La vengeance de Shere Khan Pour Geneviève L`homme se

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La vengeance de Shere Khan Pour Geneviève L`homme se
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La vengeance de Shere Khan
Pour Geneviève
L’homme se recroqueville sur lui-même, exhalant l’odeur aigre et acide de la
terreur. Se mêlent aux effluves de sa sueur ceux, nauséabonds, fétides, de l’urine. Il
s’approche, babines retroussées, grognant sourdement. Esquisse un coup de griffe. Sa
proie gémit, terrorisée – une plainte de bête blessée.
- Je vois que tu ne m’as pas oublié, Rudy, ronronne le vieux tigre, commençant
nonchalamment à se lécher la patte gauche, les yeux mis-clos.
- Tu… Te… Tu parles ?
- Je suis très étonné qu’un si fin connaisseur de la jungle, un si grand félibre,
ignore ce fait – que nous autres, tigres, sommes doués de parole lorsqu’il nous en prend
le désir !
- She… Shere Khan ?
- Qui d’autre ? Je suis borgne, je boite et le poids des années commence à se faire
sentir – de manière moins flagrante que chez toi cependant.
- Que veux-tu ? déglutit l’écrivain, s’efforçant vainement de ne pas trembler, de
soutenir le feu d’ambre et d’émeraude qui couve dans les prunelles du mangeur
d’homme.
- Tu ne devines pas ? Tu es trop bête, décidément. Et après, l’on s’étonne que les
miens prennent ton espèce pour du simple bétail…
- Monstre !
- Absolument pas, rétorque sèchement Shere Khan, découvrant légèrement ses
crocs acérés, couleur d’ivoire. Je ne fais qu’énoncer des faits – des vérités. Toi,
cependant, tu es un menteur. Un menteur et un criminel !
- Qu’ai-je fait de mal ?
- A cause de toi, à cause de tes sornettes, mon peuple se meurt, décimé un peu plus
chaque jour par tes alliés ! Tes chasseurs !
- Mais ce n’était qu’un conte…
Un feulement terrible roule tel le tonnerre dans la gorge du tigre, s’échappe avec la
force d’un ouragan, se déchaîne aux oreilles du vieillard pétrifié de terreur.
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- Tu as violé nos mystères ! Tu as volé nos légendes ! Tu les as dénaturées et tu
oses encore me demander pourquoi je suis ici ? Je ne sais ce qui me retient de
t’égorger…
- Tu… Tu n’es pas là pour ça ? sanglote Kipling.
- Je veux que la vérité soit rétablie. Je veux que le monde sache pourquoi je suis
allé dans ce village et ce qui s’y est réellement passé. Je veux que le monde sache
pourquoi Shere Khan est devenu un tueur.
Rudyard se redresse, prudemment, précautionneusement, prenant bien garde de ne
pas provoquer l’ire de l’énorme félin.
- J’ai entendu beaucoup de récits, là-bas, murmure-t-il enfin, d’une voix à peine
perceptible. Mais celle-ci, je ne la connais pas je crois…
- Tu t’es emparé de nos secrets de la pire manière qui soit – comme un vulgaire
pilleur de tombes qui n’emporte avec lui que les joyaux les plus brillants et les plus
visibles, ne laissant derrière que le chaos et de précieux biens à jamais détruits.
Comment pouvais-tu connaître la véritable histoire ?
- Tu vas me la conter ?
- Je n’ai pas le choix, siffle le tigre. Et tu la coucheras par écrit ; tu en feras un livre
afin de réparer le mal que tu as fait.
- M’épargneras-tu ?
Une fugitive lueur traverse les yeux du grand fauve. Duplicité ? Tristesse ? Pitié ?
Le vieil homme est incapable de le deviner.
- Peut-être, Rudy. Peut-être que Shere Khan te laissera la vie. Et maintenant,
écoute.
Une chaleur moite, étouffante, accablait le peuple de la jungle, en cette journée
que l’on devinait ensoleillée. Les rayons de l’astre du jour perçaient, ça et là, les hautes
et verdoyantes frondaisons, laissant passer un peu de lumière dans la verte pénombre.
De loin en loin, parvenaient les cris stridents des singes, les piaillements de oiseaux et,
plus rarement, un rugissement ou le barrissement d’un éléphant. Allongée au seuil de la
tanière, Rhana dressait les oreilles, alerte et attentive malgré son épuisement : son
ventre était lourd, ses mamelles gorgées de lait la lançaient atrocement. Une mouche
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noire se posa sur sa fourrure de cuivre et de jais, bientôt rejointe par un mâle
bourdonnant. Agacée, elle les chassa d’un mouvement de queue. Les insectes revinrent
à l’assaut quelques instants après. Elle recommença, grondant légèrement. Soudain, un
craquement sec dans les fourrés attira son attention. Elle retroussa les babines, une
feulement rauque montant dans sa gorge sèche – et s’interrompit. Le grand tigre borgne
qui depuis près de trois ans était son compagnon apparut dans la clairière humide,
traînant un lourd fardeau derrière lui – un buffle encore tiède. Il était rare, très rare
qu’un couple se forme au sein de cette noble race, mais ces deux-là, par un inexplicable
miracle de la nature, s’étaient trouvés et appariés par des liens aussi puissants que ceux
qui unissent les loups, pour le restant de leur existence.
- Combien de temps ? ronronna-t-il, frottant tendrement sa truffe contre le flanc
de son aimée.
- Cette nuit. A la prochaine aurore peut-être.
- Je suis inquiet.
- Pour quelle raison ?
- Ne ressens-tu pas le trouble qui s’est emparé de la jungle ?
- Je suis trop fatiguée pour me soucier d’autre chose que de la vie qui croît en
moi, Shere Khan.
- J’irai parler à Akela, ancien du Peuple Libre. Lui, saura de quoi il en retourne.
Et lorsque les petits seront nés, nous partirons d’ici. Mange, à présent. Il te faut
prendre des forces.
La tigresse se traîna, lentement, jusqu’à la carcasse aux chairs savoureuses,
gorgées de sang épais et cuivré. Le mâle l’observa un moment, puis se leva et effectua
quelques pas en direction des arbres, soucieux, moustaches frémissantes.
- Va trouver Akela, grogna Rhana avec exaspération, levant vers lui son museau
rougi. Ta nervosité m’irrite.
- Mais…
- Va. Je ne risque rien.
C’est ainsi que celui que l’on nommait seigneur de la jungle quitta sa femelle pour
se rendre au Rocher, afin de demander conseil au sage. Il ignorait, hélas ! que jamais
plus il ne verrait la belle Rhana vivante ! Que jamais plus il ne goûterait à la chaleur
de son corps, à la douceur de sa fourrure !
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Car le territoire des loups était loin de son domaine – et malgré sa souplesse, sa
rapidité et son endurance, il lui fallut presque une journée pour l’atteindre.
Ce qu’il apprit, là-bas, le terrifia : les hommes s’apprêtaient à envahir la jungle.
Des hommes armés de feu et de lance, des hommes cruels, avides de carnages et de
trophées. Deux frères d’Hati avaient succombé, parmi les aînés de la race. Des
magnifiques éléphants, impitoyablement abattus, avaient été amputés de leurs défenses
et livrés aux charognards sur les lieux même de leur mort.
A peine Akela avait-t-il terminé son récit que Shere Khan reprenait, ventre à terre,
la direction de la tanière, un sombre pressentiment obscurcissant ses pensées, son cœur
battant à tout rompre.
Mais quand il arriva à la clairière, en cette matinée humide et suffocante, il était
trop tard. Une odeur de sang, une odeur de mort, une odeur humaine emplissaient
l’atmosphère. Déjà, des vautours s’étaient posés près du corps de Rhana, n’osant
encore approcher de celle qui avait été la reine de la jungle.
Le vieux tigre avança, oreilles couchées, gémissant, vers sa femelle inerte, frotta
doucement sa truffe contre la sienne. Ses grands yeux d’or s’ouvrirent – une dernière
fois.
- Ils ont pris les petits, souffla-t-elle.
Ce fut tout.
Alors, le peuple de la jungle entendit un rugissement – un rugissement empreint
d’une telle douleur, d’une telle colère que tous, du plus petit au plus grand, du plus
inoffensif au plus impitoyable, prirent peur et se cachèrent. Et cette nuit-là, Shere Khan
partit en chasse.
Il ne désirait aucune aide – et n’en attendait pas.
Le Peuple Libre n’approuvait pas sa vengeance, craignant une terrible riposte de
l’ennemi.
L’ours était trop insouciant pour se préoccuper d’autre chose que de son estomac.
La panthère était, trop éloignée du monde, pour s’impliquer.
Il était seul.
Et pourtant, n’auraient-ils pas agi de la même manière que lui, ceux-là même qui
se défiaient de sa haine envers les monstres qui avaient détruit sa vie ?
Durant des heures, l’énorme fauve suivit la piste. Ignorant les blessures de lianes
plus tranchantes qu’une griffe, se jouant de tous les obstacles, il traqua les tueurs - sans
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jamais se décourager, sans jamais céder à la fatigue. Il trotta longtemps, porté par la
souffrance qui étreignait son cœur, par son inextinguible colère – et, peu avant l’aube,
atteignit enfin les abords d’un petit village entouré de palissades. Tout était paisible,
alentours. Ses ennemis sommeillaient, après avoir dignement – il le devinait aux
effluves encore entêtantes de viande grillée – fêté ce qu’ils considéraient certainement
comme leur victoire. Silencieux, il avança. Un grondement sourd monta dans sa gorge.
Il le réprima, bondit sans un bruit par dessus la modeste barricade – et se figea. Dans
une cage, suspendue juste devant lui, deux petits êtres étaient étendus – trop chétifs
pour vivre encore longtemps. On avait posé près d’eux une coupe de lait, mais ils ne
pouvaient encore se nourrir seuls et ne se guidaient qu’à la chaleur du ventre maternel.
C’était donc pour ça. Pour le simple plaisir de capturer des nouveaux-nés, de les
arracher à la jungle, d’en faire, comme de misérables chiens, des animaux de
compagnie, que ces lâches avaient abattu Rhana ?
A cet instant précis, une frêle silhouette sortit d’une hutte, imprégnée de l’odeur
de poudre et de sueur caractéristique des chasseurs. Alors un voile rouge tomba devant
les yeux de Shere Khan.
Coups de griffes, coups de crocs, os brisés, chairs arrachées, le monde autour de
lui n’était plus qu’un océan de sang, un tourbillon de fureur et de désespoir mêlés ; il
luttait, aveuglé par la folie vengeresse et le chagrin, contre des adversaires toujours
plus nombreux ; il combattait, indifférent aux coups qui pleuvaient sur lui, aux pointes
acérées qui perçaient sa fourrure épaisse et blessaient ses chairs – puis soudain, il y eut
un coup de tonnerre. Une brûlure atroce. Et il reprit ses esprits. Un être différent des
autres, un individu à la peau claire, plus grand et mieux nourri, le tenait en joue, la
main pressée contre un énorme bâton noir, cracheur de feu. Un seigneur parmi les
siens. Du moins se considérait-il ainsi, ce monstre qui avait acheté, pour quelques
roupies, la fidélité de ces hommes et les avaient condamnés.
Il n’y eut pas d’avertissement.
Shere Khan bondit, esquivant d’un pouce la fatale morsure de l’arme, renversa
son abject adversaire sur le sol et, d’un seul coup, lui broya le crâne.
Alors, enfin vengé, le vieux tigre tourna les talons et, avec un ultime feulement de
colère, bondit dans la jungle et disparut.
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- Pourquoi ton histoire s’arrête-t-elle ici ? gronde le tigre, après avoir attentivement
écouté la transcription que Kipling avait faite de son récit.
- Je ne suis pas sûr que la suite soit… Comment dire ? Politiquement correcte ?
- Tu veux encore mentir !
- Shere Khan, ta vengeance était juste mais, aux yeux des miens, il est préférable
qu’elle s’arrête au moment où tu achèves le chasseur blanc.
- Ils m’ont arraché Rhana et les petits. Il était normal que je leur prenne une
femelle et ses enfants. C’est pour cela que je voulais Mowgli. C’est pour cela que,
contrairement à ce que tu as écrit, j’ai fini par l’avoir. Sais-tu qu’il a, finalement, trahi
ceux qu’il appelait ses amis ? Bagheera. Baloo. Ses frères loups…
- Et c’est là que le bât blesse, contre le vieillard, très à l’aise à présent dans vieux
fauteuil de cuir patiné. Les massacres ne s’arrêteront pas si je publie intégralement ce
que tu m’as raconté.
L’énorme fauve gronde, les oreilles aplaties contre son crâne, sa queue fouettant
l’air avec nervosité ; l’écrivain déglutit, de nouveau blême et tremblant comme un
musicien sortant de transe et réalisant soudain qu’il a joué non pas pour lui-même, mais
sur une scène, face à une foule innombrable.
- Shere Khan te laissera la vie sauve, Rudy. Pour cette fois. Mais si tu me trahis,
comme tu l’as fait par le passé à travers Le livre de la jungle et sa ridicule séquelle, je te
tue.
Et, avec un ultime grognement, le tigre saute par fenêtre ouverte et se fond dans la
brumeuse nuit londonienne.
Charlotte Bousquet