Désir de devenir un indien

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Désir de devenir un indien
dimanche 12 décembre 2004
CONFERENCE 8
DÉSIR DE DEVENIR UN INDIEN
Désir de devenir un indien est le titre d’une parabole de Kafka, qui
soulève la question de l’anonymat du sujet. Elle a d’abord paru en 1919
dans Betrachtung (Contemplation) 1.
“Si on était un indien donc, toujours prêt, et monté sur un cheval qui
court, fendant l’air, toujours secoué par un sol inégal, jusqu’à ce que l’on
laisse des traces d’éperons, bien qu’il n’y ait pas d’éperons, jusqu’à ce
que l’on jette les rennes, bien qu’il n’y ait pas de rennes, et que l’on voit
difficilement le territoire devant soi, lisse lande tondue, déjà sans cou et
tête de cheval.”2
Quand l’articulation d’un désir authentique naît, il advient toujours
une accélération exagérée. Le désir détourne son sujet du chemin, de la
“voie de la vertu” et du “chemin des raisons”, la ligne se rompt et le
sujet réagit à cette rupture en perdant la mémoire et toutes les
particularités, que le souvenir collecte, de telle sorte qu’il est forcé de
faire un changement décisif de direction. Une “vitesse absolue” d’un
sujet, qui n’a rien derrière lui, pas de passé, et rien devant lui, pas
d’avenir, et qui ne connaît apparemment même pas un présent assuré.
1
Franz Kafka, Contemplation/Betrachtung, trad. de l'allemand par Corinna Gepner, Bègles ,
1995
On retrouve cette position
coincée entre deux rien, en tant que
conscience d’un autre chevalier. “Derrière moi le four sans pitié ”, dit le
chevalier imaginaire, “devant moi le ciel pareillement sans pitié.”3 Il n’y
a ni début ni fin à ce mouvement. Il y a seulement ce qu’il y a entre le
rien et la difficulté à se tenir sur la ligne de cet “entre”, tout en gardant
une vitesse constante et absolue.
Kafka serait né pour cette “vitesse pure”, ainsi que l’associe
Sollers?4 Pour une vitesse qui anesthésie la capacité d’estimation de ses
propres buts sous la pression d’une impuissance excessive? On ne doit
pas se demander si au centre de ce dénuement, qui touche à l’origine le
sujet de cette impuissance, on reconnaîtra peut-être une image floue de
la liberté? Un indianisme énigmatique, trace d’un espoir actif,
l’expérience de la singularité en tant que telle ?
Comme chacun le sait, les histoires de Kafka sont peuplées de
toutes sortes de sujets étranges. On trouve toujours quelques idiots et
artistes. Des spécimens douteux, des acteurs dépassés et des êtres
hybrides fantomatiques, des personnages secondaires embarrassants
comme on les connaît dans Hamlet (Rosenkranz et Güldenstern), dans
l’Antigone (Ismène) de Sophocle et de presque toutes les situations
pleines de décision. La fonction des amis et des complices, des parents
et de la fratrie reposera toujours dans leur incapacité à adoucir la
solitude du sujet au moment critique de la décision et à pouvoir suivre la
folie de l’accélération. Ce sont des alliances douteuses par lesquelles se
lie le sujet de la décision. En excluant toutes sortes de mutation, il fait
2
Franz Kafka, Wunsch, Indianer zu werden, in: Drucke zu Lebzeiten, éd. H.-G. Koch, W.
Kittler, G. Neumann, Frankfurt, 1994, p. 32-33.
3
Franz Kafka, Der Kübelreiter, in: Drucke zu Lebzeiten, p. 444-447.
l’expérience du viol élémentaire de ses frontières, la distension de son
unité et des irritations, qui s’en suivent, de ses particularités identitaires
afin de s’affirmer contre la résistance des amis et des lois adoptées par
eux, celles de la raison établie.
Le sujet a fait du devenir-indien une exigence absolue. Deleuze et
Guattari ont décrit comme déterritorialisation la ligne de fuite, sur laquelle
il chevauche à la vitesse infinie de son avenir indéterminé. En tant que
mouvement qui touche au rien, l’infini chaotique de ce qui, sans pouvoir
devenir jamais objet de communication ou quelque lien intime, déploie
l’autorité d’une absence intensive et de sa présence problématique. On
pourrait dire de ce mouvement qu’il délivre le sujet métamorphosable (le
sujet du dépassement de soi et de l’auto-transformation) des contraintes
de sa subjectivité anamorphique, pour l’abandonner “à la vacuité
profonde de ces“frontières”, “ce qui ne commence jamais et ne finit
jamais ”5: l’abîme des cœurs de la raison universelle.
“Devenir nègre, devenir indien, en écriture, signifie parler comme
un peau rouge ou comme un nègre, donc employer un jargon. Devenir
un animal, en écriture, ne signifie pas imiter l’animal, le “singer”. [...] En
écrivant, on donne toujours chaque texte, à ceux qui n’en ont pas,
comme ceux-ci donnent un devenir à l’écriture, sans que cela ne soit rien
ou la pure redondance au service des forces établies.”6
“L’art et la littérature” dit Heiner Müller, “ne viennent pas des
perdants et de défaites. Cela produit la culture. Les vainqueurs n’ont
4
5
6
Philippe Sollers, “Kafka tout seul”, La guerre du goût, Paris, 1994, p. 361-367.
Maurice Blanchot, Das Unzerstörbare, (l’indestructible) p. 16.
Gilles Deleuze/Claire Parnet, Dialoge,(Dialogue), p. 52.
jamais produit de culture.”7 Apparemment, il en va, pour Deleuze (et
pourquoi pas pour Kafka également?), en traitant du devenir indien,
d’une théorie de l’écriture, de la lecture, de l’art. Au-delà de sa fermeture
identitaire, le sujet commet une certaine trahison par l’acte de son
devenir-sujet, par l’acte de sa subjectivation. Il se met lui-même en
désordre, sans perdre son soi dans une force étrangère. Ce n’est rien
d’autre qu’une perte permanente dans le mouvement du devenir et de
l’échevellement concomitant, qui promet une turbulence persistante de
tous les sens. Il s’agit d’être traître de son “propre soi” de manière
adéquate. Au lieu de tromper un peu seulement (Deleuze distingue la
tromperie et la traîtrise), c’est-à-dire échanger les masques, les
costumes, le sujet commet un crime impossible, qui lui garantit ni la
reconnaissance dans l’espace de l’ordre symbolique, ni aucune sorte
d’attention. Dans le devenir indien, il expérimentera l’abîme de sa propre
subjectivité comme surface anamorphique, comme absence de
profondeur océanique incompréhensible, qui étouffe toutes les
obscurités et toutes les promesses dans le rayon cru de l’immanence.
Le sujet détériore sa subjectivité et provient d’elle. Il revient à luimême sans se reconnaître car il est devenu anonyme, il n’a plus de
visage. Comme une sorte de fantôme, il varie les modalités de son
apparence, il en change les routes, chevauche la ligne de sa virtualité de
haut en bas. “Galopant dans l’air”, le sujet est accroché au dos d’un
cheval qui n’existe même pas. Il se crée un niveau comme un océan
impossible, qui n’existe pas. Et il reste ainsi en mouvement, comme s’il
trouvait dans l’absence de quiétude son être.
7
Alexander Kluge/Heiner Müller, ”Ich schulde der Welt einen Toten”, Hamburg ,1996, p. 81.