dans la jungle des villes

Transcription

dans la jungle des villes
spécial
Festival
d’Avignon
A dans la jungle
des villes
Adapté par Ivo van Hove d’après le roman d’Ayn Rand,
The Fountainhead met en scène avec une précision
diabolique des prédateurs sans scrupules
dans un monde où règne l’égoïsme le plus forcené.
peu près inconnu de ce côté de
l’Atlantique, The Fountainhead est un
best-seller centré sur la personnalité
d’Howard Roark, architecte novateur,
farouchement individualiste, dont
l’intransigeance fascine et perturbe
son entourage. Incidemment, c’est ce
roman que feuillette l’acteur Ramsey Nasr
dans le rôle d’Howard Roark assis
à sa table de travail au début du spectacle.
Par ce clin d’œil ironique, Ivo van Hove
inscrit le livre au cœur même de sa mise
en scène. Reproduites sur un écran vidéo,
les pages apparaissent en gros plan,
comme si l’on pénétrait à l’intérieur de
l’ouvrage. Son auteur, Ayn Rand, a fui
la révolution soviétique pour s’installer aux
Etats-Unis. De cette émigration forcée, elle
a gardé une dent contre tout ce qui évoque
le collectivisme, prônant une défense
94 les inrockuptibles 16.07.2014
viscérale de l’individualisme.
Le personnage d’Howard Roark s’inspire
à l’évidence de l’architecte Frank Lloyd
Wright, auquel il emprunte ses théories.
Roark défend une architecture en
opposition avec le néoclassicisme en vogue
dans les années 20 aux Etats-Unis.
Créée en juin dernier à Amsterdam
dans le cadre du Holland Festival,
la mise en scène d’Ivo van Hove installe
l’action dans un espace ouvert. Les scènes
s’enchaînent de façon fluide, voire
se superposent, donnant l’impression
que les personnages vivent en permanence
dans la tête les uns des autres. Tous
partagent une avidité féroce. Leur volonté
de domination ou d’arriver à leurs fins
ne s’embarrasse d’aucun scrupule.
Au milieu de ce panier de crabes se
distingue Dominique Francon, qu’interprète
ave Maria Braun
Thomas Ostermeier reprend à Avignon son adaptation du Mariage de Maria Braun,
le film culte que Werner Rainer Fassbinder consacra en 1979 à la reconstruction
de l’Allemagne après la débâcle nazie. Rencontre.
de masse était encore présente
dans toutes les têtes.
Trente-cinq ans plus tard, il m’est
apparu nécessaire de rappeler
les lettres d’amour et les visages
en transe quand Hitler fendait
la foule pour y serrer des mains.
Dans Maria Braun, il y a “Maria”
mais aussi “Braun”, pour
Eva Braun, la maîtresse d’Hitler,
et pour la couleur des chemises
brunes des nazis.
L’histoire de Maria s’achève en
1954, quand l’Allemagne remporte
la Coupe du monde de football.
Une page est-elle alors tournée ?
L’hypothèse de Fassbinder
consiste à dire qu’avec son retour
dans une compétition sportive
internationale, l’Allemagne peut
se considérer à nouveau comme
une nation parmi les nations. C’est
le signe d’un retour à la civilisation
et, après l’abomination des crimes
perpétrés par le nazisme, c’était
le grand désir des Allemands.
Mais c’est à l’instant du but
victorieux que Fassbinder choisit
de laisser le gaz ouvert pour
tuer Maria en faisant exploser
sa maison. Alors il s’agit aussi pour
lui de dénoncer l’hypocrisie d’une
telle croyance. D’ailleurs, il reste
encore beaucoup de travail à faire
de ce côté-là… Je reviens d’une
tournée en Turquie où j’ai présenté
Ennemi du peuple d’Ibsen, et j’avais
honte d’être le citoyen d’un pays
où l’on juge aujourd’hui des
néonazis qui, durant dix ans, ont
assassiné des Turcs pour l’unique
raison qu’ils étaient turcs.
Je ne connais pas un pays où l’on
tuerait des Allemands au seul
motif qu’ils sont allemands.
propos recueillis par Patrick Sourd
ourquoi remonter
Le Mariage de Maria Braun
que vous avez créé
il y a six ans?
Thomas Ostermeier –
Au départ, c’est avec des acteurs
du Kammerspiele de Munich que
la pièce fut créée en 2008. J’aimais
beaucoup cette mise en scène.
En faire une recréation avec
la troupe de la Schaubühne
de Berlin nous permet de la faire
entrer au répertoire du théâtre
et de la faire tourner.
Vous faites entendre des
lettres d’amour envoyées
à Hitler et présentez des images
d’archives témoignant de
l’hystérie collective allemande
face au nazisme.
Ces lettres n’étaient pas encore
publiées quand Fassbinder tournait
son film, mais cette psychose
Halina Reijn, grimpée sur des talons
hauts. A la fois muse et femme fatale, avec
un brin de perversité, elle s’offre
en mariage à l’architecte Peter Keating,
ami et rival de Roark, peu de temps après
avoir été violée par ce dernier. Plus tard,
elle se donne au patron de presse
Gail Wynand. Les mots “don’t explain”
chantés par Nina Simone au mitan du
spectacle résument assez bien son attitude
souvent insaisissable que n’explique pas
toujours son amour pour Roark.
L’adaptation d’Ivo van Hove s’avère
d’autant plus efficace que l’opposition
entre les personnages évoque un jeu
de billard impitoyable où il s’agit autant de
détruire que de construire. Dans la jungle
des villes, cynisme et avidité dominent.
Selon le credo ultralibéral d’Ayn Rand,
tous les coups sont permis. Roark
vomit l’altruisme, considérant que son
semblable n’est pas une fin mais
un moyen. Position difficilement défendable.
Le plus étonnant étant que malgré,
ou peut-être grâce à ce nietzschéisme
mal dégrossi, ce spectacle
est une réussite. Hugues Le Tanneur
The Fountainhead d’après Ayn Rand,
m. en scène Ivo van Hove avec Aus Greidanus
Jr., Hans Kesting, Ramsey Nasr, Halina Reijn,
jusqu’au 19 juillet dans la cour du lycée
Saint-Joseph, Avignon, dans le cadre
du Festival d’Avignon, tél. 04 90 14 14 60,
festival-avignon.com
Thomas
Ostermeier
Paolo Pellegrini
Jan Versweyveld
P
Le Mariage de Maria Braun d’après
Rainer Werner Fassbinder, m. en scène
Thomas Ostermeier, avec Thomas Bading,
Robert Beyer, Moritz Gottwald,
Ursina Lardi, Sebastian Schwarz,
du 23 au 27 juillet à 22 h, cour du lycée
Saint-Joseph, Avignon, en allemand
surtitré en français, dans le cadre
du Festival d’Avignon, tél. 04 90 14 14 60,
festival-avignon.com
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