le jeu vidéo, un ludopaysage

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le jeu vidéo, un ludopaysage
LE JEU VIDÉO, UN LUDOPAYSAGE
Yann Leroux
ERES | Enfances & Psy
2008/1 - n° 38
pages 129 à 136
ISSN 1286-5559
Article disponible en ligne à l'adresse:
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Leroux Yann, « Le jeu vidéo, un ludopaysage »,
Enfances & Psy, 2008/1 n° 38, p. 129-136. DOI : 10.3917/ep.038.0129
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EN
DIRECT
DES
PRATIQUES
Yann Leroux
Le jeu vidéo, un ludopaysage
Omniprésents, débordant de tous
les écrans, passant parfois à la
rubrique « faits divers », les jeux
vidéos peinent pourtant à pénétrer les
milieux des professionnels de l’enfance qui les considèrent encore trop
souvent comme d’aimables passetemps pouvant se transformer en une
activité chronophage, voire en une
« addiction ». Pourtant, les jeux
vidéos font partie de la grande vague
numérique qui remodèle et recompose des éléments aussi cruciaux que
l’identité, la rhétorique, la famille, les
relations amoureuses, le commerce…
Il est probable que le regard défavorable qui est globalement jeté sur
les jeux vidéo vient de ce qu’ils sont
perçus comme des objets d’enfants.
Cela nous éclaire sur la méfiance que
les adultes éprouvent vis-à-vis des
activités des enfants : elles sont toujours suspectes d’être entachées de
sexualité. Pour qui observe un joueur
ou l’entend parler de sa passion, il
est vrai que ce caractère sexuel est
évident. La répétition des actions et
des gestes n’est pas sans évoquer
celle de la masturbation. La passion
avec laquelle il parle n’est pas sans
évoquer d’autres passions dont il ne
parle pas. L’excitation qui est la
sienne n’est pas sans évoquer
d’autres excitations. Cependant,
cette passion, cette excitation ne sont
pas spécifiques à l’enfant. L’âge
moyen du joueur se situe autour de
25-30 ans, les plus âgés jouent de
plus en plus 1 et la plupart des enfants
qui jouent aux jeux-vidéos ont été
initiés par leurs parents. Les jeux
vidéos peuvent servir à condenser les
conflits familiaux ou au contraire
rassembler un moment la famille
autour d’un temps de plaisir partagé.
Ils rejoignent les livres et les films
comme objets que l’on transmet à ses
enfants comme autant de porte-souvenirs et de porte-affects. À charge
pour la génération suivante de faire
le travail psychique nécessaire à leur
intériorisation.
Yann Leroux est
psychanalyste,
Gradignan.
yann.leroux@
laposte.net
1. Cf. l’étude TNS Sofres
[http://afjv.fr/press0712/
071207_etude_marche_
france_jeux_video.htm
], celle réalisé par la BBC
en 2005
[http://open.bbc.co.uk/n
ewmediaresearch/files/
BBC_UK_Games_Rese
arch_2005.pdf]
et le succès de la console
WIII de Nintendo auprès
des grands parents.
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Partout du bruit, des explosions,
le staccato des armes légères, les
cris. J’ai vaguement le briefing en
tête. Je sais qu’il me faut courir et
me mettre à l’abri. Je suis à Bloody
Omaha, ou Stalingrad. Je suis de la
101 aéroportée et je suis impuissant, suspendu à mon parachute. Je
suis tankiste à El Alamein, ou médic
à Da Nang. Je suis un joueur de jeu
vidéo.
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DESSIN AU JEU VIDÉO
Par jeu vidéo, j’entends l’ensemble constitué par la machine
(ordinateur ou console), le logiciel et
éventuellement, le réseau ou
l’Internet. Cet ensemble est le fond
sur lequel l’activité ludique va se
détacher, un peu comme la page
blanche est ce qui rend possible le
dessin. L’articulation et le fonctionnement de ces différents éléments
doivent être silencieux pour que le
jeu vidéo puisse se dérouler. Qu’un
problème affecte l’un d’entre eux, et
le jeu est soit impossible soit entaché
d’un déplaisir qui mine considérablement l’expérience ludique.
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Le monde du jeu vidéo est vaste
et il conviendrait d’étudier de façon
plus précise les différences entre le
jeu solitaire, le jeu en ligne et le jeu
massivement multijoueur. Il existe
aussi des différences selon le jeu
considéré (Stratégie, Temps Réel,
First Person Shooter, jeu de plateforme, jeu eye toy, etc. 2) car les positions subjectives et les fantasmes qui
sous-tendent ces différents jeux peuvent être très différents.
2. Par manque de place,
je renvoie ici le lecteur à
l’article wikipédia sur
les genres de jeux vidéos :
http://fr.wikipedia.org/ :
Jeux vidéos, principaux
genres.
3. Annie Anzieu et coll.,
2002. Voir aussi Serge
Tisseron, 2005.
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Mais qu’il joue seul ou en ligne,
qu’il joue au Démineur ou à Quake
III, qu’il soit casual ou hardcore
gamer, le joueur doit d’abord s’appareiller à une machine. Ce n’est certes
pas la première fois que l’on fait appel
à l’accessoire pour jouer : le banal
ballon ou les cartes sont nécessaires à
la partie de foot ou de tarot. Mais l’ordinateur (ou la console) sont les seuls
à ouvrir sur ce nouveau monde qu’est
le numérique, dont les limites et les
caractéristiques sont encore floues,
mais dont on pressent qu’il n’est ni le
monde du rêve, ni celui de l’imaginaire. L’investissement de ce monde
numérique hanté par des objets qui
miment, avec plus ou moins de bonheur, des conduites intelligentes,
donne au jeu vidéo une coloration et
une saveur toutes particulières.
Cet appareillage, on en connaît
une forme en quelque sorte simplifiée : celle de l’enfant qui dessine. La
façon de tenir l’instrument, assurée ou
non, le dépôt d’une trace ou d’un trait,
qui bientôt se fait forme, se transforme, se raye, se gomme, se remplit
de couleurs qui débordent ou restent
sagement dans leurs contenants, les
superpositions, les éloignements, le
traitement réservé au support ou au
résultat du dessin, les commentaires
de l’enfant sur sa production sont les
témoins d’un travail de symbolisation
en train de se faire ou empêché. Une
pensée se dessine, un fantasme se
dépose. Il est intéressant de poursuivre la comparaison : chez l’enfant
au dessin comme pour le joueur de
jeu vidéo, la même immobilité. Chez
l’un comme chez l’autre, le moi
semble s’être précipité dans la main.
Aucun dessin, aucun jeu ne peuvent
être réussi si un certain silence n’est
pas imposé au corps 3.
Si dans le dessin, le moi garde
l’œil sur la main, surveillant et
contrôlant le tracé qui s’écoule du
style, en éprouvant du plaisir ou du
déplaisir, dans le jeu vidéo, le moi a
la main au bout de l’œil : on ne peut
saisir avec sa main réelle mais seulement avec ce qui littéralement nous
tombe sous les yeux. Ce que fait la
main, le moi doit l’ignorer pour
qu’un plaisir soit possible. La répétitivité des actions dans le jeu, l’isolement dans lequel se plonge le joueur,
voire l’obscurité dont il s’enveloppe,
témoignent également en ce sens. Il
faudrait cependant se garder de
donner au jeu vidéo cette seule coloration. Toutes les formes de jeu don-
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Contrairement au dessin, le jeu
vidéo propose en soi un univers de
fantasme. Dessiner une course poursuite entre des policiers et des voleurs
et y jouer sont deux expériences très
différentes. Le jeu vidéo réduit au
maximum l’écart entre le fantasme et
la réalité, entre perception et représentation. On est tenté d’y croire.
L’immersion sonore et visuelle y
concourt grandement. Le dessin, lui,
célèbre pratiquement à chaque instant
cette différence. L’enfant n’est pas
satisfait, il ne dessine pas exactement
ce qu’il a en tête, et la feuille garde
une trace de toutes les étapes, contrairement au jeu vidéo. Ainsi, dans un
cas, le dessin, le Surmoi juge ce que
le Moi a produit à l’aune de ses
idéaux, tandis que la position surmoïque semble être éclipsée dans le
jeu vidéo. Cette levée de tout jugement s’explique sans doute par le fait
que le joueur n’a pas produit les
images qui s’animent devant lui, il
n’a fait « que » les habiter.
LES
FONCTIONS DU JEU VIDÉO
Le jeu vidéo assure les différentes
fonctions du jeu (Winnicott, 1942). Il
procure des sensations plaisantes,
permet d’exprimer de l’agressivité en
toute sécurité, de maîtriser des
angoisses diverses (séparation, castra-
tion, chute sans fin), d’accroître son
expérience, d’établir des contacts
sociaux, d’intégrer sa personnalité et
de communiquer avec les autres.
Jouer pour exprimer
de l’agressivité
L’agressivité présente dans la
plupart des jeux vidéo lui vaut sa
plus grande part. Il s’agit souvent
d’agresser l’autre, de s’assurer de la
maîtrise de son territoire pour l’asservir ou le spolier, quand ce n’est
pas son élimination pure et simple
qui est visée. Les joueurs font toujours preuve d’inventivité pour
exprimer leur sadisme : on laissera le
personnage se noyer, par exemple,
ou encore on le soumettra à des
contraintes de l’environnement qui
le feront souffrir puis périr. Ce qui
est important ici, c’est de pouvoir
donner libre cours à son agressivité
sans craindre la moindre rétorsion de
l’environnement. La sauvegarde
permet de se garder sauf de tout
danger, le chargement permet de
retrouver une situation précédente,
les différents dégâts occasionnés sur
l’environnement (murs, mobiliers,
arbres) sont sans conséquences pour
le déroulement ultérieur du jeu.
Jouer pour maîtriser l’angoisse
Le jeu vidéo est un bon dérivatif
à l’angoisse. Le côté répétitif de certaines séquences de jeu, la focalisation sur les objectifs du jeu
maintiennent la pensée dans un cadre
étroit qui lui évite de rencontrer des
points d’angoisse. Deux cas de
figure peuvent se présenter. Dans le
premier, le joueur joue et rejoue des
séquences de jeu qui provoquent
chez lui une angoisse inconsciente
ou préconsciente afin de s’assurer
une meilleure liaison avec des repré-
4. Les joueurs jouent
toujours
avec
les
contraintes
que
la
machine ou le programme leur impose,
mais le jeu fait l’objet de
(re)négociations sur ce
que jouer veut dire :
exploiter une faille de
programmation
pour
gagner, est-ce jouer ou
tricher ?
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nées par Caillois, et donc les différents plaisirs qui y sont associés sont
représentés : être en compétition
avec d’autres joueurs ou avec la
machine (agôn), être livré au hasard
(alea), faire semblant (mimicry) ou
être livré au vertige (ilinx). Les
joueurs ont d’ailleurs inventé un
terme qui ravirait Winnicott : on
appelle gameplay 4 l’équilibre des
différents éléments du jeu (graphismes, difficulté, intérêt, équilibre
des forces en présence).
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Jouer pour accroître son expérience
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Le jeu vidéo permet de vivre des
expériences précieuses et bien
réelles. L’important est de pouvoir
les vivre. Le jeu vidéo est là,
comme d’autres éléments de la culture, comme les livres, la musique ou
le cinéma qui sont des facteurs de
développement de la personnalité, en
donnant des repères identificatoires,
en présentant des situations agressives ou érotiques, en proposant des
normes et des valeurs…
Jouer pour établir des contacts
sociaux
Les jeux vidéos permettent d’établir des contacts sociaux en fournissant des types de relation à l’autre et à
l’environnement, en permettant des
identifications entre joueurs qui se
perçoivent comme membres d’une
grande communauté. Cela est particulièrement sensible dans les MMO (massivement multijoueurs) ou chaque
joueur incarne un personnage spécialisé dans un type d’action (soigner,
lancer des sorts offensifs ou défensifs,
attaquer). Les joueurs, par leur style de
jeu, expérimentent ainsi différents
rôles avec les autres et avec l’environnement. Par exemple, après avoir joué
suffisamment le rôle d’un sniper dans
un FPS (first-person shooter, ce qui
nécessite de rester seul et loin du
champ de bataille), un joueur pourra
expérimenter le corps à corps au cœur
du champ de bataille en jouant le rôle
d’un fantassin.
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Jouer comme intégration
de la personnalité
Le jeu vidéo permet de mettre en
lien des éprouvés corporels et la vie
psychique, la réalité interne et la réalité externe. Les éprouvés anciens
(chute sans fin, mort imminente,
relations aliénantes) peuvent être
revécus et repensés. Le jeu vidéo
permet également de penser et de
vivre ce qui n’a pas été vécu, ou vécu
par une figure importante pour le
joueur. C’est là, me semble-t-il, la
principale origine de tous ces jeux de
guerre qui permettent à une génération de jouer avec ce qui a été
traumatisme pour la génération précédente.
Jouer pour communiquer
avec les autres
Dans le temps du jeu ou après
coup, le jeu vidéo permet de communiquer avec d’autres avec son vrai
Self. Les défenses, ou plus exactement certaines d’entre elles, deviennent inutiles du fait du jeu vidéo qui
fonctionne comme une enveloppe
protectrice. Il devient alors plus
facile de mettre en avant des aspects
cachés, ou retenus de son Self, et cela
est d’autant plus facile que l’on sait
que cette mise en avant ne blessera
pas l’autre. Ainsi, on pourra jouer
une petite fille apeurée ou quelque
chose qui disparaît dans l’environnement, explorer plusieurs identités
avec la même apparence ou plusieurs
apparences avec la même identité.
L’important ici est que la communication avec l’autre soit permise et
maintenue dans le cadre du jeu.
LE
JEU VIDÉO COMME MÉDIATION
Le jeu vidéo s’offre comme
médiation et ce à plusieurs niveaux.
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sentations. Les thèmes de chute, de
noyade, de brûlure, les environnements de guerre sont ici mis à contribution. Dans le second cas de figure,
ce ne sont pas les représentations qui
sont recherchées mais l’auto-sensualité liée à la répétition
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Un jeu vidéo est un dispositif
informatique avec lequel un sujet
interagit pour exécuter des actions.
Ces actions sont réalisées via une
interface qui donne des informations
sur l’univers du jeu et le joueur
(orientation,
équipement,
état
actuel…). Le jeu vidéo mêle trois
espaces : celui de l’ici-et-maintenant
du jeu proprement dit, l’espace psychique du joueur, et l’espace de jeu
qui comprend à la fois les périphériques de jeu (manettes, joystick, clavier) et l’interface de jeu. L’expérience vidéo-ludique articule
ces trois espaces en les nouant à un
quatrième, la culture, qui sert de
méta-cadre. Les jeux sont inscrits
dans une société, aux prises avec sa
culture et son histoire. Ils donnent à
jouer avec des éléments qui sont
valorisés ou dévalorisés dans la culture. En référence aux travaux de
Daniel Stern (2004), je propose d’appeler ludo-paysage cette configuration complexe qui mêle un dispositif
informatique, des éléments de la culture, et l’espace interne de chacun,
sensible aux aléas de sa météo personnelle.
Ce ludo-paysage offre une profondeur de champ plus ou moins
grande en fonction des interactions
entre ce que le jeu vidéo propose et
le travail psychique suscité chez le
joueur (angoisses et nécessaires
symbolisations pour que les images
prennent forme et sens). Par
exemple, une trop grande angoisse
fera sortir du jeu tandis qu’une familiarité trop faible avec l’interface ou
les périphériques (manettes, clavier)
empêcheront d’entrer dans le jeu.
Jouer avec un jeu vidéo nécessite
d’articuler et d’accorder ces différents cadres, de les habiter sans se
laisser habiter par eux, de créer et de
maintenir les conditions pour s’y
laisser prendre, mais aussi de veiller
à ce que le dessaisissement soit possible. Ce travail est différent de celui
que l’on trouve dans le rêve ou dans
le dessin, deux productions qui sont
internes à l’individu. Le jeu vidéo est
un objet externe qui doit être « psychisé » dans une mise en tension
entre perception et représentation,
entre contenant et contenu.
LES NIVEAUX
DE TRAVAIL PSYCHIQUE
On voit ainsi se dessiner plusieurs niveaux de travail : celui de la
mise en forme de ce qui est perçu,
celui de la mise en sens, et enfin
5. Roland Barthes, La
Chambre claire : Note
sur la photographie,
Paris, Gallimard, 1980.
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Il est d’abord une médiation entre un
sujet et une culture. Les thèmes proposés par les jeux vidéos sont ceux
qui travaillent une culture à un
moment de son histoire. Ainsi la
Seconde Guerre mondiale reste
l’époque la plus explorée. Il est
ensuite une médiation entre plusieurs
sujets en ce sens que l’expérience du
jeu vidéo fait l’objet de discours, de
conflits, de transmissions, dans les
cours de récréation ou dans les
familles. Il est enfin une médiation
intra-personnelle en ce sens que les
choix de jeux (ou de type de jeu) de
chacun répond aussi à une économie
psychique inconsciente. À l’intérieur
de chaque jeu, chaque joueur isole
des moments, des « phrases ». Il
extrait des punctums – « ce qui reste
de l’image lorsque je ferme les
yeux », disait Roland Barthes 5 – des
suppléments d’image qui pourtant
sont déjà-là. Ces points peuvent
aussi être des mouvements – des
unités avancent, un panache de
fumée – ou des sons : le « ding! »
annonce que l’action est réussie.
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6. Lavalée, p. 98.
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celui de la conflictualisation inconsciente, chaque niveau facilitant ou
pas les autres types de travail.
dans lequel le joueur se pense
comme agissant : « J’ouvre cette
porte, j’envoie cette unité. »
Le premier niveau concerne plus
particulièrement le traitement du
matériau visuel du jeu vidéo. Je me
réfère ici au modèle construit par
Guy Lavalée (1994) qui montre
comment tout stimulus visuel prend
forme et sens au travers de différentes opérations parmi lesquelles la
projection et l’introjection. Dans un
premier temps, l’image formée sur
la rétine se met directement en
contact avec les représentations de
chose inconscientes, éveillant et
créant des réseaux associatifs qui
sont projetés sur l’image perçue.
Le sens se forme ici : « L’image
perçue optiquement est alors “lue”
sélectivement grâce à la grille de
lecture fournie par les représentations projetés : la perception est
symbolisée 6 ». Elle peut alors être
introjectée dans le moi où elle est
disponible pour la mise en mots. La
boucle projecto-introjective se fait
en appui et en rebond d’un écran
psychique, héritage de l’intériorisation du visage maternel.
Le dernier niveau est celui du
fantasme individuel, dont le jeu
vidéo est finalement un « donné-àvoir ». Le jeu vidéo donne à voir
« Soi » en relation avec les autres ou
un environnement dans une mise en
scène mettant en jeu le désir et ses
interdits. Le jeu vidéo se rapproche
ici du rêve, avec cette distinction, de
taille, qu’il est d’abord un objet
externe. C’est-à-dire que tout un travail de symbolisation, mettant en jeu
des opérations de condensation, de
déplacement et de censure, a été produit avant que le joueur ne l’investisse, et qui donne sa forme finale,
acceptable par la culture. En d’autres
termes, se trouvent là, déjà représentées, des manifestations pulsionnelles, agressives, érotiques ou
narcissiques, que le joueur se réapproprie en fonction de ses propres
conflits inconscients : on ne joue pas
sans raisons préconscientes et
inconscientes au G.I. à Mogadiscio,
à l’entraîneur d’une équipe de football, au propriétaire d’une compagnie de chemin de fer, ou à être une
fourmilière. Ainsi, dans la manipulation d’un autre Soi se trouvent
rejoués des fantasmes ayant trait à la
bisexualité, à l’identité, via les mécanismes d’identification projective.
Le second niveau est celui de la
mise en récit. Chaque joueur produit
au cours du jeu un flux narratif sur le
mode du « il se passerait… ». Les
processus secondaires entrent ici
davantage en jeu et la qualité de la
narration produite dépendra beaucoup des capacités individuelles de
symbolisation de chacun. Le plaisir
éprouvé est ici beaucoup moins tributaire du monde du processus primaire ; il est plus filtré, plus massif et
parfois même s’y oppose. Ainsi, la
répétition qui pouvait bien être supportée au niveau précédent et même
être source de plaisir, est vécue ici
comme une gêne. Ce niveau est celui
MÉDIATIONS
THÉRAPEUTIQUES
Le jeu vidéo peut offrir des
aspects intéressants dans le cadre
d’une psychothérapie psychanalytique en ce sens qu’il peut servir
d’« objet de relation » (Gimenez,
2002) entre le thérapeute et le
patient. Il offre au thérapeute comme
au patient un espace de travail dans
lequel les processus psychiques du
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Il arrive assez souvent que ces
adolescents soient également des
amateurs de jeu vidéos. La proposition de parler de cet aspect de leur
vie n’est pas sans comporter une part
de séduction, le thérapeute se présentant alors comme celui auquel on
peut parler de choses qui suscitent
généralement chez les parents plus
d’indifférence ou d’agacement que
d’intérêt. Mais à tout prendre, je préfère ce risque à l’interruption d’une
psychothérapie parce que le patient a
rencontré la difficulté du travail, sans
être encore conscient des bénéfices
qu’il peut en tirer.
Julie, une enfant de 10 ans, vient
avec une demande de psychothérapie très soutenue par sa mère qui
souhaite pour elle « le meilleur ».
C’est une enfant très sage, bonne
élève, un peu rêveuse, très attentive
à la situation de sa mère qui l’élève
seule. Le père est décrit par la mère
comme un « mauvais homme » dont
il est inutile de parler, mais elle lui
reconnaît le fait qu’elle lui doit
Julie. L’enfant est triste depuis suffisamment longtemps pour que sa
mère s’en alarme. Pendant les entretiens préliminaires, Julie avait fait
preuve d’insights remarquables, ce
qui avait séduit le psychothérapeute. Mais après quelques séances,
le transfert s’inverse. Julie se
montre de plus en plus réservée : le
thérapeute n’allait-il pas faire
comme la psychologue scolaire,
c’est-à-dire divulguer ses secrets ?
Depuis peu, elle commence les
séances de la même façon :
« Qu’est-ce que vous allez me faire
dire ? » et déploie des trésors d’inventivité : « Je vais bien réussir à
vous faire parler. » Pour elle, la psychothérapie tourne autour de cet
enjeu : pourra-t-elle garder ses
secrets ? C’est autour de la console
DS et du jeu Nintendogs que la psychothérapie va s’amorcer.
Dans le jeu, elle a choisi « un
labrador, pas un pitbull, parce que
les pitbulls ça fait des bêtises, ça
mord les mollets… ». Le labrador
s’appelle Julie, parce qu’une amie, sa
meilleure amie, a nommé sa chienne
Julie. L’amie ne sait pas bien s’y
prendre avec ce caractère et Julie lui
a dressé sa « Julie ». « C’est simple,
crâne-t-elle, il suffit de prendre le
stylet et de le frotter contre l’écran
du haut vers le bas, au bout d’un
moment, le chien s’assied ». Quand
elle lui a rendu la DS, la copine n’en
est pas revenue : « Comme le chien
était bien dressé ! » Un moment,
elles ont relié les consoles et ont eu
un peu peur : est-ce que chacune
pourrait retrouver sa « Julie » ?
Finalement, ouf ! chaque chienne a
retrouvé sa maîtresse !
Voilà donc, grâce à un jeu, déposées les grandes lignes de la problématique de cette enfant et les enjeux
transférentiels de ce début de psychothérapie. Doit-elle être le petit
chien adolescent du thérapeute tout
comme elle est la fille bien élevée de
sa mère ? Que faire de ce qui en soi
cherche à faire des « bêtises » et à se
comporter comme un chien ? Cela,
bien sûr, s’entend dès les entretiens
préliminaires. Mais l’évocation du
jeu vidéo permet à l’enfant de commencer à l’entendre sans que cela
soit perçu comme une attaque contre
sa mère (ou la relation nouée avec
elle). Ce qui est plus surprenant, en
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patient peuvent être approchés. Cela
est particulièrement utile dans le
cadre de psychothérapies d’adolescents qui démarrent d’emblée sur un
transfert négatif ou qui butent sur
une inhibition que rien n’a pu lever.
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D’une certaine façon, les jeux
vidéo sont une nouvelle « voie
royale » d’accès à l’inconscient. Cela
ne signifie pas qu’ils soient parés de
toutes les vertus. Ils peuvent aussi
bien être utilisés à des fins introjectives qu’à des fins de refoulements,
dont certains peuvent aller jusqu’à
l’écrasement de la fonction imaginaire. Ils ne sont ni une panacée, ni
une menace, mais plus banalement,
des objets de culture dont chacun
peut se servir.
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BIBLIOGRAPHIE
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psychothérapie de l’enfant, Paris, Dunod.
STERN, D. 2004. Journal d’un bébé, Paris, Odile
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TISSERON, S. 2005. Psychanalyse de l’image :
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jouent-ils ? », dans L’enfant et le monde
extérieur, Paris, Payot, Science de l’homme,
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BARTHES, R. 1980. La chambre claire : Note sur
la photographie, Paris, Gallimard.
Les principaux genres vidéoludiques :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Jeu_vid%C3%A9o
#Principaux_genres_vid.C3.A9oludiques
(archive du 10 Janvier 2008).
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revanche, ce sont les jeux de double
entre Julie et son amie, les deux
chiennes et les deux Julie. Comment
les comprendre ? Mouvement
d’identification de Julie à son amie ?
Mouvement d’envie envers son amie
(avoir la même chose que son amie)
? Mouvement de subjectivation qui
fait le détour par l’espace du jeu ? De
quel fantasme le jeu vidéo est il ici le
support ?

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