Les pathologies des grands systèmes - therapie

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Les pathologies des grands systèmes - therapie
Les pathologies des grands systèmes
Paul Watzlawick
Les pathologies des grands systèmes1
Paul Watzlawick
Ceci est un atelier sur les pathologies des grands systèmes et j’aimerais faire une
remarque en ce qui concerne la traduction. Je vois dans le programme que «larger systems»
est traduit par «systèmes élargis». Je ne suis pas sûr que ceci recouvre réellement la
signification du terme que j’emploie. Ce dont je parle en disant «larger system», c’est d’un
système qui est plus grand en taille que, par exemple, la famille. Quoi qu’il en soit, j’essaie
simplement d’avancer ceci : ceux d’entre nous qui font de la thérapie familiale commencent à
réaliser par nécessité qu’une famille est plus qu’une simple collection d’individus et que les
processus qui se poursuivent à l’intérieur de la famille vont au-delà des grilles explicatives
que nous utilisons dans les formes plus traditionnelles de thérapie. Nietzsche disait que la
folie est rare chez les individus, mais de règle chez les nations. Il était déjà conscient du fait
qu’il existait une propriété spécifique à un groupe large d’individus. Il s’était rendu compte
qu’il était plus que vraisemblable qu’un tel système puisse devenir oppressif, psychotique
comme l’on dirait en psychiatrie. C’est le type de situation à laquelle nous sommes
confrontés quand nous faisons du conseil organisationnel, du conseil de management. Dans
la «Silicone Valley», par exemple, nous avons remarqué que les difficultés apparaissaient
surtout comme un résultat de la croissance d’un système. Ce qui arrive très souvent, c’est
qu’un scientifique a une idée brillante et rassemble un petit groupe autour de lui pour
développer un produit, une forme de gadget ou un dispositif qui rencontre un succès
immédiat. Les commandes ne cessent d’arriver et, pour y répondre, il faut agrandir
l’entreprise. C’est le moment où le développement commence à échapper au contrôle. Les
membres qui ont été à l’origine de l’entreprise ont le sentiment que «soudain, nous ne
fonctionnons plus de la même manière qu’avant. Chacun connaissait tout le monde, chacun
se connaissait, chacun savait ce que les autres faisaient et maintenant notre entreprise est
un monstre. C’est un lieu où je ne sais plus me situer. Je ne sais plus qui sont les autres, ce
qu’ils font». Ces crises augmentent avec la croissance de la taille de la firme. Nous voyons
alors comment quelque chose qui est bon, désirable et fonctionnel à un niveau peut, pour
des raisons variées, devenir dysfonctionnel en raison de différents facteurs. Ceci n’est en
aucun cas limité aux êtres humains : il est intéressant de relever qu’à des niveaux très
primitifs de l’évolution, nous pouvons déjà trouver ce type de problème. Il y a un article paru
dans la revue Scientific American, article qui traite d’un type particulier de fourmis appelées
«fourmis-soldats». Ces fourmis sont différentes de celles que nous connaissons en Europe,
on les trouve dans certains pays tropicaux, par exemple en Amérique centrale. Elles sont
appelées fourmis-soldats parce qu’elles avancent en bloc de centaines ou de milliers
d’individus. Elles s’arrêtent la nuit et parfois elles séjournent à des endroits particuliers pour
trois ou cinq jours ; mais en règle générale, elles avancent. C’est pendant ces marches
qu’elles attrapent leurs proies, qu’elles trouvent de nouveaux espaces de vie, etc.
Ce qui est intéressant à propos du comportement de ces fourmis, c’est que le
système nerveux rudimentaire de chaque fourmi compte plus ou moins dix mille neurones.
Ce nombre de neurones ne peut rendre compte du comportement adaptatif incroyablement
approprié de cette espèce, comportement qui lui a permis de survivre pendant des millions
d’années. Des ingénieurs s’occupant du trafic automobile ont étudié le comportement de ces
fourmis. On peut en effet observer d’importantes configurations dans le comportement de
milliers d’automobilistes dans une ville ou sur une autoroute. Une loi très semblable semble
s’appliquer dans les deux cas. Ce comportement systémique particulier qui, je pense, est un
très bon exemple de ce que Francisco Varela et Humberto Maturana ont appelé
«autopoïèse» et «auto-organisation» et qui a garanti la survie de ces fourmis pendant des
millions d’années, peut-être en même temps la cause d’un désastre ou d’une situation
catastrophique. Ce désastre peut survenir lorsque, dans certaines conditions de
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Cet article a paru dans le n° 8 des Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, Toulouse, 1988.
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l’environnement, l’avant-garde de l’armée rattrape l’arrière-garde. Il se produit alors une sorte
de cercle vicieux. Les fourmis continuent à avancer encore et encore et ceci peut être un
désastre pour elles.
Permettez-moi de vous lire un extrait de cet article du Scientific American : «La
nature profondément simple de l’animal est trahie par une catastrophe ironique qui
occasionnellement submerge une troupe de fourmis-soldats. Cela peut arriver dans des
conditions très spéciales seulement, mais, lorsque ces conditions sont présentes, les
fourmis-soldats sont littéralement condamnées à s’organiser elles-mêmes en une colonne
circulaire et à marcher sans cesse jusqu’à la mort. On a trouvé des preuves post-mortem de
ce phénomène dans la nature ; il peut aussi être créé in vitro en laboratoire.» Les auteurs
mentionnent un de ces cas : «Un millier de fourmis ont été découvertes à sept heures trente
du matin sur un large trottoir. Elles avaient apparemment été prises dans une rafale qui avait
effacé les traces de la piste de leur colonie. Lors de la première observation, la plupart des
fourmis étaient rassemblées en un amas central, une compagnie ou deux seulement
marchaient péniblement dans le sens inverse des aiguilles d’une montre en cercle à la
périphérie. A midi, les fourmis avaient rejoint le cercle qui maintenant avait atteint le diamètre
d’un disque de phonographe et tournait d’une façon excentrée à une assez grande vitesse. A
dix heures du soir, le cercle s’était divisé en deux disques plus petits parcourus par un
mouvement inverse à celui des aiguilles d’une montre. A l’aube du jour suivant, cet espace
était jonché de fourmis mortes ou mourantes. Trois petites douzaines de survivantes se
traînaient encore dans un cercle approximatif. A sept heures trente, soit vingt-quatre heures
après que le premier cercle eut été observé, différentes petites fourmis du voisinage étaient
en train d’emporter les corps.» Les auteurs ajoutent alors quelque chose qui me paraît très
intéressant : «Cette calamité particulière peut être décrite comme une tragédie dans le sens
classique du drame grec. Elle surgit, comme Némésis, de ces aspects mêmes qui
habituellement caractérisaient la réussite de ces fourmis». Ici, nous sommes arrivés à
quelque chose qui peut être observé également dans les systèmes humains : c’est la
tendance que nous avons tous à nous accrocher de façon rigide aux solutions qui sont
viables à un moment, et qui peuvent devenir graduellement inadaptées. Pour cette raison,
les experts appelés à résoudre des problèmes dans le contexte de grandes organisations,
comme les consultants en gestion, sont devenus profondément conscients de la validité des
principes de la thérapie familiale systémique lorsqu’on travaille avec des systèmes plus
larges. Ces systèmes peuvent être des écoles, des hôpitaux, des unités administratives ou
des grandes organisations commerciales. On pourrait même s’interroger sur l’application de
ces principes aux relations internationales. Nous réalisons aujourd’hui que, s’il y a des
difficultés dans un certain système, ces difficultés ne résident pas nécessairement dans les
limites d’un individu particulier. De plus en plus, même les directeurs commencent à réaliser
qu’il y a certaines pathologies qui sont d’une nature «supra-personnelle». Ces pathologies
ne peuvent être réduites aux individus, et ceci, par essence, est ce que nous avons appris il
y a trente ans. Nous avions alors commencé à observer les familles et à étudier leurs
interactions. C’est ainsi qu’il nous est apparu que des aspects qui avaient été considérés
comme ayant leur source dans une pathologie individuelle étaient des pathologies
inhérentes au système familial. La personne qui portait le symptôme n’était que le lieu de la
manifestation de la pathologie.
Traiter cette personne seule s’est avéré moins fructueux que d’observer le système
dans son entièreté et de tenter de comprendre la signification du symptôme en relation avec
ce système. C’était une sorte de révolution copernicienne, une nouvelle façon de regarder
les choses, rien de plus. Ce que je dis ne doit pas être interprété comme étant la «vérité» : je
n’affirme pas, je suis en train d’essayer d’éviter l’erreur commise si souvent dans les
réunions scientifiques de cette sorte. Elle surgit lorsque quelqu’un affirme que son point de
vue est correct et qu’à partir de là, tous ceux qui voient autrement ne peuvent qu’être dans
l’erreur. Je pense que nous acceptons maintenant que l’objet de la science ne peut être la
découverte de la vérité. L’objet de la science ne peut qu’être la découverte de méthodes et
de techniques utiles pour certains buts, rien d’autre.
J’aimerais parler d’une façon d’observer les pathologies internes des systèmes ou
d’observer celles qui existent dans la relation entre les systèmes et leur environnement. Ceci
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n’est qu’une autre façon de regarder les choses. Gianbattista Vico, qui a vécu à la fin de la
Renaissance italienne, écrit dans De antiquissima Italorum sapientia que travailler
scientifiquement signifie mettre les choses dans un bel ordre. Ceci est une façon très
moderne d’observer les phénomènes. Il ne parle pas de découvrir la «vérité». En d’autres
termes, pour lui, la science est un processus par lequel on ordonne les choses ; on ne les
découvre pas. J’insiste sur le fait qu’il n’y a pas de relation directe entre le point de vue
intrapsychique et le point de vue systémique. Je ne veux pas dire qu’il y a une manière
correcte ou incorrecte de rendre compte du comportement. La différence dont je parle se
situe dans ma conviction qu’une relation est plus et est autre que les éléments amenés par
les parties en interaction dans la relation. Cette notion est connue des biologistes depuis très
longtemps ; ils l’appellent la «qualité d’émergence». C’est un terme français, et ils veulent
exprimer par cela exactement le même phénomène. Il n’y a pas un seul biologiste ou
physiologiste moderne qui observerait d’une façon sensée une seule cellule s’il veut étudier
un tissu biologique entier.
Ce qui l’intéresse est l’interaction entre les cellules. Ce qui est très difficile à
comprendre est précisément cette qualité émergente, parce qu’elle ne se déduit pas
logiquement de l’observation du comportement, du comportement de deux personnes par
exemple. Prenons un exemple chimique très simple : deux atomes d’hydrogène et un atome
d’oxygène. Si ces atomes entrent dans un certain type de relation, ils forment une substance
qui, par ses qualités, ne peut être réduite aux propriétés de l’hydrogène ou de l’oxygène
lorsque ceux-ci sont considérés séparément, individuellement. H2O, l’eau, a des propriétés
différentes des propriétés individuelles de l’hydrogène et de l’oxygène. Cela semble évident,
mais au niveau social ce ne l’est plus tellement. Nous sommes à l’intérieur de la relation,
nous ne pouvons en avoir une vision globale, nous ne pouvons en voir qu’une partie.
Si je me promène dans une forêt, je ne peux avoir une idée claire de l’étendue et de
la forme de cette forêt : il me faut monter au sommet d’une montagne ou d’une colline pour
que sa configuration puisse paraître à mon regard. Il en est de même dans les relations
humaines.
Comme thérapeutes, nous sommes évidemment dans une meilleure position pour
comprendre la dynamique d’une relation de deux personnes, par exemple, que les membres
de cette dyade. C’est ce qui donne à la thérapie familiale une certaine possibilité de succès.
Nous restons à l’extérieur et nous voyons comment le système fonctionne, avant d’intervenir,
avant d’entrer dans le système. C’est précisément ce que les membres du système ne
peuvent faire, c’est ce manque de distance qui permet l’émergence des conflits humains et
les accusations de méchanceté et de folie. L’autre est mauvais ou est fou parce qu’il ne se
comporte pas comme il le devrait. Prenons l’exemple d’un mari et de sa femme qui
commencent à entrer en divers conflits. Le mari voit dans un comportement spécifique de sa
femme des aspects qui devraient être rectifiés ; il commence alors à corriger ce
comportement. Quant à elle, elle voit dans le comportement correctif de son mari quelque
chose qui a besoin d’être rectifié et elle commence alors à corriger le comportement correctif
du mari. Lorsque ceci arrive, vous avez un exemple d’un de ces cercles vicieux qui peut
continuer à l’infini sans que les deux personnes puissent par elles-mêmes modifier ce qui
leur advient. Je me risquerais même à dire qu’il y a beaucoup moins de mauvaise volonté et
de méchanceté dans le monde qu’on n’a tendance à le croire. Ce que nous voyons encore et
toujours, ce sont des gens qui essaient sincèrement d’améliorer les choses, et pourtant,
comme par magie négative, c’est ce qu’ils essaient de faire pour l’améliorer qui justement fait
empirer la situation.
C’est pourquoi utiliser l’intrapsychique, l’introspection, les pensées rétrospectives en
thérapie familiale ne nous amène guère loin. C’est ce que Karl Popper aurait appelé des
propositions «auto-scellées» : ce sont des propositions qui paraissent correctes que l’on
réussisse ou que l’on échoue. Par exemple, si on suppose que seul un examen détaillé du
passé peut amener un changement dans le présent, il paraît alors évident que, si le patient
va mieux, c’est grâce à la justesse de notre hypothèse. Nous sommes en effet remontés au
passé pour analyser ce dernier et nous avons ramené du matériel au niveau conscient.
Après tout, le patient n’est-il pas allé mieux ? Si le patient ne va pas mieux cependant, ceci
prouve seulement que l’analyse du passé n’a pas été poussée suffisamment loin ni
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suffisamment en profondeur. En d’autres mots, l’hypothèse, la proposition gagne à tous les
coups. Ceci nous rappelle le dicton de Hegel : «Si les faits ne s’accordent pas à la théorie,
dommage pour les faits».
Voici un exemple : il y a des années, j’ai eu le privilège d’observer l’équipe de Selvini
étudiant un problème apparu dans une entreprise de taille moyenne qui employait à peu près
six cents personnes. Dans cette firme, la place de vice-président venait d’être créée et la
direction avait trouvé une personne qui semblait tout à fait convenir à ce poste. Après six ou
huit mois, il s’avéra que le choix n’avait pas été bon : l’homme sélectionné se révéla
incapable de remplir ses fonctions de vice-président. Il fut remplacé par quelqu’un d’autre qui
semblait mieux qualifié pour faire ce travail. Cette seconde personne, à son tour, commença
à montrer des signes d’incapacité et les directeurs commençaient à envisager son
remplacement par une troisième personne. L’équipe de Selvini trouva que cette nouvelle
fonction dans l’entreprise était telle qu’elle entraînait beaucoup de responsabilités, mais
offrait peu d’autorité. La place nouvelle était une place intenable. Personne ne pouvait
fonctionner dans de telles circonstances et ce n’est qu’après avoir réalisé cela qu’une
restructuration du système devint possible. Le problème n’avait pas à voir avec un échec
individuel, mais c’était plutôt une pathologie inhérente à la structure, à la dynamique d’un
système particulier.
Les thérapeutes familiaux connaissent très bien ce mécanisme. C’est ce qui se passe
lorsque des parents demandent à un enfant des choses qui dépassent ses capacités
physiques, intellectuelles ou émotionnelles. Le résultat peut en être une dépression. Je ne
suis pas en train d’affirmer que ceci est le mécanisme de la «dépression», mais c’est un
contexte dans lequel peut émerger un comportement que nous pouvons appeler dépression.
Il est cependant possible également qu’un système continue à fonctionner assez bien même
si, vu de l’extérieur, son fonctionnement est basé sur des suppositions «fausses». Ceci
implique alors que ce système ne reçoive aucune correction de son environnement.
Il y a une histoire charmante arrivée dans la cité colombienne de Cartagena où,
jusqu’il y a cinquante ans, on tirait au canon tous les midis et chacun mettait ses montres et
ses horloges à l’heure en fonction de ce coup de canon. Un voyageur qui passait par
Cartagena remarqua que le coup de canon était toujours en retard. Curieux, il alla à la
forteresse et demanda au commandant des gardes à quel temps il se référait pour tirer le
coup de canon. Le commandant lui répondit très fièrement que ce signal était tellement
important que chaque matin il envoyait un de ses soldats jusqu’au centre de la ville. Là, dans
la vitrine du seul horloger de la cité, il y avait un chronomètre nautique. Le soldat réglait sa
montre au chronomètre et ceci lui servait de temps de référence pour ordonner le coup de
canon. Le voyageur alla alors dans le centre de la ville et demanda à l’horloger à quel
élément lui-même se référait pour régler son chronomètre. Vous pouvez deviner le reste de
l’histoire. L’horloger lui raconta fièrement que chaque midi il réglait son chronomètre sur le
coup de canon et, depuis plusieurs années, il n’y avait jamais eu une minute de différence.
Ce type d’interaction avec l’environnement est habituellement rare dans les familles
dont un membre est schizophrène. Dans ces familles, nous assistons à un isolement
extraordinaire du système familial par rapport au monde extérieur. Il y a d’autres situations
semblables. Prenons, par exemple, la famille d’un adolescent délinquant. Dans cette famille,
les parents vivaient d’une façon incroyablement isolée : ils n’étaient pas sortis depuis des
années, ils n’allaient pas au cinéma, ils n’allaient pas au restaurant et ils ne partaient jamais
en vacances sans leurs enfants. Ceci, parce qu’ils pensaient que l’un des deux membres du
couple devait rester à la maison pour éviter le pire. Par ailleurs, ils n’invitaient personne à la
maison parce qu’ils craignaient que le comportement de leur enfant ne les embarrasse.
Pendant ce temps, la relation conjugale s’atrophie progressivement. Il y a de moins en moins
d’interactions dans le couple car tout est centré sur le comportement de l’adolescent. Les
systèmes, même lorsqu’ils sont fonctionnels, peuvent créer leurs propres difficultés.
Je me rappelle avoir reçu un appel téléphonique d’une dame qui me disait avoir
besoin d’une thérapie de couple, mais que le mari ne désirait pas venir. «Dans ces
circonstances, pourrais-je faire une thérapie conjugale ?», demanda la dame. J’ai répondu :
«Je ne sais pas. Au téléphone, je ne sais pas quoi vous dire. Venez plutôt chez moi et
discutons ensemble de cette situation, peut-être pourrais-je faire une recommandation ?».
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Elle vint et me raconta l’histoire suivante : elle venait d’une famille dans laquelle toute
démonstration d’émotions négatives était considérée comme tabou ; on pourrait
probablement imaginer qu’une personne issue de cette famille épouserait un homme
montrant ses émotions, très extraverti ; ce ne fut pas le cas : elle épousa un homme qui,
comme elle-même, était assez inhibé. En fait, il l’était même plus qu’elle et ils vivaient
ensemble depuis de nombreuses années, lorsqu’un soir, la dame eut ce que j’aurais
probablement considéré comme une poussée de colère. Pour elle, cela semblait fou et elle
commença à craindre de perdre son équilibre. Le mari rendit les choses plus difficiles. Il était
encore plus pessimiste qu’elle et lui recommanda d’aller voir d’urgence un psychiatre.
Ils vinrent à l’hôpital de l’Université de Standford. Le psychiatre se trouva face à une
femme qui était de façon évidente dans un état de grande détresse. Tout ce qu’il fit à ce
moment-là fut de lui suggérer : «Est-ce qu’il serait acceptable pour vous de rester ici pour le
reste de la nuit ? Demain matin nous verrons ce que nous pouvons faire». Bien sûr, elle
accepta la recommandation. Il fit quelque chose d’assez raisonnable : ne sachant pas
encore de quoi il s’agissait, il fit une suggestion, elle la suivit. Le mari rentra à la maison et lui
rapporta sa brosse à dents et sa chemise de nuit.
Le matin suivant, un deuxième psychiatre vint dans le service ; il avait devant lui le
rapport fait par le premier psychiatre, lequel mentionnait un état de confusion d’une origine
inconnue et le deuxième psychiatre ne put pas trouver la cause non plus. A nouveau il fit une
suggestion raisonnable. Il lui dit : « Regardez, est-ce que cela vous dérangerait de rester ici
quelques jours pour que nous puissions voir de quoi il s’agit ?» A nouveau, la dame accepta.
Après deux, trois jours, ils réalisèrent qu’il n’y avait réellement aucune raison de la garder
dans le service. Ils suggérèrent qu’elle rentre à la maison, mais que ce serait une bonne idée
si elle entamait une thérapie. Donc, à partir de ce moment-là, un troisième psychiatre
apparut dans le tableau. Il la traita pendant à peu près six ou huit mois et ensuite réalisa qu’il
s’agissait d’une situation conjugale très complexe, d’une situation interactionnelle, et il fit la
suggestion qu’elle aille avec son mari consulter un thérapeute de couple. C’est alors qu’elle
m’appela.
Personne ne fit quelqu’erreur que ce soit à un moment de cette chaîne
d’événements. Personne ne prit ce qu’on pourrait appeler une mauvaise décision. Chacun fit
ce qui lui semblait approprié dans les circonstances données. Pourtant le résultat fut
totalement indésirable. Le système avait fonctionné et cependant il produisait un résultat
indésirable : une personne avec un dossier psychiatrique, ayant été hospitalisée en urgence,
traitée dans un service de psychiatrie et qui maintenant avait été en thérapie pendant
plusieurs mois. Si cette dame désire renouveler son permis de conduire, elle devra dire
qu’elle a été en traitement psychiatrique (ou elle devra cacher ce fait) ! Donc, nous voyons
comment, dans certaines circonstances, exactement de la même façon que dans le cas des
fourmis-soldats, quelque chose arrive qui est complètement indésirable, même si le système
fonctionne de la manière dont il est censé fonctionner.
Pour éviter que cet atelier ne se mue en une sorte de route à sens unique, nous
pourrions peut-être avoir une discussion avant que je ne continue.
Participant : Je suis entré ici lorsque vous parliez de l’autopoïèse chez Maturana et
Varela. Je suis très intéressé par la notion d’autopoïèse. Ensuite j’ai entendu que vous
parliez de problèmes organisationnels et de problèmes de thérapie familiale. Je ne suis pas
psychothérapeute, je suis psychologue du travail. Je pense moi-même qu’il y a une
différence : lorsqu’un individu va en thérapie individuelle je suppose qu’il demande au
thérapeute de l’aider à maintenir son état d’autopoïèse, pourrions-nous dire, mais lorsqu’un
directeur ou un parent se rend chez un thérapeute et indique qu’il y a des problèmes dans
son organisation, n’est-ce pas comme s’il demandait au thérapeute ou au conseiller
organisationnel de faire quelque chose au niveau autopoïétique des composants du
système ? En effet, je pense à la différence que font Maturana et Varela entre l’autopoïèse et
l’allopoïèse. On peut imaginer que dans les deux cas précités, les thérapeutes peuvent avoir
deux objectifs différents. Le directeur en fait ne dit pas : «J’ai un problème ou un des
membres de mon personnel a un problème». Pour moi, c’est un problème concernant la
fonction autopoïétique de quelqu’un dans l’entreprise entière.
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Watzlawick : D’abord, je ne pense pas que quelqu’un aille en thérapie afin de
maintenir son état autopoïétique. Je pense qu’il est plus question de quelqu’un qui est
conscient de sa souffrance ou de quelque chose qui va de travers. Je pense qu’un directeur
d’entreprise peut appeler un consultant parce qu’il y a un problème dans sa firme de la
même façon qu’un parent peut dire : «Nous avons besoin d’aide pour notre fils». Il peut aussi
dire : «Nous avons un problème avec notre département X, Y ou bien avec notre
responsable de quelque chose». Dans ce sens, les situations sont assez semblables.
Si celui qui vient me consulter me dit : «J’ai un problème de nature individuelle», je
resterai encore très intéressé par la compréhension du contexte dans lequel ce problème est
apparu et je devrai étudier ce contexte.
Participant : J’aimerais savoir quels sont les critères qui vous font définir la réussite ?
Watzlawick : La réussite à laquelle je faisais allusion est bien sûr celle où il y a
disparition de l’élément particulier qui était ressenti comme pathologique, comme mauvais ou
comme inutile. En thérapie familiale, cela pourrait être, par exemple, un certain problème qui
faisait souffrir les gens. Dans le cas de l’entreprise, cela pourrait être le manque de
rentabilité. C’est comme une maladie dans le cas d’un individu.
Participant : Je voudrais faire deux remarques. C’est parce que les entreprises sont
conscientes de cette crise et de cette perte d’informations qu’a émergé une fonction nouvelle
dans les plus grandes d’entre elles : la direction de la communication. Aujourd’hui les
directeurs de la communication sont des managers qui se retrouvent au niveau des comités
de direction, donc à l’échelon le plus élevé. La deuxième remarque, c’est qu’au niveau du
quotidien, pour pallier toujours ce manque de communication, certaines entreprises ont
inventé un concept : celui de «management baladeur», dans lequel on dit que les hommes
cherchent deux choses : de l’information et de la communication. C’est-à-dire : dans
l’information il y a le contenu, et dans la communication il y a le contact.
Watzlawick : Je suis d’accord avec ce que vous dites, mais vous allez plus vite que
moi parce que je n’ai parlé jusqu’ici que de la pathologie et non pas encore des possibilités
de faire quelque chose à ce propos. Je suis bien sûr conscient de ce concept de
«management baladeur». Waterman et Peeters ont écrit un best-seller à propos de ce type
d’intervention.
Je vais reprendre maintenant mon exposé.
Le point suivant que je voudrais traiter est celui-ci : nous observons de plus en plus
que nous sommes face à certaines difficultés qui sont le résultat d’une structure particulière
ou d’une façon particulière de résoudre des problèmes. Cela peut être aussi le maintien
d’une structure ou d’une attitude au-delà de son moment d’utilité.
En thérapie familiale, nous voyons des systèmes qui souffrent de la persistance
d’attitudes qui jusqu’à un certain point étaient extrêmement appropriées et adaptatives. Elles
pouvaient même avoir été les seules possibles et probablement les meilleures possibles.
Mais le changement continuel des conditions de l’environnement a rendu ces manières de
résoudre les problèmes inappropriées et anachroniques. Lorsque nous sommes dans ce
cas, le système ne changera pas et n’essaiera pas de trouver une adaptation différente.
Dans la plupart des cas, le système essaie de faire plus de la même chose et c’est la
fameuse recette de la catastrophe qui a exterminé des espèces entières dans le cours de
l’évolution. Le système ne peut pas s’adapter suffisamment rapidement au changement des
conditions de l’environnement et, pour cette raison, il s’adapte de moins en moins. Nous ne
savons pas encore, et je me demande même si nous le saurons un jour, ce qui fait que des
systèmes ont la capacité innée de sauter, d’un bond, hors d’un comportement particulier de
résolution de problèmes ou de la calcification et de la rigidité posant elles-mêmes problème.
Il y a des systèmes qui ont la capacité d’augmenter, d’enrichir, de changer le répertoire de
leurs comportements possibles et ainsi se débrouillent dans la vie. Je pense que le terme en
français est «se débrouiller». Cela veut dire qu’ils ne vont pas avoir besoin d’un thérapeute
ou d’un consultant. Qu’est-ce qui rend un système viable, flexible, ouvert au changement à
ce point ? Je ne le sais pas. Tout ce que je sais, c’est que nous ne voyons pas ces
systèmes, nous les consultants ou les thérapeutes : ils n’ont pas besoin de nous. Nous
voyons les systèmes qui ont perdu ou peut-être qui n’ont jamais eu cette aptitude et qui
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essaient de continuer à utiliser la même solution encore et toujours. Ce qu’ils finissent par
obtenir, c’est de plus en plus de la même souffrance.
Comme thérapeutes ou comme personnes chargées d’aider à résoudre des
problèmes, nous devons tenter de comprendre comment un système particulier maintient
une situation qui pose problème. Le plus souvent, ce qui constitue et ce qui exacerbe le
problème, c’est justement la solution employée. Les gens font plus de la même chose et ils
obtiennent toujours plus du même problème. Pour cette raison, l’essence de notre approche
est d’identifier la solution choisie et ensuite de la bloquer ou de la remplacer par une autre.
Parfois, la bloquer est suffisant. Dans d’autres situations, il peut être nécessaire d’introduire
de nouvelles règles à l’intérieur d’un système particulier. Ceux d’entre vous qui sont
thérapeutes et qui ont été formés dans certaines approches classiques de la psychothérapie
vont remarquer immédiatement, probablement avec réticence, que je suis en train de
proposer que le thérapeute joue un rôle actif. Pour moi, si un système ne peut pas produire à
partir de lui-même les règles du changement de ses propres règles, il a alors besoin d’une
intervention de l’extérieur. Cette intervention venant de l’extérieur n’est pas essentiellement
différente des événements du hasard, ces événements fortuits, que nous vivons tous de
temps à autre et qui nous font aller dans une direction différente et qui nous font trouver de
meilleures solutions. On pourrait les appeler des «événements aléatoires planifiés». Nous
tentons d’introduire des événements aléatoires dans le système, événements qui pourront
amener un changement s’ils sont introduits et placés d’une façon appropriée.
Maintenant nous en arrivons à la question suivante : si vous êtes un thérapeute
familial ou si vous travaillez avec des systèmes plus larges, comment aller au-delà de la
plainte que l’on vous adresse ? Il n’est pas nécessaire de préciser que, lorsque nous
commençons à travailler avec une famille ou avec une entreprise, le premier élément
d’information que nous recevons est la définition du problème. Le thérapeute familial sait que
cela peut être très difficile parce que dans une famille de cinq personnes il peut y avoir cinq
définitions différentes du problème. Il est rare qu’une famille accepte une seule définition du
problème. La même remarque est valide pour une entreprise, si ce n’est qu’il peut y avoir
vingt-sept définitions différentes du problème. Cependant, supposons que nous ayons
maintenant une idée assez claire de ce qui paraît être le problème. Comment pouvons-nous
alors essayer de comprendre comment le système fonctionne afin de pouvoir faire une
intervention spécifique ? A ce sujet, j’aimerais utiliser une métaphore que j’ai trouvée moimême très utile : imaginez une personne qui va dans un pays étranger dont la langue lui est
inconnue et imaginons que cette personne ignore tout du jeu d’échecs. Elle voit deux
personnes assises à une table. Elles sont de façon évidente engagées dans une activité de
type symbolique : elles déplacent des figurines sur un tableau divisé en cases. Mais,
rappelez-vous, il ne peut pas leur demander ce qu’elles font, quelles sont les règles de ce
jeu, parce qu’il ne connaît pas leur langue. Cependant, il peut observer leur comportement et
il va remarquer certaines répétitions, certaines redondances. Ces observations vont lui
permettre de formuler une première hypothèse selon laquelle elles se comportent comme si
elles obéissaient à une règle. Par exemple, la chose la plus évidente qu’il a remarquée est
que le mouvement du joueur A doit être suivi par un mouvement du joueur B, après quoi
c’est à nouveau le tour du joueur A. Donc, ces joueurs semblent avoir une règle d’alternance
des mouvements. Mais en fait, il ne va pas trouver que cette règle est applicable dans tous
les cas, à cause du «gambit». Le mouvement initial du jeu peut consister en deux
mouvements du même joueur. Le «roque» également implique deux mouvements
consécutifs faits par le même joueur. Cependant, la prépondérance de l’alternance des
mouvements va lui faire supposer que c’est là une des règles du jeu.
Le thérapeute et le conseiller d’organisation sont dans la même position que cet
homme, même s’ils parlent la même langue. Ils ne peuvent pas simplement demander à
leurs clients : «Quelles sont vos règles d’interactions ?». Posez cette question à une famille,
et ce qu’ils vous répondront, au mieux, c’est : «Nous ne savons pas, nous ne mangeons pas
de viande le vendredi». Ils ne peuvent pas aller plus loin. En poursuivant son investigation,
cet observateur hypothétique va noter par exemple que le pion avance d’une certaine
manière : après avoir d’abord avancé de deux cases, il va ensuite continuer en avançant
seulement d’une seule case à la fois, mais qu’il prend en diagonale. Ceci est déjà plus
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Les pathologies des grands systèmes
Paul Watzlawick
difficile à comprendre et on peut imaginer que cet observateur va avoir besoin de bien plus
que d’une partie pour comprendre toutes les règles de ce jeu particulier, les échecs.
Remarquez, s’il vous plaît, qu’il y a trois choses qui sont très importantes et qui trouvent
leurs analogies en thérapie et également en conseil d’organisation : d’abord, le thérapeute
ou le consultant peut s’appuyer surtout sur sa propre observation des redondances ; ensuite,
il n’a pas besoin de connaître le caractère ou la personnalité des joueurs ni le passé du jeu.
Du point de vue de la théorie mathématique des jeux, les échecs sont un jeu qui comporte
une information complète, ce qui veut dire que quelqu’un peut arriver après que le jeu a déjà
commencé et qu’il pourrait le continuer en ignorant ce qui s’est passé avant : il ne connaît
pas le passé, mais il voit la situation entière devant lui sur l’échiquier. Ceci est assez éloigné
de l’idée qui stipule que nous avons besoin de savoir comment une situation spécifique est
apparue. Cela va sans doute paraître très superficiel ou très simpliste et pourtant on peut
comprendre le fonctionnement d’un système en se basant exclusivement sur les dynamiques
de l’ici et maintenant. Enfin, l’observateur n’a pas besoin de découvrir la signification
symbolique profonde de cette activité ; il y a des interprétations très belles à propos de ce
que le jeu d’échecs représente symboliquement : le choc entre les forces du bien et du mal
par exemple. Il n’est pas nécessaire d’interpréter, il n’est pas nécessaire de relever plus que
les redondances, les répétitions qui existent dans le système. Ceci serait le point de départ
qui permettrait à quelqu’un de comprendre le type de fonctionnement du système auquel il
est confronté. Dans l’exemple abstrait du jeu d’échecs, il n’a même pas besoin d’être
capable de parler avec les joueurs.
Arrêtons-nous à nouveau, s’il vous plaît, à ce point, et je vous invite à faire vos
commentaires.
Participant : Comment expliquez-vous que le fonctionnement d’un système puisse
aboutir soit à une dégradation du système, à la pathologie, soit au changement, à
l’évolution ? Et ceci apparemment avec la même logique interne ?
Watzlawick : La question, comme je la comprends, est : comment pouvons-nous faire
la distinction entre une évolution d’un système et une pathologie, entre une évolution positive
et une évolution négative ?
Comme dans le cas de l’armée des fourmis-soldats, à un moment donné, une
adaptation utile et viable devient contre-productive. Je ne pense pas que nous connaissions
suffisamment de choses à propos de ce processus. Dans ma propre expérience au niveau
humain, j’ai vu et encore revu qu’une technique particulière de résolution d’un problème peut
cesser d’être appropriée ou adaptative parce qu’il y a eu des changements extérieurs. Sans
cela, ces solutions auraient pu se poursuivre. Maintenant, prenons par exemple l’économie
soviétique. L’extrême rigidité du système soviétique permet difficilement l’existence d’un
changement quel qu’il soit, et cependant un système monstrueux de cette dimension peut
continuer à subsister pour une très longue période jusqu’à ce qu’il soit possible d’introduire
des changements signifiants. Ceci nous donne l’exemple classique d’un système qui, même
s’il est devenu très contre-productif, peut continuer à exister pour toute une série de raisons
et quelqu’un qui tente de résoudre des problèmes, comme par exemple M. Gorbatchev, se
retrouve non seulement en face du problème de quoi faire, mais bien plus devant celui de
comment faire ce qu’il est nécessaire de faire, face à l’homéostasie très rigide du système.
Participant : En tant que consultant en entreprise, de combien d’éléments avez-vous
besoin pour déterminer les règles du jeu ?
Watzlawick : C’est une question à laquelle je ne peux pas répondre. Ce qui est
difficile, ce qui rend ce travail un peu fatiguant, c’est que vous aurez besoin de parler au
nombre le plus grand de personnes que vous pourrez atteindre.
Cela peut être un nombre assez élevé de gens et nous perdons ainsi beaucoup de
temps parce qu’une grande partie de l’information que nous allons obtenir peut se révéler
insignifiante ou peut nous mener dans la mauvaise direction. La capacité de synthétiser, de
rassembler et de cristalliser l’information est, je pense, la plus difficile partie de tout le
processus. Avec une famille il est beaucoup plus facile de le faire parce que la complexité du
système est relativement réduite.
Participant : J’ai été très impressionné par votre idée que la science doit être utile en
tant qu’approche pragmatique. Lorsque vous avez dit que le point de vue systémique est un
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Les pathologies des grands systèmes
Paul Watzlawick
point de vue, j’aimerais vous demander si dans le futur de la psychothérapie vous pensez
que nous allons utiliser plusieurs modèles différents en fonction du problème auquel nous
faisons face. Si une grille systémique est seulement une grille, peut-on l’enrichir par une
grille comportementaliste ou même par une grille psychanalytique ? Que pensez-vous de
cela ?
Watzlawick : II y a deux réponses à votre question. L’une est oui, je pense toujours
qu’il y a plusieurs façons d’atteindre un résultat désiré. Cependant, je ne suis pas pour le
mélange de paradigmes, terme que Kuhn emploie dans son livre fameux : The Structure of
Scientific Révolutions («La structure des révolutions scientifiques»). Il critiquait le mélange
de différentes écoles de pensée parce que le résultat aboutit finalement à la confusion. En
Autriche, nous disons : «La goulasch est bonne et le gâteau au chocolat est bon, comme doit
être merveilleux le goût d’une goulasch avec du gâteau au chocolat !». Donc, en réponse à
la seconde partie de votre question, je ne pense pas qu’il y ait beaucoup d’espoir que cela se
révèle utile.
Participant : A propos de l’anecdote de Gorbatchev et du système soviétique qui
amène à des impasses de fonctionnement, je voudrais raconter une histoire touchant à la
récolte de tomates en Russie où, quelles que soient les conditions climatiques, le
gouvernement donne l’ordre de récolter des tomates : les tomates sont soit trop mûres, soit
pas assez mûres et rien ne change, ce qui fait que les récoltes de tomates sont soit perdues
dans un sens, soit perdues dans un autre. Et je voulais vous parler aussi de mon idée à
propos d’un innocent et du jeu d’échecs : l’innocent qui constate les règles du jeu d’échecs
peut-il pour autant se mettre à la place du joueur d’échecs, c’est-à-dire prévoir comment le
joueur d’échecs va utiliser ces règles ?
Watzlawick : C’est une idée intéressante. Je n’y ai pas encore pensé, vous devrez
me pardonner de ne pas être capable de vous donner une réponse claire à ce sujet.
Participant : Est-il possible d’apprendre à jouer aux échecs en général ?
Watzlawick : II est possible d’apprendre à jouer aux échecs en général en observant
le système.
Participant : Je ne pense pas pour autant qu’il soit possible de se mettre à la place
d’un des joueurs.
Watzlawick : Je continue à maintenir que dès qu’il connaît les règles il sera capable
de jouer. Il peut perdre parce que l’autre joueur peut être meilleur que lui, on peut l’admettre,
mais une fois qu’il a compris les règles, rien ne l’empêche de jouer.
Participant : Je pense que le jeu est aussi difficile que dans les thérapies
systémiques. Il faut non seulement apprendre les règles de la famille, mais il faut aussi
arriver à comprendre quelle est la fonction de ces règles.
Watzlawick : Oui. Absolument. Dans le cas de la famille, il n’est pas seulement
question d’apprendre les règles, mais il est aussi important de ne pas entrer dans le même
jeu parce que cela ne serait pas de la thérapie. Une fois que nous avons compris les règles
du système familial particulier, nous devons intervenir. Ceci est le moment où mon analogie
n’est plus exacte. Vous faites justement remarquer qu’en thérapie il ne suffit pas de
comprendre les règles et de prendre la place du joueur, il faut encore changer les règles du
système. Dans le cas du jeu d’échecs, vous n’entrez pas dans le jeu pour changer les
règles.
Participant : Je me demande pourquoi vous n’avez pas mentionné le pouvoir : dans
un grand système le pouvoir est très important.
Watzlawick : Je n’ai pas mentionné le pouvoir pour la simple raison qu’il devient de
plus en plus difficile de le définir. Dans une famille nous pouvons encore parler de pouvoir,
mais le pouvoir devient très vite une partie des dynamiques impersonnelles du système.
Dans un système très rigide, le pouvoir ne reste pas très longtemps dans les mains des
individus. Il y a des idées très intéressantes sur la façon dont les prises de décision se font.
Je vais à nouveau mentionner l’Union Soviétique. La rigidité de ce système semble être telle
que les décisions d’une grande importance sont prises presque toujours par défaut. Il y a
une hypothèse selon laquelle l’invasion de l’Afghanistan n’a pas réellement été décidée par
quelqu’un en particulier ni l’attaque contre l’avion coréen. Il s’agirait plutôt d’interactions
systémiques sur lesquelles personne n’avait prise. Ces choses sont très, très intéressantes
9
Les pathologies des grands systèmes
Paul Watzlawick
et j’aimerais en connaître plus à ce propos. Dans le cas du manager, il est très souvent
confronté avec les effets de ses propres décisions. Celles-ci, après avoir passé au travers du
système entier, lui sont renvoyées sans qu’il soit capable de les reconnaître comme des
effets de ses propres actions. C’est quelque chose qui revient à lui sous la forme d’un
problème et il est inconscient de ce que lui-même, d’une certaine façon, a amorcé le cycle
dont maintenant il est devenu la cible. Imaginons qu’à une extrémité d’une structure
complexe ressemblant à un arbre, une information doit atteindre l’autre extrémité. La
difficulté est liée au fait que l’information doit d’abord monter la hiérarchie jusqu’en haut et
ensuite seulement redescendre de nouveau au lieu d’être transmise horizontalement.
Aujourd’hui, les organisations tentent de se structurer d’une manière telle que cela soit
possible. Dans le cadre classique, où l’organigramme ressemble à une arborisation, de
nombreuses distorsions et de nombreuses pertes d’informations surviennent. L’information
doit passer par de nombreux points nodaux avant d’arriver à sa destination. Elle ne peut pas
voyager le long d’une voie directe.
Participant : Je pense comprendre le phénomène, mais dans une organisation quel
est le facteur humain au travers duquel la communication ne peut passer ? Est-ce à cause
d’une personne ? Quel est le facteur qui intervient dans une organisation rigide ?
Watzlawick : Dans une organisation rigide, le facteur peut être par exemple une
surcharge d’informations à l’entrée. Il y a des gens qui reçoivent jusqu’à cinquante mémos,
jusqu’à cinquante messages sur leur bureau. Ils se disent : «Si j’ai à répondre à tous ces
messages, ou bien si je dois tous les lire et les renvoyer, je n’aurai plus de temps pour rien
d’autre». Ainsi très souvent une grande quantité d’informations reste bloquée sur le bureau
de quelqu’un qui n’a pas le temps de la traiter. Ceci est particulièrement vrai aux Etats-Unis,
où les gens ont la manie d’un certain type de transmission d’informations qui consiste à
éviter la communication directe. Des comités sont formés, ils discutent, prennent une
décision et la décision est ensuite transmise à un autre comité. Avant que je n’arrive aux
Etats-Unis, je ne connaissais pas cela. Pour moi, la chose la plus évidente était d’aller
directement vers une autre personne, de discuter avec elle du problème et d’arriver à la
solution. Et ensuite, nous, c’est-à-dire lui et moi, nous pourrions en informer nos chefs
respectifs : «Regardez, ceci est la façon dont nous pourrions nous y prendre». C’est
beaucoup plus facile et beaucoup plus économique.
Participant : Au sujet de l’entreprise, vous avez donné un exemple. Quelqu’un vous a
demandé quels étaient les critères pour changer cette entreprise et, d’après ce que j’ai
compris, votre réponse était qu’il fallait faire disparaître les symptômes, la dysfonction dans
le système. Or je m’étais fait une vue plus profonde du changement, dans le sens où j’ai
toujours pensé que, pour changer un système comme une famille ou une usine, il fallait faire
plus que faire disparaître le symptôme. Si on se limite au symptôme, on risque par exemple
de faire apparaître un autre symptôme ailleurs. Est-ce que vous pourriez répondre plus en
profondeur, s’il vous plaît ?
Watzlawick : Je peux seulement dire que je n’ai pas tellement parlé du symptôme,
même s’il se peut que ce soit le symptôme que nous voulions changer. Habituellement, ce
que nous essayons de changer, c’est la manière particulière de résoudre un problème.
Lorsque cette manière ne résout rien et que les gens persistent, cela ne fait que perpétuer
ce type de cercle vicieux. Je ne suis pas d’accord quand on dit que s’attaquer à cela, ce qui
en psychothérapie peut être appelé le symptôme, ne touche pas au problème réel. Au
moment où vous pensez selon ce modèle, vous souscrivez à une philosophie de la thérapie
et à une philosophie du changement qui vous font faire des suppositions qui sont aussi
improuvables que mes propres suppositions. La question n’est donc pas de savoir s’il est
vrai que le symptôme est seulement une manifestation en surface d’un énorme problème
sous-jacent, mais bien plus de savoir laquelle de ces suppositions est la plus utile, laquelle
de ces suppositions entraîne les résultats les plus rapides. Si je pense selon le modèle
psycho-dynamique, alors bien sûr je ne peux pas me contenter de faire ce type de thérapie
par lequel je tente de résoudre un problème sans que cela soit jugé comme «superficiel» ou
«cosmétique».
Mais remarquez, s’il vous plaît, qu’à nouveau nous sommes face à une conclusion
nécessaire qui dérive de la nature de la théorie et non pas de la nature de l’esprit humain. Il
10
Les pathologies des grands systèmes
Paul Watzlawick
s’agit d’une supposition à propos de l’esprit humain qui contient ses propres limitations.
Toute supposition que vous faites limite ce que vous pouvez faire ou vous rend capable de
réaliser d’autres choses. Nous sommes à nouveau devant l’affirmation : «ma façon de voir
les choses est juste, votre manière ne peut qu’être fausse puisqu’elle n’est pas la mienne».
Nous avons à éviter ceci ; le seul critère de la science doit être l’efficacité de ce que nous
faisons. Si ça marche, c’est ce qui compte.
Participant : Je viens des Etats-Unis et j’ai participé à beaucoup de comités dont vous
avez parlé. Je me pose des questions sur ce qui risque de se passer lorsque la hiérarchie
est court-circuitée. Le fait que l’information doive respecter des lignes de transmission bien
précises a à voir avec le respect de la position et de l’autorité des membres de la hiérarchie.
Je me demande si vous pourriez faire des commentaires à ce sujet par rapport aux
complications que cela risque d’entraîner.
Watzlawick : Les complications peuvent être sérieuses, surtout si les gens tiennent à
tout prix à défendre leur territoire. S’ils disent : «On ne peut pas me contourner», cela peut
même interférer avec le processus de décision en tant que tel. Il me semble plus utile d’aller
directement vers mon homologue pour chercher une solution et ensuite en parler à nos chefs
respectifs. De cette façon, les deux chefs peuvent se réunir si c’est nécessaire et dire :
«Acceptez-vous ceci ? Ces deux personnes proposent une solution. Cela paraît raisonnable,
êtes-vous d’accord ?». C’est beaucoup plus économique et plus pratique que de devoir
remonter toute la hiérarchie puis de la redescendre. L’armée israélienne, lors de la guerre
des Six Jours, a été victorieuse parce qu’elle avait abandonné le principe rigide qui affirme
que «les choses doivent aller vers le haut, de la section à la compagnie, de là vers le
bataillon, puis jusqu’à la brigade, ensuite vers la division, enfin au corps d’armée et ensuite
redescendre vers le bas». Cela prend un temps infini, il y a une énorme perte d’informations
dans ce processus et il existe également le danger d’une confusion importante.
Je voudrais continuer avec quelques considérations. J’ai déjà souligné qu’une des
sources fréquentes de pathologie dans les grandes organisations est liée à la croissance de
ce système particulier. Nous ne réalisons pas que, si quelque chose est bien, deux fois plus
de ce quelque chose n’est pas nécessairement deux fois meilleur. Ceci semble trivial,
personne de sensé ne va prendre deux fois plus de médicaments afin de guérir deux fois
plus vite, il risque de gros ennuis s’il le fait. Mais assez étrangement l’idée que deux fois plus
de choses doit être deux fois meilleur est pourtant très profondément enracinée, et nous
trouvons très fréquemment des gens qui sont inconscients du fait qu’ils sont arrivés à un
certain point auquel une quantité qui augmente ne correspond plus uniquement à une
augmentation de quantité, mais entraîne soudainement un changement, un saut en qualité.
C’est quelque chose que seuls les penseurs systémiciens ont été capables de
percevoir, du moins dans ses manifestations, et je vais vous en donner quelques exemples.
Le langage humain, le type de langage que j’utilise, le langage digital, n’est possible
qu’après que le poids du cerveau humain ait excédé une certaine limite supérieure. Même
les animaux très développés, les chimpanzés par exemple, ne possèdent pas un système de
langage linguistique parce que, pour des raisons que je ne connais pas personnellement,
mais que les physiologistes du cerveau ont étudiées, les interconnexions dans leur cerveau
ne sont pas suffisantes pour rendre ces animaux capables de développer un langage de ce
type. Ce langage n’est pas simplement un plus, mais il est différent de ce qu’il y avait avant.
Ce serait là un exemple où l’augmentation de la complexité est désirable. Vous pourriez
alors demander : «Oui, mais qu’en est-il du cerveau de l’éléphant ou du cerveau de la
baleine ? Ils n’ont pas, d’après ce que nous savons jusqu’ici, un langage plus ou moins
équivalent au nôtre, alors que leur cerveau est plus grand que le nôtre». Il semble qu’ici la
question du poids du corps intervient également. Quoi qu’il en soit, il semble nécessaire
d’avoir un rapport particulier entre le poids du cerveau et le poids du corps et, lorsque ce
rapport augmente, alors le langage semble devenir possible. Je voudrais vous reparler de
cette tendance que nous avons à continuer à faire les mêmes choses sans tenir compte de
l’évolution du système en question. L’exemple est la construction des supertankers : il
apparaît ici également qu’il y a une limite critique ; elle se situe autour des trois cent
cinquante mille tonnes. Les bateaux plus lourds que trois cent cinquante mille tonnes
changent soudainement de comportement, si on peut dire : ils ne se comportent plus de la
11
Les pathologies des grands systèmes
Paul Watzlawick
même manière qu’un tanker respectable et un certain nombre des grandes catastrophes de
ces bateaux ces quinze, vingt dernières années sur des mers calmes, en plein jour, par
temps clair, sont attribuées au fait que ces monstres ne répondent simplement plus de la
même manière que les bateaux plus petits. A nouveau, nous observons un changement
qualitatif qui est la conséquence soudaine d’une augmentation quantitative. L’histoire la plus
curieuse que j’ai trouvée à ce propos vient de Cap Kennedy, d’où les Américains envoyaient
leurs immenses fusées spatiales. Afin de protéger ces fusées des conditions de
l’environnement, avant le départ, spécialement de la pluie et de l’éclair, on a construit des
hangars. Les gens ont construit des hangars pendant quatre-vingt ans et ainsi fut construit
un hangar qui était simplement la multiplication par un facteur de... disons dix ! du hangar le
plus grand qui existait déjà. Lorsque cette immense chose fut finie, c’était le plus large
espace clos du monde. On découvrit alors qu’un espace vide de cette taille avait son propre
climat intérieur, c’est-à-dire des précipitations d’eau condensée et des décharges d’électricité
statique. En d’autres termes, l’objet créé produisait par lui-même les phénomènes contre
lesquels il était supposé apporter une protection.
Dans le conseil d’organisation, on rencontre fréquemment quelque chose de similaire
entre le département de recherche et de développement d’une grande firme et le
département de production. Les gens du groupe recherche et développement créent et
développent un certain type de produit. Ils le testent, le trouvent tout à fait fiable, le
transmettent aux gens de la production qui sont censés le produire en masse. Soudain, ce
produit semble avoir toutes sortes de défauts. On peut alors observer comment ces deux
départements s’affrontent. Les gens de la production disent : «Eh bien, vous ne comprenez
rien au monde extérieur. Vous avez créé cet objet qui en fait ne fonctionne que dans vos
têtes et dans votre laboratoire. Nous avons à faire face aux conditions extérieures et
apparemment vous ne comprenez rien à ces conditions-là !». Les gens de la recherche
répliquent : «Vous n’êtes pas capables de simplement reproduire l’objet que nous vous
avons donné, cette chose fonctionne, nous pouvons vous le prouver, pourquoi ne pouvezvous pas en construire des milliers ?» C’est absolument étonnant. J’ai parlé à un de mes
amis qui est dans ce domaine et qui m’a raconté qu’il avait identifié jusqu’à présent au moins
seize raisons possibles pour lesquelles ce type de problèmes peut apparaître. Ce problème
émerge à nouveau de cette croyance quasi superstitieuse qu’on peut multiplier quelque
chose et avoir toujours plus de la même chose. Donc, deux fois plus n’est pas
nécessairement deux fois mieux. Une autre recette pour échouer est la supposition que si
quelque chose est mauvais, alors la chose opposée doit nécessairement être bonne. Cela
paraît tout à fait raisonnable, n’est-ce pas ? Mais malheureusement ce n’est pas le cas. La
révolution française avec ses idéaux fantastiques de «liberté, fraternité, égalité» a accepté la
guillotine et tua énormément de gens. Le shah d’Iran a été remplacé par l’ayatollah
Khomeini, les Somosa furent remplacés par les sandinistes et le peuple de Saigon peut
encore se demander ce qui est pire : les libérateurs qui venaient de l’autre côté du Pacifique
ou ceux qui venaient d’Hanoï. Il est tout simplement faux que l’opposé de quelque chose de
mauvais soit nécessairement bon. Dans la baie de San Francisco il y a une île appelée
«Angel’s Island» (l’île de l’Ange) ; elle appartient à l’armée et pour cette raison personne ne
peut rien y construire ; sur cette île qui est très petite, il y a des cerfs et ils n’ont aucun
ennemi naturel. C’est une écologie artificiellement protégée. Les prédateurs habituels qui
maintiennent le nombre des cerfs assez bas en sont absents ; de même il est interdit d’y
chasser. Comme vous pouvez vous l’imaginer facilement, les cerfs ont commencé à se
multiplier de plus en plus et à trouver de moins en moins de nourriture. Il y a quelques
années, un journal de San Francisco commença à publier des histoires très tristes à propos
de ces cerfs qui étaient mourants ou qui étaient morts de maladie. Que fut la réaction
commune, pensez-vous ? La réaction commune des habitants au bon cœur de San
Francisco fut : «Nous devons livrer de la nourriture par bateau pour éviter que ces animaux
ne meurent». On ne réalisa pas que ceci ne serait qu’une solution temporaire et que cette
solution ne ferait qu’amplifier encore le problème. Plus de nourriture aurait signifié plus
d’animaux en bonne santé, plus d’animaux en bonne santé aurait signifié plus de
descendants et ainsi de suite. A la même période, un phénomène similaire se passa en
Italie : les autoroutes italiennes sont à péage, on doit payer lorsqu’on les utilise ; après dix ou
12
Les pathologies des grands systèmes
Paul Watzlawick
quinze ans d’existence de ces autoroutes, il devint nécessaire d’y réaliser certaines
réparations. Ce qui fut fait paraissait très évident et intelligent : l’administration décida :
«Nous avons à faire ces réparations, donc nous avons besoin de plus d’argent, donc nous
allons augmenter le prix du péage». Ceci eut le résultat exactement opposé parce que le prix
du péage était déjà assez élevé, aussi de plus en plus de gens commencèrent-ils à utiliser
les anciennes routes, évitant ces autoroutes. A nouveau, le sens commun semble suggérer
une seule solution juste, mais toute personne qui a quelques connaissances du
comportement des consommateurs et de l’économie aurait immédiatement réalisé que ceci
donnerait le résultat opposé. Les rentrées d’argent diminuèrent. La solution aurait été de
faire exactement le contraire : de diminuer le prix du péage. Ceci aurait attiré plus de gens
sur ces autoroutes plutôt que de les en chasser.
Je voudrais aborder un autre phénomène. Une des configurations de relation que
nous rencontrons fréquemment, dans les grandes organisations mais aussi dans les
relations personnelles, est appelée jeu à sommation nulle dans la théorie mathématique des
jeux. Ce sont des jeux où le gain d’une personne équivaut à la perte de l’autre. L’exemple le
plus simple en est le pari. Si je fais un pari et si je perds, j’ai perdu ce que vous avez gagné,
donc la perte et le gain ensemble ont comme somme zéro. Je perds mille francs, vous
gagnez mille francs. Moins mille francs plus mille francs égale zéro. Ceci semble être une
façon acceptable d’envisager les choses dans la vie ou dans les affaires. Cependant, c’est
une vision du monde, c’est une construction de la réalité comme on pourrait l’appeler en
termes constructivistes, qui crée un enfer particulier. Dans les affaires, cela peut se traduire
par des conflits répétés entre direction et syndicats. Supposez qu’il y ait une grève : ce que
le syndicat gagne par cette grève, c’est ce que la direction perd, et vice-versa. Il y a des
gens qui n’arrivent pas à conceptualiser le monde autrement. Ceux dont la profession
consiste à résoudre des problèmes, que ce soit au niveau personnel, thérapeutique ou de
consultant auprès d’une entreprise, sont confrontés à cette vision particulière qui ne permet
aucune autre conceptualisation. La vie est un combat, la vie offre seulement deux
possibilités : la victoire ou la défaite, et puisque personne ne veut échouer, chacun doit être
sûr de gagner tout le temps. Dans les relations personnelles, ceci est absolument délétère,
c’est une situation impossible, parce que, même si vous ne voulez pas entrer dans un jeu à
sommation nulle, l’autre personne peut vous imposer son «jeu».
Il n’y a pas moyen d’en sortir si ce n’est en vous en retirant. La théorie mathématique
des jeux distingue une autre classe de jeux : les jeux à sommation non nulle. La somme des
gains et des pertes n’y est pas égale à zéro. Tous les joueurs peuvent perdre à la fois,
comme c’est le cas pour une guerre nucléaire, ou tous les joueurs peuvent gagner. Avec
cette vision du monde, des affaires ou des relations humaines, l’accent est mis sur les
concessions, les compromis. Toutes les parties concernées peuvent gagner puisque chacun
est prêt à faire des compromis. Ceci n’est possible qu’avec des partenaires qui ne pensent
pas en termes de jeu à sommation nulle. Il est très difficile d’introduire cette vision dans une
organisation d’affaires où les partenaires se prennent à la gorge. Jean-François Revel, dans
son livre Ainsi finissent les démocraties, a parlé de ceci très clairement au niveau
international. Il a comparé le comportement des démocraties occidentales avec celui des
gouvernements totalitaires. Bien qu’il n’utilise pas les termes de jeux à sommation non nulle
ou de jeux à sommation nulle, il écrit pratiquement la même chose.
Selon lui, une démocratie occidentale est d’abord concernée par la sécurité et le
bien-être de ses citoyens ; en pratique, ce n’est pas toujours vrai, mais c’est l’idée de base.
La politique étrangère des démocraties occidentales insiste sur les compromis : «Essayons
d’en discuter, essayons d’arriver à une position telle que chacun d’entre nous ait un gain».
C’est la base de la politique étrangère des démocraties occidentales. Jean-François Revel
souligne que la situation est très différente dans les pays dont les dirigeants sont animés par
l’idée messianique de transformer le monde : ils veulent amener sur terre le paradis. Dans
ces circonstances, il est presque suicidaire de proposer des concessions. L’histoire, depuis
1945, prouve assez clairement que les gouvernements totalitaires voient dans toute tentative
de compromis une manifestation de faiblesse et en profitent immédiatement. Ceci force la
partie adverse à retourner au comportement qu’imposé un jeu à «sommation nulle». Cette
attitude, bien entendu, convaincra le gouvernement totalitaire de sa juste cause. C’est une
13
Les pathologies des grands systèmes
Paul Watzlawick
situation que nous voyons au niveau international, au niveau des organisations et, est-il
nécessaire de l’ajouter, au niveau personnel.
Je voudrais vous parler maintenant des pièges inhérents aux problèmes que nous
essayons de résoudre. Ces pièges ne sont pas contenus dans le problème lui-même, mais
le sont dans notre façon d’approcher le problème. L’exemple le plus clair est le problème des
neuf points. Il s’agit de relier neuf points disposés dans un carré (fig. 1) par quatre lignes
droites sans lever le crayon du papier. Je n’ai encore trouvé personne qui ait trouvé la
solution par lui-même. Ce que nous faisons, et ceci est symbolique, typique, métaphorique
de ce qui arrive aux personnes qui tentent de résoudre un problème, c’est que nous
imposons à notre réflexion une limite qui n’est pas contenue dans le problème. Cette limite
est inhérente à notre façon d’essayer de résoudre le problème. Je peux penser : «Bien,
quatre lignes, un, deux, trois, quatre, mais cela laisse un point qui reste isolé ». Puis, je me
dis : «Ah, ah, clairement la question est d’aller en diagonale, un, deux, trois... C’est de
nouveau mauvais, j’ai deux points qui ne sont pas reliés».
Pour moi, ceci est une très bonne analogie de ce qui nous arrive dans de
nombreuses situations quotidiennes. Nous créons pour nous-mêmes une sorte de piège, un
cadre, et, ensuite, nous courons à l’intérieur de ce cadre et nous ne pouvons pas trouver de
solution. La solution, une fois que vous la connaissez, est ridiculement simple et on se
demande : «Pourquoi n’y ai-je pas pensé moi-même ?» La solution est simplement d’aller
au-delà du carré représenté par ces neuf points.
Si je sors de cette prison construite par mon propre esprit, alors cela devient très
simple (fig. 2). De nombreux problèmes humains et organisationnels sont de ce type-là.
Fig. 2
Je voudrais vous parler d’un homme qui a résolu un de ces problèmes. Le
mathématicien Gauss était âgé de huit ans et fréquentait une école de campagne où toutes
les différentes classes étaient réunies dans la même salle. A un moment, l’instituteur désira
occuper les élèves de toutes les six classes présentes en donnant un problème dont il
pensait que la solution prendrait bien une heure. Il leur demanda d’additionner les chiffres de
un à cent. Que firent les enfants ? Ils commencèrent à calculer : un plus deux égalent trois,
plus trois égalent six et vous pouvez imaginer le temps que cela peut prendre pour arriver à
cent. Ce n’est pas si facile.
14
Les pathologies des grands systèmes
Paul Watzlawick
Après quelques minutes, le petit Gauss présenta le résultat correct ! Il avait réussi à
résoudre ce problème en ne prenant pas les chemins habituels que la réflexion nous impose
d’habitude. Il avait dès le début abandonné l’idée d’additionner un plus deux, plus trois, plus
quatre, etc. Il avait réalisé que un, le premier nombre, plus cent, le dernier nombre donnait
cent un ; deux, le second nombre, plus quatre-vingt-dix-neuf, l’avant-dernier nombre, donnait
cent un ; donc il réalisa immédiatement qu’il avait cinquante paires de nombres dont la
somme était toujours égale à cent un. Cinquante fois cent un font cinq mille cinquante et telle
était la solution.
Il y a des recherches qui sont très, très intéressantes. Elles ont étudié l’aptitude de
certaines personnes à trouver des solutions originales à certains problèmes systémiques et
à appliquer cette aptitude aux pièges, aux blocages et aux difficultés. Cette capacité d’éviter
les voies traditionnelles, dont les limitations ne nous sont même pas connues, est d’une
certaine façon ce qui fait le génie. Mais puisque peu d’entre nous sont géniaux, nous devons
essayer de nous débrouiller avec notre façon de penser, fût-elle limitée.
Quelqu’un a parlé ici de «management baladeur» : ces dirigeants d’entreprise
passent vingt minutes par jour à se promener dans les installations, parlant avec les
travailleurs, parlant avec les gens de la chaîne de production et ainsi diminuant énormément
la rigidité de l’organisation. Ils récoltent ainsi de l’information qui peut être utilisée dans leurs
contacts avec des responsables situés à un niveau intermédiaire. Ceci contribue à la
flexibilité de l’organisation.
Le système le plus flexible existant actuellement est peut-être le cerveau humain. Il
s’agit d’un nombre d’interconnexions extrêmement complexes, apparemment dénuées de
sens. Pour des raisons que les chercheurs qui s’intéressent à la structure ignorent encore, il
est très difficile d’en reproduire la structure. Lorsque cela sera possible, les ordinateurs
seront probablement construits à partir de prémisses tout à fait différentes. Jusqu’à présent,
aucun ordinateur, même pas ceux de la cinquième génération qui est la plus récente, n’a
encore incorporé cette complexité incroyable, ce désordre irrationnel de la structure du
cerveau qui nous rend capables de faire des choses que même les super-ordinateurs les
plus élaborés ne peuvent simuler.
Ceci nous amène à un autre point : un système pour fonctionner a besoin d’un ordre
interne. Ce système ne peut être chaotique, mais en même temps il lui faut un certain degré
de désordre. Si vous pouviez imaginer un système qui serait complètement ordonné, qui
fonctionnerait suivant des lois rigides où il n’y aurait aucun désordre, aucune perturbation,
aucune fluctuation, ce système se délabrerait très vite. Il mourrait très, très vite. Ashby, un
des créateurs de la cybernétique, qui était psychiatre lui-même, donna un très bel exemple
qui m’a aidé dans ma propre réflexion. Ashby disait que le funambule ne peut avancer sur la
corde que parce qu’il fait constamment des mouvements au hasard avec son balancier. La
même observation s’applique à la personne qui roule à bicyclette. Lorsque vous conduisez
une bicyclette, vous faites constamment des petits mouvements au hasard avec le guidon. Si
quelqu’un disait : «Pour améliorer le style du funambule nous allons éliminer ces
perturbations», et s’il demandait au funambule de tenir autrement la perche, celui-ci
tomberait immédiatement. Ceci est à nouveau quelque chose qui semble contraire au sens
commun.
Que pourrait-on dire très brièvement à propos des possibilités d’éviter ces difficultés ?
Avant tout, il est intéressant de réaliser que, dans le domaine de la gestion, on a commencé
à apprécier le fait que les prévisions basées sur l’histoire passée sont non fiables, pour la
simple raison que le passé ne peut nous enseigner que ce qui est déjà arrivé. Santayana
avait raison de dire : «Ceux qui ignorent le passé sont condamnés à le répéter». Mais si un
événement surgit pour lequel le passé ne nous donne pas certains indices, certaines
informations, certaines solutions, alors nos prévisions ne pourront que nous entraîner dans
l’erreur. Par exemple, personne n’aurait pu imaginer la possibilité d’un événement tel que
l’embargo arabe sur le pétrole en 1972. Ceci toucha un monde occidental totalement non
préparé et les conséquences en furent très difficiles. Les planificateurs tentent d’éviter la
répétition de telles surprises en préparant des scénarios à l’avance. On ne dit plus : «Notre
expérience des cinq dernières années nous permet de supposer quelles seront les
tendances durant les deux prochaines années». Mais plutôt : «Si ceci ou cela survient, est15
Les pathologies des grands systèmes
Paul Watzlawick
ce que notre entreprise est assez flexible pour s’adapter à une telle possibilité ?» Ensuite, on
suppose que c’est l’événement opposé qui va survenir et on pose la question : «Sommesnous assez flexibles pour réagir de façon appropriée à tel événement ?» Par exemple, la
compagnie Shell International, au début des années 1980, ne s’est plus demandé : «Quelle
est l’évolution probable du prix de l’essence dans les cinq prochaines années ?» Mais plutôt
: «Essayons de nous organiser de telle façon que nous soyons préparés à une augmentation
du prix de l’essence jusqu’à cinquante dollars. Par ailleurs, voyons comment nous pourrons
réagir s’il tombe à quinze dollars». Planifier un scénario est une approche très utile de
l’incertitude. Aussi longtemps que quelqu’un qui veut résoudre un problème recherche la
certitude comme seul moyen d’échapper à l’incertitude, il n’aura de cesse de découvrir la
«réalité», de découvrir la façon dont les choses sont «réellement». Les gens ont essayé
sans succès de découvrir cela pendant les cinq mille dernières années.
Comparons par ailleurs comment un des représentants les plus importants du
constructivisme radical, Ernst von Glasersfeld, approche ce problème. Il distingue entre les
concepts d’harmonisation et d’ajustement. « Dans l’anglais courant, cette opposition
conceptuelle peut apparaître assez clairement en opposant les mots harmonisation et
ajustement dans certains contextes. Le réaliste métaphysique, pour qui la réalité est
importante, recherche une connaissance qui s’harmonise avec la réalité dans le même sens
que vous pouvez rechercher une peinture dont la couleur s’harmonise avec celle du mur.
Dans le cas de l’épistémologue, il ne s’agit bien sûr pas de couleurs, mais il est intéressé par
un certain homomorphisme. C’est-à-dire l’équivalence des relations, les séquences, les
structures caractéristiques, etc. Quelque chose en d’autres termes qu’il peut estimer
semblable. Ce n’est qu’alors qu’il pourra dire que son savoir s’applique au monde. Par
ailleurs, lorsque nous disons que quelque chose s’ajuste, nous avons en tête une relation
différente : une clé s’ajuste à la serrure lorsqu’elle ouvre la porte. L’ajustement décrit la
capacité de la clé et non pas celle de la serrure. Grâce aux voleurs professionnels, nous ne
savons que trop bien que des clés aux formes différentes des nôtres ouvrent cependant nos
portes. La métaphore est grossière, mais met bien en relief la différence que je veux
expliquer. D’un point de vue constructiviste radical, nous tous, scientifiques, philosophes,
juristes, élèves, animaux et toutes formes d’organismes vivants sommes face à notre
environnement comme le voleur l’est devant la serrure qu’il doit ouvrir pour parvenir au
butin» (1).
Cette idée d’ajustement est d’une grande importance : si notre façon de
conceptualiser le monde s’ajuste, nous pouvons survivre. Les tragédies humaines, les
désastres que nous observons dans les entreprises et dans les grands systèmes
apparaissent quand nos convictions ne s’ajustent plus à la réalité. Cela peut paraître
inacceptable, mais, d’un point de vue constructiviste radical, la seule chose que nous
pouvons savoir de la réalité est ce qu’elle n’est pas. La vraie réalité si elle existe se révèle
seulement là où nos constructions, nos images, nos interprétations, nos convictions
s’effondrent. A ce moment-là, et seulement à ce moment-là, nous savons que nos
convictions ne s’ajustent pas.
Je voudrais aborder une dernière stratégie employée pour résoudre des problèmes.
Elle est particulièrement utile pour les consultants en gestion. Il s’agit de l’analogie de
l’homme qui veut escalader une montagne. Un alpiniste expérimenté fait exactement le
contraire de ce que ferait un débutant ; il se demande : «Où dois-je être à une petite distance
du sommet afin de l’atteindre ? J’ai à être ici... D’ici, je peux atteindre le sommet», et,
ensuite, il se demande : «Où devrais-je me trouver pour être à quelques mètres de ce point ?
Peut-être là, je crois» et ainsi de suite. Il suit son parcours dans la direction opposée. Il
commence par le but et va vers le point de départ.
Nous allons devoir bientôt arrêter, avez-vous d’autres questions ?
Participant : II semble que l’un des problèmes auquel nous sommes confrontés
lorsque nous travaillons avec de grands systèmes est que nous, comme individus, amenons
notre connaissance des relations personnelles : la confiance, l’honnêteté, la façon dont nous
construisons les relations, dont nous développons l’intimité. Nous amenons tout cela dans la
situation. Mon expérience est que les grands systèmes font aussi face à ce même genre de
problèmes, de confiance, d’honnêteté, de respect, etc. Lorsque nous manquons
16
Les pathologies des grands systèmes
Paul Watzlawick
d’informations, nous essayons de combler ce vide et sautons directement aux conclusions
que notre chef n’est pas honnête, que nous ne pouvons lui faire confiance, que l’on nous a
privé d’informations. Tel est le dilemme auquel je fais face constamment. Combien
d’informations dois-je partager avec les gens qui sont en dessous de moi et combien dois-je
essayer de recevoir d’informations des gens qui sont au-dessus de moi ?
Watzlawick : Vous soulignez que la confiance est un phénomène très difficile à
définir. A la fin des années 1950, le mathématicien Anatole Rapoport avait publié un livre
dont j’ignore s’il a été traduit en français. Le titre en est Fights, Games and Debates
(Combats, jeux et débats). Vers la fin de son ouvrage, et apparemment «en passant»,
l’auteur fait une suggestion qu’il déclare tenir de Cari Rogers. Il écrit que, s’il y a méfiance,
controverses, si quelque chose doit être résolu, par exemple des conflits qui doivent être
abordés lors de négociations internationales, il doit y avoir une règle qui, avant toute chose
concrète, doit être appliquée : chacune des deux délégations doit présenter le point de vue
de l’autre en détails. La délégation américaine, par exemple, devrait présenter le point de
vue soviétique jusqu’à satisfaction complète de la délégation soviétique. On devrait arriver
au point où les soviétiques diraient : «Oui, vous avez présenté notre point de vue
correctement, c’est effectivement la façon dont nous voyons les choses». Puis, ce serait au
tour de la délégation soviétique de présenter le point de vue américain jusqu’à la satisfaction
des partenaires américains. Rapoport ajoute, et je le crois, que si ceci était possible,
cinquante pour cent du problème sera probablement résolu avant que le fond du conflit ne
soit abordé. L’ennui est que, dans le cas des super-puissances, personne ne peut les forcer
à adopter cette règle. En thérapie de couple, j’utilise cette approche fréquemment. Au
premier contact téléphonique, lorsque j’ai l’impression que les membres du couple sont en
conflit important, je ne demande pas au mari ou à la femme : «Quelle est votre conception
du problème ?» Je sais avec une certitude quasi-mathématique que je vais entendre une
accusation immédiate : «Elle n’est pas raisonnable, elle fait ceci ou cela». Et elle va sauter à
moitié de sa chaise et commencer à l’attaquer. En peu de temps, ils seront dans une
situation pire qu’avant d’arriver chez moi. Cela ne mène nulle part. Je préfère utiliser la
méthode de Rapoport (et je l’utilise d’ailleurs aussi au niveau des organisations). Par
exemple, je peux demander au mari : «Si votre femme était absente, comment
m’expliqueriez-vous son point de vue ?» Je prierais l’épouse de rester silencieuse et de
vérifier si son mari est capable de présenter correctement sa vision du problème. Lorsqu’il a
fini, je me tournerais vers elle et dirais : «Comment a-t-il réussi à expliquer votre vision de ce
qui se passe ? Qu’a-t-il oublié et qu’a-t-il dit que vous n’auriez pas mentionné ?» Puis c’est à
son tour de me décrire la version de son époux. Ceci est ce que l’équipe de Milan appelle la
circularité. C’est une méthode très utile qui peut diminuer les possibilités d’exacerbation
inutile. Très fréquemment les gens disent avec étonnement : «Je n’ai jamais imaginé que tu
pensais cela, je m’imaginais plutôt que tu pensais ceci». Grâce à cette approche, nous
parvenons à une clarification d’un grand nombre de points. Ce qui est effrayant dans ces
conflits, c’est l’ignorance immense par chacun des intentions et des buts de l’autre. Ils
agissent comme s’ils étaient au courant de ce qui se passe et il n’y a pas pire conviction que
celle qui affirme : «Je sais exactement ce que tu penses».
Participant : Pensez-vous qu’il y ait une différence, si elle existe, entre vos activités
de thérapeute familial et celles de consultant dans les grands systèmes sociaux ?
Watzlawick : II y a seulement une différence quantitative, dirais-je, excepté que la
grande complexité liée aux grands systèmes impose des phénomènes additionnels. Ces
derniers doivent être pris en compte. Les idées de base peuvent cependant être appliquées
aux systèmes plus grands.
Participant : Lorsque vous parlez des politiques des super-puissances, vous citez la
Russie comme exemple de rigidité d’un système. Ensuite, vous parlez du Nicaragua. Vous
avez utilisé comme exemples des pays qui ici seraient vus à l’aile gauche du système
politique. Pourquoi ne parlez-vous pas du pouvoir exercé par les Etats-Unis sur d’autres
pays ? Ce qu’ils ont fait en Argentine ou dans des pays comme Grenade, les Philippines ?
Je pense qu’on peut tenir le même raisonnement pour les U.S.A. que celui que vous tenez
pour l’U.R.S.S. Je pense que votre position n’est pas équitable.
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Les pathologies des grands systèmes
Paul Watzlawick
Watzlawick : Je n’ai peut-être pas une position équitable, mais je pense que Churchill
avait raison lorsqu’il disait : «Le type de démocratie occidentale est un mauvais système,
mais je n’en connais pas de meilleur.» II est certain que la démocratie occidentale a ses
défauts et je ne défends d’ailleurs pas tout ce que fait l’Occident.
BIBLIOGRAPHIE
1.
2.
GLASERSFELD (Ernst von) : «An introduction to radical constructivism» in Paul
Watzlawick (éd.), The Invented Reality, New York, W.W. Norton, 1984, pp. 17-40.
SCHNEIDER (T.C.), and PIEL (Gerald) : «The army ant», in Twentieth Century
Bestiary, by the editors of Scientific American, New York, Simon & Schuster, 1955, pp.
54-67.
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