Sortir des sentiers battus : immigrer en Gaspésie!
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Sortir des sentiers battus : immigrer en Gaspésie!
VIvRe ensemBLe BULLETIN DE LIAISON EN PASTORALE INTERCULTURELLE • CENTRE JUSTICE ET FOI VOLUME 18, N° 62 ÉTÉ 2011 Sortir des sentiers battus : immigrer en Gaspésie! Stéphanie Arsenault1 Ce texte, qui découle d’une recherche universitaire récente, vise à brosser un portrait de la situation de l’immigration en Gaspésie. Il met en lumière les facteurs qui amènent des immigrants à s’y établir ainsi que ceux qui contribuent à la décision de rester ou de quitter la région. La Gaspésie et les Îles-de-laMadeleine ne comptaient en 2006 que 840 personnes immigrantes (nées à l’extérieur du Canada) sur leur territoire. La région occupe l’avant-dernier rang des régions administratives de la province en ce qui concerne le nombre de nouveaux arrivants accueillis (207) au cours des dix dernières années, tout juste devant le Nord-du-Québec (151). La moitié des personnes immigrantes vivant dans la région, admises au Québec entre 1997 et 2006, provenaient de la France, de la Chine, du Maroc et de la Belgique. Même si peu d’immigrants s’établissent présentement en Gaspésie et aux Îles-de-la-Madeleine, la population locale n’y est pas pour autant dénuée d’altérité, car le peuplement du territoire gaspésien est caractérisé par la venue de populations diversifiées tout au long de son histoire. On pense notamment aux Micmacs, aux Acadiens, aux Loyalistes, aux Basques, aux Irlandais et aux Jersiais venus s’installer sur le territoire au fil des siècles. Le recensement canadien de 2006 a permis de mettre en lumière, bien que de façon imparfaite, les origines ethniques et culturelles2 de la population de la région. Plus de 50 origines ethniques ont ainsi été répertoriées. Parmi celles-ci, une vingtaine ont été identifiées par plus de cent personnes; les deux appellations de loin les plus fréquemment évoquées sont les origines «canadienne» et «française». De ces origines déclarées, la quasi-totalité réfère à des pays d’Europe de l’Ouest, alors que la trentaine d’autres origines identifiées par un nombre plus restreint de personnes réfère à des pays de tous les continents. Par ailleurs, en mars 2009, la Conférence régionale des élu(e)s de Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine signait une première entente en régionalisation de l’immigration avec le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, laissant entrevoir que la région porterait désormais une attention accrue à ce phénomène et qu’elle souhaitait la venue d’un nombre plus important d’immigrants sur son territoire, notamment dans le but de contribuer à relever les défis démographiques et économiques de la région. À ce chapitre, la Gaspésie et les Îles-de-la-Madeleine comptaient en 2006 une population de 94 336 individus. Entre 1987 et 2007, la région aurait accusé une perte annuelle moyenne de 842 personnes, ce qui lui confère aujourd’hui un poids démographique de 1,2% au sein de la province. Bien que la décroissance de la population au cours de la période de recensement allant de 2001 à 2006 ait diminué significativement par rapport à la période de recensement précédente, l’ampleur du solde démographique négatif observé dans la péninsule plaçait toutefois la région au dernier rang des régions de la province en matière d’évolution démographique avec la plus forte décroissance enregistrée au Québec lors du recensement de 2006. En outre, plusieurs données tracent un portrait peu enviable de la région sur le plan socioéconomique lorsqu’on la compare avec l’ensemble de la province. Le chômage affectait 17,3% de la population en 2007 alors qu’aucune autre région administrative n’affichait un taux supérieur à 10%. À l’échelle de la province, la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, est la région du Québec qui dépend le plus des transferts gouvernementaux comme source de revenus. En effet, le revenu personnel des gens de la région reposait, en 2006, à 33,7% sur des transferts en provenance des administrations publiques (la moyenne provinciale se situant à 15,8%). En outre, la région affiche le revenu disponible moyen par habitant le plus bas de la province, soit 18 914$. Enfin, le revenu familial médian dans la région de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine est également le plus faible de la province. Face à un tel portrait, on a approfondi des questions relatives au choix de certains immigrants de s’établir dans la région et d’y rester ou non à long terme. Pour ce faire, nous avons interrogé, en 2008, 18 personnes immigrantes originaires d’Europe de l’Ouest, d’Afrique subsaharienne, du Maghreb, d’Amérique latine, d’Europe de l’Est et d’Asie. Elles avaient entre 25 et 65 ans. De ce nombre 16 d’entre elles vivaient en couple et deux vivaient seules. La majorité possédait une formation universitaire, ce qui les différenciait de la population en général détenant en moyenne un niveau de formation inférieur. Pourquoi s’installer en Gaspésie ? Chez les immigrants rencontrés, trois principaux facteurs ont motivé la décision de s’établir dans la région, souvent de façon concomitante. La moitié des personnes ont évoqué une raison de nature familiale, comme suivre le conjoint, originaire ou non de la région, ou se rapprocher d’un autre membre de la famille vivant déjà dans la région. La moitié des personnes ont fait valoir des caractéristiques attrayantes associées à la région comme l’accès à la nature et au plein air ainsi que le style de vie rural marqué par la tranquillité, la sécurité et la proximité des lieux d’activités quotidiennes. Finalement, près de la moitié des personnes ont noté plus spécifiquement le travail comme facteur d’attraction parce qu’un membre du couple s’était vu offrir un emploi dans la péninsule. Rester ou repartir? Même si une majorité des personnes rencontrées souhaitaient poursuivre leur vie dans la région au moment des entrevues, seule une minorité (6) a évoqué une intention ferme d’y demeurer à long terme, les autres (12) considéraient tout à fait possible un départ plus ou moins rapproché de la région. Cette réalité appuie l’idée de l’attrait que présente la mobilité chez bon nombre d’immigrants. Comme le disait l’un d’entre eux : « Les immigrants, nous n’avons pas de racines, nous avons des jambes. Alors, nous pouvons continuer à marcher! » Les personnes rencontrées tendent à vouloir rester dans la région principalement si elles se sentent intégrées et épanouies dans le domaine de l’emploi et si elles sentent VIvRe ensemBLe • VOLUME 18, N° 62 (ÉTÉ 2011) avoir établi des réseaux sociaux significatifs et satisfaisants. Mais si la situation en emploi de l’un des conjoints venait à se détériorer, la possibilité de quitter la région serait fortement envisagée par plusieurs. « (…) elles ont des diplômes, mais elles n’ont pas tout le temps accès au marché du travail, c’est tout le temps tellement une source de frustration quand elles viennent ici. C’est pour ça qu’elles ne restent pas longtemps. À Montréal, elles disent au moins elle va trouver du travail. » (Femme) La moitié des personnes rencontrées ont mentionné des caractéristiques fortement appréciées chez la population locale. Celle-ci est définie comme généralement ouverte d’esprit, gentille, charitable, courtoise et sociable. Néanmoins, si les relations conviviales de courtoisie semblent faciles à établir, les relations plus profondes avec les natifs de la région semblent, au contraire, plus rares et plus ardues à construire. Certaines personnes perçoivent cela comme une barrière à leur intégration. Ainsi, les difficultés mentionnées par plusieurs quant à la création de réseaux sociaux significatifs avec des membres de la population locale constituent, pour certains, des obstacles à leur intégration. On n’a pas un gros réseau, on fréquentait peut-être trois autres couples et une autre personne célibataire très régulièrement, mais y a déjà deux autres couples qui sont partis plus ou moins récemment. (Homme). Le fait d’avoir un conjoint ou des enfants qui se trouvent bien intégrés alimente le désir de rester. Conséquemment, quelques personnes ont affirmé que le jour où leurs enfants quitteraient la région pour 2 la poursuite de leurs études ou à cause de l’obtention d’un emploi, elles songeraient très sérieusement à les suivre. Oui, je pars à cause de ça justement parce que les enfants doivent aller au cégep. [Vous allez partir?] Oui, oui, je vais à Québec là, en septembre prochain. (Homme) Certaines caractéristiques associées à la vie rurale contribuent également au désir de rester sur place chez la majorité des personnes rencontrées. En d’autres mots, le style de vie expérimenté, la proximité de la nature et l’accès facile au plein air, un rythme de vie lent, la tranquillité et la sécurité motivent chez plusieurs ce désir de rester. S’agissant des facteurs dissuadant de demeurer dans la région, il a été question de l’absence de certaines activités de loisir spécifiques, du manque de logements adéquats ainsi que de l’inaccessibilité de produits spécialisés. Quelques autres revers de la vie en région éloignée ont également été évoqués comme dérangeants. La difficulté de maintenir une dimension privée à leur vie affecte quelques-uns d’entre eux. Il en va de même de la médiocrité et des coûts élevés des transports en commun reliant la région gaspésienne aux grands centres urbains et à l’aéroport international de Montréal - notamment pour aller visiter le pays d’origine ou recevoir de la visite aisément - ce qui laisse croire que la faible mobilité vers les grands centres limite le goût de s’établir loin de ceux-ci. Les résidants locaux face aux immigrants Afin d’explorer la réceptivité de la population locale à l’endroit des immigrants, nous avons également interrogé 23 résidants de la région, natifs ou non du lieu. Il s’est avéré que tous les participants se définissent eux-mêmes d’entrée de jeu comme des personnes réceptives à la diversité et à l’accueil d’immigrants. Pour eux, les immigrants sont des personnes généralement ouvertes d’esprit, courageuses et engagées dans leur milieu. « Pour qualifier les relations, c’est extrêmement positif parce que ce sont des gens qui ont une ouverture d’esprit, qui sont ouverts sur plein de choses. » (Homme natif de la Gaspésie). Selon eux, les personnes immigrantes apportent une offre de services diversifiés dans le domaine de la restauration, de la culture, des arts et des langues. Elles portent aussi un regard neuf sur la région et agissent souvent, par leur engagement, tels des « réveille-matin » auprès de la population locale sur des enjeux sociaux, économiques ou environnementaux qui la concernent. « Ils viennent nous secouer, parce qu’on est engourdis dans notre petit confort, en général. Ils méritent d’être reconnus là-dedans parce qu’ils ont un engagement profond sur leur nouvelle terre d’adoption.» (Femme native de la Gaspésie). On reconnaît donc chez les immigrants plusieurs qualités humaines appréciées de même que leur apport d’un point de vue social, culturel et communautaire. VIvRe ensemBLe • VOLUME 18, N° 62 (ÉTÉ 2011) Malgré ce portrait flatteur, plusieurs Gaspésiens ont exprimé la crainte qu’un accroissement marqué du nombre d’immigrants, ou qu’une accélération du rythme de leur arrivée, occasionne un phénomène de ghettoïsation. On évoque aussi la crainte d’une perte possible de son identité. Plusieurs ont effectivement affirmé craindre que l’arrivée massive d’immigrants mette en péril certains traits identitaires et culturels de la population locale. On mentionne plus spécifiquement la peur de perdre certains acquis sociaux comme l’égalité entre les sexes, la liberté d’expression et la laïcité de l’État. Bien que la plupart des participants aux groupes de discussion se soient présentés comme des personnes ouvertes, favorables et positives face à l’immigration dans la région gaspésienne, plusieurs perçoivent toutefois les immigrants comme une source potentielle de discorde sur les plans culturel et identitaire de même qu’une source possible de recul social. Par ailleurs, les résidants locaux ne semblent pas percevoir un besoin de socialisation approfondi tel que formulé par certains immigrants rencontrés. 3 Que faut-il conclure? Si la question de l’emploi apparaît comme déterminante en regard des possibilités de succès de l’insertion à long terme des nouveaux arrivants en région - ainsi que pour le maintien sur place de la population locale - ce facteur est souvent jumelé ou renforcé par d’autres éléments qu’il faut également prendre en compte. La possibilité de créer et de consolider des réseaux sociaux significatifs est l’un des facteurs à ne pas négliger. Bien que toutes les personnes ne soient pas touchées de la même façon ni dans les mêmes termes par la constitution de tels réseaux sociaux, il semble qu’un bon nombre de personnes immigrantes soient affectées négativement par les difficultés rencontrées sur ce plan en Gaspésie. Par conséquent, il apparaît judicieux de mettre sur pied des initiatives de nature communautaire qui puissent permettre la rencontre et le rapprochement entre les nouveaux arrivants et des membres des collectivités locales, ce qui favorise du même coup le développement de la vitalité communautaire globale. Dans le même ordre de suggestions, il serait, par exemple, pertinent de mettre sur pied des programmes de jumelage interculturel et interfamilial entre nouveaux arrivants et résidants locaux, une méthode qui favorise notamment la création et la consolidation de liens significatifs et durables entre les parties impliquées. Par ailleurs, de façon générale, il convient de souligner que la majorité des immigrants rencontrés en Gaspésie sont manifestement des personnes très autonomes, dotées d’un grand sens de l’initiative et de la débrouillardise; ce qui s’avère des qualités fort utiles dans leur parcours d’immigration et d’installation dans la région. Que ces personnes aient choisi de s’installer dans une région aussi peu caractérisée par l’immigration internationale explique peut-être, en partie du moins, que l’on ait affaire à des personnes souvent douées d’un sens particulièrement élevé de l’initiative et de l’autonomie leur permettant de sortir en quelque sorte des sentiers battus? Il est d’ailleurs particulièrement intéressant de noter que le fait de ne pas pouvoir compter sur la présence ou sur le soutien de personnes originaires du même pays ou de la même région du monde qu’eux ne semblait aucunement poser problème pour la quasi-totalité des participants. Les immigrants rencontrés ne constituent donc pas un groupe de personnes portées à se refermer sur elles-mêmes ou, encore moins, à fonctionner en vase clos d’un point de vue culturel, ce qui devrait apaiser les craintes formulées à cet égard par certains membres de la population locale. Finalement, le manque de ressources spécifiquement dévolues à la francisation et à la diffusion d’informations et de références utiles aux nouveaux arrivants a été évoqué à plusieurs reprises, même par ceux ayant un réseau personnel ou familial dans la région. Il con- VIvRe ensemBLe • VOLUME 18, N° 62 (ÉTÉ 2011) vient donc de promouvoir la mise sur pied d’un système d’informations et de références pour aider efficacement les nouveaux arrivants dans la recherche de logement et d’emploi, dans la création de réseaux sociaux, et pour répondre aussi à certains autres besoins. Enfin, il nous apparaît important d’insister sur le fait que d’année en année, un nombre croissant de personnes sur la planète vivent dans un pays autre que celui où elles sont nées et sont appelées à changer de lieu de résidence plus d’une fois dans leur vie. Une kyrielle de raisons peuvent être en cause, allant du besoin de sauver sa vie et celle de sa famille au souhait d’améliorer son sort d’un point de vue socio-économique en passant par un simple désir de nouveautés. Les attentes et les besoins des migrants sont donc multiples, tout comme ceux des sociétés dans lesquelles ils s’insèrent. En ce sens, nous souhaitons que l’immigration soit reconnue comme un phénomène aux multiples facettes, un phénomène vécu par des individus et des familles qui ne peuvent être considérés uniquement sous l’angle utilitaire des besoins auxquels ils pourraient répondre dans une société d’accueil donnée. ● 1 Professeure à l’École de service social de l’Université Laval et membre du comité d’orientation du secteur Vivre ensemble du Centre justice et foi. 2 Au sens de Recensement Canada, l’origine ethnique et culturelle fait référence aux ancêtres de la personne, habituellement les parents des grands-parents de la personne concernée, les répondants pouvant alors identifier une ou plusieurs origines ethniques ou culturelles à leurs ancêtres. 4