Le jeu vidéo comme support d`une relation thérapeutique

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Le jeu vidéo comme support d`une relation thérapeutique
LE JEU VIDÉO COMME SUPPORT D'UNE RELATION
THÉRAPEUTIQUE
Yann Leroux
L'Esprit du temps | Adolescence
2009/3 - n° 69
pages 699 à 709
ISSN 0751-7696
Article disponible en ligne à l'adresse:
http://www.cairn.info/revue-adolescence-2009-3-page-699.htm
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Leroux Yann, « Le jeu vidéo comme support d'une relation thérapeutique »,
Adolescence, 2009/3 n° 69, p. 699-709. DOI : 10.3917/ado.069.0699
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LE JEU VIDÉO COMME SUPPORT D’UNE
RELATION THÉRAPEUTIQUE*
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Apparus dans les années 1950, les jeux vidéo n’ont cessé de se
développer, suivant en cela l’augmentation continue de la puissance des
machines. Ils sont arrivés à un niveau de complexité et de réalisme qui
rend parfois difficile la différence entre des images numériques et les
images s’avérant d’autres sources. Ils ont ouvert un large espace dans
lequel le cinéma et la littérature communiquent librement. Non seulement,
les adaptations vidéo ludiques de personnages de cinéma et de la
littérature sont innombrables, mais on voit aujourd’hui des héros de jeux
vidéo transposés dans des films, des bandes dessinées ou des romans. Plus
troublant, des joueurs peuvent voir le personnage qu’ils incarnent dans le
jeu vidéo transposé dans un jeu de carte1. Ils ont quitté leur territoire
d’origine, la console de jeu, pour coloniser les ordinateurs personnels.
Puis les dispositifs de jeu ont intégré leur propre écran et se sont faits
portables. Enfin, ils ont investi la téléphonie mobile, ouvrant de nouveaux
espaces en profitant des ponts que ce média offre vers Internet. Les jeux
vidéo ne sont plus un espace de contre-culture. Ils ont su rester fidèles à
leur public de départ – les adolescents – et conquérir d’autres publics : les
filles, les parents, et même les grands-parents.
Les jeux vidéo peuvent être un soutien efficace des capacités de
liaison, de symbolisation et de métaphorisation et à ce titre, ils peuvent
être bienvenus pour le psychothérapeute. Les adolescents y trouvent des
* Aucun travail ne s’effectue dans la solitude. Celui-ci est redevable à Serge Tisseron,
René Kaës et Anne Brun qui, chacun à leur manière, m’ont soutenu et aidé à penser les
médiations numériques.
1. C’est le cas de Ben Schultz qui a vu le paladin qu’il joue dans World of Warcraft,
Leroy Jenkins, apparaître dans le jeu de carte éponyme.
Adolescence, 2009, 27, 3, 699-709.
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espaces dans lesquels les enjeux de l’adolescence peuvent être joués et
rejoués. La génitalité, la différence des sexes et des générations, les
transformations concernant le corps et l’identité, la relation avec soi et avec
l’environnement, les angoisses œdipiennes et archaïques s’y trouvent non
seulement représentées mais offrent aussi des possibilités de symbolisation2.
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En France, F. Lespinasse et J. Perez ont sans doute été les premiers
à proposer à des enfants de jouer avec un jeu vidéo dans le cadre d’un
atelier psychothérapique3. Dans le dispositif proposé, trois ou quatre
enfants font face à un téléviseur sur lequel est branchée une console de jeu.
Chaque enfant joue seul, et le tour de jeu dure aussi longtemps que
l’enfant a de vies. Le jeu utilisé était Super Mario 2 puis Super Mario 3.
Pour F. Lespinasse, un tel cadre favorise le passage de l’intelligence
sensori-motrice à la représentation puisque l’enfant passe du statut
d’actant à celui de spectateur. En ce sens il est un bon soutien du
développement coginitif de l’enfant. Il permet également de travailler sur
le récit proposé par le jeu avec ce que cela signifie en termes de références
culturelles, mythes ou valeurs. Il serait intéressant de prolonger les
intuitions premières de F. Lespinasse et J. Perez en s’appuyant sur le
travail de médiation réalisé par S. Boimare (2004) auprès d’enfants en
butte aux apprentissages. S. Boimare a montré comment, pour certains
enfants, la difficulté à apprendre est en lien avec des angoisses
profondes. Le mythe, justement parce qu’il ordonne des angoisses dans
lesquelles tout être humain se reconnaît, permet la mise en ordre
nécessaire aux apprentissages.
M. Stora (2005) a construit un autre cadre autour du jeu vidéo : un
groupe d’enfants joue avec un jeu vidéo pendant une heure après une
demi-heure de psychothérapie de groupe. Il a choisi plusieurs types de
jeux, partant d’Ico, qui propose une trame narrative riche aux Sims en
passant par Halo. Ico prédispose des situations hautement symboligènes
2. Bien évidemment, ces figurations et ces symbolisations possibles ne concernent
pas que les adolescents.
3. Lespinasse F., Perez J.,Atelier Jeu vidéo. http://pagesperso-orange.fr/lespinasse/ateljvid.html
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PRÉCURSEURS
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qui ont trait à la différence, à la mort, à la découverte, au déplacement et
à la séparation. Halo4 est un FPS5 tout ce qu’il y a de plus classique : voir
l’ennemi, le détruire avec l’arme appropriée sont les principales tâches du
joueur. Les Sims : Vivre sa vie permet de jouer avec différents membres
d’une famille, en gérant aussi bien leurs besoins que leurs désirs. Le
dispositif proposé permettrait un « entraînement symbolique avec un
travail non négligeable sur soi et sur les “ imagos parentales ” »6…
Au Canada, le laboratoire de cyberpsychologie de l’université du
Québec7 a utilisé des environnements numériques pour traiter des troubles
aussi divers que de la phobie des transports, des petits animaux ou encore
les troubles alimentaires. Les dispositifs utilisés vont de la réalité virtuelle
comme dans la voûte immersive Psyché8 à l’utilisation de jeux vidéo.
Citons encore les laboratoires de recherche Microsoft qui se sont associés
à des psychologues pour mettre au point KidTalk (2002), un bavardoir
dont le design est pensé pour les enfants autistes.
CONSTRUIRE UN APPAREIL DE TRAVAIL
Au cours de psychothérapies ou de consultations d’enfants et
d’adolescents, j’ai pu constater à quel point les jeux vidéo étaient un point
d’entrée dans la vie inconsciente. A. Brun (2008) a remarquablement
montré comment les enfants peuvent se servir d’images de jeux vidéo
pour colmater des vides représentatifs ou pour tenter d’élaborer des
angoisses archaïques. Pour les enfants dont la difficulté était précisément
d’entrer en relation, l’évocation des jeux vidéo était un moyen terme
acceptable. Du côté du psychothérapeute, les jeux préférés de l’enfant, les
personnes qui l’ont initié, celles avec lesquelles il joue, les conflits
4. John, space marine biologiquement et génétiquement modifié, se retrouve sur
Halo, une planète anneau construite par une civilisation disparue, mais déjà investie par
l’ennemi, les Covenants. Halo détient une arme terrifiante, et chaque force tente de se
l’approprier. Pendant que les combats font rage, une troisième menace surgit des
entrailles de Halo.
5. First Person Shooter : jeu de tir en première personne. La catégorisation des différents
types de jeu vidéo fait l’objet de débats parmi les joueurs. Un état de la taxinomie est
accessible sur Wikipedia : http://fr.wikipeadia.org/wikiTypedejeuvid%C3%A9o
6. Stora, De Dinechin, 2005, p. 165.
7. http://w3.uqo.ca/cyberpsy/fr/index.fr.htm
8. http://w3.uqo.ca/cyberpsy/fr/psychefr.htm
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UN SUPPORT THÉRAPEUTIQUE
YANN LEROUX
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soulevés par cette activité sont autant d’éléments d’appréciation précieux
pour se faire une idée du fonctionnement psychique de l’enfant et de sa
famille. La question « À quoi joues-tu ? » est une invite à construire avec
l’enfant un objet de relation c’est-à-dire un de ces objets qui provoquent
ou soutiennent un travail de pensée en liant plusieurs interlocuteurs. Les
échos que suscitent les jeux vidéo chez le psychothérapeute et le patient
permettent à l’un et à l’autre de parler de la même chose avec autre chose.
Cependant, pour quelques enfants, même cette séduction ne
parvient pas à créer la distance nécessaire avec laquelle ils vont pouvoir
investir la rencontre en toute sécurité. Il s’agit d’enfants qui restent
inhibés, et que rien ne semble « réchauffer » suffisamment pour les
éveiller à la relation. Les sollicitations du psychothérapeute sont vécues
comme trop intrusives et renforcent l’inhibition. Ce sont pour ces enfants
que le groupe thérapeutique Jeu Vidéo a été construit.
LE GROUPE THÉRAPEUTIQUE JEU VIDÉO
Avoir un objet aussi attracteur que le jeu vidéo ne suffit pas pour en
faire quelque chose de thérapeutique. Il faut que s’y adjoigne la parole
adressée à un autre pour que des effets de symbolisation et de
remaniement puissent se produire. Pour ce faire, il est nécessaire de
disposer d’un certain nombre d’éléments, et de les disposer dans un
certain ordre. En un mot, il est nécessaire de se doter d’un « appareil de
travail » (Kaës, 2007) qui stimule et accueille le travail de pensée. Cet
appareil de travail sera non seulement un contenant pour les processus qui
vont s’y produire, mais aussi leur représentant.
Pour qu’un dispositif soit psychothérapique, il faut un objet qui puisse
être « matière à symbolisation », que cet objet puisse faire tenir ensemble les
positions transféro-contre-tranférentielles des uns et des autres, et enfin
que la place et la fonction des thérapeutes soient définies (Brun, 2008).
Le dispositif que j’ai imaginé s’inspire de dispositifs existants : la
technique des territoires, le psychodrame psychanalytique de groupe et le
travail de médiation des objets.
Dans le groupe des territoires (Privat et Quélin-Souligoux, 2000),
chaque enfant a le même matériel que tous les autres mais différencié par
sa couleur. Chaque enfant a aussi en propre son territoire matérialisé par
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une frontière. Il est indiqué à la fois pour des enfants inhibés et pour des
enfants dont la mise en groupe suscite une trop grande excitation. Dans le
jeu vidéo, les territoires sont manifestés par la possession par chaque
enfant de sa « carte mémoire ». Chaque enfant est donc libre de continuer
le jeu du groupe, ou de jouer le sien. Il a un espace en propre dont il peut
gérer le contenu (les sauvegardes) en fonction de la dynamique consciente
et inconsciente qui est la sienne.
Du psychodrame psychanalytique de groupe, j’ai repris l’idée d’une
alternance de temps de jeu et de temps de parole : au temps de jeu vidéo
succède un temps de parole. Par ailleurs, pendant le jeu de l’enfant, ce qui
se passe à l’écran est verbalisé, un peu comme lorsque le
psychodramatiste « double » un protagoniste. Enfin, le jeu peut être mis
en pause pour comprendre avec un enfant et le groupe ce qui se passe dans
le jeu ou souligner un moment qui semble important.
En psychanalyse, le travail de médiation avec objets commence
lorsque M. Klein met à la disposition des enfants qu’elle reçoit des jouets
pour les aider à exprimer leurs fantasmes inconscients. Cependant, la
capacité que nous avons à dialoguer avec l’environnement non humain
(Searles, 1986) est bien plus ancienne. Comme l’a montré S. Tisseron
(1999), cet environnement non humain est profondément intégré à notre
travail psychique. Qu’ils soient transmis, donnés, détruits, manipulés ou
évités, les objets nous donnent à penser ; ils sont une exigence de
symbolisation. Objets métis, les jeux vidéo mêlent des objets concrets (les
manettes, l’écran, la souris, le clavier) et des objets subtils (les images,
l’interface, le son), le tangible et l’intangible. Cela en fait de bons
candidats au travail de médiation.
Le jeu vidéo proposé, Ico, prédispose des éléments intéressants à
travailler. Ico est un jeune garçon abandonné par les siens dans le
sarcophage d’une forteresse. Il en réchappe et rencontre Yorda, une jeune
fille dans une robe diaphane. Yorda et Ico ne parlent pas le même langage,
mais se complètent. Ico peut prendre la jeune fille par la main, ou l’appeler.
Il la défend des monstres qui l’attaquent et la jeune fille lui ouvre des
portes. Les deux enfants explorent le château à la recherche de la sortie. Ils
doivent combattre des monstres, mais aussi résoudre des énigmes,
comprendre l’organisation des lieux et déterminer les chemins à emprunter.
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UN SUPPORT THÉRAPEUTIQUE
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Le groupe se réunit une fois par semaine. Il est observé par Sandra
Solinhac, stagiaire psychologue9. Dans la conduite du groupe, je me suis
attaché à suivre à la fois les processus groupaux et la façon dont chaque
enfant s’interface avec le jeu vidéo : quels sont les processus qui
empêchent que le jeu se poursuive ? Qu’est-ce qui est mis en mémoire ?
Effacé ? Quels sont les points d’identification ? L’enfant construit-il une
narration ? Joue-t-il ? Est-il en compétition avec d’autres ? Ou s’enivre-til dans des répétitions ? Que fait-il de ses échecs ? Et de ses réussites ?
LUDOPAYSAGE
En référence au « climat-paysage » de D. Stern (1993) j’ai proposé
d’appeler « ludopaysage » la configuration complexe qui mêle un
dispositif informatique, des éléments de la culture et l’espace interne de
chacun (Leroux, 2008). Le jeu vidéo mêle en effet trois espaces : celui de
l’ici et maintenant du jeu proprement dit, l’espace psychique du joueur, et
l’espace de jeu qui comprend à la fois les périphériques de jeu (manettes,
joystick, clavier) et l’interface de jeu. L’expérience vidéo-ludique articule
ces trois espaces en les nouant à un quatrième, la culture, qui sert de métacadre. Jouer à un jeu vidéo, c’est aussi jouer avec des valeurs, des idéaux,
des éléments d’histoire véhiculés par une culture10.
Ce ludopaysage offre une profondeur de champ plus ou moins
grande en fonction des interactions entre ce que le jeu vidéo propose et le
travail psychique suscité chez le joueur en réponse aux angoisses suscitées
dans le jeu vidéo et aux nécessaires symbolisations pour que les images
prennent forme et sens. Par exemple, une trop grande angoisse fera sortir
du jeu tandis qu’une familiarité trop faible avec l’interface ou les
périphériques (manettes, clavier) empêchera d’entrer dans le jeu.
Jouer avec un jeu vidéo nécessite d’articuler et d’accorder ces
différents cadres, de les habiter sans se laisser habiter par eux, de créer et
de maintenir les conditions pour s’y laisser prendre, mais aussi de veiller
9. Ce travail n’aurait pas cette forme sans ses prises de notes. Je tiens à l’en remercier.
10. Au-delà du jeu vidéo, une métapsychologie numérique reste à construire. Elle
pourrait s’appuyer sur ce que nous connaissons du travail du dessin et du travail du rêve
pour dégager ce qui est commun : les processus métaphorico-métonymiques ; et ce qui
est spécifique au travail du jeu vidéo : créer/détruire ; faire/défaire ; envoyer/recevoir ;
sauvegarder/charger.
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à ce que le dessaisissement soit possible. Ce travail est différent de celui que
l’on trouve dans le rêve ou dans le dessin, deux productions qui sont internes
à l’individu. Le jeu vidéo est un objet externe qui doit être psychisé dans une
mise en tension entre perception et représentation, entre contenant et contenu.
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Julien, treize ans, consulte au CMPP du fait de ses difficultés scolaires.
Celles-ci sont anciennes, la fréquentation avec l’école n’est faite que de conflits
et de déplaisir depuis le CP. En consultation, il se montre extrêmement inhibé. Il
ne sait pas pourquoi sa mère le conduit au CMPP, ne s’explique pas ses difficultés
scolaires, ne sait pas ce qu’il souhaite faire. Lentement mais sûrement, les
questions amènent des « Je ne sais pas » de plus en plus nombreux et les espaces qui
pourraient servir de base à un échange se réduisent comme une peau de chagrin. Les
silences se font de plus en plus longs. Ils n’ont pas une tonalité agressive et
témoignent plutôt des difficultés à associer de l’enfant. Julien est en panne : panne
d’idées, panne d’affects. Le groupe Jeu Vidéo lui est proposé et il en accepte le
principe. J’en donne ici quelques moments qui me semblent importants.
À la première séance, Julien tourne en rond. Littéralement. Il ne trouve
pas d’autre action à faire que de tourner en rond dans la grande salle de départ.
Après un coup d’œil à l’observatrice, il dit que sa petite sœur a cassé sa
Playstation. Il est très inhibé. Le jeu qu’il donne à voir a une coloration scolaire.
Visiblement, il tente de faire bonne impression et s’applique. Mais, dans le jeu, il
n’arrive pas à se donner de but. « Je ne sais pas ou aller » dira-t-il.
À la seconde séance, il se précipite vers un levier, l’actionne, et sort par la
porte qui vient de s’ouvrir en contrebas. La rapidité et l’assurance avec laquelle il
exécute la série des mouvements contrastent avec le désœuvrement dont il témoignait
une semaine plus tôt. Il a à cœur de mettre en jeu un peu d’agressivité : « Je devine
des monstres » dit-il. Mais, faute d’aller assez loin, il ne les verra pas cette fois-ci.
À la huitième séance, Julien a découvert Yorda et comment la libérer. Il a
aussi découvert les monstres qu’il attendait et comment les combattre. Vis-à-vis
de Yorda, il a deux attitudes contrastées. D’un côté, il ne la lâche pas et lui tient
constamment la main. Il fait remarquer qu’il ne veut pas s’éloigner d’elle parce que
« ça peut être dangereux ». De l’autre, c’est précisément au moment où le danger
est le plus grand qu’il la lâche et se précipite à l’autre bout de l’espace de jeu.
À la neuvième séance, Julien est maintenant totalement à l’aise avec
l’interface de jeu. Il a appris à diriger son regard où il le souhaite, sait déplacer
des objets ou les lancer loin devant lui. Il se pose des questions sur les pouvoirs
de Yorda : peut-être a-t-elle du fer qui l’aiderait à ouvrir les portes en fer ? Mais
pourquoi est-elle blanche ? Il commence à imaginer qu’avant d’avoir cette
apparence, elle était noire comme les monstres qui les assaillent sans relâche.
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LE GROUPE THÉRAPEUTIQUE JEU VIDÉO
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À la onzième séance, il entre dans la cage où était enfermée Yorda et la
laisse aux prises avec les monstres. Dans les deux cas, il s’agit d’actes manqués :
devant l’urgence de la situation – il faut sauver Yorda ! – il s’affole et prend la
seule décision sensée : il s’éloigne du danger… en s’enfermant dans une cage !
Le fait de ne savoir comment sauvegarder la partie lui pèse de plus en plus
car il est obligé de recommencer semaine après semaine la même partie. Du fait
de ses difficultés en lecture, il ne s’est pas intéressé au manuel de jeu dans lequel
la manipulation est décrite. Il fait remarquer que d’une façon générale, il n’arrive
pas à sauvegarder les jeux auxquels il joue et qu’il n’arrive donc pas à les finir et
associe avec le fait qu’en classe il ne retient jamais rien non plus.
À la seizième séance, il tente de se passer de Yorda en essayant d’ouvrir
les portes lui-même : « Moi, dit-il, je ne voudrais pas la fille, ça irait plus vite. »
Il associe sur son petit frère et sa petite sœur dont il doit parfois s’occuper lorsque
les parents ne sont pas là et sur la difficulté de les contenir. Il s’intéresse
également davantage aux fenêtres et cherche de nouvelles ouvertures : peut-être
y a-t-il là un passage secret ? À partir de là, l’agressivité envers Yorda est de plus
en plus franche. Il tente de s’en débarrasser en la poussant du haut d’un pont, ou
la laisse derrière une porte pour explorer seul le jeu.
À la dix-neuvième séance, il cherche dans le jeu des points hauts pour
sauter et tuer Ico. Lorsque la hauteur n’est pas suffisante, il est désolé, mais se
réjouit des cris de douleur que pousse le personnage. Il livre le commentaire
suivant : « Je voulais le faire sauter du pont, il aurait laissé la fille, elle aurait
attendu, puis elle serait arrivée juste pour le voir sauter. » Après une pause, il livre
une variante : le pont s’écroulerait sous les pas de Yorda, il s’agripperait à elle et
finalement les deux personnages tomberaient dans le vide.
À la vingtième séance, il découvre que l’on peut non seulement déplacer
des jarres mais aussi les casser. Il y passe beaucoup de temps. Le commentaire
qu’il fait après le jeu montre le lien inconscient qu’il fait entre Yorda et les jarres :
« Je n’ai pas réussi à me débarrasser de la fille… je vais essayer la prochaine fois de
la prendre dans les bras et de la jeter ». « Faire sans la fille » est devenu son leitmotiv :
il faudrait qu’il la laisse dans la cage où il la trouve et qu’il se cherche la même épée
avec laquelle l’homme ouvre la porte du château dans la scène d’introduction.
Ce qui me semble remarquable dans ce parcours, c’est le
dégagement des mécanismes d’inhibition et l’élargissement des
investissements de l’enfant à l’espace puis aux objets. Après un premier
moment d’auto-sensualité où la seule forme investie semble être le
tourbillon, Julien trouve un accrochage possible au levier. Celui-ci avait
été repéré précédemment, mais ce n’est qu’après coup que Julien semble
en comprendre la signification et peut l’utiliser. On retrouve ici le travail
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décrit par G. Lavallée (1993) à propos de ce qu’il a appelé « la boucle
contenante et subjectivante de la vision ». Le stimulus ne fait pas signe, ou
plus exactement, il ne fait pas signe suffisamment : à plusieurs reprises,
Julien se campe devant le levier, puis reprend ses courses en cercle. Cela
donne une mesure du travail d’inhibition qui empêche la mise en sens du
stimulus à la suite de son impact sur les représentations inconscientes
Ce moment ne durera pas plus d’une séance. À la reprise, le
tourbillon a pris une autre forme. Les cercles se sont élargis à la dimension
des salles : Julien court en suivant les murs. J’y ai vu sur le moment une
nécessité de soutien, un équivalent en jeu de l’appui-dos relevé par
G. Haag et ce d’autant plus qu’Ico est riche en précipices et vides de toutes
sortes. J’y vois maintenant aussi une façon de construire un espace
contenant en en soulignant les limites. Ce n’est qu’une fois que ce
contenant a été suffisamment élaboré que Julien a pu commencer à
investir les objets qu’il contient. L’investissement du personnage nonjoueur, Yorda, passe par plusieurs étapes. Elle qui est si diaphane dans le
jeu prend peu à peu de l’épaisseur pour Julien. Il commence à lui prêter
des propriétés – elle doit être de fer pour ouvrir des portes de fer. Il est
d’abord focalisé sur le danger que la distance peut signifier pour elle et
pour lui : si Yorda disparaît dans les puits d’un noir d’encre que les ombres
ouvrent, la partie est terminée. Vis-à-vis d’elle, il a des attitudes contrastées,
mais pas encore ambivalentes. Tantôt il l’abandonne au cœur du danger – et
il associe alors sur le fait que par le passé sa mère lui avait parlé de voleurs
d’enfants. Il se souvient alors de l’anxiété avec laquelle il allait seul acheter
du pain. Tantôt il ne peut la quitter – il l’associe alors à ses puînés qu’il doit
garder lorsque ses parents sortent et à la difficulté qu’il a à les contenir. Dans
le premier mouvement, il est comme une mère abandonnante et maltraitante,
tandis que dans le second il est comme une mère surprotectrice.
Petit à petit, une autre position, plus en rapport avec la castration
qu’avec l’abandon et la séparation, émerge. Elle est portée par un
mouvement de déni de sa propre impuissance à ouvrir les portes : il
voudrait avancer dans le jeu et se passer d’elle. Elle devient de plus en plus
un support pour exprimer son agressivité. Il commence à imaginer des
moyens de se défaire d’elle, voire même de la tuer en la précipitant dans
le vide. Un scénario fantasmatique commence à s’élaborer avec une
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Pour les enfants ou les adolescents dont l’entrée dans le processus
thérapeutique semble hypothéquée du fait d’une trop grande inhibition
– jouer, avec des mots ou avec des objets, avec le psychothérapeute est
évité parce que trop excitant ou trop régressif – le jeu vidéo ouvre un autre
espace où ces mouvements peuvent être travaillés. Ce n’est pas d’emblée
un espace transitionnel : certains enfants doivent apprendre à jouer, avec ce
support. Julien en donne un bref exemple puisque pendant une séance il
régresse à un mode de sensorialité très archaïque. Ce n’est pas d’emblée un
espace thérapeutique : le psychothérapeute doit y exercer son art pour réduire
des clivages, relancer la circulation fantasmatique, atténuer des angoisses…
Les jeux vidéo constituent un objet de culture qui se prête
particulièrement bien à la médiation auprès d’adolescents car les thèmes
qu’ils véhiculent sont proches de ceux auxquels l’adolescent est
confronté. Ils sont organisés autour d’un imaginaire fait de fantasmes
prégénitaux, de pulsions partielles, de changement du corps sans
changement d’identité, de changement d’identité sans changement de
corps, de maîtrise des orifices, de clivages, de dédoublements, de
morcellement. Même le sympathique Mario confronte à des angoisses de
chute sans fin, bien loin des gratifications œdipiennes après lesquelles il
semble courir. Le fait même de devoir contrôler un personnage à l’écran
met le joueur au contact des mécanismes d’identification projective.
En somme, le jeu vidéo peut être pris comme un prétexte : prétexte à la
rencontre, il est alors objet de relation avec ses aspects paradoxaux. Il préexiste
à une rencontre « déjà-là », « trouvé-créé » dont il est également un effet.
Il est aussi pré-texte à la narration et au travail de liaison qui la sous-tend.
BOIMARE S.
BIBLIOGRAPHIE
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BRUN A.
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bonne dramatisation : elle arriverait juste pour le voir sauter dans le vide
ou bien ils tomberaient tous les deux. Puis, l’agressivité se trouve un autre
objet dans l’espace thérapeutique : Ico, c’est le psychothérapeute, et jouer
à le faire tomber est un inattendu que le jeu permet.
UN SUPPORT THÉRAPEUTIQUE
709
KAËS R. (2007). Un singulier pluriel : La psychanalyse à l’épreuve du groupe. Paris : Dunod.
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Yann Leroux
2, av. de la Libération
33170 Gradignan, France
[email protected]
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LAVALLÉE G.

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