Le goût du café - National Magazine Awards

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Le goût du café - National Magazine Awards
Le goût du café
PA R B I N H A N V U V A N
« L’amour du café débute par un simple
arôme », raconte le jeune passionné, originaire de l’Ontario. Tyler Mastantuono a
ouvert son commerce il y a deux ans, à
l’âge de 23 ans. « Pour moi, tout a commencé par un goût de bleuet perçu dans
un café d’Éthiopie, le sidama. Dès lors, je
voulais goûter encore et toujours à plus
de cafés ! »
Le cupping, ce rituel d’observation et de
dégustation en plusieurs étapes, est traditionnellement employé sur les plantations par les goûteurs professionnels et
les importateurs afin d’évaluer les grains
des producteurs. Mais depuis quelques
années, des cafés urbains offrent à leur
clientèle la possibilité de vivre l’expérience dans le but de les éduquer aux différentes variétés de café, ainsi qu’à leurs
procédés de torréfaction et d’extraction.
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Le cupping illustre bien l’évolution de la dernière décennie des habitudes de consommation de la boisson. Certains parlent de troisième vague, un terme un peu trop tendance qui fait grimacer Anthony Brenda,
propriétaire des cafés Myriade à Montréal : « Cette progression n’a pas besoin de
porter de nom », explique en toute humilité le Montréalais élevé à Vancouver, dont
DAVID MCCANDLESS (2012). INFORMATION IS BEAUTIFUL, NEW EDITION. LONDON, UK : COLLINS.
«H
ibiscus ? », « Tomates sé chées ? », « Guimauve ? »,
« Sauce Soya ? ». Ce matin,
sur la rue Amherst, à Montréal, au Pourquoi
pas espresso bar, les clients essaient tant bien
que mal de qualifier les parfums qui se dégagent des sept tasses de café moulu qui leur
sont présentées. L’exercice fait rigoler les
goûteurs novices, car « ces saveurs ne sont
habituellement pas associées au café », commentent-ils. Comme tous les samedis, Tyler
Mastantuono, le propriétaire, initie gratuitement les intéressés aux saveurs subtiles du
café par une séance de cupping.
DOSSIER
À gauche : Les étiquettes des cafés vendus au
Pourquoi pas espresso bar présentent les origines
des grains, leur altitude, leur méthode de séchage
et les arômes dégagés.
le café s’est pourtant classé au troisième
rang au Canadian Brewer’s Cup en 2013,
un concours qui récompense les meilleurs
cafés servis au pays. « Le goût pour le café
de qualité se développe naturellement
comme il s’est développé pour le vin ou la
bière. » Sur les emballages de ces cafés,
devenus produits artisanaux, les étiquettes
présentent les origines des grains, les procédés employés pour les sécher, les arômes
et même l’altitude de la plantation : « Les
grains de basse altitude ont un goût terreux, plus commun. En s’élevant, on voit
apparaître des notes de noix et de chocolat, et en haute altitude se développent des
saveurs plus complexes, florales, épicées
ou fruitées », décrit Tyler Mastantuono.
La troisième vague s’oppose notamment à
la première vague, celle de l’après-guerre,
alors que le monde redécouvre le café,
après de longues années d’austérité. Tous
consomment alors cette boisson surtout
pour ses propriétés stimulantes ; c’est le
règne des Folgers, Maxwell House, Tim
Hortons et autres.
La deuxième vague est en grande partie
associée à la percée de Starbucks, qui introduit l’espresso en Amérique et qui initie
la population – moins au Québec où les
cafés exotiques sont apparus plus tôt – à
une « géographie du café, en identifiant les
origines de certains de leurs produits.
Cette vague pave la voie aux nouveaux
PHOTOS : © BINH AN VU VAN
Ci-contre : Carte des arômes
qu’il est possible de repérer dans le café.
Séance de cupping.
artisans comme Tyler Mastantuono : « Ces
entreprises ont conscientisé les consommateurs au coût d’un café de qualité. Je
n’aurais jamais pu vendre un café à 5 $ il y
a 20 ans ! »
La côte Ouest américaine est la première à
surfer sur la dernière vague, qui déferle
ensuite sur les grandes villes, comme Montréal, où les cafés indépendants soucieux de
la qualité de leurs produits pullulent.
EXTRACTION :
ENTRE ART ET SCIENCE
« Grâce à une connaissance approfondie
des technologies, des grains et de la chimie
de la torréfaction, le monde du café change
profondément depuis 20 ans », constate
Tyler Mastantuono. De jeunes passionnés
s’investissent dans la recherche des façons
optimales de soutirer le meilleur des
grains : « Dans sa forme naturelle, le café
n’est vraiment pas bon, dit en riant Anthony Brenda. Pour dégager sa saveur, il
faut un savoir-faire de l’agriculteur, du torréfacteur et du barista qui apprête le café. »
Cette révolution du café est portée par le
développement de la machine à espresso,
la seule technique d’extraction dépendante d’une technologie hautement perfectionnée. Pendant la majeure partie de
son histoire, que ce soit en Arabie ou en
Turquie, le café était bu en décoction,
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Tyler Mastantuono explique l’origine des saveurs du café.
infusé par des méthodes de filtrage rudimentaires. La machine à espresso moderne n’est aboutie qu’en 1938 grâce au
Milanais Achille Gaggia. Elle utilise alors
un système à pistons qui diffuse l’eau à
haute pression à travers du café moulu, et
permet d’extraire une tasse de café en à
peine 15 secondes. Ces appareils étant inabordables pour les particuliers, les Italiens
doivent se rendre dans des cafés, devenus
des lieux de socialisation, pour bénéficier
des avantages de la machine et de l’expertise des baristas, ces techniciens qui la
manipulent. Les Italiens chérissent depuis
leur espresso, et le boivent d’innombrables
façons, noir (caffè ristretto) avec plus ou
moins de lait, de mousse, d’eau, de cacao,
de sucre, de citron. Debout, aux comptoirs
des cafés, ils réclament : Caffè macchiato !
Con panna ! Caffè latte ! Cappuccino ! etc.
Les machines à espresso sont alors exportées dans le monde, d’abord par la diaspora italienne.
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Aujourd’hui, en dehors de l’Italie, la maîtrise de l’appareil continue d’évoluer « un
peu comme un langage qui voyage. Les
artisans australiens, californiens ou canadiens développent leurs façons de faire »,
observe Anthony Brenda, qui est aussi
reconnu comme un des meilleurs baristas
du pays. Il s’est classé au Barista Championship en 2009. Pour lui, côté café,
Montréal est l’un des endroits les plus stimulants au Canada : « À Vancouver, les
cafés se ressemblent tous un peu. À Montréal, nous avons des baristas de grande
qualité qui mènent chacun des recherches,
font des essais et développent des saveurs
qui leur sont propres. »
À voir travailler les baristas au Pourquoi
pas espresso bar, on comprend aisément
pourquoi Tyler Mastantuono préfère
parler de la science de l’extraction du café,
plutôt que d’art. « À chaque variété
convient une façon d’extraire : une mou-
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ture, une compaction, une température,
une quantité de café, explique-t-il. Un
monde sépare un café tiré pendant 21 secondes d’un autre qui lui l’est pendant
25 secondes. » Si un espresso est amer, le
grain est brûlé par le torréfacteur ou le
barista. S’il est acide, il est peut-être
sous-extrait. Tous les jours, avant de servir ses clients, Tyler Mastantuono tire
une vingtaine d’espressos pour calibrer
ses instruments et déterminer la meilleure marche à suivre selon les grains de
la journée. Sur son comptoir, le barista
peut retrouver une balance pour peser
les doses de café, et même un réfractomètre pour mesurer la quantité de matière solide en suspension. « Je découvre
tous les jours quelque chose de nouveau,
confie Anthony Brenda. L’entreprise du
café de qualité est encore jeune et immature. Il reste beaucoup de découvertes à
faire ! »
son et développer de nouveaux mélanges de
grains : « Nous mettrons par exemple de
l’avant un grain spécifique, tout en mélangeant d’autres grains pour combler les faiblesses du premier », vulgarise Alexandre
Serano. Dès cet automne, il mettra en marché un nouveau produit développé en collaboration avec une sommelière renommée.
Arôme qui se dégage d’un des cafés moulus
présentés lors de la dégustation au Pourquoi pas
espresso bar.
La quête de saveurs riches transforme
aussi les relations entre les détaillants et les
torréfacteurs. « Je me rends compte de
l’importance de bâtir une relation de
confiance avec un torréfacteur », partage
Anthony Brenda, qui achète à présent
90 % de ses grains d’une seule entreprise.
« Cette relation assure une constance de la
qualité du café servi, elle permet aussi
d’échanger et d’induire des ajustements
sur la cuisson du café. »
Jean-François Leduc, propriétaire des quatre
cafés Saint-Henri, considérés comme des
incontournables montréalais, torréfie luimême ses grains. Aussi, tous les ans, il se
rend à la source, dans les pays producteurs,
pour choisir ses produits : « Chaque étape
est cruciale à la création d’un café de
qualité, et je veux en avoir le contrôle »,
explique-t-il. Il revient tout juste d’un
voyage en Colombie, où il a goûté des centaines de variétés. « Il y a des milliers de lots
dans chaque pays. Je ne veux absolument
pas manquer les meilleurs grains, ceux que
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La découverte de l’espresso dans les
années 2000 a incité les consommateurs
canadiens à snober les cafés filtres. Pourtant,
ceux-ci connaissent un retour et la tendance
est aux infusions faites à la tasse, au lieu des
gros pichets. Tyler Mastantuono sert des infusions à l’aéropress, un nouveau dispositif
simple inventé en 2005 qui permet de pousser à force de bras le café à travers un filtre.
Chez Myriade, Anthony Brenda préfère le
V60, une autre technique où l’eau s’écoule
par gravité dans le café au travers d’un filtre
conique en papier : « C’est une question de
préférence », explique-t-il. Étonnamment,
lui-même boit surtout du café filtre : « Les
saveurs de l’espresso sont intenses comme
un coup de poing au visage. » Pour les fines
bouches, les espressos ne sont que trop rarement bien exécutés : « Même dans mes succursales, il arrive souvent que l’espresso ne
me convienne pas. »
« CHAQUE ÉTAPE EST CRUCIALE À LA CRÉATION D’UN CAFÉ DE QUALITÉ,
ET JE VEUX EN AVOIR LE CONTRÔLE. »
— JEAN-FRANÇOIS LEDUC
De la même façon, Alexandre Serano,
cofondateur de la maison de torréfaction
Café Barista, spécialisée en café italien
haut de gamme et situé dans le quartier
industriel derrière le marché central, porte
une attention particulière au choix de ses
clients : « Nous souhaitons des partenaires
passionnés, conscients de l’importance du
bon café et donc de celle de former leurs
baristas. Si nous nous évertuons à produire un produit de qualité, mais que
celui-ci est mal extrait, le client boira un
café imbuvable. » Café Barista offre donc
des formations gratuites de baristas aux
employés de ses clients. Dans ses locaux,
l’entreprise mène constamment des recherches pour améliorer ses méthodes de cuis-
je préfère. Je veux rencontrer le fermier et
lui dire “C’est votre café que je préfère,
combien voulez-vous afin que nous travaillions ensemble au cours des années
à venir ?” » De ce dernier voyage, JeanFrançois Leduc a choisi deux fermes desquelles il importera le café. Il le paiera 1,5 à
2 fois le prix offert en commerce équitable.
« Le triage, le séchage, la fermentation étant
tous cruciaux, je peux ainsi demander aux
fermiers de raccourcir, par exemple, le temps
de fermentation de 12 heures à 10 heures
et voir les effets sur le produit. Il y a alors
un échange de connaissances. »
Jean-François Leduc a pour sa part mis en
vente sa machine à espresso personnelle
pour ne boire que du café filtre chez lui :
« Le café filtre est le moyen idéal pour se
familiariser avec les saveurs particulières des
cafés des différents terroirs. » Des saveurs
parfois aussi riches et nuancées que celles
des bons vins. Grâce à ces nouveaux cafés,
pour une poignée de dollars, une jeune
génération de goûteurs s’initie à une grande
variété d’expériences, et exerce leurs palais
pour, éventuellement, apprécier les autres
produits de l’univers gastronomique.
Binh An Vu Van est journaliste scientifique
indépendante.
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