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REPÈRES ET TENDANCES TRAVAIL Pour une écologie du temps GÉRARD BLANC ET DENIS ETTIGHOFFER* L Le temps de travail baisse – et pourtant, il reste une source de malaise pour la majorité des actifs. Le stress dû à de plus grandes exigences de performance, la fréquence des interruptions, créatrice d’une nouvelle parcellisation des tâches, les contraintes introduites par la loi sur les 35 heures, et surtout l’impact mal maîtrisé des nouvelles technologies, appellent des solutions innovantes. A u premier semestre 1999, pour la première fois – si l’on en croit les sondages –, le temps de travail est devenu la principale préoccupation de l'ensemble des salariés français1. A l'automne 2001, alors que près d'un sur deux d’entre eux bénéficiait déjà de la loi des 35 heures, 46 % estimaient encore « consacrer trop de temps à leur vie professionnelle »2. Pourtant, le temps de travail moyen au cours d'une vie, selon une étude du ministère de l'Emploi et de la Solidarité, a baissé de 61 % (0,9 % en moyenne par an) entre 1896 et 1997, passant de 118 000 à 46 200 heures travaillées3. Mais il faut aussi, pour rendre compte de la réalité vécue, rappeler les contraintes que représentent les horaires décalés, l'étalement des heures de travail au cours de la journée,le travail les samedis et dimanches et les pratiques du « 24 heures sur 24, sept jours sur sept ». Un tiers des salariés de la Communauté européenne sont déjà soumis à des horaires dits « atypiques » ; en France, les horaires fixes reculent depuis la fin des années 70 : ils concernaient 65 % des salariés en 1978, 52 % en 1991 et 44 % en 1998, selon les chiffres les plus récents4. Plus de la moitié (53 %) des actifs travaillent au moins occasionnellement le samedi et 25 % le dimanche. Un nombre croissant d'entreprises fonctionnent sur un cycle de 24 heures (même quand leur activité ne le justifie guère), ce qui permet de rester continuellement en contact * Dirigeants d’Eurotechnopolis Institut, auteurs du Syndrome de Chronos, du mal travailler au mal vivre, Dunod, 1998. avec d’autres lieux où il est entre 9 heures et 17 heures – tôt le matin avec l'Asie et tard le soir avec les États-Unis. 1 Le contenu même du travail semble être à l'origine d'un malaise croissant. Lors d'un sondage réalisé en 1998 par l’Ifop pour l’institut Eurotechnopolis 5, la moitié des personnes interrogées évoquaient comme un véritable handicap le fait de ne pas être maîtresses de leur temps (environ 66 % des artisans et commerçants s’en plaignaient, mais seulement 47 % des ouvriers et 41 % des employés). Ce mauvais usage du temps nuit autant à la vie familiale qu'à l'équilibre entre la vie privée et la vie professionnelle, au point que l'on peut parler d'un « syndrome de Chronos ». Il se caractérise notamment par le sentiment d’une perpétuelle urgence dans le travail, d’un « zapping » entre les tâches, générateur de stress. 2 Georges Friedmann, qui fut le premier sociologue français à décrire la parcellisation des tâches dans le travail industriel, parlait du « temps en miettes »6. Lors du sondage de 1998 déjà mentionné, 54 % des personnes interrogées estimaient que leur activité était fragmentée, les obligeant à changer sans cesse de sujet et d’interlocuteur. Selon une enquête réalisée aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Allemagne par l'Institute for the Future et Gallup, Pierre Giacometti (directeur général d'Ipsos Opinion), dans Le Monde, 6 juillet 1999. « Des Européens en manque de temps », enquête internationale Ipsos pour l'Observatoire Thalys, automne 2001. 3 O. Marchand, C. Minni & C.Thélot, « La durée d'une vie de travail, une question de génération ? », Dares, Premières synthèses, n° 50, décembre 1998. 4 « Les dossiers de la Dares », 2000, n° 1-2. 5 Sondage réalisé les 12 et 13 février 1998, auprès de 468 actifs de plus de 18 ans. 6 Georges Friedmann, Le travail en miettes, Paris, Gallimard, 1964. Sociétal N° 37 3e trimestre 2002 49 REPÈRES ET TENDANCES un salarié est interrompu dans son travail en moyenne toutes les dix minutes par un coup de téléphone, un fax ou un mail, les Britanniques détenant la palme en matière d'interruptions. 7 Sylvie Hamon-Cholet et Catherine Rougerie, « La charge mentale au travail : des enjeux complexes pour les salariés », Économie et statistiques, n° 339-340, septembreoctobre 2000. 8 Francis Jauréguiberry, « Rencontres de la communication mobile », organisées par Motorola, Paris, 13-14 octobre 1999. 9 Britain's Benchmark Research, « Dying for Information ? » (Mourir pour l’information ?), enquête auprès de 1 300 cadres supérieurs aux Etats-Unis, en GrandeBretagne, en Australie, à Singapour et Hongkong. Cf. Time, 9 décembre 1996. Sociétal N° 37 3e trimestre 2002 50 vingt ans. En même temps, le système des flux tendus, dans le BTP ou l'automobile notamment, conduit à allonger le temps de travail en période de pointe. Enfin, phénomène plus récent, le téléphone portable suscite des sollicitations hiérarLa fragmentation du temps touche chiques permanentes. Pour Francis particulièrement les cadres. Si la Jauréguiberry, spécialiste du comcapacité de passer d'un sujet à un portement de ses utilisateurs, « les autre est appréciée et utile nouveaux pauvres des dans certaines circonstances, télécommunications la fragmentation nuit à la Un tiers du temps sont ceux qui ne performance de l'entreprise. de travail sur peuvent pas échapper Elle occasionne une perte à l'obligation de réd'efficacité, affaiblit les capa- ordinateur pondre immédiatecités de concentration et est consacré ment à des urgences, conduit à privilégier l'action à des activités et qui doivent vivre au détriment de la réflexion. dans l'interpellation Elle pousse chacun à vouloir improductives. continue »8. en faire toujours davantage, Ce malaise est encore accentué par donc à moins approfondir les proles technologies de l’information et blèmes. Un col blanc qui a passé sa de la communication (TIC). Les enjournée à des activités morcelées et quêtes disponibles montrent que, peu exigeantes est tenté de continuer pour les deux tiers des salariés, elles sur le même mode, et de négliger le « obligent à aller plus vite » et augtravail de réflexion qui lui incombe. mentent le stress. Plus de la moitié Après avoir consacré une heure ou des Français utilisent un ordinateur deux à des appels téléphoniques, il a dans leur travail. En moins de vingt du mal à s'adapter à la concentration ans, les microprocesseurs et leurs réclamée par une activité plus absapplications ont été introduits dans traite. tous les aspects de la vie. Cette mutation technique s'est propagée à L’ÉTAT D’URGENCE une vitesse très supérieure à celle PERMANENT de la machine à vapeur, du métier à ans beaucoup d'entreprises, tisser, du moteur à explosion ou de l'urgence est devenue un mode l'électricité (l'électrification de la de gestion quotidienne, justifié, à France a pris cinquante ans). tort ou à raison, par un contexte très Les TIC fonctionnent au rythme de concurrentiel. La proportion des sala nanoseconde, elles bousculent le lariés déclarant que leur rythme de temps biologique et le rythme des travail leur était imposé par la pression activités humaines. Elles posent des constante de la hiérarchie est passée problèmes d'un genre inconnu dans de 23 % en 1991 à 29 % en 19987 – les mutations technologiques antéune évolution due à la valorisation rieures, parce qu'elles ne concernent de l'action immédiate dans le discours managérial et à l’insistance sur la pas seulement le travail, mais aussi la « réactivité ». Le développement du vie quotidienne de tous. Plus profon« juste à temps » (qui concernait, dément, elles suscitent une nouvelle en 1997, 30 % des entreprises indusperception de la réalité et créent trielles françaises) a renforcé ces une nouvelle relation au monde. contraintes : aujourd’hui, plus de la moitié des salariés seraient soumis à Dans la pratique, cependant, les TIC des délais ultracourts (24 heures ou sont aussi dévoreuses de temps : moins) pour satisfaire les demandes, usage désordonné des nouveaux soit près de trois fois plus qu’il y a modes de télécommunication, ap- D TRAVAIL prentissage de nouveaux logiciels, réparation des conséquences de fausses manœuvres, etc. Selon une étude menée en 1998 par une société suisse, lorsqu'un utilisateur d’ordinateur passe une heure sur son poste de travail, 20 minutes sont consacrées à des activités improductives. 62 % de ce temps improductif sont principalement consacrés à résoudre des problèmes ou des déficiences informatiques, 19 % à l'auto-formation, 16 % à des activités informatiques sans rapport direct avec le travail en cours, et 3 % à une utilisation de l'ordinateur à des fins personnelles. HIÉRARCHISER LES PRIORITÉS A vec la généralisation des TIC, une organisation est désormais informée d’un problème en moins de temps que les décideurs n’en mettront à trouver et appliquer sa solution, ce qui engendre un phénomène de « management panique », obnubilé par le traitement à court terme des difficultés. La confusion entre l’urgent et l’important constitue sans doute une des composantes importantes des troubles pathologiques associés au « syndrome de Chronos ». L’écrasement par le court terme empêche de donner du sens au futur. En même temps,depuis deux ou trois décennies, la quantité d'informations croît à un rythme qui n’est plus adapté aux capacités d’assimilation des individus. Au début des années 70, pour de nombreux cadres et chercheurs, l’accès à l’information était une des grandes sources de pouvoir. Aujourd'hui, il s’agit d’éviter d’être noyé sous une avalanche de données. Selon certaines enquêtes, les employés anglais recevraient 170 mails en moyenne chaque jour, dont une bonne moitié de la part de membres de l’entreprise ou de leur propre service.Dans une étude menée en 1996 dans cinq pays pour Reuters Business Information, et intitulée « Dying for information ? »9, on pouvait lire que plus du tiers des dirigeants POUR UNE ÉCOLOGIE DU TEMPS déclaraient souffrir de diverses pathologies liées à l'excès d'informations. La surinformation empêche de distinguer l'essentiel de l’accessoire, et finit par brouiller toute information. L’important, désormais, est la capacité à hiérarchiser et à détenir les informations stratégiques avant les autres. Même si lesTIC fournissent des outils, tels les « agents intelligents » qui proposent une sélection personnalisée, elles ne suffiront pas à éviter la noyade, d'autant plus qu'elles comportent des limitations intrinsèques. Ainsi la faculté d'« ignorance créatrice », qui permet souvent des rapprochements fructueux, échappe aux possibilités des systèmes d'information électroniques. Plus que jamais, de nouvelles disciplines sont nécessaires pour maîtriser les changements de rythme incessants que nous subissons et pour maîtriser la consommation du temps. En effet, l’organisation du temps collectif n’est pas « naturelle » : elle résulte de nombreux compromis entre acteurs socio-économiques, elle réclame un apprentissage. Les différences et les préférences individuelles en matière d’organisation temporelle sont beaucoup plus difficiles à faire admettre qu’en matière d’organisation spatiale, ce qui conduit à penser – pour l’exprimer sous une forme schématique – que « n'importe qui peut faire n'importe quoi n'importe quand ». Cette méconnaissance des réalités chronobiologiques suscite des dysfonctionnements dans l'organisation des entreprises, voire dans l'ensemble de la société. De même, le temps de présence est un indicateur très imparfait de la réalité du travail : ce décalage est encore accentué par les TIC. L'amalgame entre temps de présence et efficacité est un des grands travers de la culture d'entreprise française, souvent dénoncé, notamment par les femmes 10. Quelle qu’en soit la raison, une mauvaise organisation des rythmes du travail implique toujours un mal vivre. De même qu’il a fallu penser le repos et la récupération en fonction de la fatigue physique au siècle dernier, il paraît utile aujourd'hui d’engager une réflexion qui accorde une place à la fatigue mentale et nerveuse. du temps libre » supprimerait. Elle pourrait avoir diverses sources d’alimentation : heures supplémentaires, treizième mois, augmentation de salaire, prime d’intéressement, etc. Les jours ainsi épargnés pourraient être reportés sur plusieurs années, éventuellement sur l’intégralité de la vie professionnelle, et exploités dans des contextes variés : congé formation, congé création d’entreprise, congé sabbatique, congé parental d’éducation, retraite anticipée, etc. Cette innovation faciliterait la mise au point d’une retraite à la carte. Enfin, on peut douter que la réduction du temps de travail telle qu'elle résulte des lois Aubry soit en phase avec la rénovation de la vie active qui se profile. Faut-il imposer les mêmes règles à toutes les entreprises, à tous les individus, sans tenir compte de leurs activités et du contexte dans lequel elles s'exercent ? Prendre Plus généralement, nos entreprises savent accroître la productivité du comme unité de mesure du travail travail – travailler moins pour produire la durée hebdomadaire est une plus –, mais elles restent soumises habitude française ancrée dans les à la logique du « plus tu mentalités,mais à contretravailles, plus tu gagnes ». courant des pratiques Les modes de rémunérainternationales : il faut L’organisation du tion doivent incorporer comparer les durées temps collectif une part croissante de annuelles du travail pour revenus du capital (les prendre en compte les n’est pas instruments existent : parjours fériés, les congés « naturelle » : ticipation, intéressement, annuels, le temps partiel, elle réclame plans d’épargne interenetc. Comme le souligne treprises…). Enfin, il faut Hugues de Jouvenel, un apprentissage. en finir avec la « retraite « légiférer sur la durée couperet » : seule la durée réelle de hebdomadaire du travail peut paraître la vie active doit compter. anachronique dès lors que celui-ci devient plus immatériel et que la À l'avenir, le travail sera de plus en plus frontière entre travail et non-travail mis en balance avec les autres activités, devient plus poreuse »11. à l'échelle d'une vie humaine. Le temps de travail, le temps libre et les périodes UNE BANQUE de formation seront mieux répartis DU TEMPS LIBRE entre les âges, et on verra s’estomper ref, beaucoup de Français ont le le découpage traditionnel en trois sentiment de mal utiliser leur périodes : scolarité, travail rémunéré temps, de le gaspiller. Il nous manque et retraite. La notion d'employabilité une « écologie du temps ». Celle-ci permettra de détecter la richesse de passe certes par une discipline perchaque individu, d'adapter en temps sonnelle, mais on peut imaginer aussi réel son niveau de compétences, de des mesures institutionnelles. Par faire émerger son projet professionexemple la création d’une « banque nel tout en permettant à l'entreprise du temps libre », où le temps épargné de tirer le meilleur parti de ses par les salariés serait conservé, y aptitudes. Dans une société plus compris en cas de changement soucieuse d'efficacité que de vitesse, d’entreprise.Actuellement, le compte tout le monde apprendra à gérer épargne-temps, créé en juillet 1994, son temps. Mais il reste encore beauconnaît un renouveau avec la loi sur coup de chemin à parcourir pour les 35 heures, mais le temps épargné voir évoluer des mentalités encore n’est pas transférable dans une autre profondément marquées par l’ouvriéentreprise, contrainte que la « banque risme de l’époque industrielle.l B 10 Cf. Gabrielle Roland, Seront-elles au rendez-vous ? La nouvelle cause des femmes, Flammarion, 1995. 11 Hugues de Jouvenel, « Temps de travail, faux débats et vrais défis », Futuribles n° 237, décembre 1998. Sociétal N° 37 3e trimestre 2002 51