INTRODUCTION - Graduate Institute of International and

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INTRODUCTION - Graduate Institute of International and
CHRISTINE VERSCHUUR
INTRODUCTION
LES APPROCHES FEMMES-HOMMES DANS LE DÉVELOPPEMENT
J’ai eu la chance de travailler ces dernières années avec Yvonne
Preiswerk sur des projets de recherche intégrant la perspective de
genre. Avec Anne Zwahlen, je peux témoigner que, tant dans ces
projets de recherche que dans les colloques que l’IUED organise
depuis 1995 sur les relations de genre, sous l’impulsion d’Yvonne
Preiswerk (et avec la longue complicité d’Anne Zwahlen), la préoccupation d’avoir une approche équilibrée, intégrant les hommes et
les femmes, dans la réflexion sur genre et développement, est présente : « la démarche qui divise le monde en opposant les hommes
et les femmes est choquante (…). Il faut passer d’une dichotomie
des genres à la notion de solidarité» (Yvonne Preiswerk, 1999).
Encore fallait-il réfléchir: avec quel genre d’homme?
L’analyse de genre, et l’approche « genre et développement», sont
apparues en réponse aux analyses critiques des approches « femmes
et développement». En effet, en centrant leurs analyses sur la seule
catégorie de femmes, les approches antérieures, non seulement
aboutissaient à une analyse partielle et erronée de la réalité, mais
finissaient par pénaliser les femmes en encourageant des politiques
et des mesures qui les surchargeaient sans pour autant remettre en
question les structures de reproduction des inégalités.
L’approche «genre et développement » et celle de l’« empowerment »
apparaissent plus appropriées pour aller dans le sens d’un dévelop-
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pement équilibré hommes-femmes. L’approche « genre et développement» considère qu’il faut prendre en compte, dans l’analyse et le
processus de développement, les rapports sociaux entre hommes et
femmes ; que les relations de genre sont traversées par d’autres
variables comme les différences d’âge, de classe sociale, de race ;
que, par conséquent, les femmes ne sont pas une catégorie homogène ; et, fondamentalement, comme le dit Joan Scott (1988), que
« le genre est une façon première de signifier des rapports de pouvoir». Cette approche implique un déplacement d’une description
des rôles féminins et masculins vers une analyse des rapports
sociaux entre hommes et femmes.
Mais il faut bien avouer que, malgré les intentions déclarées, la plupart des observations, des analyses et des recommandations en
terme de genre se centrent prioritairement sur les femmes. Et, ainsi
que le dit Sarah White, il y a comme une sur-visibilité de l’identité
féminine comme construit social alors que l’identité masculine
apparaît comme un donné, une norme que l’on questionne peu.
Cela peut être une compensation au fait que, pendant longtemps,
les femmes ont été oubliées dans le processus de développement.
Le lancement de la Décennie « Femmes, Egalité et Paix», avec la
Conférence de Mexico en 1975, a marqué le début officiel de cette
prise de conscience et a permis de faire sortir les femmes de leur
« invisibilité», dans le but de faire cesser ce développement «au
masculin». Certains (comme Pronk, ministre de la Coopération
néerlandaise, leader dans la révision des approches de développement vis-à-vis des femmes) y dénonçaient déjà trois causes principales de l’inégalité entre hommes et femmes: l’invisibilité sociale et
économique des femmes, le confinement des femmes à la sphère
domestique et l’introduction d’une politique productive occidentale
masculine (male-oriented).
Mettre l’accent sur les femmes était indispensable, car il fallait combler le retard et réunir des informations, des données, des études de
cas, il fallait (et il faut encore) mettre en place des systèmes de
recueil d’informations, encourager et engager des recherches approfondies sur ce thème. Cette étape a permis de mettre en lumière
l’importance du rôle des femmes dans le domaine productif et
QUEL GENRE D’HOMME ?
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reproductif et communautaire, de le comparer à celui des hommes,
de montrer et dénoncer les inégalités de genre dans le développement ; de déconstruire le genre féminin dans différentes cultures,
prenant en compte d’autres variables comme l’âge, la race, la classe
sociale. Cette étape, nécessaire, montre également des limites, car,
comme le rappelle Sarah White : « si des changements positifs doivent être recherchés pour les femmes, les hommes aussi doivent
changer». « Si seules les femmes doivent travailler à une plus grande
égalité dans les relations de genre (…), il s’agirait à nouveau d’une
espèce de double journée, où les femmes devraient prendre la responsabilité non seulement de changer leurs propres idéologie et
pratique, mais également celles de leurs hommes.»
EVOLUTION DES APPROCHES
VIS-À-VIS DES FEMMES DANS LE DÉVELOPPEMENT,
MAIS AUSSI : IDENTITÉ MASCULINE EN CRISE ?
«Parce que les femmes ont entrepris de se redéfinir, elles ont
contraint les hommes à en faire autant» (E. Badinter, 1992). Aux
Etats-Unis, en Australie ou dans certains pays nordiques, l’urgence
de repenser la masculinité a été perçue plus rapidement qu’ailleurs,
Badinter dénombrait, en 1992, plus de 200 départements de «men’s
studies» dans des universités américaines… Il est significatif que
Susan Faludi, journaliste féministe ayant publié un best-seller en
1992, traduit en douze langues («Backlash, the undeclared war
against american women»), publie un pavé sur les hommes et la
crise de l’identité masculine: « Stiffed» (Floués, la trahison des
hommes américains).
« Il suffit de dire d’un homme, pour le louer, que c’est un homme»,
dit Bourdieu, et Norman Mailer (cité par Badinter) de son côté
remarque : « être un homme est la bataille sans fin de toute une
vie». La plupart des études montrent la masculinité comme quelque
chose de fragile, de provisoire, quelque chose qui doit être gagné
puis défendu, quelque chose sous menace constante d’être perdu. Il
n’est pas facile d’être un homme!
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Les hommes ne trouvent plus dans le travail de quoi mettre en
valeur leurs qualités [traditionnellement] reconnues. Ni force, ni
initiative, ni imagination [attributs de l’homme] ne sont plus nécessaires pour gagner sa vie (E. Badinter). Le chômage de l’homme
provoque une crise d’identité et une souffrance, mais le monde
masculin du travail, exigeant des modèles de virilité et de domination, en provoque également. Christophe Desjours a analysé ces
difficultés dans son dernier livre («La Souffrance au travail»).
Trois auteurs américains, Carrigan, Connell & Lee (1985), ont développé une théorie de la masculinité qui a fait date : « malgré le fait
qu’il y ait de nombreuses manières d’être un homme, certaines sont
plus valorisées que d’autres et les hommes subissent une pression
sociale pour être conformes aux idées dominantes sur l’identité de
l’homme». C’est «la masculinité hégémonique».
La masculinité hégémonique peut être aussi oppressante pour les
hommes qui refusent, ou qui n’arrivent pas, à s’y conformer. Tous
les hommes ne possèdent pas les attributs de la masculinité, tous les
hommes n’ont pas le pouvoir.
C’est ainsi que, lors de la Conférence mondiale sur les femmes à
Pékin, des hommes aussi étaient présents, se définissant comme des
alliés : « comme les femmes, les hommes sont des êtres humains qui
vivent dans des structures sociales qui limitent leurs possibilités. En
remettant en cause les structures sociales qui affectent négativement les vies des hommes, nous pouvons aider les hommes à
retrouver leur capacité à jouer un rôle coopératif dans le progrès de
l’humanité» (International Re-evaluation counseling Communities à
Washington).
Andrea Cornwall argumente également : « c’est en démontrant que
beaucoup d’hommes ne correspondent pas aux formes idéalisées
de la masculinité que des espaces peuvent être ouverts pour réfléchir comment les hommes sont privés de pouvoir ou marginalisés».
Et «en reconnaissant que les hommes aussi peuvent se sentir
impuissants, il est possible de provoquer chez eux une réflexion sur
leur comportement avec ceux (celles) sur lesquels ils sentent qu’ils
ont du pouvoir».
QUEL GENRE D’HOMME ?
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L’analyse de genre peut donc apporter un éclairage nouveau sur ces
questions, dans la mesure où elle ouvre et approfondit notre compréhension du pouvoir et des inégalités.
Bien entendu, travailler au changement dans les relations de genre
provoque des résistances, de la part d’hommes et de femmes qui
défendent leur statut du point de vue de l’âge, des classes, ou des
races, et non simplement du point de vue de leur genre.
Notre intérêt pour le thème des hommes et de la masculinité ne
correspond pas à une stratégie opportuniste pour gagner à la cause
du « genre » des hommes non convaincus. Elle se base sur la conviction qu’il y a des intérêts communs entre des hommes et des
femmes pour transformer les structures qui perpétuent les inégalités, et que les hommes (un genre d’hommes) peuvent et doivent
être des alliés dans cette transformation. Ceci dit, les hommes n’ont
pas, comme les femmes, un intérêt commun structurel à changer
les relations de genre (…). Ils bénéficient encore, de manière générale, du système existant.
C’est pourquoi Connell propose : « les hommes seront plus passibles de changer d’une manière qui aille également en bénéfice des
femmes si les relations de genre sont remises en question dans le
contexte d’une autre lutte commune».
Sarah White conclut en disant que «s’intéresser à la masculinité ne
signifie pas seulement se centrer sur les hommes mais également
sur les institutions, les cultures et les pratiques qui soutiennent l’inégalité de genre parallèlement à d’autres formes de domination
comme la race ou la classe. Cela implique de remettre en question
tant les dimensions symboliques que matérielles du pouvoir.»
Deux mouvements se rejoignent donc : le souhait de repenser le
développement au féminin-masculin par des approches et avec des
outils nouveaux ; et la crise de l’identité masculine avec la critique
de la masculinité hégémonique. Ce colloque se donne cette ambition : porter un regard croisé sur la construction de la masculinité et
le développement.
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POUR NOUS CENTRER SUR LE THÈME QUI EST CELUI
DU COLLOQUE : MASCULINITÉ ET DÉVELOPPEMENT
«L’une des failles dans les études genre et développement, où de
nouveaux outils et approches sont nécessaires, concerne les
hommes.(…) Les écrits sur les hommes et sur les questions liées à
la masculinité sont relativement récents, et reflètent une reconnaissance tardive que les hommes eux aussi ont des identités de genre
(culturellement construites).» (Andrea Cornwall, 1997). Si ces
études sont récentes, datant d’une dizaine d’années, celles sur
«genre et développement» incluant cette approche sont encore
rares.
A l’idéal de soi que les hommes sont censés poursuivre, (ce que
Connell appelle donc la «masculinité hégémonique») se superpose
– dans les programmes de développement – un modèle masculin
occidental. En quoi l’interrogation sur la construction sociale du
modèle masculin dans les différentes sociétés permet-elle d’ouvrir
le débat sur la possibilité de repenser et de reconstruire différemment les modèles masculins et féminins et les rapports hommesfemmes? Et comment pourront, dans ce débat, être abordées et
négociées les questions de pouvoir, inhérentes à la notion de rapports sociaux?
Je finirai cette introduction en rappelant l’objectif de ce colloque,
qui est double:
❏
❏
présenter les recherches récentes et initier de nouvelles pistes de
réflexion sur les différentes manières dont l’identité masculine se
construit dans les sociétés et sur ce que cela implique du point
de vue des rapports sociaux hommes-femmes (ou relations de
genre);
réfléchir aux conséquences possibles d’une démarche qui prenne
en compte aussi bien le masculin que le féminin sur la manière
de penser le développement et les modes de coopération.

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