependant une physique sans métaphysique et sans théologie, même si elle n'est pas athée. Due à quelques formules détachées de sa doctrine, cette réputation a surtout été le fait des Latins (Satyricon de Pétrone, inscriptions de Pompéi) puis de quelques libertins modernes. « Tout homme qui ne voudrait que vivre vivrait heureux » : la formule épicurienne de Rousseau fut reprise en mai 1968. La crise contemporaine de l'éthique opère un retour à Épicure comme moraliste. De Michel Foucault à Michel Onfray, la conviction qu'un bon usage des sens et une morale des plaisirs peuvent aboutir à un bonheur raisonnable dans l'instant présent n'est pas sans trouver de puissants échos. Geneviève HÉBERT © Encyclopædia Universalis 2007, tous droits réservés 2 Lettre à Ménécée Epicure à Ménécée, Même jeune, on ne doit pas hésiter à philosopher. Ni, même au seuil de la vieillesse, se fatiguer de l’exercice philosophique. Il n’est jamais trop tôt, qui que l’on soit, ni trop tard pour l’assainissement de l’âme. Tel, qui dit que l’heure de philosopher n’est pas venue ou qu’elle est déjà passée, ressemble à qui dirait que pour le bonheur, l’heure n’est pas venue ou qu’elle n’est plus. Sont donc appelés à philosopher le jeune comme le vieux. Le second pour que, vieillissant, il reste jeune en biens par esprit de gratitude à l’égard du passé. Le premier pour que jeune, il soit aussi un ancien par son sang-froid à l’égard de l’avenir. En définitive, on doit donc se préoccuper de ce qui crée le bonheur, s’il est vrai qu’avec lui nous possédons tout, et que sans lui nous faisons tout pour l’obtenir. Ces conceptions, dont je t’ai constamment entretenu, garde-les en tête. Ne les perds pas de vue quand tu agis, en connaissant clairement qu’elles sont les principes de base du bien vivre. D’abord, tenant le dieu pour un vivant immortel et bienheureux, selon la notion du dieu communément pressentie, ne lui attribue rien d’étranger à son immortalité ni rien d’incompatible avec sa béatitude. Crédite-le, en revanche, de tout ce qui est susceptible de lui conserver, avec l’immortalité, cette béatitude. Car les dieux existent : évidente est la connaissance que nous avons d’eux. Mais tels que la foule les imagine communément, ils n’existent pas : les gens ne prennent pas garde à la cohérence de ce qu’ils imaginent. N’est pas impie qui refuse des dieux populaires, mais qui, sur les dieux, projette les superstitions populaires. Les explications des gens à propos des dieux ne sont pas des notions établies à travers nos sens, mais des suppositions sans fondement. De là l’idée que les plus grands dommages sont amenés par les dieux ainsi que les bienfaits. En fait, c’est en totale affinité avec ses propres vertus que l’on accueille ceux qui sont semblables à soi-même, considérant comme étranger tout ce qui n’est pas tel que soi. Accoutume-toi à penser que pour nous la mort n’est rien, puisque tout bien et tout mal résident dans la sensation, et que la mort est l’éradication de nos sensations. Dès lors, la juste prise de conscience que la mort ne nous est rien autorise à jouir du caractère mortel de la vie : non pas en lui conférant une durée infinie, mais en l’amputant du désir d’immortalité. Il s’ensuit qu’il n’y a rien d’effrayant dans le fait de vivre, pour qui est authentiquement conscient qu’il n’existe rien d’effrayant non plus dans le fait de ne pas vivre. Stupide est donc celui qui dit avoir peur de la mort non parce qu’il souffrira en mourant, mais parce qu’il souffre à l’idée qu’elle approche. Ce dont l’existence ne gêne point, c’est vraiment pour rien qu’on souffre de l’attendre ! Le plus effrayant des maux, la mort ne nous est rien, disais-je : quand nous sommes, la mort n’est pas là, et quand la mort est là, c’est nous qui ne sommes plus ! Elle ne concerne donc ni les vivants ni les trépassés, étant donné que pour les uns, elle n’est point, et que les autres ne sont plus. Beaucoup de gens pourtant fuient la mort, soit en tant que plus grands des malheurs, soit en tant que point final des choses de la vie. Le sage, lui ne craint pas le fait de n’être pas en vie : vivre ne lui convulse pas l’estomac, sans qu’il estime être mauvais de ne pas vivre. De même qu’il ne 3 choisit jamais la nourriture la plus plantureuse, mais la plus goûteuse, ainsi n’est-ce point le temps le plus long, mais le plus fruité qu’il butine ? Celui qui incite d’un côté le jeune à bien vivre, de l’autre le vieillard à bien mourir est un niais, non tant parce que la vie a de l’agrément, mais surtout parce que bien vivre et bien mourir constituent un seul et même exercice. Plus stupide encore celui qui dit beau de n’être pas né, ou « sitôt né, de franchir les portes de l’Hadès ». S’il est persuadé de ce qu’il dit, que ne quitte-t-il la vie sur-le-champ ? Il en a l’immédiate possibilité, pour peu qu’il le veuille vraiment. S’il veut seulement jouer les provocateurs, sa désinvolture en la matière est déplacée. Souvenons-nous d’ailleurs que l’avenir, ni ne nous appartient, ni ne nous échappe absolument, afin de ne pas tout à fait l’attendre comme devant exister, et de n’en point désespérer comme devant certainement ne pas exister. 1 Il est également à considérer que certains d’entre les désirs sont naturels, d’autres vains, et que si certains des désirs naturels sont nécessaires, d’autres ne sont seulement que naturels. Parmi les désirs nécessaires, certains sont nécessaires au bonheur, d’autres à la tranquillité durable du corps, d’autres à la vie même. Or, une réflexion irréprochable à ce propos sait rapporter tout choix et tout rejet à la santé du corps et à la sérénité de l’âme, puisque tel est le but de la vie bienheureuse. C’est sous son influence que nous faisons toute chose, dans la perspective d’éviter la souffrance et l’angoisse. Quand une bonne fois cette influence a établi sur nous son empire, toute tempête de l’âme se dissipe, le vivant n’ayant plus à courir comme après l’objet d’un manque, ni à rechercher cet autre par quoi le bien, de l’âme et du corps serait comblé. C’est alors que nous avons besoin de plaisir : quand le plaisir nous torture par sa non-présence. Autrement, nous ne sommes plus sous la dépendance du plaisir. Voilà pourquoi nous disons que le plaisir est le principe et le but de la vie bienheureuse. C’est lui que nous avons reconnu comme bien premier et congénital. C’est de lui que nous recevons le signal de tout choix et rejet. C’est à lui que nous aboutissons comme règle, en jugeant tout bien d’après son impact sur notre sensibilité. Justement parce qu’il est le bien premier et né avec notre nature, nous ne bondissons pas sur n’importe quel plaisir : il existe beaucoup de plaisirs auxquels nous ne nous arrêtons pas, lorsqu’ils impliquent pour nous une avalanche de difficultés. Nous considérons bien des douleurs comme préférables à des plaisirs, dès lors qu’un plaisir pour nous plus grand doit suivre des souffrances longtemps endurées. Ainsi tout plaisir, par nature, a le bien pour intime parent, sans pour autant devoir être cueilli. Symétriquement, toute espèce de douleur est un mal, sans que toutes les douleurs soient à fuir obligatoirement. C’est à travers la confrontation et l’analyse des avantages et désavantages qu’il convient de se décider à ce propos. A certains moments, nous réagissons au bien selon les cas comme à un mal, ou inversement au mal comme à un bien. Ainsi, nous considérons l’autosuffisance comme un grand bien : non pour satisfaire à une obsession gratuite de frugalité, mais pour que le minimum, au 1 Image : www.blogg.org 4 cas où la profusion ferait défaut, nous satisfasse. Car nous sommes intimement convaincus qu’on trouve d’autant plus d’agréments à l’abondance qu’on y est moins attaché, et que si tout ce qui est naturel est plutôt facile à se procurer, ne l’est pas tout ce qui est vain. Les nourritures savoureusement simples vous régalent aussi bien qu’un ordinaire fastueux, sitôt éradiquée toute la douleur du manque : pain et eau dispensent un plaisir extrême, dès lors qu’en manque on les porte à sa bouche. L’accoutumance à des régimes simples et sans faste est un facteur de santé, pousse l’être humain au dynamisme dans les activités nécessaires à la vie, nous rend plus aptes à apprécier, à l’occasion, les repas luxueux et, face au sort, nous immunise contre l’inquiétude. Quand nous parlons du plaisir comme d’un but essentiel, nous ne parlons pas des plaisirs du noceur irrécupérable ou de celui qui a la jouissance pour résidence permanente - comme se l’imaginent certaines personnes peu au courant et réticentes à nos propos, ou victimes d’une fausse interprétation - mais d’en arriver au stade où l’on ne souffre pas du corps et ou l’on n’est pas perturbé de l’âme. Car ni les beuveries, ni les festins continuels, ni les jeunes garçons ou les femmes dont on jouit, ni la délectation des poissons et de tout ce que peut porter une table fastueuse ne sont à la source de la vie heureuse : c’est ce qui fait la différence avec le raisonnement sobre, lucide, recherchant minutieusement les motifs sur lesquels fonder tout choix et tout rejet, et chassant les croyances à la faveur desquelles la plus grande confusion s’empare de l’âme. Au principe de tout cela, comme plus grand bien : la prudence. Or donc, la prudence, d’où sont issues toutes les autres vertus, se révèle en définitive plus précieuse que la philosophie : elle nous enseigne qu’on ne saurait vivre agréablement sans prudence , sans honnêteté et sans justice, ni avec ces trois vertus vivre sans plaisir. Les vertus en effet participent de la même nature que vivre avec plaisir, et vivre avec plaisir en est indissociable. D’après toi, quel homme surpasse en force celui qui sur les dieux nourrit des convictions conformes à leurs lois ? Qui face à la mort est désormais sans crainte ? Qui a percé à jour le but de la nature, en discernant à la fois comme il est aisé d’obtenir et d’atteindre le "summum" des biens, et comme celui des maux est bref en durée ou en intensité ; s’amusant de ce que certains mettent en scène comme la maîtresse de tous les événements – les uns advenant certes par nécessité, mais d’autres par hasard, d’autres encore par notre initiative –, parce qu’il voit bien que la nécessité n’a de comptes à rendre à personne, que le hasard est versatile, mais que ce qui vient par notre initiative est sans maître, et que c’est chose naturelle si le blâme et son contraire la suivent de près (en ce sens, mieux vaudrait consentir à souscrire au mythe concernant les dieux, que de s’asservir aux lois du destin des physiciens naturalistes : la première option laisse entrevoir un espoir, par des prières, de fléchir les dieux en les honorant, tandis que l’autre affiche une nécessité inflexible). Qui témoigne, disais-je, de plus de force que l’homme qui ne prend le hasard ni pour un dieu, comme le fait la masse des gens (un dieu ne fait rien de désordonné), ni pour une cause fluctuante (il ne présume pas que le bien ou le mal, artisans de la vie bienheureuse, sont distribués aux hommes par le hasard, mais pense que, pourtant, c’est le hasard qui nourrit les principes de grands biens ou de grands maux) ; l’homme convaincu qu’il est meilleur d’être dépourvu de chance particulière tout en raisonnant bien que d’être chanceux en déraisonnant ; l’idéal étant évidemment, en ce qui concerne nos actions, que ce qu’on a jugé « bien » soit entériné par le hasard. 5 A ces questions, et à toutes celles qui s’y rattachent, réfléchis jour et nuit pour toi-même et pour qui est semblable à toi, et jamais tu ne seras troublé ni dans la veille ni dans tes rêves, mais tu vivras comme un dieu parmi les humains. Car il n’a rien de commun avec un animal mortel, l’homme vivant parmi des biens immortels." 2 Quand Épicure fonda son école à Athènes, en 306 avant J.-C., la vie culturelle de la Grèce était dominée par les deux grandes écoles qui avaient recueilli l'héritage de Platon et d'Aristote : l'Académie et le Lycée. Épicure eut clairement conscience qu'il lui fallait mener sa bataille philosophique contre elles et contre la culture dont elles étaient l'expression. Aussi la formation de sa pensée fut-elle déterminée non pas seulement par la crise que traversait alors la civilisation grecque, mais plus encore par la nécessité d'opposer un système philosophique solide au prestige de ces deux écoles. Si le choix de l'idéal qu'il assignait à la philosophie - le bonheur de l'homme - était une réaction naturelle à la désagrégation de la ville-État dans laquelle l'homme-citoyen avait trouvé traditionnellement la possibilité de se réaliser et de satisfaire ses aspirations, sa polémique s'engageait contre les écoles qui n'avaient pas su inventer de solutions adaptées à cette mutation et aux difficultés qu'elle engendrait. C'est pourquoi Épicure n'opposa pas à ses adversaires une culture différente de la leur, mais un nouveau genre de vie, une manière distincte de concevoir le monde et l'homme. Ainsi s'explique qu'Épicure ne cherche pas une originalité absolue dans les éléments singuliers qui composent l'ensemble de son système - au contraire, peu de systèmes sont aussi largement tributaires de la spéculation philosophique antérieure que le sien : de Démocrite à Aristote, des sophistes aux cyrénaïques. L'un des mérites d'Épicure fut de savoir harmoniser ces éléments disparates en un ensemble cohérent. Historique Épicure naquit en 341 avant J.-C. dans l'île de Samos, de parents athéniens établis là comme colons. À en croire Diogène Laërce dans ses Vies, doctrines et sentences de philosophes illustres, il se serait consacré à l'étude de la philosophie à quatorze ans ; selon une autre tradition, à douze ans ; quoi qu'il en soit, les Anciens donnaient comme preuve de sa précocité le fait qu'il avait décidé d'entreprendre des études philosophiques par irritation contre les maîtres d'école qui ne savaient pas lui expliquer convenablement le passage de la Théogonie d'Hésiode relatif au Chaos : Hésiode était, avec Homère, l'auteur le plus familier aux élèves d'alors et son importance comme premier investigateur des origines (Ïrhc) avait été consacrée par Aristote. Le premier maître d'Épicure fut peut-être, à Samos même, le platonicien Pamphile ; mais bientôt Épicure quitta l'île pour Théos où se trouvait une école plus célèbre, dirigée par le disciple de Démocrite, Nausiphane. Il fut un élève particulièrement attentif, comme devait en témoigner, peut-être par vanité, Nausiphane lui-même. De dix-huit à vingt ans, Épicure est à Athènes où il remplit ses obligations militaires. C'est peut-être à cette époque qu'il eut l'occasion (la tradition ne mentionne qu'une seule fois cet événement) d'écouter les leçons de Xénocrate qui avait succédé à Platon à la direction de l'Académie. À la fin de cette période, il ne put revenir à Samos, car on avait chassé les colons athéniens de l'île et la 2 Image : melavie.centerblog.net 6 famille d'Épicure s'était réfugiée à Colophon. On ne possède pas de renseignements certains sur les dix années suivantes : s'agit-il d'une période de voyages et d'étude ? Cette hypothèse repose sur un long fragment d'une lettre adressée à sa mère qui s'inquiète pour son fils éloigné de la maison paternelle. Y apparaissent déjà clairement certains traits caractéristiques de ce qui sera sa doctrine : similitude entre le bonheur du sage et celui des dieux, théorie des simulacres. Le ton chaleureux de sentiments profonds et sincères est déjà celui qui marquera constamment les rapports d'Épicure et des personnes qu'il aime. Par la suite, la tradition nous parle de l'ouverture de ses écoles à Mytilène, pour une très courte période, puis à Lampsaque, où il demeura cinq ans, et enfin, en 306 avant J.-C., de son retour à Athènes et de la fondation de l'école où il resta jusqu'à sa mort. Pour fonder son école, Épicure acheta le « Jardin » et une maison, à Athènes, dans le dème de Mélite. Parmi ses premiers élèves, on trouve une partie de ceux qu'il avait regroupés pendant ses années d'enseignement en Asie et qui l'avaient suivi ; il y avait certainement Hermarque de Mytilène, qui lui succéda à l'école et Métrodore de Lampsaque, peut-être le plus illustre de tous. Pour comprendre cette dernière période de l'école, il faut savoir que la vie s'y déroulait en étroite relation avec celle des autres centres épicuriens qui étaient restés vivants en Asie après le départ du maître et comptaient encore de nombreux élèves. Parmi les plus connus figuraient Idoménée, Mithrès et Timocrate, qui, à l'exception de ce dernier, demeurèrent toujours fidèles au maître. Épicure parvint donc à donner à son école une solide unité qui se manifesta même après sa mort et dont il faut chercher la première cause dans le rayonnement de sa personnalité et dans la richesse spirituelle et doctrinale de l'héritage qu'il laissa à ses élèves. Ainsi, tout au long de sa vie, Épicure ne manqua jamais, par des relations épistolaires entretenues avec ses disciples, de manifester à ces groupes lointains sa présence vivante et vigilante ; certaines lettres avaient sans doute une importance doctrinale exceptionnelle puisque, des siècles plus tard, elles continuent à être évoquées comme des textes fondamentaux : la lettre dite « splendide », celle adressée au jeune Pythoclès, celle à Ménécée sur la vie morale. D'autres valaient moins par leur contenu doctrinal que comme témoignages d'affection et de sollicitude du maître. L'école garda un souvenir déférent de cette abondante production épistolaire et, plus de deux siècles plus tard, Philodème y puisa, par d'amples et nombreuses citations, pour retracer l'histoire de l'école, riche en modèles incarnant parfaitement l'idéal de vie que les adeptes d'Épicure se proposaient de réaliser. Vie publique La solidarité et l'amitié qui, par ailleurs, étaient les éléments fondamentaux du système éthique d'Épicure, constituaient donc le lien idéal qui unissait les disciples à l'école. L'organisation pratique elle-même devait être des plus simples car tout était facilité par l'extrême frugalité de la vie que l'on menait au « Jardin ». Dans une lettre à Polyainos, Épicure se vantait de réussir à dépenser moins que Métrodore pour la nourriture journalière et établissait un rapport direct entre les progrès dans la frugalité et les progrès dans la sagesse. Il fallait cependant assurer l'indispensable minimum : aussi Épicure demandait-il à chaque disciple de verser une contribution. Il n'avait pas voulu adopter le système de la communauté des biens pratiqué chez les pythagoriciens, estimant que ce système favorisait la méfiance, ennemie de l'amitié, et qu'en outre une organisation aussi rigoureuse éloignerait sans doute de l'école nombre de 7 personnes remarquables qui, probablement, n'auraient pas pu consacrer toute leur vie à l'école. 3 Deux de ces personnalités, Mithrès et Idoménée, nous sont mieux connues et nous intéressent particulièrement : les événements de leur existence montrent avec quelle clairvoyance, quelle compréhension et quel réalisme Épicure imposait l'application des préceptes qu'il enseignait. Il demandait par exemple au sage de ne pas s'occuper de politique, de ne pas participer à la vie publique, les devoirs et les préoccupations qu'elle implique étant de sérieux obstacles à la conquête de la béatitude. Or Mithrès, ministre des Finances du roi Lysimaque, était, bien que tout entier plongé dans la vie politique, membre et soutien convaincu de l'école. Épicure lui avait reproché d'accepter ces tracas et rappelé que la doctrine épicurienne considérait comme « vulgaires et grossières [...] les formes de vie qui ne tendent pas au bonheur », mais Mithrès n'en avait pas pour autant renoncé à sa charge. Cependant, lorsque l'infortune le frappa, avec la mort de Lysimaque (281 av. J.-C.), Mithrès jouit à son tour des faveurs et de la protection accordées aux autres membres ; l'école tout entière accepta avec enthousiasme de l'aider et travailla tout d'abord à le libérer de la prison. Très semblable devait être la situation d'Idoménée, lui aussi personnage politique de premier rang et célèbre érudit. Dans les lettres qu'Épicure lui avait envoyées, on relève des reproches semblables et des invitations à ne pas surestimer une telle vie et les honneurs qu'elle comporte. Pourtant, Idoménée avait été un des premiers disciples d'Épicure depuis l'époque de Lampsaque : la lettre que, mourant, il lui adressa avec ses dernières recommandations témoigne des liens étroits qui les unirent. Épicure savait donc qu'il ne pouvait exiger de tous la recherche absolue de la sagesse, mais il n'en dédaignait pas pour autant l'amitié d'un Mithrès ou d'un Idoménée. À ces élèves, qui ne pouvaient consacrer à l'étude de la philosophie tout le temps et le zèle nécessaires, il destinait des œuvres particulières sous forme de résumés. C'est à ce genre de résumés qu'appartiennent par exemple les deux premières lettres, à Hérodote et à Pythoclès. Néanmoins, l'école n'était pas ouverte aux seuls personnages illustres : elle accueillait tout le monde, même les femmes, et parmi elles les hétaïres et les esclaves. Cet élément constituait une différence très importante avec l'Académie et le Lycée. Ni l'un ni l'autre ne visait - et tel est, pour Épicure, le but de la philosophie - à conduire l'homme, et tous les hommes indistinctement, sur la voie de la sagesse. Certes Épicure n'avait pas été le premier à poser le problème de la dignité humaine des esclaves et il ne proclama pas l'affranchissement universel des esclaves au nom de la philosophie, mais il leur reconnut le droit et la capacité de philosopher. Certains ont reconnu dans cette attitude de sympathie envers les humbles des marques d'idées égalitaires, une sensibilité nouvelle relativement à l'élévation et à l'éducation des masses. Les choses ne sont pas si simples. L'égalité, la solidarité, l'amitié valaient surtout pour Épicure dans le cercle restreint de l'école : ces sentiments et ces attitudes ne prenaient pas une véritable valeur universelle. Il y avait au contraire chez lui, clairement affirmé, le mépris des 3 Image : shalmaneser.blogspirit.com 8 masses,; le choix qu'il fait pourtant de proclamer la vérité à tous et d'affronter le risque de ne pas être compris, au lieu de flatter les foules pour recueillir leurs suffrages, est aussi une affirmation orgueilleuse de fidélité à ses principes. Diogène Laërce rapporte qu'Épicure écrivit beaucoup et que l'ensemble de ses écrits formait quelque 300 volumes. La quasi-totalité de cette œuvre est perdue et si nous ne possédions pas les textes de nombreux autres auteurs anciens qui, à divers titres, eurent l'occasion de rapporter, de paraphraser, de discuter ses œuvres, une part importante de son système nous serait inconnue. Outre un certain nombre de fragments, les textes que Diogène Laërce a conservés sont les suivants : trois lettres de caractère doctrinal (adressées à Hérodote, à Pythoclès, à Ménécée) qui contiennent des abrégés (la première, de la physique ; la deuxième, de l'astronomie et de la météorologie ; la troisième, de l'éthique) ; un recueil de sentences, pour la plupart de caractère éthique. Le célèbre biographe donne une liste de 41 titres des œuvres les plus significatives ; mais de la majorité d'entre elles nous ne possédons pas le moindre fragment. Un autre recueil de 81 sentences, le Gnomologium Vaticanum, fut découvert en 1888 dans un manuscrit de la Bibliothèque vaticane ; on y trouve un bon nombre de sentences authentiques à côté d'autres que l'on peut avec certitude attribuer à ses élèves. En ce qui concerne les trois lettres, il faut signaler une importante différence entre les deux premières et la troisième. Tandis que les lettres à Hérodote et à Pythoclès se présentent comme un résumé d'une partie du système, la lettre à Ménécée veut être, outre une dissertation sur l'éthique, un véritable manifeste philosophique. Épicure, sans se départir d'une forme littéraire soignée, y expose sa conception de la philosophie comme un moyen d'accéder au bonheur et disserte sur la nature de ce bonheur. Vers 1750, vinrent s'ajouter d'autres textes découverts dans les papyrus d'Herculanum. Il s'agit d'œuvres qui nous sont parvenues fragmentaires, et parmi elles les restes d'une dizaine de livres du plus grand traité d'Épicure : De la nature, dont les 37 livres contenaient tout le système. De cet ensemble de fragments, on peut déduire que l'œuvre d'Épicure ne suit pas un plan rigoureusement établi. Ces fragments permettent en outre de se faire une idée assez claire de ce qu'était l'autre type d'enseignement d'Épicure, celui qui n'avait pas forme de catéchisme : l'exposé est vaste et minutieux, riche en renvois à d'autres passages du développement ainsi qu'à tous les problèmes qui se rattachent au thème. L'épicurisme Physique : atomes et agrégats On ne peut exposer la physique épicurienne sans tenir compte de quelques données. En premier lieu, bien que pour Épicure la physique reste subordonnée à l'éthique, il ne l'élabora pas avec moins de soin et d'enthousiasme, précisément parce qu'elle constituait à ses yeux le fondement de l'éthique ; en second lieu, et en étroit rapport avec ce qui vient d'être dit, le choix de l'atomisme de Démocrite a une signification profonde dans la mesure où seul ce système permettait de construire une telle éthique. Pour Épicure, atteindre le bonheur imposait comme préalable de libérer l'homme de la crainte des dieux, c'est-à-dire d'exclure le divin du monde, et particulièrement de ce moment important qu'est la naissance du monde avec l'ordre qui va le régir. Aucun système physique ne pouvait mieux répondre à cette exigence de libération que l'atomisme de Démocrite : cette doctrine permettait d'imaginer l'existence d'une matière infinie, les atomes, 9 dispersée dans une extension infinie, l'espace (atomes et espace étant les deux réalités éternelles) ; et comme, dans l'espace infini, il n'y a pas de centre vers lequel puisse tendre la matière, Épicure considère les atomes comme soumis à un mouvement éternel de chute, animé d'une vitesse suprasensible mais uniforme puisque s'opérant dans le vide. De plus - ce qui suppose que la Terre soit plate - un tel mouvement de chute suit la position verticale de l'homme et s'effectue du haut vers le bas. Mais comme son caractère rectiligne l'empêche de rendre compte de la rencontre des atomes (ce ne fut pas la seule raison), Épicure confère aux atomes la capacité de modifier leur trajectoire, ne serait-ce que très légèrement, de manière à former le tourbillon cosmogonique. On pouvait donc imaginer, dans l'extension infinie du temps passé et dans l'infinité de l'espace et de la matière, une série infinie d'unions et de rencontres d'atomes, le plus souvent infructueuses, mais capables parfois de donner lieu à des ensembles stables lorsque des formes particulières d'atomes, en nombre particulier et dans des positions réciproques particulières, viennent à se rencontrer. Ainsi, pour Épicure, les corps sont de deux espèces : les atomes, éternels et immuables, et les agrégats, plus ou moins résistants, mais tous destinés à se décomposer. Le caractère indestructible des atomes dérive de leur solidité, c'est-à-dire de l'absence de vide à l'intérieur, mais cela entraîne leur extrême sensibilité aux chocs et donc l'éternité de leur mouvement, même lorsqu'ils se trouvent à l'intérieur des agrégats. 4 Si le bonheur doit être un état de sécurité sereine, cette sécurité s'obtiendra d'abord par la connaissance, qui est le préalable et le fondement de toutes les autres activités humaines en ce qu'elle rétablit un contact confiant avec la réalité dont tout un courant de la pensée grecque semblait avoir compromis pour toujours la possibilité. Le premier intermédiaire de ce contact est la sensation, et c'est sur l'exactitude des informations qu'elle fournit qu'Épicure édifie son système. Il admet la véracité des sensations, en se fondant surtout sur l'impossibilité où nous sommes de démontrer qu'elles sont erronées. Étant donné que pour la vue, l'ouïe et l'odorat un tel contact ne peut s'établir directement, Épicure, reprenant là encore en la développant une idée de Démocrite, pense à l'existence d'émanations allant des objets aux organes sensitifs. La sensation visuelle, par exemple, s'expliquerait donc ainsi : le martèlement continuel des atomes à l'intérieur des corps détache sans interruption de leur surface des espèces de membranes ou « simulacres » qui conservent une structure identique à celle de l'objet dont elles partent et sont donc capables de le faire percevoir tel qu'il est à l'organe de la vue. Ces simulacres se meuvent à très grande vitesse car leur constitution est très ténue et ils ne rencontrent que peu d'obstacles sur leur chemin. Outre la sensation, il y a deux autres critères de la vérité : les affections, c'est-à-dire le plaisir ou la douleur, et les « prolepses » ou anticipations. Tandis que les affections concernent le domaine de l'éthique, les prolepses sont encore étroitement liées au domaine de l'activité connaissante ; ce sont des espèces d'idées générales, fixées dans l'esprit à la suite des innombrables perceptions d'un même objet ; elles sont toujours liées à un nom qu'il suffit de prononcer, de sorte que, grâce à la prolepse correspondante, on parvienne à penser l'objet que ce nom désigne. 4 Image : goldfishfanadecine.blogs.allocine.fr 10 L'âme est évidemment, dans un tel système, de nature corporelle et donc exposée à la mort ; elle est composée de quatre éléments dont trois sont respectivement semblables à l'air, au vent et au feu ; le quatrième, qui ne porte pas de nom, est le plus subtil et le plus mobile. Ces éléments expliquent d'abord les diverses réactions émotives par la prédominance de tel ou tel d'entre eux (le feu dans la colère, etc.) ; puis ils représentent l'intermédiaire par lequel le mouvement sensitif se transmet graduellement au corps en partant de l'élément le plus subtil. En outre, l'âme est divisée en deux parties : l'une, diffuse à travers tout le corps et intimement liée à lui, rendant compte des sensations ; l'autre, enfermée dans la poitrine et sans rapport direct avec le corps, en sorte que l'âme peut rester étrangère à ce qui affecte ce dernier. Cette seconde partie préside aussi à l'activité volitive, mais, du moment que l'on ne peut vouloir que ce que l'on connaît, tout acte de volonté doit présupposer un acte de connaissance, c'est-àdire, du côté de l'esprit, un choix de certains simulacres particuliers parmi d'autres. De cette manière, Épicure parvenait aussi à démontrer la liberté, qui peut se manifester même nonobstant certaines circonstances comme l'âge ou telle constitution particulière de l'âme. Dans un système rigoureusement matérialiste comme celui d'Épicure, où l'âme elle-même est corporelle, où les actes et les comportements de cette âme ne sont que les mouvements particuliers des atomes qui la composent, le fait d'admettre chez l'homme un principe de liberté revient évidemment à reconnaître l'action d'un même principe dans le mouvement des atomes, principe en vertu duquel celui-ci s'affranchit du déterminisme strict de Démocrite, de la causalité nécessaire. C'est ainsi qu'Épicure, après avoir constaté l'existence de la liberté chez l'homme, fut obligé de la supposer aussi dans le mouvement des atomes et qu'il imagina la « déclinaison » de ces derniers. Éthique De même que cette théorie de la connaissance ne fait que développer les conséquences nécessaires et logiques du principe de la fidélité aux sensations, de même l'éthique épicurienne est tout entière fondée sur le postulat suivant : le plaisir est le bien, la douleur est le mal ; ce sont là les deux affections fondamentales auxquelles toutes les autres se ramènent. Sur le plaisir et la douleur, Épicure donne d'autres précisions très importantes : tout d'abord, les douleurs et plaisirs de l'âme sont nettement séparés de ceux du corps, en sorte que l'état de plaisir ou de douleur du corps peut n'avoir aucune conséquence pour l'âme, et vice versa ; en second lieu, tous les plaisirs et toutes les douleurs indistinctement, même ceux de l'âme, peuvent se ramener à des plaisirs et à des douleurs du corps. L'application pratique la plus connue de cette doctrine est sans doute celle qui concerne l'amitié et les plaisirs qu'elle fait naître. Épicure, en effet, part de postulats matérialistes et hédonistes ; l'amitié elle-même apparaît donc comme une attitude intéressée, soit que l'on recherche la sécurité d’un ami, soit qu'on ait besoin de son appui. Une telle affirmation est cependant dépourvue de toute bassesse et de tout prosaïsme dans la perspective d’Épicure ; si le sage a besoin d'un ami, ce n'est pas dans le sens où on l'entend de prime abord : il n'a besoin ni d'appui politique, car il ne participe pas à la vie politique ; ni de protection complaisante, car il ne commet aucune action contraire aux coutumes et aux lois ; ni d'argent, car il se contente de peu pour vivre. « Le sage, confronté aux nécessités de la vie, sait plutôt donner que prendre. » 11 Épicure n'hésite pas à affirmer que tous les plaisirs puisent leur origine dans ceux du ventre ; cependant, et avec la même énergie, il précise que le plaisir dont il parle n'est pas celui du vulgaire, mais quelque chose de beaucoup plus modeste en apparence, à tel point que l'on a pu lui objecter que cela n'avait rien à voir avec le plaisir, avec la véritable absence de douleur du corps et de trouble de l'âme. Quand le corps possède tout ce qui lui est nécessaire (et ce nécessaire est infime), il jouit du plaisir dans une quiétude qu'Épicure appelle « constitutive » et qui dérive du parfait équilibre des atomes qui le composent. L'autre type de plaisir, celui du mouvement, ou plaisir cinétique, provient d'un mouvement quelconque affectant les sens ou s'exerçant sur les atomes qui les composent sans cependant les troubler ; en conséquence, il s'agit là d'un type de plaisir qui n'est point nécessaire au bonheur. Épicure ne pense pas qu'en toute circonstance le désir du plaisir doive être satisfait ; il peut exister des plaisirs dont la conséquence est une douleur et qu'il faudra donc repousser ; en revanche, il ne faudra pas fuir certaines douleurs qui, une fois surmontées, peuvent provoquer un plaisir. C'est alors la raison qui doit intervenir pour imposer son choix à l'impulsion animale. Épicure classait les désirs en trois catégories : les désirs naturels et nécessaires, comme par exemple le fait de boire quand on a soif ; les désirs naturels mais non nécessaires, comme ceux qui diversifient le plaisir, mais sont impuissants à éliminer la douleur (par exemple, des mets recherchés) ; les désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires, à savoir ceux qui naissent de 5 jugements illusoires, comme le désir de richesses et d'honneurs. En conséquence, les seuls désirs qui doivent être obligatoirement satisfaits sont ceux du premier groupe puisque la condition du véritable et parfait plaisir consiste d'abord à ne manquer d'aucune des choses qui sont nécessaires à la plénitude de l'être. C'est là, entre autres, un des éléments du quadruple remède qui condense en quatre brèves propositions toute la doctrine épicurienne du bonheur : il ne faut pas craindre les dieux ; l'idée de la mort ne doit pas troubler l'âme ; on peut facilement atteindre le bonheur ; le mal est aisément supportable. Nous avons déjà parlé du troisième point ; considérons les autres dans l'ordre. Étant donné la nature et l'essence de la divinité, l'homme ne devra redouter de la part de celle-ci aucun mal, ni colère ni châtiment, mais il ne pourra non plus en attendre aucun bien, du moins dans l'ordre de ce qu'espère le commun des mortels : miracles, faveurs, etc. Épicure ne pensait pas néanmoins qu'on dût se comporter comme si les dieux n'existaient pas ; il estimait au contraire que le sage - le sage épicurien, bien entendu, et lui seul pouvait nourrir un sincère et profond sentiment religieux, dépouillé de toute superstition perturbatrice. Progresser sur la voie de la sagesse n'est donc rien d'autre qu'une approche de la perfection divine et c'est pourquoi le sage considère la divinité comme un modèle à imiter. Épicure recommandait de participer à la vie religieuse pour y trouver des occasions d'élever l'esprit dans la contemplation de la perfection absolue. Cela constituait d'ailleurs l'un des canons du système pédagogique épicurien ; il était recommandé de méditer sur les modèles de perfection qu'on devait chercher à égaler. Ainsi Épicure résolvait-il également le problème religieux en parfaite cohérence avec les principes et les buts qui justifiaient pour lui toute activité philosophique : le bonheur. Il opposait 5 Image : lelabyrinthe.over-blog.net 12 cette religiosité sereine à celle de l'astrologie divine de Platon. Épicure combattait cette religion astrale comme un mensonge et une mystification parce qu'il se fondait sur cette supposition erronée que les astres étaient de nature divine. Des autres éléments du quadruple remède concernant la crainte de la mort et l'endurance au mal, Épicure combattait la première par cette affirmation connue que la mort n'est point là où nous sommes, et vice versa, idée renforcée en outre par le principe que le plaisir est parfait en un seul instant tout comme au long d'une durée de cent ans et que, par conséquent, l'infinité du temps n'y ajoute rien ; il rejetait ainsi l'objection qui fait redouter la mort comme étant la fin du plaisir. Quant à la douleur, Épicure affirmait que, lorsqu'elle est intense, elle est également brève car elle conduit à la mort ; si elle se prolonge, les sens s'émoussent et ne la ressentent plus. Tels sont les éléments essentiels de cette construction accomplie que fut le système éthique d'Épicure où s'harmonisent à la perfection la cohérence lucide dans l'application des principes, le sens de la mesure et la conscience aiguë que la théorie doit se fonder sur une dimension humaine. Graziano ARRIGHETTI D’après Encyclopædia Universalis 2007, tous droits réservés Image : lemurmuredesmots.blog.lemonde.fr