Le misanthrope et la bimbo

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Le misanthrope et la bimbo
Le misanthrope et la bimbo
De retour à New York, Woody Allen signe un petit film du tonnerre: «Whatever Works».
Une comédie aux accents testamentaires, avec Larry David comme alter ego plus
agressif
On dira ce qu’on voudra, mais il est quand même fort, Woody Allen. 40 films en 40 ans, tous
réalisés à l’écart du système hollywoodien, et qui auront vu se succéder apprentissage (années
1970), maturité (années 1980), lent déclin (années 1990) et nouveau départ (à partir de 2005),
le tout avec une régularité de métronome, il faut le faire! Sous ses allures de pochade mineure
au casting de seconde zone, Whatever Works négocie peut-être le dernier virage: celui des
bilans. Mais avec quelle verve! Au point qu’on peut très bien préférer cet opus testamentaire au
très drôle mais en fin de compte plus superficiel Vicky Christina Barcelona.
A Cannes cette année, c’était le grand mystère. Quoi, un nouveau Woody Allen projeté en
catimini dans le cadre du marché plutôt qu’en sélection officielle? C’est que, pour marquer son
retour aux Etats-Unis (qu’il n’a jamais vraiment habité ni complètement quittés), l’auteur avait
décidé de rompre avec ses habitudes. Plutôt qu’un grand festival européen, c’est celui de
Tribeca à New York, fin avril, qui a ainsi eu la primeur de son nouvel opus. Un double retour
aux sources pour ce film inspiré d’un vieux scénario écrit à l’origine pour le grand comédien juif
Zero Mostel (croisé sur le tournage du Prête-nom de Martin Ritt, mais prématurément disparu
en 1977).
Trente ans plus tard, cette histoire d’un vieux misanthrope pris au piège de l’amour a gagné une
tout autre résonance. On jurerait un autoportrait, une transposition à peine voilée du second
souffle apporté au cinéaste par Scarlett Johansson, voire une réflexion sur son remariage
inattendu avec sa propre fille adoptive Soon-Yi Previn, de 37 ans sa cadette. «Du moment que
ça fonctionne», dit à peu près le titre original, apparemment jugé intraduisible.
La critique américaine a beau y avoir peu goûté, jugeant le film vieillot, narcissique, bourré de
clichés, théâtral et sexiste par-dessus le marché, «ça» fonctionne en effet. Et même sacrément
bien! La savante alchimie de la comédie aussi bien que l’équilibre précaire du couple, mystères
alleniens par excellence.
Alors oui, le sexagénaire Boris Yellnikoff, physicien new-yorkais passé de peu à côté du Nobel,
est un nouvel intellectuel juif grincheux et hypocondriaque, et sa dulcinée Melodie St-Anne
Celestine une jeune fugueuse, genre blonde écervelée, débarquée du Sud profond. Il a son
cercle d’amis inexplicablement fidèles tandis qu’elle est bientôt rattrapée par des parents
gratinés avant de craquer pour un jeune bellâtre anglais. Et c’est vrai qu’ils parlent beaucoup
durant leur improbable romance, dans un dialogue bourré de one liners (plaisanteries courtes et
percutantes) qu’on devine pour la plupart contemporains de Annie Hall. Mais Whatever Works
n’en transcende pas moins ses stéréotypes et anachronismes, comme Broadway Danny Rose
(1984) ou Maudite Aphrodite (1995) avaient autrefois su dépasser les leurs.
Par quel miracle? Une affaire de timing, assurément, aussi bien biographique que comique. Car
non seulement le sens du rythme du cinéaste fait encore une fois passer une théâtralité
assumée, mais le film paraît arriver juste au bon moment pour synthétiser sa vision de la vie.
Une vision certes pessimiste, mais malgré tout drôle et irréductiblement paradoxale. Le choix
des comédiens est l’autre clé de la réussite. Ami de longue date aperçu dans Radio Days et
New York Stories, le scénariste et acteur Larry David est une vedette de la TV (Seinfeld, Larry
et son nombril/Curb Your Enthusiasm) qui évoque Allen avec dix ans de moins et deux
décennies d’agressivité comique en plus. Quant à Evan Rachel Wood, après Thirteen, Across
the Universe, The Wrestler et une dizaine d’inédits, sa composition en bimbo à la naïveté
irrésistible la confirme comme un des plus sûrs espoirs de sa génération.
On peut évidemment soupçonner que tous ces clichés américains fonctionnent mieux pour un
public européen. Outre-Atlantique, le «décoinçage» des parents de Melodie au contact de la
sophistication new-yorkaise, allié au mépris affiché de Boris pour tous ses semblables, ne
pouvait que faire grincer des dents. Mais se braquer sur d’aussi jolis raccourcis que l’épouse
soumise qui se mue en muse émancipée ou le fondamentaliste religieux amené à faire son
coming out revient à passer à côté de tout le film.
Par la voix de Boris, Allen justifie d’ailleurs son recours au cliché tant pour sa rapidité que pour
son fond de vérité. Et une fois la comédie emballée, quelle élégance, quasiment
shakespearienne ou pirandellienne, à terminer par une dernière pirouette réflexive!
Personnages et auteur, acteurs et spectateurs, hommes et femmes, Américains et Européens,
nous voilà tous logés à la même enseigne dans un monde dont l’équilibre secret nous
dépassera à jamais. Est-ce tragique ou comique?, se demande-t-on avec un grand sourire au
sortir de la salle.
Norbert Creutz
© Le Temps
12 août 2009