Commentaire de la lettre à Ménécée Remarques liminaires

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Commentaire de la lettre à Ménécée Remarques liminaires
Lettre à Ménécée - Plan
Commentaire de la lettre à Ménécée ____________________________________________1
Remarques liminaires ________________________________________________________1
Introduction________________________________________________________________2
I.
Combattre ce qui trouble l’homme __________________________________________6
A.
La pensée sur les dieux ____________________________________________________ 6
Moment 1 : La mise en œuvre des préceptes ________________________________________________ 6
Moment 2 : ce que sont réellement les dieux. ________________________________________________ 8
Moment 3 : La critique des croyances populaires. ___________________________________________ 11
B.
La pensée sur la mort ____________________________________________________ 13
II. Rechercher ce qui apaise l’homme _________________________________________20
A.
La classification des désirs ________________________________________________ 20
B.
Le plaisir comme principe et comme fin_____________________________________ 20
C.
Le critère du bonheur : l’autarcie __________________________________________ 20
D.
La distinction des plaisirs_________________________________________________ 20
III. Ce qui est requis pour trouver la vie heureuse________________________________20
A.
Prudence ou philosophie _________________________________________________ 20
B.
Connaissance et maîtrise de soi : l’idéal du sage ______________________________ 20
C.
Maîtrise de soi et fortune : « ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous »20
Conclusion________________________________________________________________20
Commentaire de la lettre à Ménécée
Remarques liminaires
La lecture de la lettre à Ménécée suscite quelques surprises :
! Le plan de ce court texte n’apparaît pas clairement : les commentateurs sont divisés
sur les divisions du texte !
! Certaines affirmations sont difficilement conciliables : ex. le statut de la philosophie
semble se modifier entre le début de la lettre et la fin.
! Certaines affirmations ne sont pas justifiées dans le texte :
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o Les conseils donnés s’appuient sur le système épicurien. Mais ce système
n’est pas exposé explicitement dans cette lettre.
o La relation entre vertu et bonheur, les relations avec les autres hommes doivent
être elles aussi expliquées en s’aidant d’autres textes épicuriens, y compris les
ouvrages des disciples (Lucrèce, …).
Introduction
[122]1 « Quand on est jeune (…) tout pour l’avoir ».
Problématique : pourquoi est-il nécessaire de philosopher à tout âge ?
Cette lettre n’est donc qu’un résumé, et non un exposé complet, systématique, ordonné. Ce résumé condense les éléments importants qui permettent à tous ceux qui le désirent (y compris les
moins expérimentés — les jeunes — ou ceux dont la vie est presque achevée — les plus
vieux —) de réunir les conditions pour trouver le bonheur, et lorsque celui-ci est atteint de le
conserver.
On retrouve dans ce texte les quatre éléments fondamentaux qui compose le tétrapharmakos,
l’espèce de onguent2 médicinal qui doit assurer la « santé de l’âme »3 et du corps4. Cet onguent
est composé, à l’origine, pour le corps de quatre ingrédients : cire, suif, poix, résine. On le trouve
mentionné chez Galien5.
Affirmer que l’âme a besoin impérativement du tétrapharmakos d’un nouveau genre, c’est affirmer que le philosophe Épicure est le « médecin de l’âme ». Pour autant, le plan de la lettre ne
suit pas formellement ce quadruple remède. En effet, entre les deux premiers éléments du remède et la prescription des deux derniers, Épicure intercale un long développement concernant la
classification des désirs et une description de la vie heureuse dans l’autarcie. L’explication de
cette lettre devra donc, à la fois, suivre le développement du texte, et justifier l’emploi de ce
quadruple remède pour trouver et conserver la vie heureuse.
Rappelons quelques évidences : sauf à vider de son sens la lettre même du texte, utiliser le
vocabulaire médical implique nécessairement :
! Que l’individu souffre d’une ou plusieurs pathologies.
! Il faut donc déterminer les causes de cette souffrance et de proposer ce fameux remède.
1 J’ai pris ici les divisions du texte qu’on trouve chez Diogène Laërce. C’est cet auteur qui nous a transmis le tex-
te d’Épicure, il faudra y faire correspondre les paragraphes de l’édition que vous utilisez.
2 Prononcer : ongant
3 Cf. ÉPICURE, Lettre à Ménécée, dans DIOGENE LAËRCE, Vies des philosophes illustres, X, § 122, désormais
abrégé : LM, 122.
4 LM, 130-132.
5 Cf. BAILLY. Galien : 129 – 201.
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! Ce point de vue médical exclut un jugement de valeur moral : il ne s’agit pas de
condamner la conduite d’un individu, mais de lui proposer d’acquérir et conserver une
vie heureuse. Il s’agit d’une éthique sans morale, ce n’est pas la distinction du Bien et
du Mal qui est défini par Épicure, mais la différence entre le bon et le mauvais. Le
mal, c’est la souffrance et non le péché, ou la faute morale !6
Quelle est la composition de ce nouveau remède ?
Le texte mentionne quatre éléments :
! Ne pas craindre les dieux7 ;
! Ne pas craindre la mort8 ;
! « Le souverain bien est facile à atteindre »9 ;
! « Le mal le plus extrême est étroitement limité quant à la durée ou à l’intensité ».10
L’introduction de cette lettre présente deux situations extrêmes : celle du jeune homme et celle du vieillard. À quel âge faut-il philosopher ? La question avait déjà agité Calliclès dans le
Gorgias11 de Platon : « Il est beau d’étudier la philosophie dans la mesure où elle sert à l'instruction et il n’y a pas de honte pour un jeune homme à philosopher ; mais, lorsqu'on continue à philosopher dans un âge avancé, la chose devient ridicule [...]. Quand je vois un homme, déjà vieux
qui philosophe encore et ne renonce pas à cette étude, je tiens, Socrate, qu'il mérite le fouet ».
Pourquoi cette condamnation de Calliclès ? « Un tel homme, si parfaitement doué qu’il soit, se
condamne à n'être plus un homme, en fuyant le cœur de la cité et les assemblées [...] où les
hommes se distinguent ». C’est donc une condamnation politique de la philosophie : seule
l’action du citoyen libre à une valeur pour l’homme grec. Puisque la philosophie platonicienne
est fondée principalement sur l’étude et la connaissance, celui qui philosophe se retranche hors
de la Cité. Selon Calliclès, la philosophie est une espèce de propédeutique à la vie politique…
Comme nous l’avons vu dans les cours précédents, le paysage politique a changé à l’époque
d’Épicure, les institutions démocratiques d’Athènes sont abandonnées. Épicure se démarque à la
fois de Platon et de Calliclès : la philosophie épicurienne n’est pas qu’un long parcours théorique
— au sens étymologique —, il ne faut pas attendre 35-50 ans pour accéder à la philosophie, à la
6 Cf. ÉPICURE, Maximes, X, tr. BALAUDE dans DL, X, : « X. Si les causes qui produisent les plaisirs des gens
dissolus défaisaient les craintes de la pensée, celles qui ont trait aux réalités célestes, à la mort et aux douleurs, et si
en outre elles enseignaient la limite des désirs, nous n'aurions rien, jamais, à leur reprocher, eux qui seraient emplis
de tous côtés par les plaisirs, et qui d'aucun côté ne connaîtraient ce qui est souffrant ou affligé, ce qui est précisément le mal. »
7 LM, 123-124.
8 LM, 124-127.
9 LM, 133.
10 LM, 133.
11 PLATON, Gorgias, 485 c.
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dialectique, à la contemplation des Idées ; mais la philosophie n’est pas non plus une propédeutique : elle n’est pas qu’une instruction, une culture générale qui permettrait aux jeunes gens de
briller en société. La philosophie n’a pas une utilité mondaine, elle a un intérêt vital : dès que
l’homme ou la femme12 est capable de penser, il doit philosopher.
Nous verrons ultérieurement ce que signifie « philosopher », mais examinons d’abord quels
sont les obstacles pour les jeunes et les plus vieux. Ces obstacles sont liés à la temporalité : « le
temps n’est pas venu ou qu’il n’est plus là »13. En effet, le jeune craint l’avenir : la crainte est un
obstacle fondamental au bonheur ; le vieillard regrette le passé comme un temps qui n’est plus,
qui est désormais inaccessible : le vieillard a une claire conscience d’une mort imminente, il ne
peut que regretter le passé. Nous verrons dans la suite du texte que modifier le rapport à la mort
est un des principes du quadruple remède.
Par défaut, nous pourrions supposer que le meilleur temps pour philosopher est la pleine maturité de l’âge adulte lorsque les craintes de la jeunesse et les regrets de la vieillesse ne sont pas
un obstacle : l’adulte est en pleine possession de ses moyens, effectivement, l’autarcie, c’est-àdire l’indépendance vis-à-vis des autres, est le critère de la vie heureuse.
Ceux qui sont plus jeunes ou plus vieux doivent surmonter un obstacle supplémentaire :
! Les plus jeunes doivent modifier leur représentation de l’avenir, ils doivent
s’affranchir de la crainte de l’avenir. Cela sera développé dans quelques paragraphes.
! Les plus âgés doivent modifier leur représentation du passé. Le passé ne doit pas être
appréhendé comme un temps mort, mais comme la source d’une joie présente14. Il reste à comprendre comment le passé peut susciter une joie présente. Il faudrait se livrer à
une analyse psychologique de notre représentation du passé, et s’interroger sur le statut ontologique de la temporalité. Nous verrons aussi qu’ils doivent s’affranchir de la
crainte de l’avenir, de la crainte de la mort. Ce qui peut paraître inquiétant, c’est la
formule « se lasser de philosopher » : elle implique une pratique ancienne de la philosophie et un dégoût. Pourquoi la philosophie, si elle procure le bonheur, peut-elle nous
lasser ? Il faut attendre la suite du texte pour espérer une réponse.
! En fait, pour résumer, le plus jeune doit acquérir le détachement du plus âgé, et le plus
âge doit conserver une forme de jeunesse.
Nous apprenons incidemment l’existence d’un lien nécessaire entre la philosophie et le bonheur. La philosophie épicurienne, comme de nombreux courants philosophiques en Grèce, est
12 La tradition rapporte que le Jardin d’Épicure était largement ouvert : on n’y trouvait pas nécessairement
l’aristocratie — les interlocuteurs habituels de Platon —, mais des esclaves et même des femmes !
13 LM, 122, tr. Balaudé
14 « reconnaissance — ou joie χαριν — que l’on éprouve pour ce qui s’est passé ». LM, 122, tr. Balaudé.
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eudémoniste : le but de la vie humaine est la recherche du bonheur ; le but de la philosophie sera
donc de trouver les moyens d’accéder au bien-vivre. La philosophie n’est donc pas un but en soi,
elle n’est qu’un moyen.
Quand je précise que l’homme recherche le bonheur, vous devez sans doute penser que cette
recherche motive aussi notre civilisation. Un bref rappel historique est nécessaire pour mesurer
l’enjeu de cette question. En TL, nous réfléchirons sur le but de la vie humaine dans le cadre du
cours sur le bonheur et le devoir. Il faut préciser que toutes les civilisations n’assignent comme
but ultime le recherche du bonheur individuel.
Prenons par exemple l’autre grande source de la culture occidentale : le judéo-christianisme.
Le judaïsme ancien ne connaît que la rétribution du juste sur terre, avec parfois, transmission de
la faute des parents sur les descendants. Ultérieurement, se pose la question de l’innocent bafoué : comment Dieu peut-il laisser souffrir le juste. Il suffit de relire le livre de Job. Enfin dernière évolution, reprise par le christianisme : la rétribution individuelle et collective après la
mort. Des philosophes contemporains inspirés du judaïsme comme Lévinas, ou les querelles
théologiques liées au développement du protestantisme ont réactivé cette question : si nos actions, que l’on qualifie de justes, sont fondés sur l’espérance d’une rétribution après la mort,
n’est-ce que par intérêt que nous agissons. Notre action peut-elle être encore qualifiée de moralement juste ? Ainsi, dans certains courants du christianisme, le but de la vie humaine n’est pas la
recherche d’un bonheur terrestre individuel ou collectif… et même parfois, le « pur amour » envers Dieu se mesure à l’indifférence que nous avons pour notre devenir ou notre rédemption.
L’affirmation épicurienne concernant le but de la vie humaine ne va donc pas de soi si l’on
examine l’histoire occidentale des croyances et des valeurs morales. Vous devriez me faire une
voire deux objections :
! Ce n’est qu’un fait historique, or il faut mesurer la validité d’un raisonnement ayant
valeur universelle.
! J’ai commis un anachronisme puisque je me suis appuyé sur une évolution ultérieure
de l’Occident.
Il faut alors expliquer l’espèce de contradiction entre le raisonnement épicurien et le fait historique que nous avons décrit : pourquoi le judéo-christianisme a-t-il développé cette doctrine du
« pur amour » ?
Il faut aussi remarquer qu’à l’époque d’Épicure, la rétribution individuelle après la mort est
aussi répandue dans la pensée grecque. C’est cette croyance que combat Épicure dans la première partie du texte.
Dès l’introduction, apparaissent les questions qui guideront la lecture du texte. Voyons les
deux premiers éléments du remède : ne pas craindre les dieux, ne pas craindre la mort.
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En tout cas, nous pouvons comprendre l’intérêt que suscite Épicure dans notre société. Un
philosophe qui fonde sa doctrine sur la recherche du bonheur et non sur le rachat des péchés
d’une humanité en perdition, d’autant que sa physique semble en accord avec les découvertes
scientifiques sur la composition de la matière.
I.
Combattre ce qui trouble l’homme
[123-127]
Pour l’instant, l’ordre apparaît clairement : en premier lieu, il faut lever les obstacles qui nous
empêchent de trouver le bonheur. Deux obstacles principaux : la crainte des dieux et celle de la
mort. Ces deux obstacles sont liés : en effet, dans la culture grecque, la colère divine peut
s’abattre durant la vie de l’individu, mais aussi lorsque l’individu rejoint le séjour infernal.
A. La pensée sur les dieux
[123-124] « Attache-toi donc (…) tout ce qui s’en écarte ».
Nous pourrions distinguer trois moments dans ce texte :
! Une brève introduction : comment mettre en œuvre l’enseignement d’Épicure.
! Ce que sont réellement les dieux.
! La critique des croyances populaires : ce que ne sont pas les dieux.
Moment 1 : La mise en œuvre des préceptes
De ces premières lignes, il n’existe aucune difficulté de vocabulaire ou de compréhension. En
paraphrasant : écoute ce que je t’ai déjà dit, ne l’oublie pas et met-le en pratique. Nous pouvons
interpréter ces consignes d’au moins trois manières distinctes :
! Un simple rappel rhétorique au début d’un texte qui porte sur l’éthique.
! Une attention particulière d’Épicure envers Ménécée : ce dernier est un disciple distrait, qui manque d’enthousiasme.
! L’expression d’une intention précise : rappeler à tous les lecteurs possibles les fondements du bien-vivre.
Les deux premières hypothèses ne sont pas satisfaisantes : nous retrouvons ces conseils de
remémoration continue dans les deux autres lettres d’Épicure à Hérodote15, et à Pythoclès16. À
chaque fois, ces indications enserrent le développement du texte. Elles se trouvent au début du
texte et à la fin. Nous pourrions y voir une marque rhétorique : un type formel de présentation.
Toutefois, dans la lettre à Hérodote17, Épicure mentionne explicitement la fonction précise de sa
15 Cf. DIOGENE LAËRCE, Vie des philosophes illustres, X, 35-36, abrégé désormais, DL, X , 35-36, 83.
16 DL, X, 84, 116.
17 Cf. DL, X , 35-36.
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lettre : il s’agit d’un résumé d’ouvrages plus importants, plus longs, plus difficiles destinés à tous
ceux qui ne peuvent pas les lire, mais qui veulent trouver et conserver la vie heureuse. Épicure
constate deux difficultés : conserver dans la mémoire les éléments généraux, être capable de ramener les détails de la réalité à ces principes généraux. C’est donc la dernière hypothèse qui
semble la plus juste.
Le moins que l’on puisse faire est de justifier l’insistance d’Épicure à répéter ces indications
pour chaque lettre. Quels sont les éléments importants :
! L’enseignement d’Épicure.
! La mise en pratique par l’exercice.
! Cet enseignement18et cette mise en pratique19 ne doivent se relâcher à aucun moment.
Tout se passe comme si, à tout moment, l’enseignement d’Épicure était menacé d’oubli,
comme si, à tout moment, la mise en pratique s’avérait à ce point difficile que l’on succombe à la
tentation de renoncer. Les obstacles peuvent venir d’un événement qui provoque une souffrance
physique (maladie, …) ou mentale (« l’âme »). On peut supposer que les valeurs sociales et même l’éducation reçue dans l’enfance sont autant d’obstacles, puisqu’elles proposent à l’individu
des normes de jugement et d’action, des croyances qui sont à l’opposé de ce qui doit permettre la
guérison de l’âme et du corps.
Il faut donc sans cesse reprendre un cheminement intérieur, reconstruire l’ordre des arguments
épicuriens, retrouver les évidences premières20 qui s’altèrent lorsque la fortune devient mauvaise
ou lorsque nous sommes séduits par les « opinions de la foule ».
Cet effort contre l’oubli s’apparente aux exercices spirituels que l’on trouve dans de nombreuses religions : ils sont fondés sur la répétition indéfinie, il semble que le but recherché soit
d’acquérir de nouvelles habitudes, qui corrigeront celles qui ont développé pendant l’enfance.21
Pour autant l’épicurisme n’est pas une religion, si on définit la religion comme une institution
humaine qui a pour but de déterminer la manière dont il faut honorer la ou les divinités. Il s’agit
donc d’un ensemble de pratiques et de croyances ayant trait au sacré. Il faudrait affirmer que
l’épicurisme pose comme préalable à la vie heureuse la critique des religions populaires. Cette
critique est exposée en deux temps :
! Ce que sont réellement les dieux.
! La critique des croyances populaires : ce que ne sont pas les dieux.
18 LM, 123 : « attache-toi aux enseignement que je n’ai cessé de te donner ». Chez Balaudé : « Et ce à quoi,
continûment, je t’exhortais, cela pratique-le ».
19 LM, 134 : « médite donc tous ces enseignements […], médite-les jour et nuit ».
20 « prénotions » ou « prolepses ».
21 Sur l’ensemble de la question, cf. HADOT, Qu’est-ce que la philosophie antique ?
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Moment 2 : ce que sont réellement les dieux.
Avouons-le, commence ici les premières difficultés de cette lettre. Paradoxalement, Épicure
reprend une partie des croyances populaires et rejette une autre. Il accorde aux divinités le statut
d’êtres incorruptibles (αφταρτος) et bienheureux.
Il faut donc résoudre quelques questions :
! Qu’est-ce que connaissance évidente ?
! Pourquoi les dieux sont-ils incorruptibles et bienheureux ?
! Ne peut-on leur accorder que ces deux caractéristiques ?
! Qu’est-ce que connaissance évidente ?
Une connaissance évidente repose nécessairement sur une prénotion, ou pour reprendre le
néologisme épicurien, elle repose sur une prolepse. Il s’agit d’exposer ici quelques éléments de
la Canonique et de la Physique d’Épicure.
La pensée épicurienne s’inscrit dans la tradition atomiste inaugurée par Démocrite. L’univers
est composé d’atomes, c’est-à-dire de particules insécables, de formes et de tailles variées, qui
s’associent les uns aux autres, composant ainsi des corps visibles. Les atomes sont invisibles.
Nous reviendrons ultérieurement sur la cohérence de la physique épicurienne. Admettons provisoirement l’existence des atomes.
Tout ce qui est en rouge est trop technique : il n’est pas obligatoire de le mémoriser
Ces corps émettent, de manière continue, des images ou des simulacres. Il s’agit de pellicules
superficielles, si fines (l’épaisseur d’un atome) qu’elles atteignent l’œil immédiatement.22
Ces images permettent de comprendre, à la fois, les actes d’imagination et les rêves. Imagination et rêves trouvent toujours leur origine dans les sensations. Les bizarreries de certaines impressions sont le fruit de collages fortuits d’images sensibles. À la limite, nous pourrions créer
volontairement l’image de Centaure en nous concentrant sur l’image d’être humain et celle de
cheval. Toutes les sensations sont donc vraies23 en tant que nous recevons ces simulacres, mais
recevoir des simulacres ne signifie pas nécessairement qu’il faille attribuer à ces images la présence d’un corps solide.
22 Le toucher est étudié dans d’autres textes.
23 Dans un texte anti-épicurien, PLUTARQUE, Contre Colotès, 25, 1121 b évoque les contradictions liées aux sen-
sations. Il prend l’exemple de l’eau chaude et de l’eau froide. Placer chaque main dans une eau différente, puis les
plonger dans de l’eau tiède… l’impression sera contradictoire. Cf. RODIS-LEWIS, Épicure et son école, p. 98.
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Ex. : quand Oreste24 croit voir les Furies, sa sensation est vraie dans la mesure où il y a des
simulacres, mais Oreste se trompait en jugeant qu’il y avait réellement des Furies en chair et en
os. Il y a parfois superposition entre des images présentes et des images passées issues de la mémoire et de l’imagination.
N. B. : des traités ultérieurs de l’épicurisme préciseront les rapports entre les 5 sens. Cf. LS,
vol. I, p. 167-168, commenté p. 174-176. Les 5 sens sont incommensurables.25
Le point de départ de toute connaissance est donc les sensations.
Toute connaissance universelle repose donc sur une collection de sensations semblables, réunies par la mémoire. La prolepse est la notion générique de n’importe quel type d’objet issu de
l’expérience. Il s’agit d’une synthèse issue de la répétition de multiples expériences d’une même
classe d’objets. Cette notion générique est associée au mot qui la désigne. La prolepse devrait résoudre le paradoxe de Ménon (on ne peut chercher que ce que l’on connaît déjà)26 sans avoir besoin de la réminiscence platonicienne. Le problème épicurien est d’éviter le recours aux Idées
platoniciennes ou aux formes aristotéliciennes.27
La prolepse est causée par la répétition : cela atténue ou annule toutes les différences, les variations d’une sensation à l’autre. On ne garde que les points communs, progressivement, apparaît l’unité de l’objet stable, à cette unité est donc associée l’unité du mot.
La prolepse ne porte pas seulement sur les objets matériels, mais aussi sur ce que l’on peut
appeler des abstractions : par exemple, l’utilité de l’objet.28 L’esprit n’est donc pas passif, il raisonne et réunit sous une même prolepse des caractéristiques appartenant à plusieurs objets matériels.
Nous pouvons maintenant déterminer ce qu’est une connaissance vraie : elle trouve son origine dans la sensation, elle est élaborée par l’esprit. Sa forme parfaite est la prolepse de l’objet.
Nous pouvons donc répondre maintenant au problème posé par notre texte ! Quelle peut être
la prolepse que nous avons des dieux ?
Deux interprétations possibles :
Interprétation 1 :
24 Cf. SEXTUS-EMPIRICUS, Contre les professeurs, VIII, 63, cité par LS, vol. I, p. 170-171.
25 Cependant RODIS-LEWIS, p. 97, rappelle une critique de Descartes contre les matérialistes du XVIIe : un coup
sur l’œil fait voir 36 couleurs !
26 Cette question hante l’histoire de la philosophie : Ockham au XIVe se pose la question de la pertinence de la
représentation mentale. Pour savoir ce qu’est un bœuf, il faut déjà avoir une connaissance de ce qu’est un bœuf, pour
savoir donc si notre représentation correspond au réel, il faudrait être capable de comparer notre représentation à la
réalité. Comment le faire si nous ne connaissons que nos représentations ?
27 Difficulté de l’épicurisme : nulle expérience ne peut nous donner ce que nous pensons par « carré ».
28 Cf. LUCRECE, De rerum natura, V, 586-857.
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C’est l’interprétation traditionnelle, influencé par un disciple d’Épicure, Lucrèce29. Celui-ci
décrit l’existence des dieux chez Épicure comme des êtres composés d’atomes subtils, vivants
dans les inter-mondes — il y a une infinité de mondes selon Épicure —. En vivant dans ces intermondes, Ils ne sont pas soumis à la destruction provoquée par le choc avec d’autres atomes, c’est
pourquoi ils sont incorruptibles, et non pas immortels. Ces dieux n’influencent pas le cours de
notre monde. Ils ne récompensent pas les bons, ni ne punissent les méchants. Cette dernière affirmation correspond au § 124 de la Lettre à Ménécée.
Nous savons qu’ils existent, car, comme les autres corps, ils émettent des simulacres qui sont
tellement ténus que ces simulacres n’apparaissent que dans les songes. Il faut donc leur attribuer
l’incorruptibilité, mais aussi la béatitude, la vie heureuse que nous cherchons. Cette béatitude est
parfaite puisque les dieux ne manquent de rien : ils sont donc totalement indépendants. Nous retrouverons ce thème de l’autarcie, ultérieurement dans la Lettre à Ménécée. Cela désignera alors
l’idéal du bien-vivre pour l’homme.30
Pour reprendre le qualificatif de Rodis-Lewis, ces dieux épicuriens sont des « modèles
d’oisive indolence ».
2nde interprétation :
Plus originale, sans doute plus pertinente, et contestée. Il s’agit d’une hypothèse défendue par
Long et Sendley. Cette interprétation s’appuie sur un texte d’un adversaire de l’École épicurienne, Sextus Empiricus dans l’ouvrage Contre les Professeurs, IX, 43-47.31 À suivre Sextus Empi-
29 Cf. LUCRECE, De rerum natura, I, 146-155.
30 Cf. LM, 135 : « tu vivras comme un dieu parmi les hommes ».
31 Cf. LS, I, p. 286-28 : « (1) La même réponse peut être faite à la croyance d'Épicure selon laquelle l'idée des
dieux est venue d'impressions, survenues dans les rêves, d'images ayant forme humaine. Car pourquoi auraient-elles
donné l'idée de dieux plutôt que celle d'hommes gigantesques ? Et, en général, il sera possible de répondre à toutes
les doctrines que nous avons recensées que l'idée que les hommes ont de Dieu n'est pas fondée sur la simple grandeur d'un animal à forme humaine, mais comprend le fait d'être bienheureux et impérissable et celui d'être dépositaire du plus grand pouvoir dans l'univers. Mais à partir d'où et comment ces pensées se présentèrent chez les premiers
hommes qui formèrent un concept de dieu, cela n'est pas expliqué par ceux qui en attribuent la cause à des impressions saisies en rêve et au mouvement ordonné des corps célestes. (2) À cela, ils répliquent que l'idée de l'existence
de Dieu naquit à partir des impressions saisies en rêve ou des phénomènes dans le monde, mais que l'idée que Dieu
est éternel, impérissable et parfaitement heureux jaillit par le biais d'un processus de transfert à partir des hommes.
Car de même que nous avons acquis l'idée d'un Cyclope […] en agrandissant l'homme ordinaire dans l'impression
que nous avons de lui, de même nous avons commencé avec l'idée d'un homme heureux, bienheureux, en possession
de tous les biens, puis nous avons fait croître ces caractères jusqu'à l'idée de dieu, leur sommet. Et, de même, ayant
formé une impression d'un homme qui vit longtemps, les anciens accrurent l'espace de temps jusqu'à l'infini en combinant le passé et le futur avec le présent ; et, étant ainsi arrivés au concept d'éternel, ils dirent que Dieu était aussi
éternel. (3) Ceux qui disent cela soutiennent une doctrine plausible. Mais ils tombent aisément dans le plus aporétique des modes, la circularité. Car en vue d'abord d'obtenir l'idée d'un homme heureux, et ensuite celle de Dieu par
transfert, nous devons avoir une idée de ce qu'est le bonheur, puisque l'idée de l'homme heureux est celle de quelqu'un qui a part au bonheur. Mais selon eux le bonheur (ευδαιµονια) avait une nature divine (δαιµονια), celle d'un
dieu, et le mot « heureux » (ευδαιµων) était appliqué à quelqu'un qui avait sa déité (δαιµων) bien (ευ) disposée. En
conséquence, pour saisir ce qu'est le bonheur humain, nous devons d'abord avoir le concept de dieu et de déité, mais
pour avoir le concept de dieu nous devons d'abord avoir le concept de l'homme heureux. Donc chacun, présupposant
le concept de l'autre, est impossible à penser pour nous. »
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ricus, les dieux épicuriens seraient des images idéalisés de l’homme (cf. le cyclope : taille agrandie + incorruptibilité en faisant durer indéfiniment la vie humaine). Les dieux seraient donc des
constructions mentales.
Ce serait un processus naturel (particulièrement dans les rêves)32. On pourrait supposer qu’il
est naturel à l’esprit humain de constituer des modèles idéaux, qui déterminent ce que serait le
bonheur — ευδαιµωνια — : la bonne nature divine, le bon démon, ou plus littéralement la
« déité bien disposée ». Comme ce sont des modèles, pratiquer un culte des dieux procure calme
et élévation morale.
Il nous faut maintenant comprendre comment le peuple s’égare lorsqu’il croit en l’existence
des dieux vengeurs ou qui rétribueraient chacun en cette vie ou dans l’au-delà.
Moment 3 : La critique des croyances populaires.
Épicure explique dans la Lettre à Hérodote, au § 2, les causes de l’erreur, celle-ci n’est pas le
résultat de la sensation mais de l’activité de l’esprit. Il faut donc trouver dans l’esprit humain la
source des erreurs populaires sur l’existence des dieux.
Si nous suivons la seconde interprétation défendue par LS, nous pourrions être tenté de considérer les dieux comme des fictions naturelles de l’homme. Cela nous rapprocherait de
l’athéisme. Un fragment de Démocrite33 semble préparer la voie à cette doctrine. D’autres courants que l’atomisme démocritéen34 critiquent les croyances populaires : Socrate a été accusé
d’impiété, Socrate n’est pas athée, mais c’est sans doute le fragment attribué à Critias35 qui exprime le plus clairement l’athéisme antique.36
Lucrèce, disciple d’Épicure, dans le De Rerum Natura, associe lui-aussi crainte des dieux, superstition et politique. Le premier texte37 n’éclaire pas suffisamment notre interrogation, le se-
32 On pourrait faire un parallèle avec FREUD, Malaise dans la civilisation.
33 Diels, Démocrite, B 68, Pléiade, p. 888-889 : D'après Démocrite, certaines images parviennent jusqu'aux
hommes, tantôt bénéfiques, tantôt maléfiques. D'où sa prière d'avoir des images propices. Ces images sont grandes,
démesurées ; difficilement destructibles quoique périssables; elles prophétisent l'avenir aux hommes par émission de
visions et de voix. C'est pour avoir perçu une telle représentation que les Anciens supposèrent l'existence de Dieu,
Dieu dont la nature est impérissable,mais qui n'a aucune existence en dehors de ces images. (SEXTUS EMPIRICUS,
Contre les mathématiciens, IX, 19.)
34 Démocrite est contemporain de Socrate (vers 460 – vers 360). Il influence vraisemblablement Épicure, par
l’intermédiare de Nausiphane.
35 Sur la question de l’attribution Critias ou Euripide, cf. G KERFERD, Le mouvement sophistique, Paris, Vrin,
1999, p. 101-102.
36 Diels, Critias, B 25, Pléiade, p. 1145 : « Et Critias, un de ceux qui furent tyrans à Athènes, semble appartenir
au groupe des athées: il déclare que .les anciens législateurs ont fabriqué la fiction de Dieu, défini comme une puissance qui porterait son regard sur .les actions justes et les fautes des hommes, afin que personne ne portât tort en cachette à son prochain, ayant toujours à se garder du châtiment des dieux. » Suit quelques vers du drame satyrique Sisyphe. (SEXTUS EMPIRICUS, Contre les mathématiciens, IX, 54)
37 LUCRECE, De rerum natura, I, 65-95 : « Au temps où, spectacle honteux, la vie humaine traînait à terre les
chaînes d'une religion qui, des régions du ciel, montrait sa tête aux mortels et les effrayait de son horrible aspect, le
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cond est plus intéressant38 : Dans ce texte, Lucrèce décrit le développement des premières cités,
puis le désordre anarchique lié à la quête effrénée du pouvoir. Le salut des peuples vient au moment se répand la peur du châtiment. Cette peur du châtiment est alors liée à la peur des dieux.
Pourtant il est difficile d’aller au-delà : Épicure est parfois accusé d’athéisme, ses disciples39
prétendent qu’il n’est pas athée et eux-mêmes attaquent les athées. Aucun fragment d’Épicure ne
permet de conclure à son athéisme.
Épicure et Lucrèce n’expliquent pas la crainte des dieux par une fiction politique, comme le
fait Critias, mais par la peur de l’inconnu : l’homme est en proie à la crainte, voire la panique face à certains phénomènes naturels : tempête, foudre, séisme. Les hommes attribuent alors aux
dieux très puissants des colères identiques aux colères humaines, … d’où la crainte des dieux.
Se pose donc le problème de l’anthropomorphisme des dieux épicuriens. Pourquoi conserver
les qualités positives des dieux, et non les qualités négatives ?
! Lucrèce remarque que des dieux parfaits ne peuvent s’occuper40 d’êtres aussi misérables que sont les hommes.41
! Épicure, puis Lucrèce, montrent que les phénomènes naturels ne sont pas la preuve de
la colère divine, mais le résultat de processus physiques. Recourir aux volontés divines
est donc une erreur. Cela nous permet de comprendre l’utilité de la physique dans la
pensée épicurienne : nous éviter de craindre les dieux. La physique a un but éthique !
Nous comprenons mieux aussi pourquoi il faut sans cesse reprendre les arguments
épicuriens : la nature est parfois hostile, c’est l’occasion de toutes sortes de supersti-
premier, un homme de la Grèce, un mortel, osa lever contre le monstre ses regards, le premier il engagea la lutte. Ni
les fables divines, ni la foudre, ni le ciel avec ses grondements ne purent le réduire ; son courage ardent n'en fut que
plus animé du désir de briser les verrous de la porte étroitement fermée de la nature, Mais la force de son intelligence l'a entraîné bien au-delà des murs enflammés du monde —, Il a parcouru par la pensée l'espace immense du grand
Tout, et de là, il nous rapporte vainqueur la connaissance de ce qui peut ou ne peut pas naître, de la puissance départie à chaque être et de ses bornes inflexibles, Ainsi la superstition est à son tour terrassée, foulée aux pieds, et cette
victoire nous élève jusqu'aux cieux.
Mais j'éprouve une crainte. Peut-être vas-tu croire qu'on t'initie à des doctrines impies et qu'on t'ouvre la voie du
crime ? Au contraire, c'est la superstition qui a enfanté trop d'impiétés criminelles. Rappelle-toi la honte d'Aulis,
l'autel de Diane, de la chaste déesse, souillé du sang d'Iphigénie par l'élite des chefs grecs, la fleur des guerriers.
Quand le bandeau funèbre eut enveloppé la coiffure virginale de la jeune princesse et fut retombé également des
deux côtés de son visage, qu'elle vit que son père était là, devant l'autel, accablé de douleur et, près de lui, les prêtres
dérobant aux yeux la vue du couteau, et tout autour le peuple fondant en larmes à son aspect, alors, muette de terreur, elle fléchit les genoux et tomba. La malheureuse que lui servait en un tel moment d'avoir la première donné à
un roi le nom de père ? Des mains d'hommes la saisissent et, tremblante, l'emportent à l'autel; non pour qu'une fois
accomplies les cérémonies saintes, un éclatant cortège d'hyménée la conduise mais pour que, laissée vierge par le
crime, au temps même de l'hymen, elle tombe, triste victime, immolée par un père qui veut obtenir des dieux pour sa
flotte un heureux départ. Tant la superstition a pu conseiller d'horreurs ! »
38 Cf. LUCRECE, De rerum natura, V, 1055-1218.
39 Diogène d’OEnoanda critique Protagoras, cf. G KERFERD, Le mouvement sophistique, Paris, Vrin, 1999.
40 Un argument identique se trouve chez Aristote : le Premier Moteur ne s’occupe pas du monde.
41 Cf. LUCRECE, De rerum natura, V, 193-229.
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tion, et il n’est pas facile de trouver le bonheur lorsque la nature elle-même semble se
déchaîner contre l’homme.
Il ne faut donc pas craindre les dieux : ni en cette vie, ni dans une autre. En cette vie, les dieux
ne s’occupent pas de nous. Nous verrons au § 124-125 que nous ne devons pas craindre l’autre
vie… pour être plus précis… pas de vie future, nous n’avons même pas à craindre la mort.
B. La pensée sur la mort
[124-127] « Prends l’habitude (…) qu’il dût ne pas être ».
Nous sommes donc au seuil d’une étape décisive de la pensée épicurienne. Celle-ci est fortement argumentée. On peut, en effet remarquer la multiplication des conjonctions de coordination. N’oublions pas que le grec ignore la ponctuation, la phrase grecque est rythmée par les
conjonctions, mais dans ces paragraphes les connecteurs logiques indiquent les conséquences
(donc, par conséquent, puisque), les objections (mais, or) ou les explications (car, parce que).
Épicure veut donc démontrer une vérité, qui n’est en rien évidente. L’évidence, ou plutôt la
pseudo-évidence, ne serait alors que le fruit de l’habitude, le résultat des croyances sociales, et
donc individuelles. Nous retrouvons ici une stratégie fréquente chez Épicure : son matérialisme
(physique et canonique) lui impose de considérer la sensation comme vraie, rendant possible des
prolepses fiables, il faut donc expliquer l’erreur des croyances non en détruisant sensation et prolepse, mais en dénonçant l’impact falsificateur, car conventionnel et arbitraire de la société. Sensation et prolepse sont justes car naturelles, l’erreur trouve son origine dans l’artifice de la vie
sociale.
Le plan de ce passage comprend :
! Une brève injonction (semblable à celle déjà commentée).
! L’argumentation (§ 124-125).
! Une série de formule à mémoriser, presque des slogans à mémoriser.
! Enfin, l’exposé des relations entre la vie et la mort. En effet, une nouvelle façon de
considérer la mort ne peut avoir que des retentissements sur la manière de concevoir la
vie.
Reprenons les explications d’Épicure :
Thèse : la mort n’est rien pour nous.
Justifications :
! Tout bien et tout mal réside dans la sensation.
! Or la mort est privation de la sensibilité.
! Donc (les conséquences) :
o La mort n’est rien pour nous.
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o Et nous pouvons jouir de la vie.
Il faut donc analyser et justifier les affirmations de l’auteur.
« Tout bien et tout mal réside dans la sensation » :
Il faudrait préciser qu’il s’agit de bien et de mal réels. Pour comprendre cette expression, ainsi
que la suivante, il faut exposer brièvement des éléments de physique épicurienne. Ces éléments
se trouvent dans la Lettre à Hérodote et à Pythoclès.42
Selon Épicure, les mondes sont en nombres infinis et sont composés exclusivement d’atomes
et de vide. Ces atomes sont insécables, et donc éternels43. L’univers, comme totalité des mondes44 est lui-même doublement infini : l’espace et le temps sont infinis.
Quelques indications qui, selon les épicuriens, montre que ces thèses sont justes :
! L’espace doit être infini45, si au contraire, il était fini, nous pourrions, en principe,
parvenir aux limites de l’univers, mais si l’on franchit cette limite, qu’y aurait-il audelà de cette limite ?
! Les mondes sont manifestement46 composés, d’atomes et de vide, ces mondes, étant
composés, périront47 :
o Le mouvement n’est possible que grâce au vide : on ne pourrait pas bouger
dans un milieu totalement plein.
o On constate des phénomènes de pénétration ou d’infiltration : il y a donc des
pores dans les objets matériels.
o On peut constater l’existence de particules très fines, presque invisibles, comme la poussière.48
o Il y a une différence de poids pour les mêmes volumes : donc un même volume
peut comporter plus ou moins de vide.
! Les objets sont une composition d’atomes, les atomes sont de différentes sortes et
constituent une espèce d’alphabet.49 L’atomisme démocritéen, et donc par
l’intermédiaire de Nausiphane, épicurien, est sans doute aussi une réponse aux Éléates.50
Les causes du mouvement, selon les épicuriens, sont de trois sortes :
42 Les références pour la Lettre à Pythoclès, se trouvent chez Salem, p. 93.
43 Seul ce qui est composé peut être décomposé, et donc disparaître, retourner au néant.
44 Cf. ÉPICURE, Lettre à Hérodote, § 45.
45 Cf. ÉPICURE, Lettre à Hérodote, § 41.
46 Les arguments se trouvent chez LUCRECE, De rerum natura, I, 329-417.
47 Cf. ÉPICURE, Lettre à Hérodote, § 73-74.
48 L’argument se trouve chez LUCRECE, De rerum natura, II, 105-115.
49 Cf. ARISTOTE, Métaphysique, Α, 4, 985 b 4, reprenant une thèse de Démocrite (470 –360).
50 Cf. L’atomisme ancien, Démocrite, p. 9-13. À reprendre ultérieurement.
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! La pesanteur des atomes.51
! Les chocs des trajectoires.
! Le clinamen52. La fonction de ce clinamen énigmatique53 est double. Elle a des implications en physique et concerne directement le comportement humain, c’est-à-dire
l’éthique.
o En physique, elle pourrait permettre de comprendre l’agrégat des atomes. En
effet, sans ce clinamen, ceux-ci tomberaient éternellement de manière parallèle54. Il faut un choc premier qui introduirait une réaction en chaîne55. Notons
que la physique moderne lorsqu’elle nous présente la théorie du big-bang rend
51 La situation est plus complexe chez Démocrite. Cf. L’atomisme ancien, Démocrite, p. 9-13. Certains fragments
démocritéen exclut la pesanteur des atomes. La physique moderne définit la pesanteur comme la résultante de
l’attraction mutuelle des corps et non comme une caractéristique intrinsèque des objets. Aristote n’était pas convaincu par la thèse démocritéenne sur le mouvement, cf. ARISTOTE, Métaphysique, Α, 4, 985 b 4. Cf. L’atomisme ancien, Démocrite, p. 9-13.
52 Cette notion n’apparaît pas explicitement chez Épicure (Ier siècle avant J.-C.), mais chez ses disciples, Lucrèce
et Diogène d’OEnoanda (IIème siècle après J.-C.). Chez Lucrèce, clinamen ; chez Diogène d’OEnoanda,
παρεγκλισις. Cf. LUCRECE, De rerum natura, II, 225-270 :
« Si l'on pense que de ces atomes, les plus lourds, emportés plus vite en ligne droite à travers le vide, tombent
d'en haut sur les plus légers et produisent ainsi des chocs d'où résultent les mouvement générateurs, on se fourvoie
bien loin de la vérité. Ce qui tombe dans l'eau ou dans l'air doit sans doute accélérer sa chute en proportion de sa pesanteur, parce que les éléments de l'eau et ceux de l'air subtil ne peuvent opposer même résistance à tous les corps et
cèdent plus vite à la pression des plus pesants. Mais à aucun corps, en nul point, dans nul moment, le vide ne peur
cesser, comme le veut sa nature, de céder. Aussi tous les atomes doivent, à travers le vide inerte, être emportés d'une
vitesse égale, malgré l'inégalité de leurs pesanteurs. Jamais donc sur les plus légers ne tomberont les plus lourds, ni
ne produiront d’eux-mêmes, avec des chocs, les mouvements divers au moyen desquels peut opérer la nature.
C'est pourquoi, je le répète, il faut que les atomes s'écartent un peu de la verticale, mais à peine et le moins possible. N'ayons pas l'air de leur prêter des mouvements obliques, que démentirait la réalité. C'est en effet une chose
manifeste et dont l'oeil nous instruit, que les corps pesants ne peuvent d'eux-mêmes se diriger obliquement lorsqu'ils
tombent, cela est visible à chacun: mais que rien ne dévie en quoi que ce soit de la verticale, qui serait capable de
s'en rendre compte ?
Enfin, si tous les mouvements sont enchaînés dans la nature, si toujours d'un premier naît un second suivant un
ordre rigoureux ; si, par leur déclinaison, les atomes ne provoquent pas un mouvement qui rompe les lois de la fatalité et qui empêche que les causes ne se succèdent à l'infini ; d'où vient donc cette liberté accordée sur terre aux êtres
vivants, d'où vient, dis-je, cette libre faculté arrachée au destin, qui nous fait aller partout où la volonté nous mène » ? Nos mouvements peuvent changer de direction sans être déterminés par le temps ni par le lieu, mais selon que
nous inspire notre esprit lui-même. Car, sans aucun doute, de tels actes ont leur principe dans notre volonté et c'est
de là que le mouvement se répand dans les membres. Ne vois-tu pas qu'au moment où s'ouvre la barrière, les chevaux ne peuvent s'élancer aussi vite que le voudrait leur esprit lui-même ? Il faut que de tout leur corps s'anime la
masse de la matière, qui, Impétueusement portée dans tout l'organisme, s'unisse au désir et en Suive l'élan. Tu le
vois donc, c'est dans le mur que le mouvement a son principe; c'est de la volonté de 1 esprit qu'il procède d'abord,
pour se communiquer de là à tout l'ensemble du corps et des membres. »
53 Énigmatique car c’est un mouvement sans cause.
54 Cf. LUCRECE, De rerum natura, II, 210-225 : « Voici encore, en cette matière, ce que je veux te faire connaître. Les atomes descendent bien en droite ligne dans le vide, entraînés par leur pesanteur ; mais il leur arrive, on ne
saurait dire où ni quand, de s'écarter un peu de la verticale, si peu qu'à peine peut-on parler de déclinaison.
Sans cet écart, tous, comme des gouttes de pluie, ne cesseraient de tomber à travers le vide immense ; il n'y aurait
point lieu à rencontres, à chocs, et jamais la nature n'eût pu rien créer. »
55 Démocrite ignore le clinamen. La question de l’origine du mouvement, la cause première du mouvement ne
fait pas l’objet d’un examen. Dans l’univers démocritéen, est donné en même temps, les atomes, le vide et le mouvement des atomes. On trouve une remarque parallèle chez ÉPICURE, Lettre à Hérodote, § 44, où il est écrit qu’« il
n’y a pas de commencement à ces mouvements ».
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difficilement compte de la progressive différenciation des atomes ou de la dispersion des éléments dans l’espace56.
o Elle permet surtout de rendre possible, la liberté. La liberté, c’est échapper au
déterminisme des modifications matérielles.
Selon les atomistes, l’âme elle-même est matérielle.57 Elle est composée d’atomes très subtils
qui sont répandus dans le corps. Les épicuriens vont montrer que toutes les activités, que nous
appellerions mentales, peuvent être expliquées par les modifications du rapport entre les atomes.
La sensation, l’imagination et la pensée abstraite seront des activités de l’âme, comme composition d’atomes. En fait, il faut concevoir l’activité mentale comme une production ou une modification d’images, ces images sont le résultat de l’émission de simulacres par les agrégats.
Si l’explication est satisfaisante, une autre entité, telle la forme aristotélicienne, ou l’âme immatérielle de Descartes, sera inutile pour expliquer le comportement humain.58
Un examen critique devrait nous conduire à déterminer ce qu’est la sensation, l’imagination,
la pensée abstraite.
! La sensation est-elle nécessairement vraie59 : Descartes60 fait remarquer qu’un coup
sur l’œil fait voir différentes couleurs. Pour cet exemple, pas de simulacre coloré !
! L’imagination n’est-elle qu’une déformation des images perçues ?
! Peut-on dériver la pensée mathématique de la perception ?61
Laissons ces objections, ces indications nous permettent de comprendre pourquoi tout mal et
tout bien vient de la sensation, car il n’y a rien en dehors des atomes et de leurs rencontres.
Toute sensation est donc une rencontre avec des atomes émis par d’autres corps.
56 Espace conçu sur le modèle mathématique et donc homogène — isomorphe —.
57 Étude intéressante dans LS, vol. 2, p. 148-151. Y compris la distinction animus/anima chez Lucrèce, et la
composition matérielle chez Lucrèce en quatre éléments (chaleur, air, souffle de vent, et un « sans nom »).
58 À cela, il faut ajouter un argument qui récuse tout spiritualisme : l’interaction entre l’âme et le corps. La thèse
cartésienne montre les impasses de décrire l’âme comme incorporel, comme ces deux substances peuvent-elles agir
l’une sur l’autre.
Cf. ÉPICURE, Lettre à Hérodote, dans DL, X, 67 : « Un autre point à reconnaître est celui-ci. Le terme
« incorporel », selon l'usage du mot qui prévaut, s'applique à ce qui peut être conçu par soi. Mais il est impossible de
penser l'incorporel par soi, sauf sous l'espèce du vide. Or le vide ne peut ni agir ni pâtir, il fournit seulement aux
corps la possibilité de se mouvoir à travers lui. Par suite, ceux qui disent que l'âme est incorporelle parlent pour ne
rien dire. Car si elle était telle, elle serait incapable d'agir et de pâtir en quoi que ce soit, alors qu'en fait ces deux
propriétés accidentelles peuvent manifestement être repérées dans l'âme. »
L’âme ne peut donc pas être incorporelle car autrement elle ne pourrait agir ou pâtir, et particulièrement être en
relation avec le corps.
59 Démocrite, selon certains textes, est parfois tenté de se défier des sens. Le matérialisme est-il nécessairement
empiriste et dogmatique ?
60 Référence ?
61 Dans LS, on ne trouve pas de thèmes qui traitent explicitement cette question. On passe directement des facultés de sensation et d’imagination à l’analyse du langage, avec l’étude des prénotions. Celles-ci peuvent être des
notions abstraites. Peut-être une comparaison avec l’ockhamisme est-elle pertinente ? Ockham critique cependant la
notion de représentation, et essaye d’étudier le lien entre langage et pensée.
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Bien ou mal, cela dépend de l’aspect bénéfique ou néfaste de cette rencontre. On retrouvera
chez Spinoza une pensée parallèle : c’est donc une remise en cause de toute distinction transcendante entre le Bien et le mal… Il faut renoncer à ce vocabulaire, et distinguer seulement le bon et
le mauvais.62
« Or la mort est privation de toute sensibilité » :
Selon Épicure, la mort est destruction du composé, il n’y a donc plus de sensibilité puisque le
corps et l’âme sont détruits : il n’y a donc plus de sujet pour pâtir, pour recevoir une sensation. Il
n’y a donc pas ressentir de crainte, car le mal réel vient de la sensation, or il n’y a plus de possibilité de sensation.
Cette première interprétation identifie mort et décomposition63. On pourrait aussi affirmer que
traditionnellement, on constate qu’un être est vivant lorsqu’il réagit aux stimulations du milieu.
L’absence de réaction est donc le signe de la mort, antérieurement à la décomposition du cadavre.
Conséquences :
Puisque la mort est néant, elle n’est pas une menace pour notre vie, « nous pouvons jouir de
cette vie mortelle ». Les § 124-125 permettent d’interpréter cette nouvelle affirmation.
Il s’agit d’une possibilité, et non d’une nécessité, il faudra remplir d’autres conditions pour
obtenir la vie heureuse.
Cette possibilité consiste :
! Enlever le désir d’immortalité.
! Enlever la crainte de l’attente de la mort.
Se projeter dans ce futur (l’immortalité ou la mort), c’est se projeter dans le néant : immortalité et mort ne sont rien pour nous, rien pour celui qui pense le futur suivant cette alternative.
Notons qu’il existe bien une souffrance qui ne trouve pas son origine dans la sensation, mais
dans les représentations que nous nous faisons de l’immortalité ou de la mort. C’est donc le fruit
de l’imagination, imagination qui est aussi une modification des atomes, mais les plus ténus,
ceux de l’âme.
Pourquoi la mort est-elle ce qui nous donne le plus d’horreur ?64 deux aspects interviennent :
la mort des proches, et ma propre mort.
62 Cf. ÉPICURE, Maximes, X, tr. BALAUDE dans DL, X, : « Si les causes qui produisent les plaisirs des gens dis-
solus défaisaient les craintes de la pensée, celles qui ont trait aux réalités célestes, à la mort et aux douleurs, et si en
outre elles enseignaient la limite des désirs, nous n'aurions rien, jamais, à leur reprocher, eux qui seraient emplis de
tous côtés par les plaisirs, et qui d'aucun côté ne connaîtraient ce qui est souffrant ou affligé, ce qui est précisément
le mal. »
63 Cf. ÉPICURE, Maximes, II : « ce qui est dissous est insensible ». Tr. Ballaudé.
64 Cf. LM ; 125.
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! La mort des proches, c’est la perte de l’être aimé. Il s’agit d’un arrachement psychologique et physique. La complicité, le soutien mutuel, l’affection qui peuvent exister entre deux êtres sont détruites ; à cela, s’ajoute la destruction du corps, ce qui entraîne la
répugnance et le dégoût, associées souvent à un sentiment de culpabilité, d’avoir
abandonné le mort à la corruption. Notons que dans ce texte, Épicure omet cette dimension pour s’intéresser à la mort individuelle, lorsque chacun est confronté à sa
propre mort.
! Ma mort ne rend-elle pas absurde tout sens à l’existence ? La fin n’est pas le but,
pourquoi accomplir des efforts puisque les résultats seront réduits à néant ?65 Selon
Épicure, c’est le désir d’immortalité qui est absurde.
o Il s’agit ici de se démarquer de l’analyse platonicienne du banquet. Platon,
dans cet ouvrage, montre que la recherche du bonheur est recherche de
l’immortalité car nous souhaiterions que ce bonheur dure indéfiniment. Deux
maximes nous permettent de comprendre la pensée d’Épicure :
[145] XIX. « Un temps illimité comporte un plaisir égal à celui du temps limité, si l'on
mesure les limites du plaisir par le raisonnement. »
XX. « La chair reçoit les limites du plaisir comme illimitées, et c'est un temps illimité
qui le lui prépare. De son côté, la pensée, s'appliquant à raisonner sur la fin et la limite
de la chair, et dissipant les peurs liées à l'éternité, prépare la vie parfaite — ainsi nous
n'avons plus besoin en quoi que ce soit du temps illimité ; mais elle ne fuit pas le plaisir, et pas davantage, lorsque les circonstances préparent la sortie de la vie, elle ne disparaît comme si quelque chose de la vie la meilleure lui faisait défaut. »66
Ballaudé commente ces deux maximes : « Le sage forge une position qui le rend
indépendant de la contingence des plaisirs : en opposition complète à ce que la
chair imposerait, livrée à elle-même soumise à la loi du temps, la pensée fait le
tour de la chair et d'elle-même — elle dissipe la perspective d'une souffrance
continue (du corps et de l'esprit),et ainsi, libère le vivant de la dépendance du
temps. Dans l'action, le sage se sert des plaisirs, sans être soumis au besoin ; ainsi,
65 Cf. Montaigne, Les Essais, Paris, Imprimerie Nationale, I, XX, p. 164-168 : « ôtons-lui l’étrangeté, pratiquons-
le <l’esprit à la mort>, accoutumons-le […] La préméditation de la mort est la préméditation de la liberté. Qui a appris à mourir il a désappris à servir. Le savoir mourir, nous affranchit de toute sujétion et contrainte. Il n’y a rien de
mal en cette vie pour celui qui a compris que la privation de la vie n’est pas un mal. […] Nous sommes nés pour
.
agir : […] Je veux qu’on agisse et qu’on allonge les offices de la vie tant qu’on peut et que la mort me trouve plan.
tant mes choux mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait. »
66 Tr. Ballaudé dans DL, p. 1320.
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lorsqu'il meurt, le sage meurt sans aucun regret, n'étant pas soumis à la loi du plaisir en mouvement, non plus qu'à celle du temps. »67
L’intensité de la vie heureuse est, en ce sens, arrachement au temps fini, c’est-à-dire à
l’instant, car une somme d’instants n’augmenterait cette intensité. Il reste à déterminer ce qui
permet de trouver ce bien-vivre. Ce qu’écrit Épicure au § 126 lorsqu’il compare vie et nourriture : « ce n’est pas toujours la nourriture [la vie] la plus abondante que nous préférons mais parfois la plus agréable ».
Deux remarques complémentaires :
⇒ « Il ne reste plus rien à redouter dans la vie pour qui a compris que hors la vie il n’y a
rien de redoutable » : cette affirmation semble étrange. Est-ce la mort qui rend la vie
redoutable ? Selon Épicure, le plus redoutable c’est la crainte de la mort, et non la
mort elle-même. Ne plus avoir peur de la mort rend possible le bien-vivre. Mais il faut
compléter cette affirmation par le dernier remède du tétrapharmakos.
⇒ En quoi la crainte de la mort est absurde : c’est souffrir parce que l’on craint un événement qui ne fait pas souffrir !
Les § 124-125 nous ont donné la structure de l’argumentation, la fin du paragraphe 125 reprend cette argumentation… Il est donc inutile de reprendre le détail de cette argumentation.
Les § 126-127 sonnent étrangement à nos oreilles occidentales éduquées dans une culture
chrétienne ou issues du judéo-christianisme.
Le rapport à la mort a varié au cours des âges : c’est à la fin de l’âge classique (XVIIe-XVIIIe)
lorsque les liens familiaux ont évolué vers une plus grande affectivité que la perte des proches
est devenue intolérable. À la même époque, on constate une évolution dans les processus de
coercition : la torture est progressivement abolie, la peine principale devient alors la condamnation à mort. Dernière étape en date : l’abolition de la peine de mort. Ces quelques rappels historiques68 nous montrent que dans nos sociétés, la valeur fondatrice est cette référence à la vie individuelle de l’être humain. Il est donc très difficile d’envisager qu’individuellement ou même
culturellement, le suicide soit un choix lucide, raisonné, raisonnable.
L’attitude du sage épicurien face au suicide est expliquée au début du § 126 et milieu du
§ 127.
! « Ne pas faire fi de la vie »
! « Ne pas avoir peur de ne plus vivre ».
67 Cf. DL, p. 1320.
68 Il faudrait reprendre Foucault et Arendt.
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! « La vie ne lui est pas à charge »
! « Pas de mal à ne plus vivre ».
! « L’avenir n’est ni à nous, ni hors de nos prises ».
! « Ni compter sur <l’avenir> sûrement ».
! « Ni ne nous interdire toute espérance ».
À partir ce moment du texte, je n’ai pas préparé d’explication argument par argument, il faudra donc reprendre le cours donné à l’oral et préparer éventuellement une liste de questions.
II. Rechercher ce qui apaise l’homme
[127-132]
A. La classification des désirs
[127] « Il faut se rendre compte (…) par la vie même ».
B. Le plaisir comme principe et comme fin
[128-130] « Et en effet une théorie (…) comme un bien ».
C. Le critère du bonheur : l’autarcie
[130-131] « C’est un grand bien […] mauvaise fortune ».
D. La distinction des plaisirs
[131-132] « Quand mon discours (…) la vie heureuse ».
III. Ce qui est requis pour trouver la vie heureuse
[132-135]
A. Prudence ou philosophie
[132] « Mais c’est le raisonnement (…) des vertus ».
B. Connaissance et maîtrise de soi : l’idéal du sage
[133] « Et maintenant y a-t-il (…) à l’intensité ».
C. Maîtrise de soi et fortune :
[134-135] « Il se moque du destin (…) jugements sains ».
Conclusion
[135] « Médite donc (…) à un être mortel ».
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