Philippe Forget commence par expliquer que pour parler de façon
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Philippe Forget commence par expliquer que pour parler de façon
CONFÉRENCE : L’ATELIER DU TRADUCTEUR EN QUESTION(S) Philippe Forget commence par expliquer que pour parler de façon pertinente de « l’atelier du traducteur », il est nécessaire d’adopter une position de « surplomb réflexif », sans laquelle le témoignage risque de se limiter à des remarques ponctuelles et impressionnistes qui peinent à se légitimer. Cette position et les conclusions auxquelles on parvient alors sont d’autant plus importantes que les choix de traduction sont toujours directement liés à l’idée que le traducteur se fait (consciemment ou non) de son activité et de sa propre identité. Il expose donc pourquoi le traducteur, contrairement à une idée reçue et même intériorisée, voire défendue par les traducteurs eux-mêmes, n’est ni un traître (« traduttore traditore »), ni un « faussaire ». On le traite de traître parce qu’il ne rend pas le texte à l’identique : or, un tel résultat ne peut lui être demandé, le simple passage d’une langue à une autre, par lequel le traducteur agit comme traducteur, relevant déjà d’une transformation. Plus récemment, on l’a dit faussaire, or le faussaire reproduit à l’identique lorsqu’il est faux-monnayeur, et il ne signe jamais son « œuvre » de son nom, même lorsqu’il reproduit le style d’un artiste dans le but de tromper, ce qui lui est possible car il travaille avec des moyens homogènes – à l’inverse du traducteur, lequel ne peut tromper personne puisqu’il change de langue, et signe de son nom. Cette première mise au point permet de définir la traduction comme une transformation qui recherche l’exactitude, excluant donc l’identique de son projet. On peut alors se demander à nouveaux frais en quoi consiste la fidélité d’une traduction : en effet, tant que l’on ne considère que les deux termes habituels, à savoir le texte à traduire et le résultat traduit, la discussion sur la fidélité s’enlise à l’infini, car personne ne peut définir de façon stable ce que pourrait être une fidélité qui consiste à tromper le moins possible. C’est pourquoi Philippe Forget propose un troisième terme auquel original et traduction peuvent et doivent se référer comme étant leur enjeu commun. Ce troisième terme, c’est l’interprétabilité de l’original comme de la traduction : le traducteur prend en charge la responsabilité de garantir que la traduction permettra les mêmes opérations interprétatives que l’original, option qui est explicitée à partir de la comparaison de différentes traduction de l’incipit du Werther de Goethe. Enfin, le traducteur se vit dans un dilemme qui explique les mauvaises stratégies de traduction : comme la référence tenace et irrationnelle au traître l’a montré, il ne parvient pas à accéder à une image valorisante de lui-même, qui lui procurerait la reconnaissance recherchée. De même, le statut d’auteur lui est dénié, alors qu’en produisant un texte qui n’existait pas encore sous cette forme et dans cette langue, il est « auteur moins l’original », catégorie que nos préjugés concernant la « mens auctoris » ne nous permettent pas de penser. Cette contradiction est alors résolue de la pire façon qui soit : le traducteur se fait créateur, mais dans les limites du connu, du déjà dit, du balisé ou banalisé. C’est une création sans créativité, donc une transformation mauvaise, voire perverse. C’est pourquoi il lui arrive de renoncer à traduire les jeux de mots, ce qui lui demanderait de s’affranchir de la tyrannie du déjà dit, ou, à l’inverse, de s’octroyer des libertés qui n’en sont pas et dénaturent le texte – comme par exemple, dans l’incipit du texte de Eichendorff De la vie d’un Vaurien, traduire « notre moulin » au lieu du « moulin de mon père », option sans aucune nécessité qui induit des relations qui ne sont pas légitimées par le texte dans sa globalité et constitue donc un contresens inaugural aux antipodes du principe d’interprétabilité. La seule authentique liberté du traducteur – comme de tout sujet réfléchissant – est celle qui consiste à se donner les moyens de revenir de façon critique sur les préjugés qui le constituent pour ensuite infléchir qui sa pratique traduisante, qui son comportement social.