Les médicaments de demain seront faits sur mesure

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Les médicaments de demain seront faits sur mesure
L’entretien
16 / L’EXPRESS
« Eat. Sleep. Biology. » Peints au-dessus de son bureau de l’Institut Pasteur, ces trois mots
résument assez bien la vie de Xavier Duportet. Agé de 28 ans, ce chercheur-entrepreneur hors
norme vient de terminer son doctorat en biologie de synthèse au prestigieux MIT (Massachusetts
Institute of Technology), à Boston, et à l’Inria, dans la région parisienne. Mais il n’a pas attendu
ce diplôme pour cofonder une start-up, Eligo Bioscience, qui développe les antibiotiques du
futur : des molécules capables d’éradiquer les bactéries résistantes à tous les traitements
actuels. Ses travaux ont été récompensés par la MIT Technology Review, qui l’a nommé innovateur
français de l’année 2015. Pour L’Express, il jette la lumière sur la façon dont les biotechnologies
vont changer nos vies dans les quinze années à venir.
Propos recueillis par Matthieu Scherrer
Photo : Arnaud Meyer pour L’Express
XAVIER DUPORTET
“Les médicaments
de demain seront
faits sur mesure”
Peut-on encore faire confiance
aux antibiotiques actuels ?
! Quand Fleming a découvert la pénicilline, en 1928,
le monde a cru qu’on avait trouvé le remède contre les
infec tions. Le principe d’un antibiotique est simple.
De petites molécules pénètrent dans les bactéries pour
en bloquer les rouages, les empêcher de se diviser ou de
se créer une enveloppe. Cela suffit à les tuer. Mais il faut
compter avec deux phénomènes. D’abord, ces microorganismes évoluent naturellement. Certains de leurs
rouages changent avec le temps et ne donnent plus prise
aux antibiotiques. Par ailleurs, ces derniers vont éliminer
toutes les bactéries… sauf celles qui ont muté et qui ont
alors le champ libre pour se multiplier. En utilisant les
antibiotiques à tort et à travers, on favorise la prolifération
des microbes résistants.
N° 3368 / 20 janvier 2016
Faut-il s’en inquiéter ?
! Même devenues résistantes, les bactéries ne représentent
pas forcément un danger immédiat. Dans le monde, on
compte plus de 2 milliards d’individus qui en sont porteurs
sains. En Inde, en Russie, en Chine, entre 8 et 15 % de la
population est colonisée par un staphylocoque doré résistant
à la méticilline. De simples mesures d’hygiène comme
le lavage des mains réduisent la transmission. Et puis on
dispose de beaucoup d’antibiotiques différents dans nos
bagages. Il existe néanmoins des motifs d’inquiétude.
Lorsqu’un porteur sain s’affaiblit et que le microbe pénètre
dans son corps par une coupure ou une incision chirurgicale,
il est alors en danger. Par ailleurs, en Chine, on vient de
voir apparaître une souche insensible à la colistine, médicament de dernière ligne habituellement prescrit en ultime
recours. C’est pourquoi l’Organisation mondiale de •••
Xavier Duportet Nommé innovateur français
de l’année 2015 par la MIT Technology Review,
le chercheur a cofondé une start-up
qui développe les antibiotiques du futur.
L’entretien
18 / L’EXPRESS
XAVIER
DUPORTET
EN
6 DATES
2010 Entame son PhD (doctorat) au MIT et à l’Inria. Janvier 2011 Cofonde et préside le Hello Tomorrow Challenge.
Avril 2011 Lance, à 24 ans, Omeecs, sa première start-up, spécialisée dans les antifongiques. Mars 2014 Devient vice-président
d’Osons la France ; est lauréat du Worldwide Innovation Challenge organisé par BPI France. Juin 2014 Cofonde Eligo Bioscience.
Avril 2015 Prix de l’innovateur français de l’année décerné par la MIT Technology Review.
••• la santé prédit que les infections causées par des bactéries multirésistantes seront la première des causes de
décès par maladie en 2050, devant le cancer ou le sida.
En quoi vos travaux représentent-ils une avancée ?
! Avec David Bikard, qui est à la fois mon associé et le
directeur scientifique de l’entreprise, nous avons assisté en
2010 à l’émergence d’une nouvelle technique d’édition des
gènes, nommée CRISPR-Cas. Il s’agit d’enzymes relativement
simples à utiliser, capables de s’accrocher à des gènes précis
et de les découper. Nous nous sommes demandé quelle serait
la meilleure utilisation possible de ce nouvel outil et nous
avons eu l’idée de cibler, au cœur des mauvaises bactéries,
les gènes qui les rendaient résistantes aux antibiotiques.
Comme elles ne savent pas réparer une cassure dans leur
ADN, cela aboutit rapidement à leur mort. Nous avons ainsi
créé une nouvelle génération de médicaments ultrasélectifs,
qui agissent seulement là où il faut et préservent la flore bactérienne bénéfique à notre santé. Nous les avons nommés
« éligobiotiques », du latin eligere, qui veut dire « choisir ».
S’agira-t-il de gélules ? D’injections ?
Et quand pourra-t-on en bénéficier ?
! Si tout se passe comme on veut, les eligobiotiques pourront être administrés sous forme de comprimés ou de crème.
Pas besoin de piqûre, plutôt cool, non ? Mais il ne faut pas
s’attendre à une commercialisation avant huit ou dix ans.
Nous avons démontré que cela fonctionnait chez les souris,
reste à le faire sur l’homme, et les procédures de certification
sont longues. Et puis nous n’avons pas encore vocation à
distribuer ces traitements nous-mêmes et réfléchissons à
un système de licence. En attendant, nous nous développons
grâce à l’argent de nos investisseurs.Au mois de juillet 2015,
nous avons levé 2 millions d’euros auprès de Seventure
Partners. Les fonds comme celui-là sont de plus en plus
nombreux à miser sur les biotechnologies, car les promesses
sont immenses.
Vos recherches pourraient-elles porter
sur d’autres types de bactéries ?
! Le microbiome humain, c’est-à-dire la biodiversité microbienne, est un immense champ d’étude. Et les applications
potentielles de notre technologie sont nombreuses. Nous
avions par exemple imaginé, à un moment, de concevoir
un déodorant qui éradiquerait uniquement les bactéries
responsables de la dégradation de la sueur, et donc des
mauvaises odeurs ! Plus sérieusement, la recherche découvre
chaque jour des liens entre la présence de certains bacilles
et des pathologies sévères : maladies auto-immunes, cancer,
obésité, diabète… Plusieurs entreprises travaillent sur des
bactéries génétiquement modifiées capables de produire
des molécules anti-inflammatoires, ou encore des molécules
thérapeutiques directement dans les intestins. Et grâce aux
CRISPR, les thérapies géniques sont en plein boom. On
sait reprogrammer les cellules immunitaires de patients
atteints d’un cancer afin de les réarmer pour combattre
des tumeurs sans détruire d’autres cellules.
Quelles sont les autres évolutions prometteuses
dans l’univers des biotechnologies ?
! Je pense notamment aux fantastiques avancées que
connaît la biologie de synthèse. Elle est de plus en plus utilisée par l’industrie et change notre vie quotidienne. On
sait aujourd’hui recréer artificiellement presque n’importe
quelle sorte de molécule et produire à grande échelle ce
qu’on extrayait auparavant de plantes avec difficultés. On
peut aussi modifier, améliorer. C’est le cas avec la stevia.
Cet édulcorant naturel remplace le sucre mais possède un
petit goût amer, qu’une entreprise suisse a réussi à faire
disparaître. De son côté, l’industrie du parfum est friande
de nouveaux arômes que l’on peut synthétiser à la carte.
Gazon fraîchement coupé, rose rare… la seule limite est
désormais celle de l’imagination.
Est-ce vraiment nouveau ?
! Jusqu’à présent c’était long et coûteux. Plus maintenant.
Prenez l’exemple de l’insuline : au début des années 1980,
reproduire un seul de ses gènes nécessitait des mois. Aujourd’hui, deux jours suffisent pour assembler des centaines
de gènes moyennant quelques euros. Ce qui a changé, c’est
aussi la convergence entre la biologie et la robotique. Alors
qu’il fallait mener chaque expérience à la main, on sait
désormais les automatiser à grande échelle. C’est très
précieux, car il est impossible de prédire un résultat lorsqu’on
touche au vivant, il faut procéder par essais successifs.
L’automatisation va tellement loin qu’il existe même des
prestataires extérieurs auxquels les chercheurs peuvent
confier toutes leurs expériences de laboratoire. C’est presque
aussi simple que de commander une pizza par Internet.
Pourra-t-on un jour prévenir les maladies
plutôt que d’essayer de les guérir ?
! Je fais le pari que oui, notamment grâce au concours des
objets connectés dans l’univers de la santé. Les données
qu’ils vont collecter représentent un atout considérable.
D’abord, parce qu’on va quantifier et qualifier tout •••
« Nous avons créé une nouvelle génération de médicaments ultrasélectifs,
les éligobiotiques, qui agissent seulement là où il faut »
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L’entretien
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notre corps en permanence
et déceler des anomalies
avant le premier symptôme
pour les traiter en amont.
Ensuite, parce que de telles
données vont servir à isoler
des groupes de patients
précis, ce qui ouvre la voie
à des essais cliniques plus
pertinents. En rapprochant
les disciplines, en croisant
ce que l’on connaît du génome, du microbiome, les
données des capteurs et
des objets connectés, on va
aboutir à une médecine
préventive et à des traitements ultrapersonnalisés
d’ici dix à quinze ans. Les
médicaments de demain
seront faits sur mesure.
GÉNÉTIQUE Les spécialistes
de la discipline travaillent
à un moratoire pour éviter les dérives.
N’y a-t-il pas
des risques liés
« En rapprochant les disciplines, on va aboutir
à la confidentialité
des données
à une médecine préventive et à des traitements
personnelles et au
ultrapersonnalisés d’ici dix à quinze ans »
mauvais usage qui
pourrait en être fait ?
! Ils existent, et la France devrait se bouger si l’on veut ! Pour les start-up qui font de la recherche, la France est
éviter que toutes nos données ne tombent entre des mains un pays formidable et l’Institut Pasteur un campus de
américaines. Mais les traitements personnalisés posent pointe ! Elles bénéficient du crédit d’impôt recherche,
d’autres questions. Sans possibilité de réaliser des économies dont le calcul est rendu encore plus favorable grâce au
d’échelle, quel sera le modèle de rentabilité pour des entre- statut spécial des jeunes docteurs. Le label de jeune entreprises de santé qui investissent beaucoup avec des taux prise innovante confère encore un allégement des charges
d’échec voisins de 90 % ?
patronales. Certes, aux Etats-Unis, les levées de fonds réalisées dans le secteur des biotechnologies sont spectacuToucher au vivant pose d’autres questions,
laires. Mais, si l’on compare le coût total par employé
de nature éthique...
entre les deux pays, il est deux fois moins élevé ici. On
! Les innovations sont chaque jour plus nombreuses et il peut donc faire la même chose qu’aux Etats-Unis avec
va falloir réfléchir sérieusement aux limites à poser afin deux fois moins d’argent au cours des premières années
d’éviter leur détournement à des fins néfastes – je pense de vie d’une start-up.
notamment à l’eugénisme. Les Chinois ont par exemple
commencé à séquencer le génome de certains surdoués Il est donc possible de changer le monde
pour comprendre d’où venait l’intelligence. C’est pourquoi, depuis la France ?
lors du dernier Summit on Human Gene Editing aux Etats- ! Oui, mais il faut mettre les entrepreneurs du secteur
Unis, les pontes de la discipline ont appelé à la prudence scientifique davantage en avant et attirer les jeunes géet annoncé l’élaboration d’un moratoire. Heureusement, nérations. On doit aussi inciter les programmeurs, les inla biologie humaine est une science éminemment complexe. génieurs et les scientifiques à se parler. J’ai cofondé le
Il n’existe pas un gène unique de l’intelligence et les barrières Hello Tomorrow Challenge à Paris justement pour favoà franchir, les mystères à percer sont encore très nombreux riser l’interdisciplinarité, inspirer et promouvoir les jeunes
qui veulent transformer des technologies en produits pour
avant qu’on puisse vraiment faire n’importe quoi.
apporter des solutions aux enjeux majeurs du XXIe siècle.
Cette année, la compétition a rassemblé 4 000 candidats
Les Etats-Unis, justement, sont en pointe
venant de 90 pays, dans les secteurs de la santé, de la data,
sur les biotechnologies. Après avoir fait
de l’énergie, des transports. L’événement prend de l’amune partie de vos études au MIT, vous avez
pleur en France et, à l’étranger, il s’en dégage beaucoup
pourtant choisi de vous établir à Paris,
d’optimisme… et ça, c’est vraiment cool ! •
au sein de l’Institut Pasteur. Pourquoi ?
N° 3368 / 20 janvier 2016
SCIENCE PHOTO LIBRARY
••• ce qui se passe dans

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