Le ventre et l`architecte

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Le ventre et l`architecte
Le ventre et l'architecte
Comme un prologue
Comment faire un film sur l'échec de la création, sur l'échec de l'adaptation, sur l'emprise du regard et
sur l'épuisement du combinatoire ? Ces quatre thèmes sous-tendent The Belly of an architect ; une
œuvre naît du seul affrontement de l'auteur face à l'acte de création. Peut être faut-il avoir vécu cet
affrontement pour comprendre que toute création est échec en puissance, pour comprendre que toute
création s'enfante dans la douleur au-delà du plaisir de la maîtrise de l'œuvre. Sans doute est-ce
pourquoi Greenaway associe si pleinement création et procréation, mais aussi procréation et
destruction comme si la procréation était un acte si violent qu'il tuait. Cependant par cet échange fatal
entre création et sacrifice de soi s'instaure peut-être une immortalité potentielle. Greenaway, par son
œuvre réinterroge la quête mythique de l'immortalité que pérennise l'art.
Posée en premier lieu par un personnage en contradiction dont le corps réunit à lui seul trois
protagonistes du film : Boullée, Kracklite et Greenaway, la question du rapport autobiographique est
mise en exergue. En effet, un lien étroit est tissé par les préoccupations de chacun comme si
Kracklite, lui-même présent en tant qu'individu, était le trait d'union fictif entre un architecte visionnaire
dont aucun des projets ne fut mis en pratique et un cinéaste qui filme l'échec mortel de la noncréation. Certes, l'auteur n'a pas structuré le film par ordre alphabétique cette fois, mais davantage à
la manière d'un dépliant des grands lieux touristiques qui fonctionne cependant avec le même
arbitraire. Ainsi, si un ordonnancement aléatoire jalonne chacun de ses films, Le ventre de l'architecte
a la particularité de faire apparaître comme des figures de style, le "vocabulaire de base" des
architectes : des cercles concentriques, des formes pyramidales et cubiques. Ces formes
architecturales archaïques renforcent l'idée de négation d'une création originelle de la part de
l'auteur... Greenaway, grand admirateur d'Alain Resnais ne lui rend-il pas hommage par cette
subdivision de la structure au profit du contenant et au détriment du contenu (le récit sans être le
prétexte à la forme n'est il pas toujours la même analyse de l'être humain dans ses contradictions) ?
Aussi, à l'instar d'Alain Resnais, Greenaway constitue son récit à partir d'une grille, cependant qu'en
est-il de sa propre création ? En effet, l'auteur, sans écarter les questionnements comme la quête de
l'immortalité, dissèque des préoccupations beaucoup plus terrestres comme l'adaptation de l'homme à
un milieu nouveau (comme c'est le cas pour Kracklite : un Américain à Rome qui souffre même du
climat …).
Kracklite ne peut s'adapter ni à la langue ni aux moeurs, il souffre durant tout le film du sentiment de la
perte : perte de tous ses pouvoirs en tant que mari, père, et architecte. Il perd jusqu'à son identité - il
est et restera étranger au vieux continent. Mais le malaise de l'étranger ne cache-t-il pas la vraie
question que lance le récit ? En effet, le film ne nous interroge pas sur "qui parle", mais, à l'inverse sur
"qui regarde". Pourquoi ne pas démonter le processus de manipulation que subit Kracklite ? Car le
regard, nous le verrons, gagne son pouvoir par l'intermédiaire de la photographie ou de la caméra
elle-même et le moindre outil de vue ou le simple cadrage mis en abyme donne une puissance à la
redondance qu'implique la multiplicité du regard. On en vient, par cette lecture, à se demander si les
quêtes et les obsessions de Kracklite ne seraient pas de l'ordre de la machination, d'autant plus que
sa douleur paraît manipulée, tantôt encouragée, tantôt ridiculisée comme pour le déstabiliser. S'il
s'agit d'une machination, métaphore du fascisme, seul l'épuisement de toutes ses possibilités trace un
trait définitif sur l'espoir de l'architecte et du même coup le tue.
Autobiographique ?
Pourquoi ne pas considérer l'œuvre de Greenaway comme un exemple d'autobiographie ? Comment
ne pas considérer ses multiples identités comme moteur de tous ses films ? Même ses prises de parti
sont explicitement dévolues à rendre compte d'un questionnement sur la "condition" du cinéma. La
métaphore du film la plus évidente est, sans doute, celle qui consisite à projeter les difficultés d'un
cinéaste sur un architecte. L'architecte comme le cinéaste a la pesante mission d'allier l'art et l'argent,
mais pas seulement car ne sont-ils pas aussi le baromètre de l'histoire sociale, ne sont-ils pas
représentants et de la crise et de la prospérité ?
Un cinéaste ne se détache pas du contexte de son époque, de même qu'un architecte répond à l'air
de son temps. Evidemment l'un et l'autre obéissent à des commanditaires eux-mêmes tributaires de
leurs investissements. Kracklite, alors qu'il prépare "l'exposition de sa vie", se heurte aux limites de
l'art, ou à son contrat cynique, car le but de l'exposition sur Boullée est de rapporter le maximum
d'argent. Qu'est-ce d'autre qu'un "film" ? Godard, dès Le Mépris, interroge l'enjeu de l'art sous
l'emprise de l'argent. Vingt ans après dans Sauve qui peut (la vie), il nous donne comme réponse "la
beauté" au-dessus de la prostitution et n'est-ce pas la réponse la plus juste ? Architecte et cinéaste
payent leur liberté de création à coup de concessions, de luttes et d'échecs. Kracklite, (alias
Greenaway), a l'air de payer son tribut par de pénibles banquets et des frustrations. Boullée fait alors
son apparition, Boullée dont on ne saura rien en dehors de ce que les personnages pensent de lui.
Cependant, on peut déduire du fait qu'il n'a rien construit de l'œuvre de sa vie qu'il était un homme
intègre et de son échec s'ensuivit une grande admiration aussi bien de la part de Greenaway que de
Kracklite. En effet, son échec total montre combien il a été au-dessus des hommes et surtout audessus de l'argent. Le cinéaste comme l'architecte imaginaire voient en lui un homme idéal que le
"système" a épargné, un homme dont ils envient la liberté.
En revanche, on peut imaginer que les préoccupations communes du cinéaste et des deux architectes
sont de l'ordre de la création en devenir : Greenaway par les sujets qu'il aborde et par la manière dont
il les met en scène, risque à chaque tentative de se voir refuser les fonds pour ses films et Kracklite,
architecte fictif américain a le grand projet de faire une exposition sur un obscur architecte du 18ème
siècle qui n'a jamais rien construit. Peut-être que de la destitution de Kracklite de son projet au profit
de Caspasian, son collègue, est la métaphore même du désespoir de Greenaway de n'être jamais
maître de sa création. Ainsi, il s'agirait de la figure concentrique la plus large du film, celle qui réunirait
les "auteurs".
Le sentiment de la perte
Durant le film, Kracklite égrène des cartes postales adressées toujours à Louis-Etienne Boullée. Ainsi,
comme d'authentiques témoins du récit, les cartes postales déroulent les étapes successives de l'état
de Kracklite. Pendant la première partie, celle des "gestes fondateurs", Kracklite franchit, d'entrée de
jeu, le pas qui le perdra. En effet, il jalouse Caspasian pour son tour de taille, sa jeunesse et par cette
démarche, il enclenche son processus de vieillissement et d'autodestruction. La première douleur du
cycle irréversible (et non pas incurable) le frappe, tandis que la voix de sa femme claque par une
phrase prophétique : "Ne commence pas ce que tu ne peux finir". Mais l'échec du rapport sexuel
accentue aussi la chute de sa personnalité qui est sans doute la raison de sa méfiance envers sa
femme. En effet, la seconde nuit, dès son premier vomissement, Kracklite développe un sentiment
paranoïaque : il croit que sa femme veut l'empoisonner et jamais son accusation ne sera démentie car
elle ne goûtera pas la figue même mise de force dans sa bouche.
Dès lors, deux possibilités s'offrent aux spectateurs : la première est celle de le prendre pour un
homme qui bascule dans la folie parce qu'il est malade et qu'il a peur de mourir. la seconde est de
croire, comme lui, que sa femme l'empoisonne, et qu'il subira pendant tout le film une machination.
Mais qu'importe la vérité, car l'une ou l'autre interprétation désignent, de toute manière son état d'âme
d'éternel étranger. La question de la survie passe par l'intermédiaire de la langue, mais c'est là
justement que s'arrêtent les limites de Kracklite qui, en neuf mois, ne parlera pas un mot d'italien. Ce
manque contribuera à sa chute (non pas à son suicide).
Pour Primo Levi, que Greenaway aime citer, comprendre fut une question de survie pendant son
emprisonnement. Dans Si c'est un homme, roman autobiographique, Primo Levi explicite l'importance
qu'il y avait à comprendre les ordres donnés en allemand pour échapper à la mort dans un camp de
concentration. Le mur de la langue laisse donc apparaître Kracklite comme un autiste en visite dans
une Rome étrangement vidée de ses habitants. Aussi, la mise en scène l'isole-t-elle délibérément
dans sa propre vision du monde. Et cet isolement le condamne à écrire à un mort, dans l'exclusion,
l'échec et la mort à venir.
Face à ce personnage entier, en repli sur lui-même et rétif à l'adaptation, se dressent des acteurs
ambivalents aux origines indéfinies ; même Louisa, la femme de Kracklite clame ses origines
italiennes et se sent à l'aise dans un pays inconnu. D'autre part, Caspasian Speckler, l'homologue
italien de Kracklite est interprété par Lambert Wilson, un Français! Dans une volonté
d'homogénéisation, tous les acteurs du film semblent faire partie de la même famille, jusque chez les
Speckler dont le couple de frère et soeur (Flavia) se révélera être littéralement des jumeaux comme
dans le film précédent de Greenaway One Zed and two noughts. De plus, tous les collaborateurs de
Kracklite lui parlent dans un anglais approximatif alors qu'entre eux ils parlent italien, ce qui entretient
une paranoïa croissante chez l'Américain. Kracklite voit dans l'Italie, non seulement un bloc
homogène, hostile et sans brèche dans laquelle se faufiler mais est aussi choqué par la mentalité
cynique, les pots-de-vin, l'allégresse de la mauvaise foi, les mensonges. Après la paranoïa due à la
langue, Kracklite développe une paranoïa du corps qui accompagne son sentiment de perte d'identité.
En effet, c'est toujours par les cartes postales qu'il nous apprend son état de santé et trois mois après
avoir accusé sa femme d'empoisonnement, lors des premières douleurs, écrit donc à Boullée, d'une
part, qu'il ne mange plus sans vomir, d'autre part que sa femme le trompe, comme si les éléments
étaient liés. L'idée de la perte du corps lui-même fait tout doucement son chemin par l'indifférence
affichée des "amis" avec lesquels mange le personnage - cette indifférence va cependant de pair avec
la nausée qui fait suite au repas. La nausée, comme dans le roman homonyme de Sartre, est
provoquée aussi bien par un dégoût de soi-même qu'un dégoût des autres. Kracklite est comme en
suspension dans un monde de fantômes. Et tandis que son corps se dissout, son statut de mari
s'efface. Aussi, quand Louisa s'apprête à sortir avec Caspasian et que son mari essaie de "se noyer"
dans la baignoire, on peut remarquer combien le corps de Kracklite se désagrège pour se mêler à
l'eau, sa peau blanche renvoie au marbre blanc et veineux de la baignoire et l'eau se marbre de
vaguelettes tandis qu'il s'envoie dans le fond de la gorge de grandes giclées de gin pur. Et, à la
manière d'un dissolvant, le gin fait disparaître Kracklite dans l'unité du blanc, des cheveux jusqu'au
costume. Son pouvoir de père s'évanouit également lorsque Kracklite perd définitivement sa femme.
Mais la perte de son identité, beaucoup moins attendue, est la scène la plus cruelle car il s'agit en
effet du balayage du dernier rempart psychologique de l'architecte, alors que jusqu'au moment où il se
travestit, il croit encore en lui-même. Le jeu que lui propose Flavia à la piazza Novana est de le
photographier dans son studio. Déguisé en un Neptune maniériste de la fin de la Renaissance
(encore une époque arrivée à son terme) et par le subtil jeu qu'implique la photo sur le "vivant", Flavia
le fige, possède, et tue par fixation sur papier glacé.
Mais en réalité, en pétrifiant Kracklite par la pose de statue qu'elle lui fait prendre, elle remet en scène
la question de la pérennité de l'art. C'est donc par le biais des femmes que le tenant du récit apparaît
mais davantage pour répondre à une allégorie telle que la manipulation incarnée en femme
photographe.
La question du regard
Flavia, avec son appareil "discret et indiscre" investit l'autre côté de la caméra. Elle dédouble,
l'itinéraire de la diégèse, jusqu'au point d'intervenir elle-même dans le récit par les photomontages en
guise de signes funestes.
Aussi dans un premier temps les interrogations directes que révèle la frise des photos accrochées au
mur (sur cinq mètres de long) paraît maîtriser le récit et renvoyer à la réflexion d'une simple
focalisation interne de la photographe. Cependant, avec du recul, on peut voir un double intérêt à la
scène où le ruban rouge menace d'étrangler Kracklite. Car si la scène, par le biais de photos collées
dans l'ordre chronologique, répète le temps déjà écoulé, c'est que la diégèse est interrompue. Par ce
laps de temps du parcours répété, Greenaway produit un effet de distanciation, temps de respiration
et de réflexion où le spectateur est amené à comprendre qui manipule ou, au moins, s'il s'agit bien de
manipulation.
Après la vision du défilement de sa vie, objet d'un véritable choc, Kracklite ne se réveille de sa torpeur
qu'à l'arrivée de Caspasian chez sa soeur. Le thème du regard au pouvoir est véritablement mis en
scène dans l'œuvre de Greenaway. En effet, lors de la représentation d'un dialogue, le cinéaste
n'utilise pas le champ/contrechamp habituel, mais en revanche la caméra suit le parcours du regard
comme dans Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant où elle marque la distance qui sépare les
amants mais retrace également le parcours imaginaire des yeux. Aussi, de longs travellings latéraux
rebondissent dans le sens inverse quand les yeux se répondent en laissant apparaître tout un jeu
scénographique, étant donné la distance parcourue.
Dans Le Ventre de l'architecte, l'auteur utilise aussi ces longs travellings latéraux, mais cette fois de
manière unilatérale pour montrer combien l'architecte est seul. Par exemple, dès la première scène
post-générique, un travelling latéral gauche-droite en légère diagonale donne à voir la face éclairée du
Panthéon romain. La façade rosie par les lumières dont le dôme reste invisible dans l'obscurité laisse
pointer un fronton triangulaire aiguisé par la pointe de l'obélisque qui lui fait face. Le travelling
"traverse" un buisson pour découvrir une scène de banquet où seul se dresse Kracklite pour découper
le dôme symbolique en sucre du gâteau- on peut imaginer par la succession des figures de style de
l'architecture, le crime que commet Kracklite en cassant le dôme du Panthéon. Cependant l'image
d'une cavité, juste sur Le Ventre de l'architecte ne pose aucun doute quant à la volonté d'anticipation
de Greenaway de façon à ne pas laisser d'autres possibilités concernant la fin du récit. Aussi aux
trois-quarts du film, la même scène est refilmée, sauf que dès le début du travelling, l'on reconnaît
Kracklite en costume blanc, ivre, titubant jusqu'au restaurant où les femmes qu'il dérange se
détournent de lui sans pour autant bouger d'un pouce. Il réagit violemment à leur indifférence comme
s'il avait peur de cesser d'exister dans le regard des autres.
Dans le même ordre d'idées, Kracklite passe son temps à traverser des couloirs, des rues couvertes,
des escaliers, aller et venir en visitant une ville fantôme. A l'hôpital, le parcours initiatique que subit
Kracklite est aussitôt retraversé à rebours après que le médecin ait annoncé sa mort prochaine. On
peut se demander si ce n'est pas pour le pousser à se suicider que le jeune gastro-entérologue
recommandé par Caspasian lui apprend cette nouvelle. Comme une intrigue utilisée dès le début du
cinéma dans Le Cabinet du docteur Caligari, l'annonce d'une mort prochaine interroge les motivations
profondes d'un suicide : ne tuons- nous pas quelqu'un en lui prédisant la date de sa mort ?
Et, déjà, l'emprise du regard est un enjeu chez le docteur Caligari, l'hypnotiseur. De la même manière,
la théâtralité de l'architecture baroque convient dans tous les cas à la déclinaison de la machination
que subit Kracklite et les manipulateurs sont vus a fortiori par l'architecte partout où il va dès qu'ils
sont en possession d'un moyen de capter l'image. Ainsi, au-delà de Flavia, le gastro-entérologue
regarde, lui, l'intérieur du ventre par l'intermédiaire d'une minuscule caméra. Celui-ci n'est il pas un
des nombreux doubles de Greenaway par l'emploi de cet instrument miniature avec lequel il filme le
microcosme des intestins, tel le cinéaste qui filme Rome comme l'intérieur d'un ventre malade.
Déclinaison et fin
L'œuvre de Greenaway décline sans cesse les mêmes thèmes : le sexe et la mort ; cependant,
chacun de ses films reste unique dans la mémoire. Chaque déclinaison est bouclée sur elle-même, à
la manière des musique composées par Michael Nyman (musicien minimaliste qui privilégie la
modulation et les ruptures séquentielles). On peut cependant reprocher à l'un comme à l'autre,
comme à bon nombre d'artistes, de faire un lessivage méthodique de l'ancien pour obtenir du
nouveau.
Amélie Druart.
©tausendaugen/1997