Mangas japonais et vins français - Agropolis

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Mangas japonais et vins français - Agropolis
MANGAS JAPONAIS ET VINS FRANCAIS : QUELQUES
ENSEIGNEMENTS INATENDUS
Jean-Claude MARTIN - Montpellier
Selon le philosophe Stiegler, les sociétés hyper- industrialisées investissent
dans les outils de communication avec une grande vigueur pour conforter leur
prédominance dans le monde. Les deux premières puissances mondiales, les EtatsUnis et le Japon, consacrent à la promotion du vin, deux médias culturels à portée
universelle. Cinéma et mangas expriment une attitude libertaire, loin des normes
européennes, paradoxalement réductrices en matière d’expression culturelle liée à un
produit emblématique de la civilisation méditerranéenne.
Aussi, la lecture de certains mangas japonais se révèle-t-elle utile pour
comprendre la diffusion des dimensions culturelles du vin au Japon. Car le manga est
un genre de bande dessinée populaire au Japon, lu par toutes les classes sociales et
d’âge et vecteur d’une modernité culturelle. Perçu comme futile en Occident, il
aborde chez certains auteurs des questions de société. Ainsi, Kenshi Hirokane a
réalisé une série particulièrement pertinente sur l’univers du vin, qui entre
maintenant dans la culture japonaise. Au lieu d’une description chapitre par chapitre,
sont ici présentés les principaux enseignements personnels retirés de la lecture des
tomes 3, 4 et 5, accessibles en anglais au Japon.
I - UNE HISTOIRE FACILE A LIRE
Avec son héros, archétype du jeune cadre international dans une entreprise de
haute technologie, Kosaku Shima, Hirokane nous fait partager un voyage initiatique
dans le monde du vin. Novice mais volontaire en matière de connaissances vinicoles,
Kosaku personnifie le lecteur curieux. Le voyage nous conduit dans le monde, en
France mais aussi en Angleterre, aux Etats-Unis. Les intrigues amoureuses émaillent,
avec un certain réalisme pictural, les découvertes. Un bon équilibre numérique et
qualitatif entre les sexes est respecté, harmonie du ying et du yang oblige ! Paysages
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urbains et viticoles soutiennent l’exotisme occidental. Tous les épisodes ont une
certaine vivacité. Bref, un manga aux illustrations très attrayantes et loin des
promotions judéo-chrétiennes anesthésiantes du terroir, et de l’autosatisfaction facile
sans véritable ancrage culturel.
Mais, au-delà d’une première lecture, des lignes de force apparaissent avec
une extrême vigueur par quelques effets de répétition au cours des épisodes
UNE PREMIERE PERCEPTION : LA PUISSANCE ECONOMIQUE JAPONAISE
Le voyage n’est pas simplement touristique, selon le cliché traditionnel que
nous en avons. Il résulte d’une stratégie économique justifiée à deux niveaux. La
première est dans le rappel peu amène du déficit commercial que la France a avec le
Japon. Ce dernier, soucieux de construire à long terme des rapports économiques, ne
peut se satisfaire d’une dégradation des échanges. L’équilibre est rétabli par un
produit français coté au Japon : le vin.
Au niveau entreprise, une société d’importance mondiale, Hatsushiba
Electric, recherche un produit à haute valeur culturelle, dont le prestige ne peut que
valoriser elle-même et ses cadres en mission dans le monde entier. D’où la stratégie
d’avoir en exclusivité commerciale, et non en propriété, un vin de signature.
Grande cohérence, mais aussi souci de mettre cette démarche à son actif, et
non à celui d’un spécialiste commercial extérieur à l’entreprise. Il y a une véritable
ré-appropriation du produit. Reflet d’une division internationale du travail, toujours
marquée par l’histoire, mais aussi permanence de lieux de créativité à animer.
II - UNE GRANDE CURIOSITE SUR LES PROCEDES TECHNIQUES
Hirokane ne tombe pas dans une description mystique des terroirs. Il traite la
question sous deux angles concrets et vécus, non au travers de catalogues
promotionnels. Le voyage débute dans un bar à vin au Japon, tenu par une jeune
femme aussi attachante que ses vins, dont les plus grands crus de Bordeaux. A
l’image de Vuitton et autres marques de luxe dans les artères de Ginza, à Tokyo,
Latour symbolise l’univers du luxe planétaire. En France, sous la conduite d’experts,
français mais aussi avec une jeune japonaise, défilent les vignobles emblématiques
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de Bordeaux et de Bourgogne. Moyen aisé pour les japonais de prendre connaissance
des deux grandes références viticoles mondiales, de Romanée-Conti à Margaux,
Lafite et autres aux précieuses architectures, temples du vin. Toutefois, la culture
naturaliste japonaise tranparait, plus sensible aux paysages viticoles ordonnés ou aux
forêts – il y manque les kryptomères et zelkovas ! , qu’aux colonnes pseudo-grecques
de châteaux . Ce qui laisse entrevoir un penchant, dans cette quête du vin ‘japonisé’,
pour l’homme et son environnement naturel.
La deuxième surprise est la dimension scientifique de l’approche des terroirs,
issue de quelques récents documents. La conception actuelle des terroirs apparaît à la
vue des paysages de Bourgogne. Les facteurs géologiques, climatiques, humains
permettent de comprendre le comportement de la vigne, les méthodes culturales. Peu
de mots semblent nécessaires, et surtout, pas d’emphase superflue. Efficacité
pédagogique avant tout. Mais aussi un rappel à l’humilité pour les français. Après le
désastre du Phylloxera en 1865, la vigne française doit sa survie à sa soeur
américaine, qui lui apporte gracieusement le flux vital. Hirokane aurait-il oublier
qu’un français, Degron, avait parcouru le Japon pour chercher des vignes sauvages
dans le même but ? En cave, l’élevage engage le vin dans un rapport au temps digne
d’intérêt pour toute civilisation asiatique.
III - LA CREATION D’UN GRAND VIN.
Créer un grand vin n’est pas seulement une question de tradition. C’est un
défi permanent, les vignerons le vérifient tous les ans. Comme dans toute activité
humaine, il faut faire preuve de qualités spécifiques, à l’image de certains terroirs,
mais surtout, c’est une question de méthode, de rigueur, de procédures à respecter.
Le discours sous-jacent dans les mangas d’Hirokane n’est pas l’éloge de la tradition,
qu’il respecte en maintes occasions par ailleurs, mais celui de la créativité. Ce qui,
d’ailleurs, n’est pas propre au Japon, si l’on se souvient des écrits de Bergson, chez
nous.
Le terroir apparaît comme un espace de créativité, de liberté personnelle pour
atteindre ce vin qui magnifiera la société Hatsushiba Electric. C’est aussi la
consécration du pinot noir, cépage quelque peu taoïste par sa dimension temporelle
(grande antériorité historique, fidélité aux rites vignerons bourguignons et aptitude
au vieillissement). Mais, il faut respecter des étapes. Une certaine ténacité pour
dénicher le vin et le vigneron, des dégustations dans les vignobles, en charmante
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compagnie toujours. (retour analogique sur l’univers du thé, dont les qualités vont
de pair avec la beauté des théières et des tasses, l’harmonie entre le fond et la
forme). Le vin est bourguignon, son nom concentre l’identité occidentale : Nuits
Saint-Georges Prestige. La reconnaissance suit un cheminement au plus haut niveau
culturel. C’est le monde des élites mondiales, avec l’appréciation élogieuse, non plus
d’un français, mais du plus célèbre américain, sosie de Parker évidemment. Puis la
consécration suprême, avec la vente aux enchères, à Londres, avec une dénomination
peu douteuse dérivée de Sotheby.
VI - LE SENS JAPONAIS DU BON
La question délicate est celle de la capacité des japonais à déterminer, par
eux-mêmes, la qualité extrême d’un grand vin. Ce n’est pas une simple question de
fierté, l’argumentaire esquissé par Hirokane met le lecteur occidental sur la voie.
Il y a une claire revendication au niveau culturel par le biais culinaire. Dans
la description des terroirs et l’incidence sur la vigne, la dimension des arômes est très
valorisée. C’est le lien avec l’univers gastronomique japonais, et au delà asiatique,
dans lequel les capacités sensorielles sont développées et cultivées. Hirokane affirme
alors que les japonais ont la légitimité et toutes les capacités pour émettre un
jugement sur les vins ! La nourriture offre un bon exemple, mais le rattachement au
thé est probablement plus fécond. Retenons simplement que les Occidentaux sont le
plus souvent en quête de sensations gustatives fortes, ces dernières décennies, alors
qu’au XIXe siècle, selon le Docteur Morélot, le vigneron bourguignon consacre ses
têtes de cuvée par la finesse et la délicatesse. Convergence avec le thé dont les
maîtres de la même époque sublimaient jusqu’à la qualité de l’eau !
En conclusion provisoire, ces mangas d’Hirokane fournissent quelques clés
pour saisir l’attrait du vin chez les jeunes japonais. Personne, dans le monde, n’a le
monopole du goût, de son appréciation, même si la notoriété est une construction
historique et sociale. C’est le vigneron, comme un maître de thé, qui fait le vin, Le
rattachement à la nature passe par des lieux symboliques et exceptionnels. Marqueur
de civilisation tant pour le vin que pour le thé au Japon ou en Chine. Comprendre la
civilisation du thé serait-il indispensable pour vendre du vin en Asie ?
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