La frontière algéro-marocaine

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La frontière algéro-marocaine
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La frontière algéro-marocaine
Etude de géographie politique de la fermeture et des échanges transfrontaliers
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irréguliers
lundi 28 décembre 2015, par Ahmed BELKHODJA
L'auteur :
Diplômé du Master de Géopolitique de l’Université de Reims. Il a soutenu son
mémoire de recherche sous la direction de Madame Catherine Fournet-Guérin.
Retrouvez l'article à cette adresse :
http://www.diploweb.com/La-frontiere-algero-marocaine.html
L’étude met en avant les contradictions et les paradoxes de la frontière
algéro-marocaine. "Fermée", elle est pourtant le lieu de multiples trafics :
essence, cannabis, alcool, migrants... Cette frontière illustre le véritable
gâchis des relations entre les pays du Maghreb, à l’encontre des facteurs
de développement.
LA FRONTIERE entre l’Algérie et le Maroc est aujourd’hui la plus longue
frontière terrestre fermée au monde (1559 km). Cette situation est méconnue à
l’échelle internationale. Certes, il ne s’agit pas d’une situation de forte intensité
conflictuelle, contrairement, par exemple, à la séparation entre les deux Corées.
Sur le terrain, la frontière algéro-marocaine se transforme pourtant
progressivement en véritable barrière. Cette dyade fait partie de celles que
Stéphane Rosière considère comme conservant une dimension militarisée. Elle est
matérialisée par des barrières à certains endroits et surveillée par des militaires
ou des gardes-frontières. Ce cas arrive souvent entre deux pays qui
n’entretiennent pas de bonnes relations. Ce type de frontière est difficilement
franchissable de manière clandestine, comme c’est le cas entre Israël et la
Palestine (Rosière, 2003). Or, au vu du trafic qui passe par cette frontière
algéro-marocaine, on peut remettre en cause l’efficacité de la surveillance
et de la fermeture. Malgré les enjeux nombreux que cette frontière soulève,
qu’ils soient politiques, économiques, territoriaux ou migratoires, elle reste peu
médiatisée et ne fait pas l’objet d’un grand intérêt de la part des chercheurs [1].
Quelles sont les raisons de la fermeture de la frontière algéro-marocaine et
comment la situation évolue-t-elle ? Quelles sont les conséquences de cette
fermeture à l’échelle locale, régionale et internationale ? Outre l’étude des
processus de fermeture et de contournement de cette fermeture, le paradoxe de
cette frontière réside dans le fait que les ressortissants des deux Etats
peuvent circuler par d’autres moyens d’un pays à l’autre tandis que
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localement, la séparation se renforce. Une approche à plusieurs niveaux
spatiaux est ici pertinente.
La frontière algéro-marocaine : une histoire ancienne et heurtée
La question territoriale algéro-marocaine n’est pas récente. Les litiges datent de
l’occupation française avec le rattachement de provinces marocaines à l’Algérie
française de 1845 aux années 1950. Pendant la guerre d’indépendance menée par
l’Algérie, la renégociation des tracés fut évoquée par les leaders algériens et
marocains. Cependant, après un changement de dirigeants à l’indépendance en
1962, ces négociations sont gelées, ce qui déplaît fortement au Maroc. Ensuite la
guerre des Sables arrive en 1963, et malgré la supériorité marocaine, débouche
sur un statu-quo en ce qui concerne la question territoriale. Les décennies
suivantes sont marquées par une alternance entre rapprochement et
affrontements, avec comme évènement marquant le conflit du Sahara Occidental
en 1975. L’année 1988, la frontière rouvre à nouveau après un rapprochement
entre le président algérien Chadli Bendjedid et le roi Hassan II. Le véritable
tournant intervient en 1994 quand un attentat survient dans un hôtel à
Marrakech (Maroc), faisant deux morts. Cet attentat fut attribué par les autorités
marocaines aux services secrets algériens. Les répercussions sont nombreuses :
expulsions de ressortissants de part et d’autre, instauration de visas, mais surtout
fermeture de la frontière décidée par l’Algérie. Bien que la situation se soit
apaisée au cours des années suivantes (suppression des visas par exemple), on est
loin aujourd’hui d’une entente entre les deux gouvernements voisins. Plus encore,
les deux Etats semblent s’éloigner plus qu’ils ne se rapprochent.
L’espace frontalier : une barrière en apparence hermétique…
La question du franchissement légal de cette frontière révèle de nombreuses
contradictions. S’il n’est toujours pas possible de franchir légalement la frontière
terrestre, il est en revanche aisé d’aller au Maroc depuis l’Algérie et vice versa
via les airs. Avant la fermeture de la frontière en 1994, la circulation était libre.
La route entre Oujda et le Nord-Ouest de l’Algérie était très fréquentée. Les deux
régions frontalières sont très homogènes d’un point de vue linguistique et
culturel.
Selon les informations récoltées sur place en Algérie [2], le franchissement reste
possible mais est de plus de plus compliqué. Jusqu’en 2013-2014 et la montée des
tensions entre Rabat et Alger, n’importe qui pouvait, apparemment, traverser la
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frontière. Ce franchissement se faisait à pied, moyennant une contribution
financière aux gardes frontières. Cette contribution avoisinait les 2000 à 4000
dinars (20 à 40 euros) en fonction des personnes interrogées.
Depuis les évènements de 2014 (manifestations devant l’ambassade algérienne à
Rabat, tirs à la frontière), la surveillance aux frontières s’est accrue. Il est devenu
impossible de passer la frontière selon les méthodes décrites précédemment. Les
ressortissants algériens et marocains décidés à passer de l’autre côté de la
frontière doivent revenir à des méthodes plus anciennes, où l’on paye cette fois
des passeurs. Si l’on veut éviter de prendre des risques, le chemin légal est plus
long et onéreux (carte).
Carte : L’itinéraire le plus court entre Oran (Algérie) et
Oudja (Maroc) selon Google Map
Cliquer sur la vignette pour agrandir l’image.
Réalisation B. Ahmed sur Google Earth, 2015.
En ce qui concerne la frontière, en empruntant l’autoroute vers celle-ci, on peut
apercevoir des panneaux annonçant le Maroc, tout en sachant qu’on ne peut s’y
rendre (photo ci-dessous).
Frontière algéro-marocaine, la dernière sortie de
l’autoroute
Cliquer sur la vignette pour agrandir l’image.
Cliché B. Ahmed, 15 mai 2015.
Ce n’est qu’une fois arrivé à Maghnia, dernière ville algérienne avant la frontière
le long de l’autoroute, que l’ambigüité apparaît. Les panneaux démontrent qu’il
n’est pas possible de traverser la frontière par la voie terrestre. De manière
quelque peu déconcertante, l’autoroute, dont la construction a débuté en 2005,
s’arrête quelques dizaines de mètres après l’annonce de la frontière.
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…mais néanmoins ouverte aux échanges transfrontaliers
irréguliers
La limitation de circulation et les événements politiques entre ces deux pays n’ont
pourtant pas conduit à la mort économique des échanges de part et d’autre
(Bertoncello, 2001). Cette frontière est un axe très emprunté illégalement et
clandestinement, et ce pour plusieurs raisons. Côté marocain, c’est sans
conteste l’essence algérienne qui suscite un grand intérêt. Il s’agit là du premier
terme qui revient lorsque les habitants évoquent le commerce de contrebande
entre les deux pays. Dans l’autre sens, il s’agit cette fois du trafic de cannabis,
pour lequel le Maroc est un grand producteur dans le monde. Voici donc les deux
principaux produits qui font l’objet de contrebande. Le prix de l’essence est au
moins 4 à 6 fois moins élevé en Algérie qu’au Maroc. Cette donnée justifie
l’attirance pour l’essence en Algérie, grand producteur. Toujours dans le même
sens, des produits alimentaires algériens sont acheminés vers le Maroc. Une
grande partie de ceux-ci sont subventionnés par l’Etat en Algérie, ce qui favorise
le trafic de contrebande. D’autres produits sont également concernés comme les
matières premières, l’alcool, ou le textile côté marocain.
Les méthodes utilisées par les trafiquants pour traverser la frontière sont
diverses. Les contrebandiers établissent des stratégies bien spécifiques. Au vu
des témoignages recueillis, les contrebandiers utilisent des chemins dans les
champs et sentiers, apparemment pas praticables en véhicule. Cependant, ils ne
traversent pas au niveau de Marsa – la ville côtière et frontalière - mais vont plus
au Sud, vers les lieux peu surveillés. Ils passent la nuit, dans les chemins non
éclairés. Depuis que les autorités algériennes ont commencé à construire des
tranchées, une nouvelle technique apparaît, celle du transport avec des ânes. Les
allers-retours se font dans la nuit sauf cas exceptionnel. Ces migrants
transnationaux sont pris dans une forme de mobilité pendulaire.
Cet axe est également emprunté par des migrants. Le trajet Algérie-Maroc ne
date pas d’aujourd’hui. De nombreux migrants subsahariens passaient par le nord
de l’Algérie pour traverser le Maroc, en espérant rejoindre l’Espagne par la suite,
et ce depuis l’indépendance des deux pays. Cet itinéraire est suivi par des
Algériens, mais surtout des Subsahariens. Dans les villages frontaliers en Algérie,
on constate une présence assez marquée de personnes d’origine subsaharienne.
L’un d’entre eux a d’ailleurs été interrogé. Il venait du Mali, et a fini par rester en
Algérie, faute de pouvoir se rendre au Maroc. Selon lui, la vie est tout de même
meilleure en Algérie que dans le nord du Mali.
Face à l’augmentation du commerce informel de part et d’autre de la frontière,
les Etats préfèrent se consacrer davantage à une surveillance au niveau de la
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frontière qu’à une ouverture de celle-ci. Le Maroc a donc une politique de
cloisonnement de l’espace, ce qui est défini par Rosière et Ballif comme de la «
teichopolitique » (politique de cloisonnement de l’espace par un Etat). Les raisons
officielles seraient la lutte contre l’immigration clandestine et la contrebande,
ainsi que la protection face au terrorisme. Côté algérien, les arguments avancés
par le Maroc ne sont pas compris et sont considérés comme injustifiables. Malgré
la situation grave qu’a connue l’Algérie lors de sa « décennie noire » (dans les
années 1990), le Maroc n’a absolument pas fortifié sa frontière pour se protéger
du terrorisme, plus important lors de cette période. En réponse à la construction
de barrière, l’Algérie a donc également entrepris le creusement de tranchées.
Les conséquences géopolitiques et économiques de la fermeture
de la frontière
L’Algérie, en fermant unilatéralement la frontière, a séparé des milliers de
familles binationales, algéro-marocaines. Depuis cette date, les Algériens et les
Marocains voulant se rendre de l’autre côté de la frontière doivent emprunter des
itinéraires beaucoup plus longs et onéreux. Sur le territoire algérien, les
conséquences du trafic de contrebande pèsent énormément. Faisant face à une
forte demande, la région frontalière se trouve très régulièrement en situation de
pénurie d’essence. La raison en est simple : le prix au Maroc est cinq fois plus
élevé. Il est très donc facile de faire du bénéfice sur cette matière-là pour les
Algériens. En conséquence, les stations essence frontalières sont la plupart du
temps fermées, car elles n’ont plus rien à proposer.
Contrairement aux régions frontalières en Algérie, peu touchées, la fermeture en
1994 a fortement affecté la région frontalière au nord-est du Maroc. A la suite de
cette décision algérienne, la situation est devenue délicate pour la région. Les
hôtels ont été désertés, les cafés ont fermé, et la ville d’Oujda a perdu beaucoup
de son activité. La décision des autorités algériennes a donc provoqué un
naufrage dans l’économie de cette région. Près de deux millions d’Algériens s’y
rendaient chaque année pour acheter ce dont ils avaient besoin. Si la majorité des
Marocains de la région bénéficient du trafic de carburant, ce n’est pas le cas des
stations essences marocaines. Beaucoup de stations ont du fermer dans la région,
ne pouvant lutter face au prix du carburant de contrebande algérien.
Quel avenir pour cette frontière ?
De manière générale, l’ouverture de la frontière est plus un souhait marocain
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qu’algérien. Cependant, il y a tout de même un décalage entre les discours des
gouvernements et le sentiment des populations, et ce dans les cas algériens et
marocains. Le gouvernement marocain déclare vouloir ouvrir la frontière, en
affirmant se heurter au refus algérien. Pourtant le Maroc fait construire une
barrière le long de la frontière. Le gouvernement algérien est catégorique, il
n’ouvrira pas la frontière tant que plusieurs points ne seront pas éclaircis. Parmi
eux, l’indemnisation des Algériens expulsés en 1994, des excuses pour avoir
accusé les services secrets algériens de l’attentat de 1994, ou encore le règlement
du conflit saharien. Toutes ces conditions sont jugées excessives par le Maroc.
L’Algérie campe donc sur ses positions. Le gouvernement accuse également les
autorités marocaines de laxisme, notamment sur leur frontière avec l’Algérie en
laissant passer les trafiquants de cannabis par exemple.
La perspective d’une collaboration et d’une ouverture
Les deux pays ont tellement de potentialités et de complémentarité que l’absence
de partenariat peut être considérée comme un véritable gâchis. La création de
l’Union du Maghreb Arabe en 1989 était ambitieuse, mais est aujourd’hui au point
mort. Le Maroc ne fait également plus partie de l’Union africaine, car celle-ci
reconnaît la République Arabe Sahraouie Démocratique, ce qui pèse sur les
relations algéro-marocaines. En plus de partager la même langue, la même
culture et la même religion, ces deux pays sont très complémentaires sur le plan
économique. Le Maroc pourrait profiter des ressources en hydrocarbures de
l’Algérie. Actuellement le royaume se contente de droits de passages sur le
pipeline qui traverse le territoire en direction de l’Europe. Un partenariat entre
l’Office chérifien des phosphates, premier groupe de phosphates au monde et la
Sonatrach, première entreprise africaine, spécialisée en hydrocarbures, pourrait
constituer une référence au niveau mondial (Slimani, 2013). Une chose est sûre,
l’absence d’échanges entre les deux pays est très pénalisante pour leurs
économies respectives. Selon la Banque mondiale, le manque à gagner
représenterait 2 points de PIB, soit 2 milliards de dollars chaque année pour
chacun des pays (Slimani, 2012). Ce chiffre représenterait sur vingt ans, une
perte supérieure à la moitié d’un PIB annuel (Amiar, 2014). En termes de création
d’emplois, un point de PIB permettrait la création de 30 000 emplois au Maroc,
chiffre quasi-identique en Algérie.
Conclusion
Aujourd’hui, l’Algérie et le Maroc s’éloignent plus qu’ils ne se rapprochent. Les
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querelles gouvernementales sont à l’origine de ces relations distantes,
contrairement aux peuples qui s’apprécient. Aujourd’hui, l’entente entre les pays
maghrébins est difficile, malgré de bons rapports entre la Tunisie et l’Algérie
notamment. Pourtant les deux Etats sont conscients qu’ensemble, ils pourraient
former une économie solide. Je terminerai donc par une citation qui résume la
situation de ces deux pays :
"La nécessité d’avoir un Maghreb intégré n’a jamais été aussi forte. Le
comportement d’Alger et Rabat est totalement anachronique. La situation
régionale est faite de problèmes socio-économiques, et d’insécurité. On ne peut
plus se permettre le luxe de bouder. " (Khadija Mohsen-Finan, 2014).
Cet anachronisme ici relevé se double d’une situation éminemment paradoxale de
frontière terrestre fermée alors que les personnes peuvent circuler légalement,
sans entraves ni tracasseries, d’un pays à l’autre. De ce point de vue, la frontière
algéro-marocaine est, sinon unique, du moins très atypique.
Copyright Décembre 2015- Belkhodja/Diploweb.com
Plus
Le Master de Géopolitique de l’Université de Reims
Références de l’article
AMIAR Jamal, 24/08/2014, Vingt ans après la fermeture de la frontière MarocAlgérie, l’immense gâchis, Média24
BERTONCELLO Brigitte, 2001, « La boutique de Thomas Sarr à Belsunce : une
fenêtre sur le monde », Cabas et containers, Maisonneuve et Larose, Paris.
ROSIERE Stéphane et BALLIF Florine, « Le défi des « teichopolitiques ». Analyser
la fermeture Contemporaine des territoires », L’Espace géographique 2009/3
(Vol. 38), p. 193-206.
ROSIERE Stéphane, 2003, Géographie politique et géopolitique, Ellipses. Paris.
SLIMANI Leïla, 06/02/2012, Algérie Maroc : quand l’union pourrait faire la force,
Jeune Afrique
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Notes
[1] Un mémoire du même titre a été réalisé durant mon Master 2 Géopolitique
à l’Université de Reims. L’étude des sources algériennes et françaises m’a
conduit à certaines observations : ce sujet est quasi inexistant dans les
recherches en Algérie et en France. Le sujet est dit sensible en Algérie, le
travail sur la frontière avec le Maroc peut être risqué.
[2] Un travail de terrain a été réalisé pendant quinze jours. Au préalable, un
travail d’analyse de la presse concernant le sujet sur les vingt dernières années
a permis de situer la position de chaque pays. Plusieurs visites à la frontière
ont eu pour but de prendre des photos de lieux pertinents pour mon mémoire.
J’ai également interrogé plusieurs personnes dans les villages frontaliers, à
Oran mais également des franco-marocains originaires de la région d’Oujda.
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