La manne Manhattan

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La manne Manhattan
La manne Manhattan
Récidive. Woody Allen retrouve New York après une longue absence pour un «Whatever
Works» étonnamment juste.
Whatever Works est un film dont la première des innombrables qualités est la discrétion. Comme
quoi Woody Allen nous aura globalement tout fait ces deux dernières années. Lui qui avait réussi à
fatiguer les sympathies à force de se singer lui-même (Melinda et le Sortilège de la Celebrity de
jade dans le Hollywood Ending et tout le reste : une brochette de films en pilotage automatique,
tous confondants et à ce titre tous confondus), déboulait il y a quatre ans avec un classique
instantané envoyé depuis Londres. Match Point n’était pas juste le sursaut d’un personnage public
ankylosé dans son costume, mais l’acte de renaissance de l’homme Woody Allen, dont on
comprenait qu’il était virilement prêt à tout pour impressionner Scarlett Johansson. Même refaire
un grand film - c’est dire le pouvoir illimité des jeunes filles appétissantes sur ces messieurs. Après
quoi, il enchaîna comme d’hab trois films de trop (Scoop, le Rêve de Cassandre et le tube office du
tourisme Vicky Cristina Barcelona), mais qui avaient en commun de prolonger le miracle Match
Point en continuant d’éviter par tous les moyens la case back to Manhattan.
Sous-Scarlett. La première question de
Whatever Works est justement celle du
retour : quand on a passé autant de mois
dehors, comment rentrer à la maison ? Et
comment faire pour faire croire que l’on ne
l’avait pas désertée ? Allen fait alors comme
tout un chacun dans ces cas-là : un
minimum de fanfare. D’où ce film. Dans
lequel il ne joue pas. Dans lequel Scarlett
Johansson ne joue pas non plus. Qui sort en
début d’été sans être passé par le festival de
Cannes au préalable. Un film «allenien» à
mort, pourtant, jusque dans son acteur de
substitution : l’immense Larry David (lire
page suivante), ex-vendeur de lingerie
féminine, acteur de stand-up et surtout
complice de toujours de Jerry Seinfeld.
David est le scénariste et quelquefois
l’acteur de Seinfeld, en gros la série qui à
l’aube des années 90 a commencé à
prendre le relais de l’humour juif new-yorkais
caustique au moment même où le cinéma de
Wody Allen s’essayait à autre chose (sa
période noire, plus sa période ligne claire,
presque Spirou sur Broadway).
Faut-il y voir l’hommage et l’amitié d’un
artiste envers un autre ? Ou alors une
dernière vampirisation de ce bon vieux
Woody ? Car en filmant Larry David comme s’il était sa doublure lumière, il recadre Seinfeld
comme descendant directement de lui, le roi de Manhattan. Comme Woody Allen est un humoriste
savoureux doublé d’un vrai méchant, il a collé à Larry David non pas sa petite protégée Scarlett,
mais Evan Rachel Wood. Qui ça ? Une fille vraiment intéressante, qui en février jouait la fille de
Mickey Rourke dans The Wrestler. Et qu’il a choisi de grimer en sous-Scarlett, en Scarlett credit
crunch. Tout est là, dans cette double ressemblance envisagée sous la lumière de l’imperfection :
un Larry David en Woody Allen se trimbalant en short chaussettes tout du long, une Scarlett sans
les formes - les doublures lumières jouent leurs parties.
Virtuosité. Et Allen fait comme s’il revenait de voyage, qu’on ne l’avait pas entendu entrer et qu’il
s’était caché dans les cintres pour écouter la pièce. Et surprise : la pièce est bonne. Elle sonne
bien. Elle a le rythme. Les acteurs s’amusent avec cette sorte d’harmonie naturelle et avec les
variantes de ton qui dominaient dans le cinéma de Woody Allen du premier mitan des années 80,
les trucs que l’on aimait beaucoup dans
Hannah et ses sœurs ou Broadway Danny
Rose. Abusant de cet art dont Allen avait été
longtemps le maître : celui du conte déroulé
à l’infini, les histoires s’enchâssant dans
l’ivresse de la virtuosité. Et qui serait bâti sur
l’éclat évident du conte de fée, du tout est
possible tout est jouable : ici, une nymphe
qui tombe sur un vieux physicien aussi raté
que misanthrope et qui bouscule sa vie. La
gamine ne s’en tient pas là : Fée des
ménages, elle invente un beau désordre
sexuel autour d’elle, transformant non
seulement ce vieux génie en jeune homme,
mais métamorphosant sa propre mère
bourge en artiste bohème vivant des
passions avec deux hommes en même
temps et son père, un Wasp impuissant, en
brocanteur homosexuel épanoui. C’est
moins le message, qui fait du bien au
demeurant, que l’air épanoui de tout ce petit
monde qui inscrit le film, mineur mais libre,
comme un Woody Allen (artistiquement)
heureux.
Philippe Azoury
© Libération
1er juillet 2009