Le goût du café - National Magazine Awards
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Le goût du café - National Magazine Awards
Le goût du café PA R B I N H A N V U V A N « L’amour du café débute par un simple arôme », raconte le jeune passionné, originaire de l’Ontario. Tyler Mastantuono a ouvert son commerce il y a deux ans, à l’âge de 23 ans. « Pour moi, tout a commencé par un goût de bleuet perçu dans un café d’Éthiopie, le sidama. Dès lors, je voulais goûter encore et toujours à plus de cafés ! » Le cupping, ce rituel d’observation et de dégustation en plusieurs étapes, est traditionnellement employé sur les plantations par les goûteurs professionnels et les importateurs afin d’évaluer les grains des producteurs. Mais depuis quelques années, des cafés urbains offrent à leur clientèle la possibilité de vivre l’expérience dans le but de les éduquer aux différentes variétés de café, ainsi qu’à leurs procédés de torréfaction et d’extraction. 32 Q U AT R E - T E M P S I H I V E R 2014 - 2015 Le cupping illustre bien l’évolution de la dernière décennie des habitudes de consommation de la boisson. Certains parlent de troisième vague, un terme un peu trop tendance qui fait grimacer Anthony Brenda, propriétaire des cafés Myriade à Montréal : « Cette progression n’a pas besoin de porter de nom », explique en toute humilité le Montréalais élevé à Vancouver, dont DAVID MCCANDLESS (2012). INFORMATION IS BEAUTIFUL, NEW EDITION. LONDON, UK : COLLINS. «H ibiscus ? », « Tomates sé chées ? », « Guimauve ? », « Sauce Soya ? ». Ce matin, sur la rue Amherst, à Montréal, au Pourquoi pas espresso bar, les clients essaient tant bien que mal de qualifier les parfums qui se dégagent des sept tasses de café moulu qui leur sont présentées. L’exercice fait rigoler les goûteurs novices, car « ces saveurs ne sont habituellement pas associées au café », commentent-ils. Comme tous les samedis, Tyler Mastantuono, le propriétaire, initie gratuitement les intéressés aux saveurs subtiles du café par une séance de cupping. DOSSIER À gauche : Les étiquettes des cafés vendus au Pourquoi pas espresso bar présentent les origines des grains, leur altitude, leur méthode de séchage et les arômes dégagés. le café s’est pourtant classé au troisième rang au Canadian Brewer’s Cup en 2013, un concours qui récompense les meilleurs cafés servis au pays. « Le goût pour le café de qualité se développe naturellement comme il s’est développé pour le vin ou la bière. » Sur les emballages de ces cafés, devenus produits artisanaux, les étiquettes présentent les origines des grains, les procédés employés pour les sécher, les arômes et même l’altitude de la plantation : « Les grains de basse altitude ont un goût terreux, plus commun. En s’élevant, on voit apparaître des notes de noix et de chocolat, et en haute altitude se développent des saveurs plus complexes, florales, épicées ou fruitées », décrit Tyler Mastantuono. La troisième vague s’oppose notamment à la première vague, celle de l’après-guerre, alors que le monde redécouvre le café, après de longues années d’austérité. Tous consomment alors cette boisson surtout pour ses propriétés stimulantes ; c’est le règne des Folgers, Maxwell House, Tim Hortons et autres. La deuxième vague est en grande partie associée à la percée de Starbucks, qui introduit l’espresso en Amérique et qui initie la population – moins au Québec où les cafés exotiques sont apparus plus tôt – à une « géographie du café, en identifiant les origines de certains de leurs produits. Cette vague pave la voie aux nouveaux PHOTOS : © BINH AN VU VAN Ci-contre : Carte des arômes qu’il est possible de repérer dans le café. Séance de cupping. artisans comme Tyler Mastantuono : « Ces entreprises ont conscientisé les consommateurs au coût d’un café de qualité. Je n’aurais jamais pu vendre un café à 5 $ il y a 20 ans ! » La côte Ouest américaine est la première à surfer sur la dernière vague, qui déferle ensuite sur les grandes villes, comme Montréal, où les cafés indépendants soucieux de la qualité de leurs produits pullulent. EXTRACTION : ENTRE ART ET SCIENCE « Grâce à une connaissance approfondie des technologies, des grains et de la chimie de la torréfaction, le monde du café change profondément depuis 20 ans », constate Tyler Mastantuono. De jeunes passionnés s’investissent dans la recherche des façons optimales de soutirer le meilleur des grains : « Dans sa forme naturelle, le café n’est vraiment pas bon, dit en riant Anthony Brenda. Pour dégager sa saveur, il faut un savoir-faire de l’agriculteur, du torréfacteur et du barista qui apprête le café. » Cette révolution du café est portée par le développement de la machine à espresso, la seule technique d’extraction dépendante d’une technologie hautement perfectionnée. Pendant la majeure partie de son histoire, que ce soit en Arabie ou en Turquie, le café était bu en décoction, Q U AT R E - T E M P S I H I V E R 2014 - 2015 33 Tyler Mastantuono explique l’origine des saveurs du café. infusé par des méthodes de filtrage rudimentaires. La machine à espresso moderne n’est aboutie qu’en 1938 grâce au Milanais Achille Gaggia. Elle utilise alors un système à pistons qui diffuse l’eau à haute pression à travers du café moulu, et permet d’extraire une tasse de café en à peine 15 secondes. Ces appareils étant inabordables pour les particuliers, les Italiens doivent se rendre dans des cafés, devenus des lieux de socialisation, pour bénéficier des avantages de la machine et de l’expertise des baristas, ces techniciens qui la manipulent. Les Italiens chérissent depuis leur espresso, et le boivent d’innombrables façons, noir (caffè ristretto) avec plus ou moins de lait, de mousse, d’eau, de cacao, de sucre, de citron. Debout, aux comptoirs des cafés, ils réclament : Caffè macchiato ! Con panna ! Caffè latte ! Cappuccino ! etc. Les machines à espresso sont alors exportées dans le monde, d’abord par la diaspora italienne. 34 Q U AT R E - T E M P S I Aujourd’hui, en dehors de l’Italie, la maîtrise de l’appareil continue d’évoluer « un peu comme un langage qui voyage. Les artisans australiens, californiens ou canadiens développent leurs façons de faire », observe Anthony Brenda, qui est aussi reconnu comme un des meilleurs baristas du pays. Il s’est classé au Barista Championship en 2009. Pour lui, côté café, Montréal est l’un des endroits les plus stimulants au Canada : « À Vancouver, les cafés se ressemblent tous un peu. À Montréal, nous avons des baristas de grande qualité qui mènent chacun des recherches, font des essais et développent des saveurs qui leur sont propres. » À voir travailler les baristas au Pourquoi pas espresso bar, on comprend aisément pourquoi Tyler Mastantuono préfère parler de la science de l’extraction du café, plutôt que d’art. « À chaque variété convient une façon d’extraire : une mou- H I V E R 2014 - 2015 ture, une compaction, une température, une quantité de café, explique-t-il. Un monde sépare un café tiré pendant 21 secondes d’un autre qui lui l’est pendant 25 secondes. » Si un espresso est amer, le grain est brûlé par le torréfacteur ou le barista. S’il est acide, il est peut-être sous-extrait. Tous les jours, avant de servir ses clients, Tyler Mastantuono tire une vingtaine d’espressos pour calibrer ses instruments et déterminer la meilleure marche à suivre selon les grains de la journée. Sur son comptoir, le barista peut retrouver une balance pour peser les doses de café, et même un réfractomètre pour mesurer la quantité de matière solide en suspension. « Je découvre tous les jours quelque chose de nouveau, confie Anthony Brenda. L’entreprise du café de qualité est encore jeune et immature. Il reste beaucoup de découvertes à faire ! » son et développer de nouveaux mélanges de grains : « Nous mettrons par exemple de l’avant un grain spécifique, tout en mélangeant d’autres grains pour combler les faiblesses du premier », vulgarise Alexandre Serano. Dès cet automne, il mettra en marché un nouveau produit développé en collaboration avec une sommelière renommée. Arôme qui se dégage d’un des cafés moulus présentés lors de la dégustation au Pourquoi pas espresso bar. La quête de saveurs riches transforme aussi les relations entre les détaillants et les torréfacteurs. « Je me rends compte de l’importance de bâtir une relation de confiance avec un torréfacteur », partage Anthony Brenda, qui achète à présent 90 % de ses grains d’une seule entreprise. « Cette relation assure une constance de la qualité du café servi, elle permet aussi d’échanger et d’induire des ajustements sur la cuisson du café. » Jean-François Leduc, propriétaire des quatre cafés Saint-Henri, considérés comme des incontournables montréalais, torréfie luimême ses grains. Aussi, tous les ans, il se rend à la source, dans les pays producteurs, pour choisir ses produits : « Chaque étape est cruciale à la création d’un café de qualité, et je veux en avoir le contrôle », explique-t-il. Il revient tout juste d’un voyage en Colombie, où il a goûté des centaines de variétés. « Il y a des milliers de lots dans chaque pays. Je ne veux absolument pas manquer les meilleurs grains, ceux que L A R E V A N C H E D U C A F É F I LT R E La découverte de l’espresso dans les années 2000 a incité les consommateurs canadiens à snober les cafés filtres. Pourtant, ceux-ci connaissent un retour et la tendance est aux infusions faites à la tasse, au lieu des gros pichets. Tyler Mastantuono sert des infusions à l’aéropress, un nouveau dispositif simple inventé en 2005 qui permet de pousser à force de bras le café à travers un filtre. Chez Myriade, Anthony Brenda préfère le V60, une autre technique où l’eau s’écoule par gravité dans le café au travers d’un filtre conique en papier : « C’est une question de préférence », explique-t-il. Étonnamment, lui-même boit surtout du café filtre : « Les saveurs de l’espresso sont intenses comme un coup de poing au visage. » Pour les fines bouches, les espressos ne sont que trop rarement bien exécutés : « Même dans mes succursales, il arrive souvent que l’espresso ne me convienne pas. » « CHAQUE ÉTAPE EST CRUCIALE À LA CRÉATION D’UN CAFÉ DE QUALITÉ, ET JE VEUX EN AVOIR LE CONTRÔLE. » — JEAN-FRANÇOIS LEDUC De la même façon, Alexandre Serano, cofondateur de la maison de torréfaction Café Barista, spécialisée en café italien haut de gamme et situé dans le quartier industriel derrière le marché central, porte une attention particulière au choix de ses clients : « Nous souhaitons des partenaires passionnés, conscients de l’importance du bon café et donc de celle de former leurs baristas. Si nous nous évertuons à produire un produit de qualité, mais que celui-ci est mal extrait, le client boira un café imbuvable. » Café Barista offre donc des formations gratuites de baristas aux employés de ses clients. Dans ses locaux, l’entreprise mène constamment des recherches pour améliorer ses méthodes de cuis- je préfère. Je veux rencontrer le fermier et lui dire “C’est votre café que je préfère, combien voulez-vous afin que nous travaillions ensemble au cours des années à venir ?” » De ce dernier voyage, JeanFrançois Leduc a choisi deux fermes desquelles il importera le café. Il le paiera 1,5 à 2 fois le prix offert en commerce équitable. « Le triage, le séchage, la fermentation étant tous cruciaux, je peux ainsi demander aux fermiers de raccourcir, par exemple, le temps de fermentation de 12 heures à 10 heures et voir les effets sur le produit. Il y a alors un échange de connaissances. » Jean-François Leduc a pour sa part mis en vente sa machine à espresso personnelle pour ne boire que du café filtre chez lui : « Le café filtre est le moyen idéal pour se familiariser avec les saveurs particulières des cafés des différents terroirs. » Des saveurs parfois aussi riches et nuancées que celles des bons vins. Grâce à ces nouveaux cafés, pour une poignée de dollars, une jeune génération de goûteurs s’initie à une grande variété d’expériences, et exerce leurs palais pour, éventuellement, apprécier les autres produits de l’univers gastronomique. Binh An Vu Van est journaliste scientifique indépendante. Q U AT R E - T E M P S I H I V E R 2014 - 2015 35