Chapitre 2 : Amorcer la construction de l`identité professionnelle en

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Chapitre 2 : Amorcer la construction de l`identité professionnelle en
Chapitre 2 : Amorcer la construction de l’identité
professionnelle en formation initiale
Si la priorité des employeurs est l’activité productive des travailleurs, la priorité des
formateurs est au contraire l’activité constructive des sujets, leur apprentissage et leur
développement, c’est-à-dire en fait leur tranformation identitaire. Dans le contexte d’une
formation professionnalisante, c’est l’identité professionnelle qui est plus particulièrement
visée, mais celle-ci ne peut se concevoir indépendamment des autres facettes de cette identité.
Deux questions seront traitées ici avec en point de mire les conséquences pour le formateur :
que recouvre ce concept d’identité et comment l’identité se développe-t-elle ? Cette analyse
permettra de poser l’hypothèse qu’une formation initiale peut constituer une étape essentielle
du développement de l’identité professionnelle singulière si elle s’y attelle dans une
perspective constructiviste et intégrative.
1. L’identité : « instantané » et processus évolutif
L’identité est envisagée par Barbier (1996a, pp. 40-41) comme un ensemble de composantes
représentationnelles (contenus de conscience en mémoire de travail ou en mémoire profonde), opératoires
(compétences, capacités, habiletés, savoirs et maîtrises pratiques, etc.), et affectives (dispositions génératrices de
pratiques, goûts, envies, intérêts, etc.) produits par une histoire particulière et dont un agent est le support et le
détenteur à un moment donné de cette histoire.
Elle est donc constituée de ce qu’un individu (au sens idéal indiqué par l’étymologie
comme « non divisé ») est capable de faire et fait mais aussi de ce qu’il sait, de la manière
dont il se représente les choses et lui-même, du sens qu’il leur accorde, de ses émotions
positives et négatives, de ses besoins et de ses valeurs. Cette conception de l’identité est donc
clairement intégrative, rendant compte de ce qui fait l’unicité de l’être, sa singularité. C’est
avec toutes ces composantes qui le caractérisent que l’individu va s’engager dans les actions
qui comptent à ses yeux dont on peut supposer que les actions professionnelles font partie.
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L’identité présente une certaine stabilité dans le temps comme produit d’un
cheminement individuel marqué par un vécu expérientiel dans des contextes variés et par des
positionnements sociaux divers. Elle peut être saisie comme un état à un moment donné, « un
instantané », que l’on peut mieux comprendre si on prend en compte l’interaction des trois
composantes : opératoires, représentationnelles et socio-affectives. L’identité singulière ne se
réduit donc pas à l’image de soi de l’individu même si celle-ci en est une composante
cruciale. Elle s’incarne notamment dans les actes, facette qui se donne le plus à voir à autrui,
consciemment et inconsciemment. De plus, quantité de facettes qui le constituent sont
opaques à l’individu… Bref, on se souviendra de la complexité de cette entité intégrative
postulée et désignée comme identité (le self dans la littérature anglo-saxonne).
Ces trois composantes et leurs interactions permettent aussi de caractériser l’identité à
un niveau collectif : la répartition de compétences complémentaires entre les membres d’une
équipe éducative permet plus d’efficacité (l’individu plus de Perkins, 1995), le concept de
représentations partagées (Wittorski, 1994) donne corps à de telles équipes, de même le
sentiment d’efficacité collective (Bandura, 1997) apparaît comme une composante essentielle
pour faire face aux situations particulièrement difficiles à gérer, comme par exemple une
école où se développent des phénomènes de violence. Il y a donc de véritables enjeux à
construire des collectifs partageant représentations, savoirs, compétences, valeurs et attitudes.
Cette première approche de l’identité comme un état qu’un individu ou un collectif est
susceptible de mobiliser dans une pratique à un moment donné est complétée dans la
conception de Barbier par une approche dynamique : l’identité est aussi « un processus puisque
ces composantes identitaires peuvent se modifier sans cesse au fur et à mesure que se développent de nouvelles
pratiques et de nouvelles expériences »
(J.-M. Barbier). Chaque expérience est potentiellement
source d’évolution des composantes identitaires ; elle risque d’autant plus de laisser des traces
qu’elle présentera ce caractère complet mobilisant les différentes composantes de l’identité.
L’action propre en contexte authentique réunit souvent ces conditions : elle place le sujet au
cœur de pratiques sociales dont il peut partager les enjeux, source d’engagement intellectuel
mais aussi socio-affectif, occasion d’être interpellé dans ses représentations et ses attitudes…
On peut faire l’hypothèse que l’impact sera d’autant plus fort qu’est donnée, et prise,
l’occasion d’y revenir lors d’un échange en dehors du feu de cette action. Dans un dispositif
professionnalisant qui vise non seulement le développement de compétences professionnelles
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de haut niveau mais aussi la construction d’une identité professionnelle positive, le travail sur
les attitudes et les représentations accompagnant l’action occupera une place essentielle.
2. La construction sociale1 de l’identité dont l’identité professionnelle
Les travaux de Dubar (2000) apportent un éclairage intéressant sur la manière dont se
construit l’identité ; il la présente comme le produit de socialisations successives, la
socialisation étant envisagée comme un ensemble de transactions entre l’individu et les
instances sociales qui l’entourent.
À la socialisation primaire, dans la famille, fait suite la socialisation secondaire :
l’individu participe progressivement à des groupes sociaux formels ou informels comme
l’école, les copains, les mouvements de jeunesse, les groupes sportifs, le travail... La diversité,
voire la contradiction entre les règles que ces milieux imposent, les occasions d’action
nouvelle qu’ils offrent et les reconstructions mentales et affectives que ces actions peuvent
provoquer obligent l’individu à des recompositions de son identité. La construction de
l’identité professionnelle relève de cette socialisation secondaire.
Les processus même de socialisation (C. Dubar, 2000, chap. 5) sont de deux ordres :
diachronique et synchronique. La « socialisation biographique » liée à l’histoire de vie de
l’individu, notamment à sa trajectoire sociale, est l’axe diachronique de la construction
identitaire. Elle construit l’identité pour soi : « comment je me définis », résultat d’une
transaction interne, « subjective », entre l’identité héritée et celle qui est visée, que la
personne revendique comme sienne.
Cette transaction joue donc sur le registre rupture ou continuité entre un passé (identité
héritée) et un projet (identité visée). Par exemple, au moment de choisir un métier, devenir
enseignant parce qu’on l’est tous dans la famille ou au contraire, « devenir pharmacien
parce que papa ne l’était pas » (Brel dans « Rosa »). Un fils de paysan qui devient ingénieur
agricole poursuit l’exploitation de la terre familiale mais son projet professionnel marque
une rupture avec la tradition du travail manuel et artisanal.
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En raison de notre centration sur l’identité professionnelle, nous privilégierons ici la dimension sociale de la
construction identitaire laissant dans l’ombre, faute de temps, les mécanismes psychologiques à l’œuvre.
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La « socialisation relationnelle », celle des acteurs en interaction dans un contexte
d’action précis, finalisé, traversé par des enjeux divers, est synchronique. Deux processus de
construction identitaire jouent simultanément dans de tels contextes d’action collective :
« l’attribution » et « l’incorporation ».
Dès lors qu’elle s’engage aux côtés d’autrui dans une action collective, la personne se
voit attribuer une identité par autrui, fondement de la reconnaissance (identité pour autrui :
« comment les autres me voient ? »). Dans un lieu de travail, les praticiens d’un métier
partagent des façons de faire mais aussi de penser en quelque sorte reconnues et validées par
le milieu professionnel. Ces formes identitaires socialisées fondent l’appartenance à un
métier : « être du métier ». Pour ceux qui « entrent dans le métier », et n’ont pas encore
intériorisé ces pratiques sociales, les savoir-faire des praticiens peuvent exercer une forme de
fascination : « avoir du métier » alors que la formation (forme scolaire de socialisation
relationnelle) est réputée « théorique » et peu utile pour l’action professionnelle. Stagiaire, je
suis considéré comme (futur) collègue dans un milieu de travail qui partage des savoirs
professionnels, pratiques et symboliques mais aussi des normes, des règles et des valeurs.
L’intériorisation active de cette identité par la personne est variable selon les individus
et fluctuante dans le temps : cette identité qui m’est proposée me convient-elle ? Est-ce que je
me sens “éducateur agent de socialisation” alors que, moi-même, je rejette un certain
nombre de normes de la société... Est-ce que j’adhère à certaines « valeurs » tacites : le client
manipulé, certains élèves méprisés ?
Au cœur de ce processus d’incorporation, s’exerce une tension entre deux tendances
antinomiques : une tendance à l’identification (se définir à l’image d’un autre ou d’un groupe
auquel on appartient ou auquel on souhaiterait appartenir) et une tendance à la différenciation
(repérer ses différences et prendre ses distances par rapport à cet autre ou à ce groupe). Dans
la théorisation de Dubar, l’identité pour autrui, relevant du processus de socialisation
relationnelle, suppose donc une transaction externe « objective » entre les identités attribuées
par autrui (individus et institutions) et les identités incorporées. Cette transaction est ancrée
sur la dualité reconnaissance ou non reconnaissance.
Au final, l’image que l’individu se construit de lui-même dans l’exercice du métier et la
manière dont il anticipe sa carrière se situe à l’articulation plus ou moins harmonieuse des
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deux processus de socialisation. En effet, l’incorporation « ne peut s’analyser en dehors des
trajectoires sociales par et dans lesquelles les individus se construisent « des identités pour soi » qui ne sont rien
d’autre que « l’histoire qu’ils se racontent sur ce qu’ils sont » (Laing, 1961, p. 114) ... Sans cette légitimité
subjective, on ne peut parler d’identité pour soi » (Dubar,
2000, p. 111).
Engagée de longue date, la socialisation biographique offre peu de prise à la formation;
certaines de ses composantes peuvent cependant venir interférer. Par exemple, des émotions
négatives liées à certaines expériences scolaires alors qu’on s’engage dans une formation
d’enseignant ; le rapport à l’argent qu’une assistante sociale a construit dans son milieu
familial alors qu’elle doit accompagner quelqu’un dans la gestion de son budget. La
formation ne pourra les ignorer. Il s’agira au minimum pour elle d’offrir des espace-temps et
des outils pour travailler cette articulation complexe entre singularité et appartenance qui
touchera immanquablement aux attitudes (voir ci-après).
Par contre, elle aura un rôle médiateur plus direct à jouer par rapport aux difficultés
éventuelles des futurs professionnels à se reconnaître dans les formes socialisées du métier.
C’est au moment du premier contact comme professionnel avec un milieu de travail (stage et
premier emploi) que s’enclenchent avec force ces processus qui tirent en sens divers et sont
donc potentiellement source de déséquilibre. Hugues (1958), cité par Dubar (2000, pp. 139 et
suivantes) décrit trois mécanismes qui peuvent resurgir à chaque fois qu’on change d’emploi.
- « Le passage à travers le miroir », c’est-à-dire l’immersion dans la culture
professionnelle fait apparaître de nombreuses contradictions avec la culture profane.
L’image du métier relativement à la nature des tâches, à la conception des rôles
(normes, règles et valeurs) peut entrer en conflit très net avec l’anticipation des
carrières et l’image de soi dans le métier. La crise et le dilemme entre l’envie de
reconnaissance et « l’identification difficile avec le rôle » ne peuvent se dissiper que
par un renoncement volontaire aux stéréotypes professionnels. Cette découverte
désenchantée de la réalité du monde professionnel peut être traumatisante si elle
intervient à contre-temps, se produisant trop tôt ou trop tard et pousser à l’abandon.
- Dans un second temps, le formé s’installe dans une forme de dualité entre le modèle
idéal et le modèle pratique à propos des quatre éléments qui, selon Hughes,
constituent la base de l’identité professionnelle (la nature des tâches, la conception
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des rôles, l’anticipation de la carrière et l’image de soi dans le métier). Au modèle
idéal sont associées la dignité de la profession, l’image de marque et la valorisation
symbolique. Au modèle pratique sont liés les tâches quotidiennes et les « durs
travaux ».
- En définitive, l’individu « ajuste la conception de Soi », c’est-à-dire qu’il reconstitue
son identité en prenant en compte ses capacités physiques, mentales, personnelles ;
en intégrant également ses goûts et dégoûts, ainsi que les choix de carrières qu’il
peut escompter.
La constitution d’un groupe de référence aide, selon Dubar, à la gestion de cette dualité
via l’interaction avec des professionnels en place, quand ils jouent le rôle d’« autruis
significatifs », donnant du métier une image positive et favorisant le processus
d’identification. L’institution de formation a, elle aussi, un rôle à jouer relativement à l’image
du métier pour éviter un choc trop dur avec la réalité. Les médias peuvent contribuer à créer
une image idéale et stéréotypée du métier (que l’on songe par exemple à l’image du métier
d’enseignant renvoyée par l’« Instit » ou du métier de médecin et d’infirmière renvoyée par
« Urgence »…).
Le reportage « Première classe » (Françoise Davisse) met en évidence des jeunes
stagiaires à l’occasion de leur prise de fonction. L’une d’elle, Élodie, se projette dans le
métier « professeur des écoles pendant 37 ans et demi, j’sais pas mais jamais quitter l’école
pendant 37 ans et demi, oui c’est chouette. J’aime ça l’école... Ça sent bon l’école ». Ses
débuts en classe sont particulièrement difficiles. « Je ne m’attendais pas à… Je m’attendais à
rien de toutes façons, mais ça fait peur ! Je n’ai pas envie de passer 4 semaines de flicage ! »
Par contre, un autre stagiaire, Soufiane, adopte d’emblée un point de vue plus réaliste. Son
métier, pour lui, c’est « une place, un titre. Sur ma carte d’identité, profession : enseignant ».
Ses débuts dans le métier, faits d’essais et d’erreurs, lui apportent de la satisfaction et le
renforcent dans sa volonté de s’y engager. « Je suis ni le messie ni celui qui a toutes les
solutions. Mais je sais qu’on me paie pour un travail : celui d’apprendre ».
On l’a vu (voir chapitre 1), certains métiers offrent des tâches et des rôles proches du
quotidien (s’occuper d’enfants, accompagner un jeune dans les activités de sa vie
quotidienne), la construction du rôle professionnel doit se faire là en rupture avec le vécu
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quotidien. C’est donc aux formateurs d’offrir d’autres images, plus réalistes du métier, par
l’analyse des reportages vidéo, par des rencontres avec des professionnels, par des visites
dans différents lieux de travail…
L’identification des trois composantes de l’identité indique aux formateurs soucieux
d’améliorer la construction d’une identité professionnelle positive les objets potentiels de leur
intervention : l’action professionnelle (l’acquisition de savoir-faire et de compétences), les
savoirs qui fondent ou éclairent cette action, les représentations et les attitudes socioprofessionnelles. Ces dernières accompagnent et influencent l’action professionnelle, elles
intègrent les savoirs et les représentations mais les débordent en y associant des composantes
socio-affectives ; elles occupent une place privilégiée dans l’identité professionnelle dont
elles signent l’intégration. C’est pourquoi nous nous proposons de les approfondir en premier
lieu dans la foulée de la construction identitaire.
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Chapitre 3. Contribuer à la construction identitaire en
travaillant les attitudes et représentations socioprofessionnelles
1. Introduction
La transformation identitaire requiert l’engagement de l’individu dans le processus de
changement. Le cadre théorique qui fonde la compréhension de l’engagement d’un individu
dans l’action ne peut faire l’économie d’un concept central en psychologie sociale celui
d’attitude : principe explicatif qui permet de rendre compte à la fois de la différence des
réactions de plusieurs individus face à une même situation et d’une certaine constance dans
les réactions d’une même personne à plusieurs occasions. Le lien entre les attitudes et
l’identité d’un individu est donc particulièrement prégnant.
Les formateurs hésitent souvent à s’engager dans un travail sur les attitudes et ce, pour
plusieurs raisons. D’abord parce qu’ils se sentent mal à l’aise : les interventions sur ces
terrains plus personnels, voire intimes, prennent vite des allures d’intrusion ou de
manipulation. Elles restent donc souvent dans l’implicite sauf quand survient un problème
grave qu’on ne peut ignorer. Ensuite, parce qu’ils sont démunis. Au-delà de l’inventaire de
notions que tout le monde s’accorde à ranger dans la « boîte » affective : les attitudes et les
valeurs, les émotions et les sentiments, le comportement moral et éthique…, ce champ recèle
bien des zones d’ombre, et sa conceptualisation en un modèle cohérent n’est pas aisée. En
outre, ils partagent souvent la conviction que toutes ces facettes, étroitement liées à la
personnalité de l’individu sont stables et peu sensibles à une action pédagogique… (voir à ce
sujet les considérations relatives à l’erreur fondamentale, Leyens et Yserbyt, 1997,
chapitre 2).
Et pourtant, les grilles d’évaluation de stage, de même d’ailleurs que certains bulletins
scolaires,
contiennent
souvent
des
rubriques
qui
évoquent
des
« attitudes » ou
« comportements » jugés indispensables à une bonne intégration dans le contexte visé…
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Incohérence notoire qui consisterait à évaluer quelque chose qu’on n’a pas enseigné. Malgré
les difficultés de l’entreprise, il nous paraît plus cohérent de porter une attention délibérée aux
attitudes professionnelles ou, dit autrement, à faire de celles-ci un objet explicite du processus
d’enseignement-apprentissage et d’évaluation, mais de marquer clairement les limites de cette
intervention éducative : prendre pour objet les seules attitudes socio-professionnelles requises
par l’exercice du métier auquel on prépare et/ou celles qui sont liées à l’exercice du métier
d’élève ou d’étudiant.
2. Autour de l’attitude : clarifications conceptuelles
Un effort de clarification théorique s’impose en préalable à toute proposition
méthodologique. Dans la définition qu’ils donnent de la structure affective, Eagly et Chaiken
(1993) situent en aval des attitudes les habitudes (quand leur mobilisation devient quasi
automatique) et en amont les valeurs personnelles qui caractérisent l’importance relative que
la personne accorde aux objets personnels et évènements qui l’entourent. Ces valeurs seraient
elles-mêmes influencées par les besoins que cette personne cherche à satisfaire. Par ailleurs,
les travaux des psychologues sociaux (voir Leyens et Yserbyt, 1997 ; Deschamp et Beauvois,
1996) montrent combien les attitudes entretiennent des liens étroits avec les représentations
sociales intégrées par l’individu, qui font partie de leurs composantes cognitives et combien
elles influencent les comportements dans la mesure où elles se concrétisent en intention
d’action. Avec Charlot (1999), nous définirons les comportements comme des façons d’agir,
en situation, dans une relation avec l’autre et avec soi-même. Le schéma 1 synthétise ces
articulations.
Ce chapitre explicite le lien entre attitudes et comportements, entre attitudes et
représentations sociales et la possibilité pour un formateur d’influencer durablement les
comportements d’autrui par une action en profondeur sur ses attitudes et ses représentations.
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Figure 1 : Pour orienter une action formative : une modélisation des liens entre valeurs attitudes – représentations sociales - comportements - habitudes
Expérience antérieure avec l’objet attitudinal
Opportunités d’évocation de l’attitude
Valeurs
personnelles
(importance relative
accordée aux objets,
personnes,
phénomènes)
Besoins de la personne
Attitude par rapport à un objet particulier
(évaluation des coûts et bénéfices potentiels
des comportements attendus)
- Composantes cognitives : savoirs et
représentations sociales
Comportements
observables
Habitudes
- Composantes affectives et émotionnelles
- Intentions d’action
Dans la nébuleuse évoquée ci-avant, nous nous centrerons sur les concepts d’attitudes et
de représentations sociales puisque ce sont là des objets potentiels de formation.
2.1. Attitude
Une attitude est une disposition mentale qui résume notre évaluation, c’est-à-dire la
valeur que nous attribuons à un objet : une personne (par exemple, mon maître de stage), une
situation (par exemple, affronter un milieu inconnu), une abstraction (par exemple,
l’empathie) ; elle peut donc s’avérer positive ou négative et varier en intensité (d’après
Leyens et Yserbyt, 1997, p. 100). Ces attitudes ne sont pas innées mais acquises via les
expériences vécues et les interactions avec les personnes de son environnement ; elles
résultent de la combinaison de perceptions, de représentations, d’émotions, d’expériences
antérieures, et de l’analyse de leurs résultats qui permettent d’évaluer les coûts et les
bénéfices potentiels (conséquences) de comportemetns attendus face à un objet. Elles sont
donc une sorte de principe organisateur relativemen stable des processus perceptifs, cognitifs
et motivationnels chez un sujet. Cette organisation interne rend plus ou moins probable un
comportement déterminé dans une situation donnée.
L’attitude est donc ce construit, qui permet de rendre compte de la différence des
réactions de plusieurs personnes face à une même situation et d’une certaine stabilité dans les
réactions d’une même personne.
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Ces définitions ne vont pas sans poser quelques problèmes méthodologiques pour
appréhender l’attitude de quelqu’un (voir Leyens et Yzerbyt, 1997). L’attitude, disposition
mentale ou principe organisateur, ne s’observe pas. Les seuls observables sont les
comportements manifestés en situation par un individu ou les énoncés qu’il produit pour
exprimer ses attitudes (ou certaines de leurs composantes : comportements verbaux ou
opinions).
La sincérité des opinions peut être mise en cause. L’observation des comportements non
verbaux pourrait-elle mieux informer sur l’attitude puisque celle-ci est censée guider le
comportement ? Cependant, le lien entre l’attitude et les réponses observables des individus
est plus lâche qu’il n’y paraît.
Ainsi, un même comportement peut « s’expliquer » par des raisons différentes. Si un
stagiaire ne pose pas de questions sur son lieu de stage, peut-être est-ce parce qu’il maîtrise
parfaitement la situation qui lui est déjà familière par des expériences antérieures, peut-être
se représente-t-il le maître de stage comme quelqu’un qui doit être observé mais ne peut être
dérangé dans son travail, peut-être a-t-il déjà fait l’objet de moqueries suite à des questions
qu’il a posées... ? Bref, il serait dangereux d’inférer de ce comportement isolé à l’existence
d’une attitutde comme « l’absence de curiosité, d’intérêt pour le travail ».
Ce lien entre attitude et comportement a été largement exploré par les recherches en
psychologie sociale (voir Leyens et Yzerbyt, 1997, voir aussi Deschamps et Beauvois, 1996).
L’enjeu est de taille en effet pour tous ceux, et ils sont nombreux, qui souhaitent modifier
durablement les comportements d’autrui ; les enseignants et formateurs appartiennent à cette
catégorie. Travailler les attitudes constituerait une voie incontournable…
* La recherche montre que les attitudes sont d’autant plus susceptibles de guider les
comportements qu’elles sont ancrées dans une expérience directe avec l’objet attitudinal
(Regan et Fazio, 1977 ; Fazio, Chen, McDonel et Sherman, 1982). De même, le nombre
d’opportunités données au sujet d’exprimer son attitude augmente aussi l’impact de celleci sur le comportement (Schuette et Fazio, 1995). Ces occasions augmentent l’accessibilité
de l’attitude en mémoire. À terme, la mobilisation d’une attitude peut devenir quasiment
automatique et constituer une habitude. Elle est à ce moment plus difficile à modifier.
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* Dans leur théorie de l’action raisonnée, Fishbein et Ajzen (1975) estiment que l’attitude
n’influencera le comportement que dans la mesure où une intention existe. Cette intention
résulte d’une évaluation des bénéfices et des coûts, c’est-à-dire des conséquences, de la
conduite attendue. « Qu’est-ce que je gagne à agir de la sorte et qu’est-ce que ça va me
demander ? ».
Parmi toutes les composantes qui influencent le comportement du sujet, la valorisation
qu’il donne à un objet en dehors de toute pression extérieure, décrite comme son « attitude »,
précisément parce qu’elle exprime l’intériorisation d’une série de déterminants, constitue bien
un enjeu privilégié pour un formateur.
Après divers débats et validations empiriques (par exemple Breckler, 1984), il y a
maintenant un consensus assez important sur une structure de l’attitude en trois composantes
telle que formulée initialement par Rozenberg et Hovland (1960) :
- la composante affective est à l’origine de l’évaluation positive ou négative, elle
exprime l’émotion ou le sentiment induit par la présence réelle ou évoquée de l’objet
(connotations) ;
- la composante comportementale est constituée des intentions d’action éveillées par
l’objet, du souvenir des comportements passés et de l’espoir de comportements futurs
(conations) ;
- la composante cognitive est constituée de l’ensemble des informations détenues sur
l’objet en même temps que des croyances en rapport avec cet objet et de la crédibilité
allouée à ces croyances et informations (dénotations). C’est ici que les représentations
sociales, partagées par le sujet, trouvent leur point d’ancrage dans les attitudes.
2.2. Représentations sociales
Avant d’engager la réflexion sur les démarches susceptibles de modifier les attitudes,
nous nous proposons d’explorer conceptuellement le champ des représentations sociales.
Ensuite seront abordées conjointement les pistes d’action susceptibles de permettre une
évolution de ces deux composantes chez un individu.
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Dans la littérature scientifique, les définitions sont largement convergentes. Nous nous
baserons ici sur Jodelet (1991) et Abric (1994) pour caractériser la représentation sociale
comme une forme de connaissance courante, dite « de sens commun », caractérisée par les
propriétés suivantes :
1. Elle est socialement élaborée (c’est par l’interaction sociale qu’elle se construit) et
partagée par un groupe social plus ou moins largement défini, elle est donc
doublement sociale et cette logique sociale, nous dit Abric (1994), peut s’écarter
assez fortement, notamment par des aspects irrationnels, de la logique cognitive.
2. Elle a une visée pratique d’organisation, de maîtrise de l’environnement (matériel,
social, idéel), elle résume un savoir partagé par exemple par un groupe de
professionnels (ainsi, quand les enseignants parlent de « tenir la classe », ils se
comprennent sans longues explications).
3. Elle oriente les conduites et les communications, la manière dont un individu se
représente la tâche, les autres et le contexte, crée un système d’attentes et
d’anticipations qui conduit à sélectionner et à filtrer les informations.
Un épisode observé dans une école difficile de la région bruxelloise en
septembre 2004 illustre cette fonction d’orientation des conduites : un élève vient
trouver à la récréation son professeur de l’an dernier « pour lui donner des
nouvelles » (version de l’élève) et la prend par le bras. Celle-ci se sent agressée, elle
lui décoche un coup de pied qui engendre chez celui-ci des manifestations violentes.
Dans le contexte de cette école, les élèves sont assez généralement considérés
comme mal intentionnés à l’égard des enseignants et potentiellement dangereux,
l’enseignante a peut-être perçu uniquement le geste, pas le sourire éventuel qui
l’accompagne, l’interprète comme une agression et réagit au quart de tour selon la
règle adoptée entre eux : tolérance zéro.
4. Réciproquement, elle permet aussi de justifier a posteriori les actes posés.
Si on crée entre les membres du personnel des rapports compétitifs (demandant par
exemple à certains d’en surveiller d’autres…), les travailleurs vont attribuer à leurs
collègues des caractéristiques négatives qui justifient leurs comportements peu
solidaires : ils les voient comme tire au flanc, hypocrites, incompétents...
Ici, ce sont les pratiques qui, à leur tour, modulent ou modifient les représentations.
5. En conséquence, cette connaissance de sens courant concourt à l’établissement d’une
vision de la réalité commune à un ensemble social (groupe, classe, etc.) ou culturel
donné. Les représentations jouent donc une fonction identitaire importante : elles
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créent le groupe d’appartenance en accentuant les caractéristiques partagées par les
membres du groupe (l’ingroup) et les différences qui les séparent des autres groupes
l’outgroup).
3. Faire évoluer les attitudes et les représentations2
L’objectif du formateur est de modifier dans un sens attendu les attitudes socioprofessionnelles des jeunes auxquelles il s’adresse ; la visée est individuelle plutôt que sociale
même si on peut, à terme, rêver d’influencer progressivement, au travers de l’engagement de
jeunes générations, les attitudes et représentations d’une corporation professionnelle.
Néanmoins, les représentations sociales telles que définies sont en partie intériorisées par les
jeunes en formation : elles leur viennent de leur parcours individuel (socialisation
biographique) ou des professionnels rencontrés par exemple en stage (socialisation
relationnelle) ; elles interviennent dans la partie cognitive de leurs attitudes, créant des effets
d’attentes et influençant leurs comportements. Elles intéressent donc bien le formateur.
Les clarifications théoriques qui ont précédé reconnaissent une relation de
détermination réciproque entre attitudes et représentations d’une part, conduites et
comportements d’autre part. On posera donc l’hypothèse de l’intérêt qu’il y aurait à prendre
l’une ou l’autre de ces portes d’entrée comme cible sachant qu’une intervention directe sur les
comportements et les pratiques sous la contrainte du formateur et qui ne viserait pas leur
intériorisation et leur réappropriation par le sujet ne laisserait aucune trace durable et donc ne
contribuerait pas à sa construction identitaire.
Dans le contexte qui nous occupe, celui d’une formation professionnalisante, on se
limitera aux attitudes et représentations qui touchent à l’image et à l’exercice du métier auquel
on prépare.
* Celles qui assurent la conformité au cadre légal et déontologique du métier.
- Par exemple, dans le groupe social des enseignants, l’approche par compétences est
fréquemment associée à des représentations très négatives : elle serait le signe d’une
2
Les développements théoriques de ce paragraphe se fondent sur les chapitres 4 et 5 de Leyens et Yzerbyt
(2002), centrés sur la modification des attitudes, et sur Bonardi et Roussiau (1999, chapitre 4), Roussiau et
Bonardi (2001, chapitres 9 et 10) relatifs à l’évolution des représentations.
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école à la solde de l’idéologie libérale, elle renforcerait les échecs, particulièrement
chez les élèves défavorisés… Or, cette approche est décrétale.
- La déontologie du métier appelle à construire une différenciation entre relation
personnelle et relation professionnelle avec un bénéficiaire contrairement à la
conviction : j’ai choisi ce métier pour les aimer…
* Celles qui construisent une plus grande congruence avec les résultats de recherche et
l’évolution des connaissances.
- Par exemple, les recherches ont montré que le redoublement, perçu comme une forme
d’adaptation aux caractéristiques individuelles des élèves, n’est pas une mesure
efficace et entraîne au contraire une série d’effets négatifs.
* Celles qui favorisent l’adéquation dans l’exercice du métier : la pertinence des tâches et
des rôles, la perception correcte et positive des bénéficiaires.
Relativement aux métiers de l’interaction humaine, ce dernier aspect revêt une importance
toute particulière. Ainsi, la psychologie sociale (voir Leyens et Yzerbyt, 1997, chapitre 2)
nous met en garde contre les catégorisations abusives fondées sur des théories implicites de
la personnalité (implicites étant entendu ici au sens de non alimentées par des sources
scientifiques). Les enfants mignons sont souvent considérés comme intelligents ; à
l’inverse ceux dont le physique est ingrat sont perçus comme peu doués, voire méchants…
Elle a de même mis en évidence l’existence de stéréotypes, mécanismes socio-cognitifs
consistant à attribuer à des individus membres d’un groupe des caractéristiques de
personnalité et de comportement du seul fait de leur appartenance à ce groupe : comme
enseignante, je n’aurai rien à dire à cet élève arabe.
Quand ils s’accompagnent de manifestations affectives, les stéréotypes peuvent devenir
préjugés ; ils peuvent aussi entraîner à des comportements discriminatoires. Travailler avec
les futurs professionnels sur la prise en compte des attributs spécifiques aux personnes
rencontrées apparaît dès lors comme essentiel.
La structure même de l’attitude, telle que définie p. 12, indique des pistes d’action pour
leur modification éventuelle.
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3.1. Les stratégies cognitives de la persuasion : augmenter la probabilité d’un traitement
élaboré de l’information
Les stratégies cognitives de modification des attitudes prennent pour cible les savoirs et
les représentations. Elles relèvent largement de la communication.
Les cours généraux d’un dispositif de formation, par les savoirs objectivés qu’ils
mettent à disposition pourraient au minimum être assimilés à la modalité « propagation » que
Moscovici (1961) décrit à propos de la communication médiatique et « ajouter du sens » aux
cognitions existantes chez les étudiants. Au travers de ces cours, les formateurs peuvent aussi
tenter, de manière délibérée, par des débats argumentés, de modifier en profondeur les
composantes cognitives et représentationnelles des attitudes socio-professionnelles.
Cette orientation théorique identifie comme facteur déterminant du changement
d’attitude l’activité intellectuelle du récepteur ou élaboration3 tout en reconnaissant
l’existence de modes de traitement moins consciencieux.
La probabilité de l’élaboration dépend des capacités cognitives du sujet mais aussi de la
motivation à traiter le message en profondeur. Celle-ci dépend des caractéristiques
individuelles « le besoin de cognition varie » (Cacioppo et Pretty, 1982). Les modèles de la
motivation (Galand et al., 2006) ont souligné combien l’engagement dans des stratégies
d’élaboration est caractéristique des individus animés par des buts d’apprentissage (devenir
plus compétent) et non seulement de performance (l’emporter sur les autres).
Par contre, lorsque la motivation ou les ressources cognitives manquent, les sujets
appliquent aux messages persuasifs des stratégies de traitement périphérique : règles de
décision simples ou heuristiques (exemple : « si la source est un expert, je lui fais
confiance »), travail de type attributaire, conditionnement…
Si, face à un message persuasif, les gens se contentent d’un traitement heuristique, les
changements occasionnés sont peu durables. En outre, la résistance face à de nouvelles
3
Voie centrale de la persuasion (Petty et Cacioppo, 1986) ou traitement systématique (Chaiken, 1987).
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tentatives d’influence reste limitée. À l’opposé, les changements issus d’un traitement
scrupuleux des arguments du message persistent plus longtemps, viennent plus rapidement à
l’esprit lorsque les individus sont à nouveau confrontés à l’objet attitudinal, orientent
davantage les conduites ultérieures, et sont plus résistants en cas de mise en cause (Haugtvedt
et Petty, 1992).
L’enjeu du formateur sera donc de jouer sur les facteurs cités, cognitifs et
motivationnels, qui maximisent les chances d’un traitement élaboré et limitent le recours au
traitement superficiel. Dans le processus de construction identitaire, les sources d’information
sont diverses et la légitimité que les étudiants leur accordent respectivement n’est pas
nécessairement en faveur de l’institution de formation… Parfois, l’objectif du formateur sera
de minimiser l’impact d’un message qui proviendrait des terrains de stage et irait à l’inverse
des attitudes qu’il préconise. Une stratégie d’anticipation pourrait être efficace. Pour organiser
la résistance, il pourrait évoquer avec ses étudiants les points de vue et intentions
fréquemment évoqués par la source à laquelle ils vont être confrontés, les analyser en fonction
des contextes sociaux de production, voire même développer avec eux une série de contrearguments. Il ne s’agit pas ici de dénigrer les formateurs de terrain, mais de relativiser les
positionnements qu’ils pourraient prendre.
Par exemple, pour permettre aux élèves plus lents de maîtriser les compétences de base
jugées indispensables pour tous, on réfléchit à l’école normale sur la manière de différencier,
à certains moments, les pratiques pédagogiques. Les maîtres de stage ne sont pas
nécessairement acquis à cette idée. Cette différence de point de vue mérite d’être travaillée en
formation avant le stage.
3.2. Jouer sur les émotions
Les approches cognitivistes rationnelles tablent surtout sur l’information pour modifier
les attitudes, d’autres vont plutôt chercher à atteindre les émotions. Ainsi, les campagnes antitabac par exemple vont montrer avec force détails horribles tous les ravages du tabac sur le
corps humain (jouer sur l’émotion) ou alors démontrer scientifiquement ses effets (jouer sur
l’intellect).
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Les influences de l’émotion4 sur le comportement sont nombreuses (voir Grisé et
Trottier, 1997, p. 21) : elles influencent notre niveau d’activité en modifiant notre
concentration, nous rapprochent ou nous éloignent d’autrui, nous font ressentir confort ou
inconfort, nous mettent sous tension ; elles influencent aussi fortement l’image que nous
avons de nous-mêmes. Les études récentes du neurologue Damasio (2003, Université de
l’Iowa) soulignent combien, particulièrement dans les situations aux résultats incertains
(fréquentes dans l’exercice des métiers de l’interaction humaine), l’émotion joue un rôle
important dans la prise de décision. Ce scientifique mène les observations suivantes :
- Chez des individus souffrant d’une lésion du lobe frontal, la capacité à prendre de
bonnes décisions est compromise.
- Ils ne perçoivent pas ce qui est socialement convenable et dès lors méprisent les
conventions sociales, les normes et violent les règles éthiques, les valeurs alors qu’ils
sont « intellectuellement intacts », qu’ils se souviennent des conventions et des règles et
peuvent même comprendre, quand on attire leur attention, qu’ils les ont enfreintes...
- Ils manquent d’empathie ; l’auteur parle de « platitude au niveau des émotions
sociales » (p. 146) : pas d’embarras, de sympathie, de culpabilité…
L’hypothèse explicative est que ces sujets ne parviennent pas à activer une mémoire
émotionnelle qui, dans le fonctionnement normal, aiderait à choisir parmi plusieurs options
possibles en fonction des résultats d’expériences antérieurement vécues et permettrait la prise
de décisions pertinentes. Comme formateur, on n’a donc pas intérêt à négliger les
répercussions émotionnelles des expériences et il faudrait même aménager les situations pour
que des réactions émotionnelles positives soient associées à des comportements attendus.
Par ailleurs, des recherches ont aussi montré que la familiarité avec un objet ou une
situation suscite une appréciation favorable à leur égard. Multiplier à l’école les situations de
coopération plutôt que de compétition créerait donc déjà des conditions favorables à la
première attitude.
4
Damasio définit l’émotion comme un ensemble de réactions corporelles automatiques et inconscientes face à
certains stimulus (par exemple quand nous avons peur, le rythme cardiaque s’accélère, la bouche s’assèche, la
peau pâlit). Les sentiments naissent quand nous prenons conscience de ces émotions corporelles.
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De la même manière que le retour réflexif sur une démarche cognitive (métacognition)
favorise la prise de conscience des caractéristiques positives de ces démarches et leur transfert
à d’autres contextes, l’analyse de ses réactions émotionnelles en situation et des
caractéristiques qui leur sont associées (méta-émotion) apparaît de plus en plus comme une
voie prometteuse pour une utilisation positive de ses caractéristiques affectives.
Les stratégies cognitives ou émotionnelles de persuasion prennent l’attitude pour cible
directe tablant sur le fait que le comportement des gens se modifiera en conséquence. Mais les
représentations et plus généralement les attitudes sont aussi susceptibles de changer sous
l’influence des comportements et des pratiques sociales.
3.3. Susciter un comportement dissonant
Joule et Beauvois (1987) distinguent deux grandes classes de comportements liés à la
soumission :
- D’un côté des conduites « imposées » qui vont à l’encontre de nos attitudes ou de nos
opinions provoquent un bouleversement des attitudes dans le sens des comportements
fraîchement émis ainsi que l’émission de nouveaux comportements allant dans la
même direction. Dans ce cas, celui de la dissonance cognitive5, le changement
d’attitude résulte sans doute d’un travail cognitif intense.
- De l’autre côté, la réalisation d’actes non problématiques (conformes aux attitudes et
opinions) provoque alors une consolidation de l’attitude et une stabilisation de l’acte
de soumission, elle doit mobiliser moins de ressources.
La perspective ouverte par la dissonance cognitive est intéressante, elle autoriserait à
espérer des changements de représentation et d’attitudes au travers de mises en situation
menées au sein même de l’institution de formation et par exemple en amont de situations de
stage. Par exemple, exploiter des jeux de rôle où un étudiant particulièrement élitiste est
convié à jouer le rôle de l’élève « victime » de non différenciation de la part de son
enseignant et qui lui en explique les effets pervers. Cependant, l’énoncé des conditions à
5
Selon Festinger (1957), un conflit entre notre comportement et nos attitudes entraîne une situation de
dissonance ; l’individu qui prend conscience de cette dissonance ressent un malaise psychologique et
physiologique qu’il cherche à réduire. Souvent, il est plus aisé d’éliminer la dissonance en modifiant ses attitudes
plutôt que son comportement.
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réunir6 laisse entendre combien le contrôle strict des processus enclenchés risque d’être
difficile pour un formateur qui n’est pas dans un labo…
Par contre, l’immersion dans la réalité professionnelle via les stages invite à s’interroger
sur le rôle des pratiques sociales sur la modification des attitudes et des représentations.
3.4. Pratiques sociales et représentations
Les pratiques sociales sont définies par Abric (1994, p. 7) comme des « systèmes
complexes d’actions socialement investis et soumis à des enjeux socialement et historiquement déterminés
».
Leur définition même laisse entendre qu’elles risquent de jouer un rôle déterminant dans la
modification des attitudes et des représentations.
L’hypothèse de la dissonance cognitive postule que lorsque les acteurs sociaux sont
engagés dans des pratiques qui vont à l’encontre de celles que leur dicterait leur système de
normes et de valeurs, ou qui sont en contradiction avec leurs pratiques antérieures, ils
élaboreront des représentations en conformité avec leurs pratiques.
Abric (1994, p. 234) nuance cette hypothèse en fonction des travaux de Flament (1994)
qui mettent en lumière le rôle que joue le caractère réversible ou non de la situation
provoquant l’évolution des pratiques.
Le modèle global d’évolution des représentations (Flament, 1994a) comporte quatre
temps : des circonstances (sociales ou naturelles) externes se modifient, contraignant
l’évolution des pratiques sociales ; celles-ci déclencheraient des transformations dans les
représentations au niveau périphérique ou, éventuellement, central. C’est la persistance de ces
circonstances qui détermine l’adoption définitive ou temporaire des nouvelles pratiques. Si les
circonstances sont temporaires ou perçues comme telles par le sujet, les pratiques nouvelles à
6
Cooper et Fazio (cité par Leyens et al., pp. 144-146) ont défini (1984) les quatre conditions d’émergence de la
dissonance cognitive :
- les actes posés sont susceptibles d’une suite fâcheuse (sinon l’inconfort psychologique n’est pas ressenti) ;
- la personne doit assumer la responsabilité de sa conduite (s’il est obligé de produire un comportement cette
responsabilité n’est pas engagée) ;
- le malaise physiologique ou psychologique doit effectivement être ressenti ;
- ce malaise doit effectivement être attribué au comportement produit plutôt qu’à des circonstances ou
conditions externes.
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adopter seront conçues comme réversibles. Les modifications de la représentation se situeront
alors au niveau du système périphérique, le système central n’accusant pas de changements.
La réforme du 1er degré de l’enseignement secondaire en Belgique propose d’abord à
une centaine d’écoles, en septembre 1993 puis de manière généralisée en 1994, un
fonctionnement en cycle supprimant le redoublement de 1re à 2e. Une évaluation des
modalités de fonctionnement de l’évaluation formative, des activités de remédiation et de
soutien, et de l’éventuelle 3e année complémentaire est annoncée. C’est sur cette base que les
décisions de maintenir la réforme devraient être prises.
En fait, les pratiques ont peu changé et les représentations sur l’efficacité du
redoublement n’ont guère vacillé : les enseignants interrogés ont souligné que
l’année complémentaire venait trop tard après la deuxième et qu’il vaudrait mieux la
réintroduire après la première…
Par contre, si les circonstances sont appelées à se maintenir, le sujet considèrera que
les pratiques nouvelles qu’il développe ont un caractère irréversible. La
restructuration des représentations risque d’être profonde par la mise en place d’un
système central différent. Une telle restructuration sera nécessaire pour réarticuler les
incohérences qui vont apparaître dans le champ représentatif, et pour fournir au sujet
de « bonnes raisons » qui justifient ses pratiques nouvelles : rationnalisation qui
réduit la dissonance cognitive.
L’introduction de la pédagogie par compétence a pris d’emblée une forme
décrétale : les référentiels fixant les objectifs à atteindre avec tous sont approuvés
par le Gouvernement et votés par le Parlement. Ils guident l’appréciation du niveau
des études par les inspecteurs. La situation présente dès lors un caractère
irréversible bien plus prononcé qui devrait se répercuter aussi dans la modification
des pratiques et générer des transformations dans les représentations.
- Transformation progressive chez certains enseignants travaillant déjà plus ou
moins par des mises en situation, des affinements progressifs de ces pratiques
vont activer de nouveaux schèmes qui s’intègreront au noyau et le renouvelleront.
- Transformation résistante pour les professeurs contraints à des changements de
pratiques dont ils rationalisent l’intérêt : « avec notre public, une approche par
résolution de problèmes concrets pourrait permettre de les accrocher au travail
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scolaire, peut-être est-ce, pour ce cas précis, une voie possible d’amélioration ».
À terme, la multiplication des schèmes étranges risque de modifier le noyau de la
représentation.
- Transformation brutale peut-être si l’on avait d’emblée imposé des épreuves
d’évaluation externes basées sur une approche par compétences, pari que les
autorités n’ont pas engagé.
Pour Abric (1994, p. 237), l’analyse des pratiques suppose « que soient pris en compte au
moins deux facteurs essentiels : les conditions sociales, historiques et matérielles dans lesquelles elle
[la pratique sociale] s’inscrit, d’une part, et, d’autre part, son mode d’appropriation par l’individu ou
le groupe concerné, mode d’appropriation où les facteurs cognitifs, symboliques, représentationnels
jouent également un rôle déterminant. Car pour qu’une pratique sociale, même imposée, se
maintienne, encore faut-il qu’elle puisse, à terme, être appropriée, c’est-à-dire intégrée dans le
système de valeurs, de croyances et de normes, soit en s’y adaptant, soit en le transformant
».
En pleine convergence avec le point de vue que nous défendons, Abric voit donc dans
l’incorporation identitaire la condition du maintien d’une pratique et au service de cette
incorporation le rôle essentiel joué par les facteurs représentationnels.
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