François Saint-Bonnet La partition de l`espace, objet de recherche

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François Saint-Bonnet La partition de l`espace, objet de recherche
François Saint-Bonnet
La partition de l’espace, objet de recherche juridique
U
ne rame d’un métro bondé par des usagers aux regards vissés sur leurs
smartphones. Certains travaillent car ils répondent à une injonction professionnelle : hors du lieu de travail et peut-être hors du temps de travail.
D’autres vérifient l’état de leur popularité sur tel réseau social où ils exposent les
pans de leur vie personnelle qui, ce faisant, quitte le champ de l’intime pour celui de
l’« extime », cette partie de soi que l’on expose. D’autres encore lisent un journal
qui rapporte qu’un soldat en « opération extérieure » à des milliers de kilomètres
a donné à l’ennemi, bien malgré lui, des informations en allumant son smartphone.
Nombre de frontières sont comme effacées dans cette scène. La distinction
entre le « travail » et le « non-travail » (ou repos) n’est plus : plus de temps de
travail, plus de lieu de travail, il reste toutefois l’injonction du supérieur. La séparation entre la vie privée, lieu du secret, de l’intime et de l’opaque légitime, et la vie
sociale, lieu de l’image, de la représentation et de l’échange est dessinée par chaque
acteur qui subjectivement décide de ce qui peut être montré. Rien de nouveau,
objecte-t-on, la manière de s’habiller lorsqu’on sort de chez soi dit ce que l’on
décide de donner à voir de soi, mais il y avait naguère la porte de l’appartement,
la photographie sur un support matériel, etc. Les « occasions » de se donner à
voir étaient moins nombreuses et plus circonscrites. La distance entre la France
et le théâtre d’opérations militaires extérieures se calcule encore kilomètres, mais
il ne se mesure plus en heures. La disparition de l’individu singulier qui a choisi
le métier des armes derrière le militaire en uniforme doit être repensée s’il peut
converser avec son conjoint entre deux salves de tirs ennemis et mettre en danger
son unité, mise en danger qui n’a rien à voir avec un mauvais maniement des armes
dans l’espace de bataille.
Les nouvelles technologies, le monde ultra-connecté, l’effacement des distances
remettent en cause les frontières spatiales qui ont été, depuis le XVIe siècle, autant
de balises et d’étais pour penser les catégories juridiques. Pour comprendre
comment les relations entre le droit et la partition de l’espace sont affectées, il
n’est pas inutile de saisir plus précisément ce en quoi elles consistent. La manière
dont le droit pense l’espace est diverse et complexe, elle est puissamment marquée
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Droit & Philosophie - Volume 7 - 2015
par l’histoire, par les cultures juridiques et par l’utilisation politique que l’on peut
faire de l’espace. C’est pourquoi la confrontation des approches et des regards
dans les contributions qui suivent entre, d’une part, privatistes et publicistes et,
d’autre part, comparatistes de l’espace (la France et le Royaume-Uni) et comparatistes du temps (historiens) est féconde.
L’espace peut être appréhendé en droit de manière descriptive ou objective
quand la frontière est recueillie par la norme : la clôture physique de la propriété
ou enclosure, la défense d’entrée dans un camp militaire protégé de barbelés, l’usine
ou le bureau mentionné dans le contrat de travail. Il en est ainsi également quand
elle est tracée par la norme : le zonage administratif en matière d’urbanisme, la
limite des eaux territoriales. Mais l’espace peut être conçu de manière plus subjective par les acteurs sans que la référence à la spatialité terrestre soit centrale : la
limite que chacun trace de son « extime » ; la stratégie d’activations des actions
devant le juge pour injure, diffamation, offense ou outrage, que l’on soit un particulier, une personne « connue » ou encore un dépositaire de l’autorité publique ;
la place du tiers ou de l’ordre public dans l’« espace contractuel » que délimitent
les personnes privées dans le respect de la loi.
Fatalement, la manière avec laquelle on appréhende l’espace en droit dit
quelque chose de la liberté. La frontière juridique qui se superpose à la frontière
spatiale permet (permettait ?) d’identifier concrètement les périmètres dans
lesquels ni autrui, ni l’État ne peuvent pénétrer (une « forteresse », a « castle »)
laissant l’individu en situation de souverain tout puissant dans sa sphère privée. La
sécurité juridique provient de la stabilité de la délimitation spatiale. Superposition
qui permet aussi, à l’autre extrémité, d’identifier le périmètre du bien public, de
l’intérêt général, de la négation de la puissance de l’individu singulier (neutralité, identification par une plaque, un drapeau), bref la sphère étatique. Et entre
ces frontières à la fois spatiales et juridiques, un espace qui se définit de manière
doublement négative : ni sphère privée de la protection, ni sphère étatique de l’obligation, mais espace public de la civilité ou de la concitoyenneté.
Quand la frontière juridique cesse de coïncider avec la frontière spatiale parce
que la norme la dessine ou que les individus la tracent, l’appréhension de la liberté
est tout autre. Elle peut se concrétiser à la faveur de procédures (des actions judiciaires), avec la part d’aléa que cela comporte – aléa qui fait entrer dans le droit
des exigences comportementales que les Modernes considèrent comme relevant
de la morale.
Que l’on regarde la superposition de la partition spatiale et des catégories
juridiques comme dépassée ou simplement en mutation, elle reste une clef décisive
de compréhension théorique des transformations contemporaines du droit que
s’efforcent de tourner les contributions qui suivent.
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