les politiques d`emploi au risque de la territorialisation
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les politiques d`emploi au risque de la territorialisation
LES POLITIQUES D’EMPLOI AU RISQUE DE LA TERRITORIALISATION CONCURRENTIELLE Jean-Raphaël Bartoli & Olivier Mériaux Jean-Raphael Bartoli (✝) était directeur général du groupe Amnyos Consultants, cabinet spécialisé en évaluation des politiques publiques, conseil stratégique et opérationnel aux collectivités locales et accompagnement des acteurs du développement local. Olivier Mériaux est chargé de recherche à Sciences-Po Grenoble (UMR PACTE). Il occupe parallèlement les fonctions de conseiller scientifique au sein du groupe Amnyos Consultants. Courriel : [email protected] Résumé Les instruments et procédures susceptibles d’asseoir des formes de « gouvernance négociée » des politiques territoriales d’emploi échouent très fréquemment à contrecarrer les effets de cloisonnement et de concurrence inter-institutionnelle, qui vont croissant à mesure que chaque acteur territorial développe ses propres programmes « pour l’emploi » en réponse à des besoins locaux. Si la territorialisation concurrentielle contribue à revisiter le référentiel de la politique de l’emploi, elle rend plus aléatoire la déclinaison opérationnelle des orientations stratégiques et la mise en cohérence des dispositifs existants, alors même que tous les acteurs en font un objectif prioritaire. Abstract In the field of employment policies, the trend towards territorial policy-making has create side-effects of segmentation and competition, as each actor has develop its own programs for employment in response to local needs. This competitive territorialization produces contradictory effect : on one side, it contributes to modernize the statist frame of reference of employment policies. On the other, it complicates the operational implementation of strategies and reduces the coherence between existing programs. 35 Comme d’autres champs de l’action publique ayant subi depuis plus de deux décennies les effets du double mouvement de déconcentration et de décentralisation, la politique de l’emploi offre aujourd’hui un paysage difficilement lisible. Si la distinction entre la logique de projection propre aux politiques territorialisalisées et la logique de projet des politiques territoriales demeure heuristique, elle ne peut rendre compte de la diversité, de la complexité et du caractère mouvant des configurations observées. L’hétérogénéïté et la mutabilité des situations locales sont telles que l’on peut se demander jusqu’à quel point il est encore raisonnable d’afficher l’ambition d’une lecture globale de la production des politiques, dans ce domaine comme dans d’autres (sauf à se rabattre sur le pis-aller de la « complexité territoriale » 13). Il nous semble judicieux dès lors d’en revenir à des interrogations plus ciblées, et surtout d’essayer de mettre davantage en relation les aspects liés aux modes de conduite des politiques publiques avec les évolutions de leur contenu normatif. Dans cette perspective, on insistera ici sur l’un des aspects qui ressort le plus fortement de notre expérience en matière d’évaluation et d’accompagnement des politiques territoriales dans le domaine de l’emploi et de l’insertion professionnelle. Nous observons en effet que les instruments et procédures susceptibles d’asseoir des formes de « gouvernance négociée » des politiques d’emploi échouent très fréquemment à contrecarrer les effets de cloisonnement et de concurrence inter-institutionnelle, qui vont croissant à mesure que chaque acteur territorial développe ses propres programmes « pour l’emploi » en réponse à des besoins locaux. Les outils de coordination ne peuvent qu’avoir une effectivité limitée, dès lors que ce qui est en jeu, le plus souvent, est la définition de l’autorité légitime à assurer l’intégration territoriale des différents segments des politiques d’emploi. Ces jeux de concurrence territoriale ont des effets ambivalents, voire paradoxaux : sur le plan de la doctrine, ils contribuent à revisiter le référentiel de la politique de l’emploi en intégrant un certain nombre d’enjeux largement ignorés par l’Etat dans ses modes d’action traditionnels ; mais en pratique, ils rendent plus aléatoire la déclinaison opérationnelle des orientations stratégiques et la mise en cohérence des dispositifs existants, alors même que tous les acteurs en font un objectif prioritaire. 1. ACTION PUBLIQUE POUR L’EMPLOI : UN NOUVEAU RAPPORT AU TERRITOIRE A s’en tenir à une lecture strictement institutionnelle de la répartition des compétences entre l’Etat et les collectivités locales, la dimension territoriale des politiques de l’emploi devrait se limiter aux espaces localisés de mise en œuvre 13 Voir le dossier consacré à ce thème dans la dernière livraison de Pouvoirs Locaux, n°68/2006. 36 des dispositifs relevant de l’Etat et du service public de l’emploi. L’emploi en effet n’a jamais figuré parmi les domaines de compétence transférés par l’Etat au fil des différentes phases de la décentralisation. Mais deux processus concomitants ont progressivement amené, à partir des années 1980, une profonde transformation du statut du territoire dans ce domaine de l’action publique. D’une part, au sein de l’Etat, la « logique de l’offre », qui consistait à distribuer de manière uniforme un ensemble de mesures indépendamment des caractéristiques des territoires, à peu à peu cédé la place « à une logique fondée sur l’expression d’une demande localement construite autour d’une plus grande concertation et d’une coordination accrue entre les acteurs, qu’ils appartiennent au service public de l’emploi ou aux collectivités territoriales » (Berthet, Cuntigh Guitton 2002, p. 29 ; voir aussi Berthet 2005). Ce mouvement de renforcement de la dimension territoriale des politiques de l’Etat s’ancre en grande partie dans les lignes directrices de la stratégie européenne de l’emploi, qui ont mis l’accent sur la nécessité d’impliquer les autorités régionales et locales, selon « une approche totalement décentralisée, conformément au principe de subsidiarité » (Commission Européenne 2000, 2001). Les incitations et encouragements de la part de l’Union européenne, de ses fonds structurels et de la Commission, ont ainsi cherché à conforter le rôle des acteurs locaux dans la mise en œuvre d’approches stratégiques et intégrées de l’action sur l’emploi (Amnyos consultants, 2001a). D’autre part, les collectivités territoriales, fortes de la clause générale de compétence, n’ont pas attendu d’hypothétiques transferts de compétences de l’Etat en la matière pour développer leurs interventions. Compte tenu des difficultés d’insertion sur le marché du travail depuis le début des années 1980, de l’ampleur du chômage et de ses effets sociaux, des risques que font peser les restructurations de l’appareil productif sur l’équilibre des territoires, l’intérêt public local en matière d’emploi s’est avéré suffisamment évident pour fonder un processus de prise en charge de ces enjeux politiques par les collectivités territoriales. La difficulté réside alors dans le passage d’une « préoccupation partagée » pour l’emploi à une politique coordonnée, articulant les interventions d’une pluralité d’acteurs locaux, tout aussi légitimes les uns que les autres à vouloir apporter une réponse. 2. LES QUATRE SCENES DE LA GOUVERNANCE TERRITORIALE DES POLITIQUES D’EMPLOI Initiée dans les deux dernières décennies, la montée en puissance de la « gouvernance locale » des politiques d’emploi se nourrit du caractère par excellence « indissociable » des multiples facteurs à l’origine des problèmes d’emploi : exposition croissante des industries à la concurrence internationale, déficit de main d’œuvre formée, faiblesse des investissements en recherchedéveloppement, mauvaise qualité des infrastructures, etc. En cette matière tout particulièrement, l’absence de « congruence entre la définition des compétences 37 organisationnelles et institutionnelles et la nature des problèmes auxquels les pouvoirs publics se trouvent confrontés » (Duran 1999, p. 119) interdit a priori de délimiter des domaines d’intervention précis. Dans un environnement politico-administratif aussi stratifié que le système français, le caractère complexe des problèmes d’emploi offre ainsi une justification aisée à chacun des acteurs publics pour développer au plan territorial sa propre batterie de politiques « pour l’emploi ». La tendance n’a fait que s’accentuer avec « l’acte II de la décentralisation », le développement de l’intercommunalité et le basculement à gauche des Conseils régionaux en 2004. La gouvernance locale des politiques de l’emploi se joue essentiellement aujourd’hui dans les modalités de l’articulation entre quatre niveaux de pouvoir : En charge du développement économique et social de leurs territoires, les Pays et Agglomérations se dotent progressivement d'une politique territoriale, en affichant leur volonté de mieux articuler développement économique du territoire et politique d'emploi et de formation. Cette doctrine d'intervention passe par la mise en place de partenariats locaux, qui ont pour objet d'associer largement l'ensemble des acteurs socio-économiques du territoire. Cependant, la construction de cette transversalité bute très fréquemment sur l’antériorité et la structuration autonome de la politique de la ville et des services en charge du développement économique. De manière générale, le positionnement des pays et agglomérations sur le champ de l’emploi demeure hésitant et surtout peu lisible, aussi bien en interne que pour leurs partenaires. La non-correspondance des périmètres de pays et d’agglomération avec les zones du service public de l’emploi est un frein bien connu à la coordination des interventions publiques. Dotés désormais de la plénitude de compétences dans le champ de la formation tout au long de la vie, mais disposant également de compétences accrues dans le domaine du développement économique, les Conseils Régionaux ont, de ce fait, une légitimité renforcée pour tenter de mettre en cohérence les politiques de développement économique, d’insertion et de gestion des ressources humaines. L’engagement des conseils régionaux sur le terrain des politiques d’emploi, d’abord discret et très ciblé depuis le milieu des années 1990, s’est fortement accéléré dans les derniers mois. Élus en avril 2004 sur la base de programmes dans lesquels figurait en bonne place la création « d’Emplois-Tremplins » pour remplacer les « Emplois-Jeunes » supprimés par le gouvernement, les nouveaux exécutifs régionaux, à l’instar de celui de RhôneAlpes, n’hésitent plus désormais à organiser leur communication autour de l’emploi, décrété « priorité n°1 de la Région ». Mais le volontarisme du discours ne peut masquer le fait que cette volonté de promouvoir une politique de l’emploi « intégrée » au plan régional butte pour l’heure sur un déficit d’instrumentation et d'expertise (cf. infra). Dotées d’une pléthore de « schémas » et de « plans », au travers desquels elles peuvent à loisir redessiner l’horizon stratégique de l’action publique, les régions sont nettement moins bien équipées pour en décliner les orientations de manière opérationnelle (Bartoli, Mériaux, 2006). 38 Les politiques départementales d'insertion ont été fortement impactées par la décentralisation de l'ensemble de la gestion de l'allocation du RMI14, alors que prévalait auparavant un système de copilotage État – Départements. La création du Contrat d'Insertion RMA (CI-RMA), ainsi que l'utilisation d'outils nouveaux comme les « contrats d'avenir », favorisent le développement d'une politique départementale d'emploi et d'insertion professionnelle, qui tend à se déployer de façon autonome, produisant sa théorie d'action et ses outils spécifiques. La diversité des publics relevant du RMI, l'accroissement du nombre d'allocataires, favorisent l'apparition d'une politique volontariste des Départements dans le champ de l'emploi et de la formation, alors que, jusqu'à présent, l'essentiel de leurs initiatives se cantonnait au volet social de l'insertion. Pour l’heure, l’articulation avec les programmes de formation des Régions reste encore largement à construire. Enfin, ainsi qu’on l’a mentionné, le service public de l’emploi joue sa propre partition territoriale, sans se départir d’un rapport assez ambigü à l’autonomie locale. Ses politiques « en surplomb » viennent fréquemment percuter les initiatives conduites par les autres acteurs territoriaux. Ainsi, avec le plan de cohésion sociale, et notamment la création des Maisons de l'Emploi, l'État renoue avec une posture directive dans la façon d'appréhender le territorial. Certes, les Maisons de l'Emploi tentent d'associer fortement les acteurs locaux dans la mise en oeuvre, notamment en instaurant le principe du portage de la Maison de l'Emploi par une collectivité territoriale. Mais la rigidité des cahiers des charges ne favorise guère une appropriation locale du dispositif et risque de transformer une intention louable en « partenariat technique de structures, assez déconnecté des réalités locales et des enjeux territoriaux. L’investissement croissant, et quelque peu désordonné, des collectivités territoriales dans l’action publique pour l’emploi, au côté de l’Etat et des partenaires sociaux (gestionnaires des fonds de la formation professionnelle et de l’assurance-chômage), tend ainsi à rendre obsolète la logique juridique de répartition des responsabilités. En-dehors des transferts de compétences organisés par la loi, c’est davantage désormais une logique fonctionnelle qui guide les interventions des collectivités. Or par définition, une telle logique n’a pas de principe de limitation, hormis les contraintes budgétaires des collectivités (dont on sait par ailleurs combien elles se sont alourdies depuis 2004). 3. LES EFFETS AMBIVALENTS DE LA TERRITORIALISATION CONCURRENTIELLE Leitmotiv de la stratégie européenne de l’emploi, « l’approche intégrée » des politiques de l’emploi déstabilise les équilibres byzantins de la décentralisation à la française, tout autant d’ailleurs que la distribution des 14 Loi du 18 décembre 2003 portant décentralisation en matière de Revenu Minimum d'Insertion et créant un Revenu Minimum d'Activité. 39 compétences entre les pouvoirs publics et les partenaires sociaux15. Si le local est désormais une composante pleinement reconnue des politiques d’emploi, des incertitudes majeures demeurent quant à la désignation de l’autorité légitime à assurer l’intégration territoriale de leurs différents segments. Ces incertitudes nourrissent des comportements de concurrence qui ne peuvent être que partiellement résorbés par les multiples instruments pseudo-contractuels censés organiser la « décentralisation coopérative » (De Briant 2006). Car ce qui est en cause, à ce stade, ce n’est pas tant la recherche d’une meilleure coordination fonctionnelle que la structuration des relations de pouvoir, dans un cadre juridique qui proscrit la hiérarchie entre collectivités territoriales. Cette situation de territorialisation concurrentielle produit des effets ambivalents, dont il importe de repérer à la fois le potentiel d’innovation dans l’ordre de la conception des politiques d’emploi, et les faiblesses évidentes dans l’ordre de la mise en œuvre opérationnelle : Innovation dans la conception des politique d’emploi : en tentant de faire valoir une approche des problèmes d’emploi susceptible de le positionner comme « l’échelon le plus pertinent », selon l’expression consacrée, chaque acteur territorial contribue peu ou prou à faire évoluer le référentiel des politiques d’emploi. Au travers des Schémas Régionaux de Développement Economique, on perçoit ainsi nettement aujourd’hui que certaines Régions sont engagées dans une « course de vitesse » pour disputer aux grandes intercommunalités un rôle « d’assembleur » d’une action publique articulant stratégies de développement économique, d’une part, et de développement des ressources humaines, d’autre part. Ce faisant, ces collectivités remettent en cause une partition entre l’économique et le social qui a toujours été structurante dans les politiques étatiques. Autre aspect de cette rénovation du référentiel, la manière dont certaines collectivités se saisissent du thème de la « sécurisation des parcours professionnels », en tentant de faire valoir une conception sensiblement différente de celle qui informe à l’heure actuelle les initiatives de l’Etat ou des partenaires sociaux. Les politiques locales, parce qu’elles sont plus directement en prise sur le fonctionnement réel du marché du travail, peuvent ici « faire la différence ». Alors que la tendance globale est de reporter sur l’individu la charge du développement de son employabilité, comme élément d’assurance contre les risques de ruptures qui affectent de manière croissante les trajectoires professionnelles, le niveau local peut être le lieu où s’inventent de nouvelles garanties collectives de gestion de la mobilité, subie ou choisie. Encore faut-il souligner que jusqu’à présent, la dynamique de territorialisation des politiques de l’emploi s’est plutôt traduite dans les faits par un renforcement du traitement individuel sur un mode beaucoup plus coercitif que facilitateur des projets personnalisés (suivi renforcé par l’ANPE, profilage, « activation » de l’assurance-chômage). Cette tendance, soulignée par Thierry Berthet dans sa contribution à cet ouvrage, montre que les collectivités locales, qui affichent 15 Cette redéfinition des rôles concerne en particulier le régime d’assurance-chômage, dans un contexte « d’activation » des dépenses d’indemnisation (Exertier Gramain Legal Ralle, 2005). 40 fréquemment une autre approche, peinent pour l’instant à peser sur la mise en œuvre effective des politiques. Faiblesses dans l’ordre de la mise en œuvre opérationnelle : Si elle traduit sans doute plus fidèlement l’enchevêtrement des facteurs en cause dans l’évolution de l’emploi, la complexification du référentiel des politiques d’emploi se paye d’abord d’un alourdissement des processus de production de l’action collective. Systèmatiquement relevée par les parties-prenantes, la lenteur des phases de « diagnostic partagé » souligne combien cette étape est cruciale pour espérer avancer vers la réalisation d’un bien commun territorial. Mais nombreuses sont les politiques « partenariales » qui finissent par se justifier essentiellement par leur capacité à maintenir des tours de tables destinés à rassembler l’ensemble des parties prenantes qui, compte tenu de l’enchevêtrement des compétences et du caractère multi-niveaux de l’action, ont tendance à être de plus en plus nombreux et de moins en moins hiérarchisés. A terme, l’action collective est alors menacée d’inefficacité ou de défaillance, en raison d’une croissance excessive des coûts de transaction et de coordination (Mériaux Verdier 2006). Même sans aller à ce type d’extrêmité, la difficulté à articuler les phases de définition plus ou moins concertée du projet stratégique commun (de type charte de pays, projet d’agglomération ou SRDE) avec les instruments censés le décliner de manière opérationnelle (« contrats » de tous ordres) est une constante : déficit d’expertise, portage politique aléatoire, flou dans la hiérarchisation des priorités, faiblesse du suivi et de l’évaluation. Autant de réalités courantes qui doivent inciter à prendre avec prudence les ambitions affichées par les acteurs des politiques territoriales de l’emploi. Sur des programmes plus circonscrits visant à l’insertion professionnelle, la situation encore la plus couramment observée est celle où les prestations de formation offertes aux demandeurs d’emploi sont moins fonction du potentiel et des objectifs de la personne que de son statut juridique : or celui-ci détermine un champ de compétences et un type de prescripteur, dont rien ne dit a-priori qu’il est susceptible de mettre en place le type d’actions le plus cohérent avec la logique du parcours d’insertion professionnelle (cf. Amnyos 2001b). De manière générale, la mise en œuvre d’une politique de l’emploi intégrée et pilotée au plan territorial pose non seulement la question des outils, méthodes et modes d’organisation susceptibles de « produire de la transversalité », mais également des modes de pilotage et de transformation des organisations susceptibles d’y contribuer. Or tant l’Etat que les collectivités locales peinent encore à adopter des organisations de type « conduite de projet » qui seraient capables d’accompagner efficacement des démarches associant actions sur la gestion des ressources humaines, le développement économique et l’insertion. 41