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LIQUEUR SOUVERAINE L’histoire du whisky nous apprend que les digestifs émigrent également. Né il y a quelque mille trois cents ans dans des monastères d’Irlande et d’Écosse, cet alcool aux multiples vertus est devenu un vieux compagnon des marins et des bergers des landes d’Érin et de Calédonie, avant d’être adopté à la fin du XIXe siècle par la gentry anglaise, et dans le courant du XXe par la middle class américaine, rapidement suivie par ses homologues du monde entier. par Marin Wagda Nous n’avons pas manqué de re- batailles pour gagner des guerres. versel, deux catastrophes sur- lever maintes fois comme l’An- Encore faut-il savoir manger et viennent dans les années 1860. glois perfide avait, de Bordeaux à ordonner à la manœuvre aussi La première s’appelle phylloxéra, Calcutta, en passant par Porto et bien les escouades de marmitons la seconde canal de Suez. Le le Guadalquivir, pillé en chaque que les escadrons de cuirassiers. phylloxéra commence à attein- lieu où régnait ses armes et ses Or nul n’est si habile en cet art dre les vignes de France en 1863. banques de quoi emplir son verre que les Français, pour qui bataille Le canal de Suez, scandaleuse- et réchauffer son cœur aux rives perdue n’est point si grave que ment français, est terminé en froides de la Tamise. Le piment dîner gâché. Nivelle a survécu au 1869 et inauguré par l’impéra- des chutneys, la douce amertume Chemin des Dames. Vatel ne s’est trice Eugénie. des xérès, le bouquet des portos, pas raté. Serait-ce qu’en France, les fragrances des bordeaux, sont la fraîcheur du poisson compte bien le moins qu’il pouvait préle- plus que la vie des hommes ? La ver dans la chaleur des estuaires question est posée. La cuisine où croisaient ses escadres. britannique, que n’enivre nulle La première catastrophe a pour Il n’est bon bec que d’outremer vanité de cour, ne conduit pas à effet de priver la gentry et la pour le Saxon, et les Gaulois ne de tels sommets d’abnégation ni middle class de bordeaux et de se font guère faute de lui rap- de grandeur. La Navy se contente cherry brandy, le digestif le plus peler qu’en dépit de tous les de conquérir un empire et de prisé à l’époque, résultat de la Trafalgar, nonobstant Waterloo, remplir les cales et les barriques macération de purée de cerise Aboukir, Azincour et Crécy, la pour le bonheur de la gentry. On dans du cognac. La seconde supériorité des armes est passa- appelle cela l’ère victorienne. introduit un concurrent sur la gère et le cède à la supériorité Las ! Au faîte de cette gloire, au route des Indes, au surplus un pérenne des fourneaux. Il ne suf- moment où la classe moyenne concurrent français. Il convient fit pas de vaincre au dernier com- britannique naît des progrès liés donc pour l’Anglais de réagir bat. Il ne suffit pas de perdre des de l’industrie et du suffrage uni- avec intelligence et fermeté. DRAMATIQUE PÉNURIE DE DIGESTIF N° 1226 - Juillet-août 2000 - 109 LE WHISKY, AGAPES AGAPES adoptèrent le spirituel et À Suez, il suffit de racheter, en 1875, les actions AGAPES N° 1226 - Juillet-août 2000 - 110 possédées par le souverain d’Égypte, endetté jusqu’à la racine de son turban, puis de s’introduire dans un jeu dont les Français seront progressivement écartés. Face à la pénurie dra- En 1863, le phylloxéra touche la France , privant la gentry britannique de bordeaux et de cherry brandy, le digestif le plus prisé à l’époque. le spiritueux avec un enthousiasme qui ne s’est jamais éteint jusqu’à nos jours. Le catholicisme de saint Colomban est devenu le presbytérianisme et l’eau de vie dénommée usquebaugh en erse, le dialecte du lieu, est de- matique de digestif, la venue le whisky. L’aven- solution sera trouvée ture dura mille trois cents dans les ressources internes des tères d’Irlande, soucieux du ans puisque saint Colomban dé- îles britanniques : un alcool dis- bien-être des âmes et des corps, barqua dans la petite île d’Iona, tillé plus ou moins clandestine- et concoctant des sacrements à l’ouest de l’Écosse, en 563, et ment en Écosse et en Irlande dans les chapelles et des liqueurs le phylloxéra en France en 1863. pendant le XVIIIe siècle et une dans les alambics. Deux miracles à si lointain inter- à la barbe des Utilisé pour la macération de valle disent bien la grâce dont agents d’un fisc toujours avide plantes diverses propres à don- jouissent les habitants de ces de tirer profit des mauvais pen- ner vie et santé, l’alcool des terres, et comme il était déjà chants des contribuables. Cet moines irlandais passa de l’Éire dans le dessein de la providence partie du XIXe, alcool est un vieux compagnon à l’Écosse à la fin du siècle, de secourir sous Victoria le dé- des marins, des paysans et des avec saint Colomban et le chris- sarroi des gentlemen et des bergers des landes d’Érin et de tianisme. Les tribus de Scots et ladies privés de cherry brandy. Calédonie. C’est une pieuse in- Pictes, barbares de cette époque Mille trois cents ans, en effet, ne vention médiévale des monas- bénie sans moteurs à explosion, furent pas de trop pour trans- VIe former l’alcool monastique d’Ir- ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ lande et d’Écosse, renommé dans tout le monde chrétien mé- VERTUS CURATIVES DU WHISKY diéval, en un digestif salvateur “Pris modérément, il ralentit l’âge, il fortifie la jeunesse, il aide la diges- pour classes moyennes mondia- tion ; il coupe le catarrhe ; il chasse la mélancolie ; il égaie le cœur ; il lisées au XXe siècle, au terme de soulage l’esprit ; il redonne de l’ardeur ; il porte remède à l’hydropi- l’aventure de plus de cinquante sie ; il guérit la strangurie ; il empêche la tête de tourner ; les yeux d’être générations d’hommes. éblouis ; la langue de zézayer ; la bouche d’être embarrassée ; les dents Des hommes d’abord soucieux de s’entrechoquer ; la gorge de râcler ; le gosier de suffoquer ; l’esto- de se soigner, au point que les mac de s’agiter ; le cœur de se soulever ; le ventre de se contracter ; les autorités de l’État écossais réser- intestins de gargouiller ; les mains de trembler ; les tendons de se rac- vèrent la vente du produit aux courcir ; les veines de se ratatiner ; les os de se ramollir ; pour de vrai, professions médicales au début c’est une liqueur souveraine, si elle est prise systématiquement.” du XVIe siècle et que les Chro- Chroniques d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, 1578. niques d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande relevaient en 1578 ses ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ que la plus hardie de nos publin’oserait rêver (voir encadré). 1o On comprend donc que chaque Ce sont des whiskies de malt provenant d’une seule distillerie. Ils peuvent Écossais ait eu à cœur de s’ad- cependant être l’assemblage de plusieurs fûts, de distillations et d’âges ministrer médecine si miracu- différents de la distillerie. Les régions de production sont les suivantes : leuse chaque matin, en une auto- - Le sud de l’Écosse : ce sont les Lowlands, qui en quantité sont le médication où il ne souhaitait principal producteur, et qui produisent également la majorité des voir s’ingérer ni chirurgien, ni whiskies de grain. apothicaire, ni barbier. De là à - Le nord de l’Écosse : ce sont les Highlands et en particulier la val- distiller soi-même le médica- lée de la Spey, où il existe une réelle concentration de distilleries. ment, le pas fut d’autant plus - Les îles et presqu’îles : elles sont situées à l’ouest des Highlands, vite franchi que l’État taxait la les distilleries y sont devenues de moins en moins nombreuses mais production de plus en plus lour- elles sont prestigieuses. Ce sont, du nord au sud, les îles de Skye, dement. Il advint donc que le Jura et Islay, ainsi que la presqu’île de Campbeltown. whisky fut distillé le plus sou- 2o Les pure malt ou vatted malt vent clandestinement, dans des Ce sont des whiskies de malt provenant de plusieurs distilleries. Les endroits inaccessibles et recu- whiskies de malt des Lowlands prennent une assez grande impor- lés, près de cours d’eau néces- tance dans l’assemblage. saires à sa fabrication, dans une 3o Les single grain Écosse encore inconnue et inex- Assez peu connus, ce sont des whiskies de blé ou d’orge non mal- plorée des Anglais eux-mêmes. tée distillés dans des patent stills. Ils ne comportent pas ou peu de Les single malt N° 1226 - Juillet-août 2000 - 111 LES WHISKIES D’ÉCOSSE cités médicales d’aujourd’hui AGAPES vertus curatives dans des termes malt d’orge et ne subissent aucun assemblage. LE DRAMBUIE, AVATAR MÉDICAMENTEUX DU WHISKY 4o Les blended whiskies En 1707, la reine d’Angleterre, s’améliore sans cesse et la proportion de whiskies de malt de grande issue de la dynastie des rois qualité est de plus en plus importante dans les assemblages. Ce sont les whiskies les plus répandus. Ils proviennent de l’assemblage de whiskies de grain et de whiskies de malt. Leur qualité d’Écosse Stuart, instaura l’Acte d’union rattachant l’Écosse à l’Angleterre. À sa mort, en 1714, tration militaire et fiscale an- den, dont le jeune prince par- la maison allemande des Hano- glaise qui devait quadriller les vint à s’échapper pour se réfu- vre fournit à la Grande-Bretagne landes de fortins et de routes et gier dans l’île de Skye, où lui fut un souverain, George Ier, qui ne instaurer, en 1725, la Malt Tax, servie, dans une famille, une daigna même pas résider dans sur le whisky fabriqué au malt. mixture à base de whisky, de son nouveau royaume et mourra Une nouvelle aventure des miel, de bruyère, de plantes et en Allemagne. Un prétendant, Stuart eut lieu dans le pays avec d’épices. C’était le drambuie, Jacques Francis Stuart, débar- le débarquement de Charles dernier avatar pseudo-médica- qua en Écosse en 1715 et tenta Édouard Stuart, entre août 1745 menteux du whisky. Il sera com- une restauration. Il fut battu et et avril 1746. Elle se termina à mercialisé à Édimbourg à la fin le pays passa sous une adminis- la sanglante bataille de Cullo- du XIXe siècle. Ce ne fut cepen- ✒ ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ AGAPES N° 1226 - Juillet-août 2000 - 112 LA FABRICATION DU WHISKY DE GRAIN 1o tés de céréales et de produire ce que l’on appela le whisky de grain, tout à fait honorable. Dans le même temps, les membres de Le maltage et le séchage Le bon whisky de grain comportant une certaine proportion de malt, l’aristocratie britannique à la on effectue les mêmes opérations de maltage et de séchage que Chambre des Lords firent en- pour le whisky de malt, mais sans séchage au feu de tourbe. tendre que la seule manière de 2o réduire la distillation clandes- Le brassage L’orge maltée est broyée avec du maïs, parfois d’autres céréales, tine était de mettre fin aux tra- dans la proportion en général de un tiers d’orge pour deux tiers casseries réglementaires et de d’autres grains, et plongée dans de l’eau d’Écosse rendre rentable la fabrication 3o La fermentation du whisky légal. Des licences de Le liquide issu du brassage est ensemencé avec des levures et subit distillation furent ainsi propo- une fermentation. sées à bas prix. Des fabriquants 4o autorisés s’installèrent, les clan- La distillation Le liquide fermenté est chauffé dans un patent still d’où se dégage destins régularisèrent leur situa- un whisky très pur qui n’a pas besoin de vieillir longtemps, et dont tion et la production illicite de le goût est le plus souvent rehaussé par des assemblages avec des whisky de malt en pot still dis- whiskies de malt : c’est le blend. parut d’Écosse au profit d’une production contrôlée qui put dant pas la dernière mixture au à grande échelle, et la produc- être rentabilisée légalement et whisky, on a fait pire depuis. tion de whisky risquait de de- efficacement. Auparavant, le XIXe siècle avait meurer à tout jamais confiden- De la légalisation des whiskies été celui des tracasseries mul- tielle. Car si les malheurs du de malt en pot still, produits tiples contre la distillation libre peuple trouvaient à se consoler dans les îles et les Highlands, et et artisanale qui s’était dévelop- dans les alcools de maïs ou de de la possibilité de distiller des pée dans les Highlands et les blé, produits près des centres whiskies de grain en patent still, îles. Une loi de 1814 ne permet- industriels des Lowlands, seul en grande quantité, près des tait la distillation qu’à des alam- l’alambic artisanal de cuivre, le ports, dans des unités concen- bics de plus de 500 gallons. Elle pot still, satisfaisait aux exi- trées dans les Lowlands, naquit visait à éradiquer la distillation gences de palais plus chics. peu à peu l’industrie moderne du whisky, sur la base de l’as- clandestine, mais elle n’eut pour LES BLENDS OU L’ART DE L’ASSEMBLAGE semblage des premiers et des des Écossais et multiplier les distilleries artisanales, qui fabri- Cette situation fut dépassée pelle le blend et toutes les quèrent un whisky de plus en dans la décennie 1820, avec l’in- grandes dynasties de fabriquants plus achevé, avec les produits vention du patent still, l’alam- de whisky reposent sur l’art de que sont le malt séché à la bic breveté, représenté par marier divers whiskies de malt tourbe et l’eau des rivières du l’alambic Stein, puis l’alambic avec des whiskies de grain. pays. À cette époque, on n’avait Coffey, encore plus perfection- Assez primitif aux origines, cet pas encore trouvé la possibilité né, qui permit de distiller indus- art de l’assemblage se raffina et de distiller un alcool acceptable triellement de grandes quanti- de prestigieux blenders ont effet que de stimuler la fierté seconds. Cet assemblage s’ap- laissé leur noms dans l’histoire et furent même anoblis. ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ LIBERTÉ ET WHISKY VONT ENSEMBLE 1o Le maltage Le premier d’entre eux, Arthur par l’eau d’Écosse. Bell, au milieu du XIXe siècle, Le maltage est un début de germination des grains d’orge mouillés 2o Le séchage du malt La germination est interrompue par un séchage. Autrefois, il s’effec- complexes. Thomas Dewar, à la tuait au feu de tourbe, seul combustible du pays. Aujourd’hui, seul un même époque, fut le premier à fumage préalable au feu de tourbe a lieu. Le malt est ensuite séché vendre ses produits en bouteille. dans des fours chauffés de multiples manières. James Buchanan, à la fin du 3o Le brassage siècle, fut le plus efficace pro- Le malt est broyé et mis dans de l’eau d’Écosse afin de libérer ses sucres. moteur du whisky en Angleterre 4o La fermentation et à l’étranger, avec en particu- Des levures sont ajoutées au liquide provenant du brassage, et une lier son Black and White, whisky fermentation a lieu. de la Chambre des Communes, 5o La distillation dont le succès lui valut de deve- Le liquide fermenté est chauffé dans des alambics. Il s’en dégage des nir Lord Woolavington. Peter alcools plus ou moins concentrés. Au début et à la fin, ces alcools sont Mackie défendit quant à lui le de qualité insuffisante, on les appelle les low wines, seuls les alcools principe que les assemblages produits au milieu du processus sont du whisky. Il appartient au maître AGAPES élabora les plus anciens blends N° 1226 - Juillet-août 2000 - 113 LA FABRICATION DU WHISKY DE MALT devaient être faits non pas avec distillateur, le stillman, de mener la distillation en choisissant le moment des whiskies de malt jeunes, opportun où il décidera ce qui est low wine et ce qui est whisky. comme il était d’usage jusque 6o La réduction là, mais avec des whiskies de Le liquide obtenu ayant un très haut degré alcoolique, il est “réduit” malt suffisamment vieillis, que par l’ajout d’eau d’Écosse chauffée. l’on n’osait mélanger et que l’on 7o Le vieillissement réservait à la vente sous forme Le whisky est mis à vieillir dans des fûts. Ces derniers peuvent avoir été de pure malt. Il inventa ainsi le brûlés. Autrefois on réutilisait des fûts ayant contenu du xérès ou du White Horse, qui fut le premier cherry brandy. Plus récemment, on réutilisait des fûts ayant contenu du whisky commercialisé avec une bourbon américain, qui ne peuvent réglementairement faire usage deux bouteille à bouchon dévissable. fois aux États-Unis. Ce vieillissement peut durer jusqu’à vingt et un ans Bref, une aventure nouvelle et il faut choisir le moment opportun où le whisky est à son sommet naissait avec l’industrie du et où un vieillissement trop long ne risque pas d’être néfaste. whisky, arrivée à point nommé pour pallier les pénuries et satisfaire le goût de la nouvelle l’administrateur international, brumes d’Écosse. Qui sait encore middle class anglo-saxonne, le fonctionnaire français, le colo- son histoire depuis les moines dont les modèles allaient enva- nel pakistanais, peu soucieux guérisseurs d’Irlande ? Qui se hir la planète tout entière. Le d’islam en privé, boivent tous de souvient des distillateurs clan- cadre japonais, guatémaltèque, ce breuvage, né il y a presque destins et des contrebandiers ? italien, le touriste allemand, un millénaire et demi dans les Qui se souvient, en dehors de ✒ N° 1226 - Juillet-août 2000 - 114 l’Écosse, du poète national des la publicité, le bouchon dévis- sance à ces capitaines d’indus- Highlands, Roberts Burns (1759- sable, le packaging et autres trie car rien ne dit que, sans eux, 1796), qui rappelait que “liberté inventions sans lesquelles ce nous n’aurions pas été confron- et whisky vont ensemble” ? breuvage serait sans doute de- tés à la vision apocalyptique Lord Woolavington et ses sem- meuré tout à fait confidentiel. d’une planète consommant du blables sont passés par là, avec Il faut donc garder reconnais- cherry brandy. PUB ❈