Autrui 2

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Autrui 2
Lycée franco-mexicain – Cours Olivier Verdun
AUTRUI
Notions connexes : la société, la politique, le devoir
INTRODUCTION : DE LA CONSCIENCE A AUTRUI
Notre réflexion sur la conscience et le désir se prolonge naturellement dans la question
d'autrui. Nous nous sommes aperçus que la conscience, loin de signifier l'identité vide du Je = Je
et du repli sur soi, était ouverture dynamique d'un sujet qui ne peut se saisir que sur le mode de la
médiation, de la distance, voire de l'aliénation. Loin d'être une pure intériorité qui me mettrait de
plain-pied au contact de mon être, la conscience de soi n'a de sens et d'existence qu'en relation
avec une autre conscience.
Autrui se présente d’abord comme alter ego : comme moi, c'est un moi qui apparaît comme
une extension, un analogue de moi-même. Pourtant, c'est un moi que je ne suis pas, un moi qui
n'est pas moi; autrui, c’est l’autre, au même titre que tout ce qui n’est pas moi : tout ce qui est
extérieur à ma personne (ce crayon que je tiens dans ma main, cet arbre que je vois, comme cette
personne en face de moi) est autre que moi. L’altérité serait ainsi la première caractéristique
d’autrui, par opposition à l’identité qui définit le moi. Autrui désigne alors l’autre plus ou
moins proche (mon voisin, mon ami, mon amour…) et l’autre plus ou moins lointain (le
passant inconnu, l’étranger, l’ennemi…).
Or l'expression alter ego apparaît comme contradictoire : si autrui est autre, il faut le situer du
côté du monde, il cesse par là-même d'être ego; mais si autrui est un ego, il se confond avec moi
et ne comporte plus aucune altérité.
D'un côté, je ne peux, par principe, accéder à une autre conscience; si c'était le cas, ma
conscience et celle de l'autre n'en feraient qu'une, de sorte que parler d'autrui serait dépourvu de
sens. Mais, d'autre part, l'expérience d'autrui ne se réduit pas à une expérience parmi d'autres, elle
met en question l'opposition du sujet et de l'objet que nous avions entrevue dans le cours sur la
conscience.
Le mode d'être d'autrui se révèle alors sous un jour quelque peu paradoxal, paradoxe qui est
précisément celui du même et de l'autre : en tant qu'ego, autrui se donne comme un " double "
de moi-même et témoigne de cette intériorité dont je suis d'abord l'épreuve; mais l'expérience
d'autrui exclut tout autant cette intériorité car « l'immanence de la conscience la situe devant un
monde d'objets, au sein duquel un autre pour-soi ne peut jamais paraître » (Renaud Barbaras, in
Autrui, p. 9). Le mode d'être d'autrui échappe donc autant à l'immanence de la conscience qu'à
l'extériorité de la chose.
Si autrui possède à la fois les caractères du même et de l’autre, comment puis-je savoir que
l’autre en face de moi est également doué de conscience ? Comment s'effectue la rencontre avec
autrui et quelles sont les modalités de cette rencontre ? L’autre n’est- il pas indispensable à mon
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existence, aussi bien d’ailleurs qu’à la connaissance que j’ai de moi-même ? Pourtant, les conflits
et la lutte des consciences montrent que si autrui se révèle être l’allié le plus indispensable, il est
aussi mon plus implacable ennemi.
De là l’idée que l’homme est un loup pour l’homme pour reprendre la célèbre formule de
Hobbes. A défaut d’un pouvoir souverain et despotique qui les tient tous en respect, les hommes
se font la guerre ; ils n’agissent que par intérêt égoïste et ne désirent rien moins qu’acquérir
pouvoir après pouvoir, que dominer les autres. La métaphore animale, celle du loup chez Hobbes,
des lions ou des renards chez Machiavel, des démons chez Kant, est éclairante et suggère une
assimilation des humains, réduits au rôle de proies de l’intérêt, à des animaux ou à des nonhumains. On a toujours associé le loup au « méchant » et au « gourmand » ; le christianisme en fit
même une image du Diable. C’est bien connu, le loup « dévore » les petits enfants, surtout s’ils
ne sont pas sages. La méchanceté est une volonté de nuire qui s’accompagne de violence ou de
cruauté. Dans l’imagerie populaire, le loup n’est pas seulement un prédateur : il se délecte de
l’effroi qu’il peut causer (il « ricane »).
Est-il donc vrai que l’homme est un loup pour l’homme ? La violence et la méchanceté sontelles naturelles à l’homme ou bien un effet pervers de la civilisation qu’il serait possible de
corriger ? L’homme est-il méchant comme un loup ou est-il devenu un être plus méchant que le
loup lui-même ? Or c’est aussi en tant qu’il participe de l’animal que l’homme sympathise avec
ses semblables ou avec les autres espèces. Car le loup n’est pas un loup pour le loup ; Et même
pas toujours un loup pour l’homme (exemple de la légende de la louve allaitant Rémus et
Romulus).
Dès lors, les hommes n’agissent-ils vraiment que par intérêt ? Pourquoi au juste vivent-ils
ensemble ? La sympathie, l’empathie, la compassion, bien présentes dans le règne animal, le don,
ne sont-ils pas également des composantes essentielles du lien social ? Quelle valeur attribuer à la
contrainte, pour chacun d'entre nous, de ne jamais connaître qu’une vie commune ?
I) L’ARITHMETIQUE DE L’INTERET : UNE ANTHROPOLOGIE DE LA LASSITUDE
A la question : « l’homme est-il un loup pour l’homme ? », la réponse semble être positive, si
l’on se fie à la fréquence des relations conflictuelles entre les sujets, depuis les conflits quotidiens
jusqu’aux conflits collectifs (guerres, génocides, etc.). L’idée que les hommes n’agissent que par
intérêt égoïste hante la pensée occidentale. Cette idée se fonde sur une conception pessimiste de
la nature humaine : l’homme serait foncièrement mauvais, méchant ; il ferait le mal pour le mal ;
à l’instar des animaux, il serait un prédateur, rechercherait la satisfaction de tous ses désirs, serait
indifférent aux biens et aux maux d’autrui.
A) L’AMOUR-PROPRE : LE MOI EST HAÎSSABLE
Qu’est-ce qui fonde le lien social ? Comment rendre compte de la formation de la société ? La
première réponse peut-être : les passions. L’amour de soi, en particulier, ou « intérêt nôtre », qui
peut dériver vers l’amour-propre, ou « intérêt propre », et radicaliser ainsi la notion d’intérêt en
un égoïsme insurmontable. En sorte que la morale, la politique, la vie commune en sont que des
masques de l’amour-propre.
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A.1) La fable des abeilles
Dans La fable des abeilles (1714), Bernard Mandeville (médecin hollandais installé à
Londres) soutient que l’homme, à l’instar de l’animal, est foncièrement égoïste. Comment
expliquer alors que les hommes aient accepté que soient limités leurs désirs égoïstes ? Quelle est
la force qui pacifie les relations sociales, pacification que le frein du gouvernement ou la violence
ne sauraient seuls réaliser ?
Mandeville répond que c’est l’orgueil, un des principaux ingrédients de l’essence humaine : la
plupart des comportements moraux et vertueux doivent à cette « récompense imaginaire »,
inventée par les législateurs. Qu’est-ce que l’orgueil ? Cette « faculté naturelle par laquelle tout
mortel qui a quelque intelligence se surestime et s’imagine posséder de meilleurs attributs que ne
le lui accorderait un juge impartial au courant de toutes les qualités qu’il a et de toutes les
circonstances où il se trouve». L’amour-propre témoigne d’une attention exclusivement
consacrée à ses propres intérêts considérés comme incommensurables au regard de ceux des
autres, lesquels sont systématiquement négligés ou niés. La coopération, lorsqu’elle existe, se
trouve en permanence menacée de défection lorsque celle-ci ne possède pas u coût dissuasif.
Ne pas confondre l’amour de soi et l’amour-propre : l’amour de soi témoigne du désir de
l’agent centré sur lui-même et sur les avantages qu’il cherche à obtenir pour soi, mais sans que
cela se traduise par une attention exclusive accordée à ceux-ci. Il ne s’agit pas ici de se croire
supérieur aux autres, de se comparer à eux : il convient certes de ne pas sacrifier ses propres
intérêts à ceux d’autrui mais cela ne saurait conduire à une rivalité permanente ; il existe un
rapport possible de composition entre les intérêts selon des modalités variables qui peuvent
engendrer des rapports de coopération.
Conséquence : il n’est aucune motivation naturelle qui puise inciter l’homme à ce que le bien
d‘autrui l’emporte sur le sien propre, à moins qu’il n’y trouve un intérêt qui, à défaut d’être
matériel, soit de nature symbolique ou imaginaire. Tel est le génie des législateurs : avoir su
inventer une telle récompense qui répond à la propension de l’orgueil humain à accueillir avec
plaisir toutes les formes de la flatterie. En sorte que l’invention des notions morales est d’abord
un instrument au service de la domination cynique exercée par les plus méchants d’entre les
hommes. Ainsi se construit une éthique sociale du désintéressement, de la maîtrise de soi, du
renoncement au bien privé pour le bien public. C’est la thèse que défendait déjà Calliclés dans
Gorgias de Platon.
Cette idée d’une utilité sociale du vice est donc fondée sur l’affirmation qu’il n’existe en
l’homme aucun sentiment moral naturel qui l’inciterait à venir au secours d’autrui,
indépendamment de toute attente intéressée d’une rétribution qui satisfasse son amour-propre.
Les actions les plus vertueuses n’auraient d’autre ut ultime que le sentiment de satisfaction de soi
qu’elles produisent. Il s’agit bien là d’une récompense imaginaire. L’action morale vertueuse
repose donc sur la conjugaison de deux facteurs : l’invention d’une récompense imaginaire (le
contentement de soi que produit l’approbation des autres) ; la passion originaire de l’orgueil, le
désir d’être estimé. La morale reste en son fond mue par des mobiles essentiellement égoïstes.
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A.2) La fragilité de l’identité humaine
La Rochefoucauld, dans ses Maximes et sentences (1664), entend démasquer les illusions de la
vertu pour mettre au jour la loi secrète et universelle de l’égoïsme. Les actions apparemment les
plus vertueuses et désintéressées ne sont que le travestissement, souvent inconscient, de l’amourpropre et du désir de gloire, de la vanité, de la cupidité. C'est l'intérêt qui nous pousse à être
sociables. D'où la méfiance nécessaire à l'égard d'autrui et de ses motivations : l'apparence de
l'autre dans ses actes et son langage n'est qu'un masque recouvrant une réalité insondable et
dangereuse.
La Rochefoucauld ne cesse de dénoncer les fausses vertus et de dresser par là-même le
portrait de l’homme pécheur: « Toutes les vertus de l’homme se perdent dans l’intérêt comme les
fleuves dans la mer » (maxime 3), « Nous nous persuadons souvent d’aimer les gens plus
puissants que nous, et néanmoins c’est l’intérêt seul qui produit notre amitié. Nous ne nous
donnons pas pour le bien que nous leur voulons faire, mais pour celui que nous voulons
recevoir » (maxime 87).
L’intérêt ne se réduit pas ici aux seuls biens matériels mais inclut la recherche de la gloire et de
l’estime des hommes, la défense de son propre honneur. Le trait principal du désir de gloire est de
privilégier le paraître sur l’être : ce qui compte, ce n’est pas ce que l’on est, mais ce que l’on
paraît être dans le regard des autres. Désir d’être estimé, de plaire, de donner une image de soi qui
attire l’approbation d’autrui. Le désir de gloire est donc orienté vers le jugement d’autrui. Etre
respecté, attirer l’attention à soi, l’admiration des autres, voilà ce que, plus que tout, les hommes
recherchent, et ce jusque dans leurs conduits les plus nobles ou généreuses. Extrême fragilité
donc de l’identité humaine : l’homme est en quelque sorte dépossédé de toute conscience
originaire de soi, pour n’être plus que suspendu au regard de l’autre ; le désir de reconnaissance
est le théâtre où se constitue l’image de soi. Image d’un être déchiré, divisé d’avec soi, d’un être
aliéné, perdu dans son désir effréné d’être admiré et respecté.
Cet amour-propre que La Rochefoucauld définit comme « l’amour de soi-même et de toutes
choses pour soi », est doué d’une autonomie : il est à lui-même sa propre fin ; il ne veut rien
d’autre que lui-même ; son désir est d’être tout simplement. Il n’est déterminé par aucune
rationalité immanente, il se meut selon de purs caprices. Il est donc inconsistant. D’où
l’impossibilité d’évaluer moralement la plupart de nos actions, puisque notre libre volonté n’en
est pas la cause première ? On pourrait parler, à propos de cet égoïsme psycholohique, de
« négativisme éthique » (Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité, p.32) : une
multiplicité de facteurs –goûts, humeurs, circonstances, intérêt, etc. – exercent une influence
invincible sur notre volonté, faisant d’elle l’instrument passif de déterminations multiples,
inconnaissables, obscures : « L’homme est conduit lorsqu’il croit se conduire » (maxime 19).
L’homme est donc présenté ici comme un être passif, dispersé, inconstant, dont la volonté est
aliénée par le jeu improbable de causalités qui échappent à sa conscience et à son emprise.
Comme dira Freud, le moi n’est pas maître dans sa propre maison. L’amour-propre se substitue
en quelque sorte à l’ego et se pose comme le sujet véritable de nos actions. Derrière la
problématique de l’intérêt se trouve donc la question de l’identité humaine. Peut-elle être
définie en se rapportant à l’idée d’un moi, d’un sujet de la conscience, maître de soi ? Ou bien
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pareille définition cartésienne n’est-elle pas au fond qu’une illusion de la conscience, qui ne
résiste pas à l’examen psychologique ?
Qu’est-ce qui donc caractérise l’homme selon LR ? L’inconstance, la versatilité, la faiblesse, la
passivité. L’individu, dénué de toute identité propre, soumis au jeu de passions et de
déterminations secrètes, ne peut avoir d’autre être qu’un être d’emprunt, le masque ou l’étui qui
ne recouvre ou ne dissimule rien, aucun sujet substantiel. Comme les hommes n’ont pas
d’identité substantielle, leur moi n’est que l’expression d’une succession d’impulsions
psychologiques et organiques qui tour à tour prennent le dessus. Le moi n’existe que dans le
miroir du regard des autres où il se cherche en vain lui-même. La société est un jeu de miroirs et
de cour qui place les acteurs dans une dépendance mutuelle. Le moi humain n’est rien de plus
qu’un vernis social, fragile, vulnérable, sans ossature.
Conséquence : comme nous ne pouvons échapper à la loi de l’amour-propre, il reste seulement
à en réguler les effets nuisibles sous des formes socialement viables, à pacifier ce que Pascal
appelle le moi « haïssable ». La Rochefoucauld, contrairement à Pascal, ignore toute perspective
rédemptrice, s’en tenant à une morale purement mondaine de la régulation des égoïsmes – la
morale de « l’honnêteté ».
A.3) La banalité du mal
On peut aussi considérer que la nature humaine est foncièrement mauvaise, pécheresse (St
Augustin, Luther) et que tout ce qui vient d’elle est orienté vers une propension au mal. Idée que
le mal dont les hommes se rendent coupables est la mise en œuvre d’un choix, conscient,
volontaire, diabolique, à l’image du Richard III de Skakespeare s’écriant , « I am determined to
prove a villain » (« je suis résolu à être un méchant homme »). Les crimes les plus monstrueux de
l’histoire humaine ont été commis par de petits hommes médiocres, de simples fonctionnaires du
mal comme le furent certains officiers nazis, en sorte que l’être malfaisant n’est plus le génie du
mal.
D’où vient alors le mal que nous faisons ? D’où vient que nous faisons le mal ? D’où vient le
mal que l’homme fait à l’homme, le mal humain ?
L’homme est capable d’un mal absolu, d’un mal radical, il est capable de prendre le mal pour
le mal comme projet. Ce mal radical que la nature ignore : il n’existe rien, dans le monde animal,
qui s’apparente à la torture, par exemple. Il existe à Gand, en Belgique, un musée de la torture qui
laisse songeur. Les animaux commettent eux aussi des actes que l’on pourrait qualifier de cruels.
Mais ce n’est pas le mal comme tel qu’ils visent, leur cruauté ne tenant qu’à l’indifférence qui est
la leur à l’égard de la souffrance d’un autre; lorsqu’ils tuent, ils ne font qu’exercer au mieux un
instinct qui les guide et les tient en laisse. L’être humain, lui, n’est pas indifférent : lorsqu’il
torture gratuitement, il est en excès par rapport à tout logique naturelle. Exemple des miliciens
serbes qui obligent un grand-père croate à manger le foie de son petit-fils, des Hutus qui coupent
les membres de nourrissons vivants pour mieux caler leurs caisses de bière. C’est cet excès qu’on
peut appeler la liberté. En clair, les hommes sont trop méchants pour que cela soit naturel !
On peut aussi penser que les hommes ne sont jamais méchants, qu’ils ne font jamais le mal
pour le mal, mais seulement pour un bien : les hommes ne sont pas méchants, mais mauvais; “ce
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ne sont pas des diables, mais des égoïstes” (André Comte-Sponville, La sagesse des modernes, p.
67). Le sadique fait du mal à l’autre parce que ça lui fait plaisir à lui ! Son plaisir, pour lui, c’est
un bien. Un sadique, c’est un égoïste (il met son plaisir plus haut que la souffrance d’autrui)
doublé d’un pervers (il jouit de cette souffrance). L’égoïsme, en somme, est le fondement de tout
mal. On peut expliquer, dès lors, le comportement du salaud, du sadique, du tortionnaire, sans
sortir de la naturalité : leur comportement s’explique par ce que Freud appelle le principe de
plaisir. Il y a des gens qui prennent plaisir à faire du bien, et il y en a d’autres qui prennent plaisir
à faire du mal.
Or le mal est d’autant plus radical qu’il est banalisé, banal. Exemple d’Eichmann (Adolf
membre des SS au rang d'Obersturmbannführer (lieutenant-colonel). Il fut responsable de la
logistique de la solution finale. Il organisa notamment l'identification des victimes de la solution
finale et leur déportation vers les camps de concentration. il est condamné à mort le
15 décembre 1961 et pendu. Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem : le mal radical est
d’abord un mal inexplicable : Eichmann n’avait aucun mobile ; il a péché moins par égoïsme que
par conformisme ; il n’était pas sadique ; il se présentait lui-même comme un être de devoir ; il a
tué sans émotion, sans plaisir. Comme lui, de nombreux criminels nazis refusèrent de se
considérer eux-mêmes comme responsables, arguant de l’obligation dans laquelle ils avaient été
d’obéir aux ordres et clamant l’innocence de leur conscience.
Ce mal est ensuite illmité. Dans les régimes totalitaires, complicité organisée de tous dans des
crimes tels que la ligne de démarcation entre persécuteur et persécuté, entre le meurtrier et sa
victime, soit constamment estompée. Eichmann n’était pas un monstre « il y en vait beaucoup qui
lui ressemblaient et qui n’étaient ni pervers ni sadiques, qui étaient, et sont encore,
effroyablement normaux » (Eichmann à Jérusalem). D’où la coexistence possible, chez les
fonctionnaires du mal, du meurtre et de la haute culture : à Auschwitz, il y avait un orchestre
classique formé de prisonniers qui ponctuait à intervalles plus ou moins réguliers les journées de
travail, les pendaisons et le fonctionnement ininterrompu des fours crématoires. Le nazi assassine
d’autant plus facilement qu’il oublie qu’il assassine. Homme du néant, il est l’homme de
l’instant. S’il a besoin de la cohérence extérieure de l’Etat, du Part ou de l’Armée, c’est qu’il est
intérieurement privé de cohérence ; il est coupé de lui-même comme le sont les êtres sans
mémoire. Un tel être ose tout, risque tout : à lui tout est possible. Il n’est pas l’homme du péché
mais l’homme sans péché : il ne doit rien à lui-même ni à personne parce qu’il a fait table rase du
passé.
Ce mal est enfin devenu banal : ce mal cesse d’apparaître comme tel, il est partout et nulle part
à la fois. Le portrait psychologique d’Eichmann montre un nouveau type de criminel qui commet
des crimes dans des circonstances telles qu’il lui est impossible de savoir ou de sentir qu’il a fait
le mal. Le totalitarisme réalise la fiction d’un homme innocent. Aux yeux d’Eichmann, la
solution finale a été une erreur mais non un crime. Mal agir est seulement mal calculer. Le
totalitarisme est le « meurtre en l’homme de la personne morale » (Arendt, Le système
totalitaire). Usage mécanique de la liberté : Eichmann n’a pas été méchant volontairement ; il n’a
pas voulu à proprement parler le mal ; il ne sait pas et il ne sent pas qu’il l’a fait. L’intention de
commettre un crime, au fondement de la responsabilité, est absente. Eichmann, selon Arendt,
n’était ni stupide ni ignorant mais inconscient. L’absence de volonté est ramenée à l’impuissance
à questionner comme à se laisser questionner.
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La conduite d’Eichmann ne traduit aucun conflit intérieur et elle n’est manifestement pas mue
par l’intérêt personnel, la convoitise, la couardise, etc. L’absence de volonté chez Eichmann trahit
l’absence de passion et de pensée : Eichmann n’est pas concerné, il n’existe pas par soi-même,
les idées qui le traversent restent détachées de lui ; elles flottent sans point d’ancrage dans sa
personne. Opération sans sujet, elle n’est pas une pensée.
Arendt tient le mal pour l’absence de la liberté et cette absence est une forme d’indifférence
des individus aux traits qui définissent leur espèce et que chacun, par l’action et par la parole,
partage avec ses semblables.
Conclusion :
L’Homme est donc d’abord un étranger pour son semblable, un inconnu qu’il faut maîtriser et
parfois utiliser pour parvenir à ses fins égocentriques. Autrui, dans cette perspective, est
considéré comme un rival potentiellement dangereux, un pécheur corrompu, un être égoïste et
calculateur dont il convient lucidement de se méfier. C’est en ce sens que l’homme est un
prédateur pour l’homme. Comment alors faire en sorte que cette rivalité ne déferle en guerre
permanente de tous contre tous et ne menace, à terme, l’existence même de l’homme ?
B) LA POLITIQUE DU MOINDRE MAL : LES MONTAGES DE LA MODERNITE
LIBERALE
L’institution imaginaire des sociétés modernes procède d’une défiance radicale envers les
capacités morales des êtres humains et leur aptitude à vivre ensemble sans se nuire
réciproquement : à quelles conditions une communauté d’individus motivés par leur seul intérêt
égoïste et leur seul amour-propre peut encore avoir la plus petite chance de survivre et de
prospérer ? Pour canaliser la violence, il faut placer l’existence collective des individus sous le
contrôle de mécanismes impersonnels et idéologiquement neutres, mécanismes dont le libre jeu
pourra produire automatiquement tout l’ordre politique souhaitable.
B.1) La genèse de l’imaginaire libéral moderne
Selon Jean-Claude Michéa dans L’Empire du moindre mal, c’est dans le contexte dramatique
des guerres de religion qui ont dévasté l’Europe du XVI et du XVIIe siècles avec une durée et
une ampleur inconnues des siècles précédents qu’il faut situer l’imaginaire politique moderne
dont le libéralisme est la clé de voûte. Ces guerres furent des guerres civiles idéologiques. Elles
ont été si meurtrières et si démoralisantes que les élites intellectuelles du temps en sont venues à
désespérer des possibilités mêmes de la vie en commun ; elles ont alors commencé à penser que
l’homme, loin d’être cet animal politique que célébrait Aristote, était, en réalité, un véritable loup
pour ses semblables. Derrière l’adhésion intellectuelle au libéralisme et à la modernité, il y a
toujours l’acceptation préalable, consciente ou inconsciente, de cette anthropologie pessimiste et
désespérée.
D’où l’idée que les deux principales causes de la folie guerrière sont le désir de gloire des
Grands et la prétention des hommes à détenir la Vérité sur le Bien et à se poser en juge
compétent du salut des autres. Nous l’avons vu avec La Rochefoucauld, le désir de gloire et le
culte des vertus héroïques ne sont, en définitive, que le masque de l’amour-propre et de l’intérêt
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privé. Travail de démolition du héros. Nos convictions concernant le Vrai, le Beau ou le Bien ne
sont pas universellement communicables Il s’agit donc d’envisager des mécanismes permettant
une pacification idéologique de l’Europe, c’est-à-dire interdisant le retour des guerres civiles
idéologiques. Cette conception est fondée sur une « anthropologie de la lassitude », l’une des
premières figures du plus jamais ça.
Pour ce faire, nécessité d’assurer à chacun des membres de la société une protection
permanente contre toutes les tentatives de faire leur bonheur malgré eux. La raison d’être d’une
organisation sociale n’est donc plus de réaliser un idéal philosophique ou religieux particulier
mais de garantir la liberté individuelle entendue comme le droit pour chacun de vivre en paix
(la liberté individuelle ne devant pas nuire à celle d’autrui) et de faire tout ce qui n’est pas interdit
par la loi et qui ne contrevient pas au lois du marché.
L’unique façon d’atteindre cet objectif minimal est d’instituer un pouvoir axiologiquement
neutre, c’est-à-dire ne reposant sur aune religion, morale ou philosophie. D’après Michéa, le
libéralisme est la forme la plus radicale du projet politique moderne : il se propose rien moins que
de privatiser intégralement les sources perpétuelles de discorde que représenteraient
nécessairement la morale, la religion et la philosophie. Présence donc au-dessus des individus
d’une instance chargée d’harmoniser les libertés concurrentes, instance qui est la seule fondée à
en limiter le champ d’action en définissant un certain nombre de règles communes. Cette instance
est le Droit dont l’Etat n’a plus pour fonction essentielle que de garantir l’application effective.
Les principes censés guider son exercice sont ceux de la Justice.
Thèse libérale de la primauté du Juste sur le Bien. Le Droit constitue, pour le libéralisme
politique, l’instance de régulation suprême fondée sur un système de checks and balances censé
rendre l’abus de pouvoir impossible. L’autre système capable de produire un équilibre sqocial
automatique est le marché autorégulé, fondé sur le principe providentiel de la « main invisible ».
La fonction première du Droit est de garantir un ordre juste, c’est-à-dire d’assurer la coexistence
pacifique de libertés inévitablement rivales puisque vouées chacune à poursuivre leur seul
intérêt particulier. Il s’agit de mettre au point les combinaisons institutionnelles les plus efficaces
afin de maintenir l’équilibre des libertés rivales en leur imposant le minimum d’exigences.
Calculer donc au plus juste le système de poids et contrepoids (checks and balances) qui permette
de garantir aux individus le taux d’imposition existentielle le plus bas possible. Définir, en
somme, les conditions techniques d’un simple modus vivendi.
Dès lors, le Droit libéral fonctionne un peu à la façon du Code de la route : réduire au
maximum les risques de chocs et de collisions entre les particules élémentaires en mouvement
perpétuel que sont les individus. Selon Miché, « on appellera donc "libéral" tout pouvoir
politique qui prétend substituer aux anciennes interrogations "idéologiques" et "partisanes" sur la
nature de la société bonne ou décente, le seul problème concret de la gouvernabilité des sociétés
contemporaines» (Michéa, La double pensée).
L’Etat le plus juste est donc, de ce point de vue, l’Etat qui ne pense pas, un Etat sans idées,
sans idéologie, voire sans valeurs, s’interdisant de juger toutes les questions autres que
techniques. La politique n’est pas tant l’art de gouverner des hommes que celui d’administrer des
choses, ce qui exige une simple compétence d’expert ou de gestionnaire avisé.
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La société libérale se définit, enfin, comme une agrégation pacifique d’individus abstraits qui,
dès lors qu’ils en respectent globalement les lois, sont supposés n’avoir rien d’autre en commun
(langue, histoire, culture) que leur désir de produire et de consommer.
B.2) La notion de contrat social (cours sur la politique, l’Etat, le Droit)
Avec les temps modernes, l'Etat n'est plus conçu par rapport au religieux, il n'est plus conçu,
comme chez Aristote, comme naturel, mais comme un artifice, le produit d'une convention
humaine : dans l'Etat s'exprime un contrat implicite passé entre les individus qui acceptent son
autorité. Dire du pouvoir civil qu'il résulte d'un contrat qui fonde sa légitimité, c'est dire que
l'autorité a sa source en des conventions humaines. Le souverain n'est plus " Dieu sur la terre "
mais un souverain d'institution. Ce n’est pas la nature ou Dieu, mais la raison qui institue le
droit, précisément pour corriger la nature et pour combattre les excès des différents droits
positifs.
C’est avec l’apparition de la problématique moderne du Contrat social et de l’état de nature
que la notion de légitimité devient inséparable de celle de subjectivité : seule est alors tenue pour
légitime l’autorité qui a fait l’objet d’un contrat de la part des sujets qui lui sont soumis. La
subjectivité (l’adhésion volontaire) est dès lors clairement posée comme l’origine idéale de toute
légitimité.
La notion de contrat renvoie d’abord à la sphère économique et juridique des relations entre
des personnes privées. Puis, avec la dénomination de contrat social, cette notion prend un sens
spécifiquement politique.
C’est dans le contexte des guerres de Religion qu’est apparue avec clarté la notion de contrat
social. Elle est élaborée par les monarchomaques, ensemble d’écrivains politiques souvent
protestants (Théodore de Bèze, par exemple) qui, pour des raisons d’ordre théologique et
religieux, ont combattu l’absolutisme royal. Ces écrivains présentent le lien qui unit le roi et son
peuple comme un engagement mutuel. Ce contrat entre le roi et le peuple est pensé sur un modèle
théologique, à l’image de l’alliance biblique entre Dieu et son peuple. Le pacte social est censé
garantir les peuples contre les excès de la tyrannie. Les monarchomaques ont contribué à
fonder l’idée d’un droit de résistance légitime des peuples à l’égard des souverains tyranniques
qui rompaient le contrat de gouvernement. Mais ces théoriciens ne voient pas dans le contrat la
raison de la naissance des sociétés politiques et ne distinguent pas la souveraineté, source de la
légitimité du pouvoir, et le gouvernement qui en est l’exercice.
Avec l’école du droit naturel moderne, cette notion de contrat social va considérablement se
développer. Le contrat social va remplir alors une double fonction : il désigne l’acte par lequel se
constitue la société civile, ainsi que l’acte par lequel s’institue le gouvernement. Cette double
problématique a conduit ces théoriciens à distinguer deux types de contrat : le pacte
d’association par lequel se constitue la société, et le pacte de soumission par lequel le corps
social se donne un chef. Les théories du contrat social sont fondées sur l’idée que la vie en société
est le fruit d’une convention, et non la condition naturelle et originaire de l’homme.
Aux XVII e et XVIII e siècles, la plupart des philosophes qui entendent penser la socialité
humaine se réfèrent à l'hypothèse de l'état de nature. L'état de nature désigne d'abord un état,
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opposé à la vie civilisée, dans lequel vivrait un homme isolé et séparé de ses semblables. Il
signifie ensuite ce qui s'oppose à la société civile : un état d'indépendance et non d'isolement ou
de solitude. Etat donc dans lequel se trouvent les hommes avant l'institution du gouvernement
civil, lorsqu'ils ne sont encore soumis à aucune autorité politique.
La distinction d'un état de nature et d'un état civil permet de poser en ces termes le problème
politique : comment est-on passé d'un état naturel d'indépendance à l'état civil dans lequel les
hommes obéissent à une autorité commune ?
Cette notion d'état de nature a un lien étroit avec la théorie contractuelle de l'Etat. Si
l'état de nature est un état d'indépendance, nul n'est par nature soumis à l'autorité d'un autre,
les hommes naissent libres et égaux. Hypothèse qui s'oppose notamment à la théorie du droit
divin. Si les hommes sont naturellement différents en force, en talent, en intelligence, ces
différences ne confèrent pas pour autant le droit d'imposer aux autres sa volonté ou de les
soumettre à son autorité. Ainsi nul n'a reçu de nature le droit de commander à autrui, de
l'assujettir sans son aveu.
Il ne peut donc y avoir de société libre que si chacun accepte et intériorise le contrat qui le lie
aux autres, sinon une partie de la population imposera sa loi; les théories du contrat social
s'opposent à l'ordre politique traditionnel mais nient la possibilité d'une science de la société : les
phénomènes sociaux deviennent en quelque sorte transparents si chacun accepte le mécanisme du
contrat; de l'accord des volontés individuelles peut naître une société idéale. Dans cette
perspective contractualiste, la cohésion sociale s'explique par un point fixe exogène
(extérieur): le souverain chez Hobbes, la volonté générale chez Rousseau (cf. Ci-dessous). Dans
le modèle d'autorité fondé sur le contrat social, en cas de défaillance du souverain ou de la loi, il
n'y a plus de société mais anarchie (guerre généralisée) et terreur.
B.3) L'Etat, un corps artificiel (Thomas Hobbes -1588-1679)
La philosophie politique va, à partir de Hobbes, s’attacher à comprendre le passage de l’état de
nature à l’état de société. Qu’est l’homme à l’état de nature ? Selon Hobbes, l’homme est
tiraillé entre deux passions contraires : d’une part, l’orgueil et la vanité, l’aspiration à la gloire qui
le pousse à entrer en conflit avec ses semblables et à se mettre en danger pour satisfaire sa
passion ; d’autre part, la crainte de la mort est une passion tout aussi fondamentale. Ces deux
passions, qui sont spécifiquement humaines, la première en tant que désir de reconnaissance, la
seconde parce que seul l’homme est capable d’être tourmenté par la crainte de mort violente.
Dans l’Etat de nature, l’homme est entièrement libre au sens où sa liberté est strictement
coextensive à sa force. Son droit de propriété est sans limites dans la mesure où il parvient à
s’approprier tout ce qu’il désire. Liberté et propriété sont équivalentes pour tous : chacun ayant
autant de droit sur tout que son voisin.
La liberté et la propriété sans bornes ont pour conséquence l’insécurité totale : chaque
individu craint pour sa vie. L’état de nature est un état de guerre perpétuelle de tous contre
tous. Le passage à l’état de société est alors le fruit d’un calcul rationnel : mieux vaut limiter sa
liberté si celle-ci, en retour, est protégée. C’est un contrat qui fonde la société : chaque
contractant abandonne sa liberté et son droit à la propriété de toute chose à un tiers, en échange
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de la garantie par ce tiers de la sécurité de sa personne, si et seulement si tous le font en même
temps. Le tiers constitué est l’Etat dont le pouvoir coercitif rend la société possible. Chacun
s’engage ainsi à renoncer à toutes les prérogatives de sa liberté naturelle au profit d’un tiers – un
homme ou une assemblée – auquel il reconnaîtra une entière souveraineté, à condition que l‘autre
en fasse autant.
Le souverain (monarque ou assemblée qui peut être elle-même aristocratique ou
démocratique), bénéficiaire de ce pacte, n’est lié en aucune manière par les sujets et il dispose
d’un pouvoir absolu sur eux. Une fois institué, l'Etat, doué alors d'une vie propre, doit soumettre,
sans restriction aucune, tous les individus. Le contrat n’est pas passé entre les sujets et le pouvoir
souverain, mais entre tous les individus contraints de mettre fin à l’état de nature. Le pouvoir peut
gouverner comme bon lui semble. S’il ne veut pas susciter révoltes et guerres civiles, le souverain
doit néanmoins essayer d‘agir de manière raisonnable et ne pas se laisser guider par l’arbitraire de
ses caprices. Son pouvoir est certes absolu mais il n'est pas sans conditions.
L’Etat se caractérise donc par une triple finalité :



il a une fonction représentative : il personnifie les citoyens qui lui ont délégué librement
tous leurs droits et leurs pouvoirs ; la soumission de chacun à l’autorité souveraine est
légitimée : en faisant du souverain leur représentant, c’est à eux-mêmes que les citoyens
obéissent ;
l’Etat assure l’ordre, c’est-à-dire la protection et la sécurité de chacun ;
l’Etat, enfin, est la source unique de la loi : c’est lui qui dit le juste et l’injuste ; il n’est de
souveraineté qu’absolue.
Le fait que l’Etat dispose d’un pouvoir absolu, un, indivisible et inaliénable ne fait pas de lui
un Etat despotique, tyrannique et encore moins totalitaire. Même si Hobbes est un monarchiste
convaincu, Hobbes se situe au-delà des différentes formes de gouvernement. Dès lors,
l'absolutisme hobbesien doit être nuancé. En pensant l'Etat sur le modèle mécanique de la logique
des forces, l'Etat doit reconnaître des droits inaliénables de l’individu comme son droit à défendre
sa propre vie, même si le souverain possède le droit inconditionnel de mettre à mort un citoyen
quand cela lui semble bon. L'Etat ne peut supprimer le droit de nature, ce qui laisse ouverte la
possibilité pour les citoyens de détruire le souverain si celui-ci met en péril leur vie (le devoir
d’obéissance cesse lorsqu’une menace pèse sur la vie ou sur la liberté). La logique de la
construction hobbesienne n'interdit donc pas de penser le droit à l'insurrection. Enfin, le
souverain ne garde sa légitimité que dans la mesure où il garantit la liberté d'entreprise et de
commerce des individus.
Cette construction contractualiste permet donc d’évaluer le fait à la lumière du droit. Une
société, aussi coercitive soit- elle, n’est légitime que si elle assure la sécurité de ses citoyens.
Le droit fondamental que pose Hobbes est un droit rationnel : la sécurité, qui rend secondaires
les revendications de liberté et de propriété. Le premier des droits de l’homme est donc celui
qui rend la société possible et le pouvoir légitime. Un pouvoir qui supprime la liberté sans
assurer la sécurité est un pouvoir despotique et l’équivalent d’un retour à l’état de nature.
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Conclusion :
La régulation politique et juridique constitue donc, avec le marché, le mécanisme essentiel qui
permet une pacification généralisée. Si l’homme, à l’état de nature, c’est-à-dire livré à lui-même
sans institutions, sans interdits et sans lois, est un loup pour l’homme, le souci de la conservation
devient l’idéal fondateur de la société que l’individu doit former avec ses semblables. Pour sortir
du règne de la terreur inhérent à la lutte de tous contre tous, il faut que les hommes passent un
contrat général qui précède et garantisse tous leurs contrats individuels ; mais si la seule
substance de ces contrats est l’avantage de chacun, alors aucun contrat ne peut tenir, sauf par la
terreur inspirée à tous par le souverain. Quelles sont alors les conséquences de cette conception
générale de la vie sociale sur le plan moral ?
C) UNE CONCEPTION UTILITARISTE DE LA MORALE
Si la seule façon d’assurer la cohésion anthropologique de la société est de la fonder sur le seul
attribut tenu pour commun à l’ensemble des hommes – leur disposition naturelle à agir selon leur
intérêt bien compris-, il n’existe alors aucune valeur morale universalisable, c’est-à-dire
susceptible d’être comprise et acceptée par l’ensemble des membres d’une communauté libre. La
seule manière de relier les individus atomisés est de s’en remettre aux mécanismes supposés
neutres et anonymes du Marché, de l’échange intéressé. L’économie de marché, devenue partout
la religion des sociétés modernes, apparaît comme l’unique instance axiologiquement neutre
capable de réunir les individus sans porter atteinte à leur liberté. La doctrine libérale trouve ainsi
ses deux appuis métaphysiques privilégiés dans le relativisme moral et dans l’utilitarisme. Nous
nous pencherons ici sur l’approche utilitariste.
B.1) L'utilitarisme : idéal individualiste de la démocratie de masse
L’idée de base de l’utilitarisme est de définir une société reposant sur la seule rationalité, c’està-dire sur le postulat que les hommes, ne cherchant qu’à éprouver le plus de plaisir et le moins de
douleur possible, sont nécessairement et exclusivement intéressés ou au minimum indifférents les
uns aux autres.
La conception utilitariste, apparue au XVIIIe siècle dans le monde anglo-saxon, a pris une
place de premier rang à notre époque. Il ne s’agit plus de réaliser des virtualités innées (morale
aristocratique) mais de se faire plaisir : ce n’est plus le talent, la vertu, l’excellence qui importent,
ni les effets formateurs d’une pratique, mais le bénéfice qu’on en tire en termes de bien-être
mental ou corporel. A l’élitisme de la nature succède « l’idéal individualiste de la démocratie de
masse » (Luc Ferry, Qu'est-ce que l'homme ?). Dès lors, l’enseignement, la morale ont pour
finalité le bien-être, l’épanouissement de la personnalité ne se mesure plus à l’aune de
l’actualisation des données de la nature ou d’une activité (l’activité morale notamment) qui
viserait discipliner la volonté : « seul le bien-être est véritablement visé, comme si le souci des
résultats, mais aussi de la trajectoire elle-même, faisait place à la seule considération de l’instant
présent » (ibid.).
L’utilitarisme anglo-saxon (Bentahm -1748-1832 -, Stuart Mill -1806-1873-, Sidgwick, Peter
Singer, etc.) fait de la quantité globale de plaisir ou de douleur apportée par les actes le critère
moral par excellence. Pour l’utilitarisme est moral ce qui favorise le « plus grand bonheur du plus
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grand nombre d'individus ». Une action ne peut être jugée moralement bonne ou mauvaise qu'en
raison de ses conséquences bonnes ou mauvaises pour le bonheur des individus concernés. Une
action est mauvaise lorsqu’elle tend à augmenter la somme globale des souffrances en ce monde.
Est utile donc ce qui augmente le bonheur de la communauté.
Ici c'est l'intérêt qui est le fondement du respect moral et le critère du sujet de droit. C'est la
capacité à éprouver du plaisir ou de la peine qui qualifie la dignité d'un être et le constitue en
personne juridique. Thèse altruiste : une action est bonne quand elle tend à réaliser la plus grande
somme bonheur pour le plus grand nombre possible de personnes concernées par cette action (et
non pour individu particulier)). Dès lors, l’intérêt commun n’est pas autre chose que l’intérêt des
individus, et l’intérêt des individus est la maximisation de la somme des plaisirs, c’est-à-dire, en
somme, la minimisation de la somme des peines.
En clair, est moral ce qui permet d’augmenter la somme globale de plaisirs disponibles pour
une communauté donnée. De sorte que ce n’est plus l’intérêt égoïste qui commande, mais le
bonheur du plus grand nombre, voire de tous. Il est des cas où l'on peut exiger le sacrifice
individuel au nom du bonheur collectif.
L’honnête homme, celui qui est désireux de servir son intérêt et son plaisir, est un habile
comptable. Avant d’agir, il réfléchit et calcule son intérêt. Il est passé maître dans l’
« arithmétique des plaisirs ». Ainsi, pour savoir si une action est morale, suffit-il d’en calculer la
valeur en mesurant la valeur du plaisir ou de la peine qu’elle procure. Bentham propose des
critères pour ce calcul : l’intensité, la durée, la proximité (un plaisir à portée de la main vaut
mieux qu’un plaisir lointain), la certitude (ne pas sacrifier un plaisir sûr à celui qui n’est que
probable), la fécondité (un plaisir est fécond dans la mesure où il engendre d’autres plaisirs), la
pureté (un plaisir est pur quand il n’est pas mélangé de douleur), l’extension (le nombre
d’individus concernés par mon plaisir). La mise en œuvre du calcul permettra donc de déterminer
ce qui permet de maximiser le plaisir ou le bonheur.
Par le calcul des plaisirs, Bentham démontre que les vertus traditionnelles donnent des plaisirs
plus purs, plus durables, plus féconds, plus étendus que les vices opposés (la tempérance, par
exemple, apporte plus de plaisir que l’ivrognerie). D’où la définition du bonheur que propose
Bentham : « le bonheur est la plus grande somme de plaisirs diminuée de la plus petite somme de
douleurs dans une existence complète ». Le bonheur est donc ici défini comme plaisir (cf. cours
sur le bonheur).
Cette définition est évidemment fort discutable. D’abord parce que le plaisir est transformé en
une seule absence de douleur. Or, comme l’a montré Epicure dans Lettre à ménécée, parmi nos
plaisirs les plus intenses, nombreux sont ceux qui demandent des efforts et même de la peine ou
de la douleur ; il faut parfois apprendre à supporter la douleur qui est souvent la condition du
plaisir.
Conscient de ces faiblesses, Stuart Mill critique Bentham en modifiant la définition du bonheur
et du plaisir. Mill substitue à l’arithmétique des plaisirs une définition qualitative des plaisirs : le
plaisir que l’homme doit chercher est d’abord le plaisir moral lié à l’exercice de la pensée. Les
plaisirs auxquels il faut assigner la plus haute valeur sont ceux que « nous devons à l’intelligence,
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à la sensibilité, à l’imagination et aux sentiments moraux », ce qui veut dire qu’il faut distinguer
les plaisirs selon leur qualité.
Les utilitaristes pensent également que les intérêts se concilient spontanément, d’accord en
cela avec la thèse du libéralisme : l’intérêt du commerçant est le même que celui de l’acheteur,
l’intérêt de l’employeur coïncide avec celui du salarié. On peut, par un système social bien
organisé de récompenses et de punitions, réconcilier les intérêts, accorder les égoïsmes
particuliers : exemple de la prison qui est conçue de telle sorte que qu’on y soit plus malheureux
qu’en liberté, que le prisonnier qui applique le règlement et observe la discipline soit plus
heureux que celui qui n’obéit pas. Le prisonnier apprend à être honnête, c’est-à-dire à bien
calculer son intérêt.
Certes, il peut y avoir parfois incompatibilité entre mon bonheur personnel et celui du plus
grand nombre. Mais il existe certains sentiments qui permettent d’établir le passage de l’égoïsme
à l’altruisme : ces sentiments sont, par exemple, la pitié ou la sympathie qui font que la question
du bonheur d'autrui ne m’étant pas indifférente, elle devient l’un des aspects de mon propre
bonheur. J’aurais ainsi parfois intérêt à préférer les intérêts d’autrui à ceux qui seraient
logiquement les miens.
B.2) Les difficultés de l’utilitarisme
L’utilitarisme, malgré le souci « universaliste » du bien commun qui l'anime, enracine le
devoir dans un sentiment intéressé par lequel j’intègre le souci d’autrui dans la sphère de mon
propre ego.
Evaluer nos actes en fonction de leurs conséquences et du principe utilitariste du plus grand
bonheur, n’est-ce pas compromettre gravement l’exigence morale et l’asseoir sur des fondements
peu fiables – l’intérêt, le plaisir, la satisfaction personnelle et égoïste, l’amour de soi ? Faire du
bonheur, entendu comme la réalisation de la plus grande somme de plaisirs pour le plus
grand nombre possible de personnes, le souverain bien, n’est-ce pas considérablement
appauvrir le devoir et rabattre ainsi le droit ou le devoir sur le fait ? N’est-ce pas, au contraire le
désintéressement qui caractérise le mieux l’action morale ?
L’utilitarisme comme hédonisme réduit la morale à une description des mœurs humaines. Dire
que les hommes doivent rechercher le bonheur n’a pas plus de sens que d’édicter des préceptes
pour obliger les gens à respirer, à se nourrir ou à faire l’amour. Pour construire une morale, il
faut être capable, comme le montre Kant, de dire ce que les hommes doivent faire et non ce
qu’ils font ou désirent faire. De sorte que le bonheur ne peut en soi constituer un principe moral
(cf., dans le cours sur le bonheur, l’idée kantienne selon laquelle le bonheur est un « idéal de
l’imagination »).
Qui plus est, l’utilitarisme ne permet pas de départager les comportements humains
vertueux des vicieux. L’utilitarisme aboutit à des comportements contradictoires et peut servir
de légitimation à tout et au contraire de tout. Ainsi, par exemple, le fait de pouvoir poursuivre
librement la recherche de la satisfaction égoïste individuelle est moralement acceptable puisque,
selon l’économie politique classique, le « laissez faire » est ce qui permet d’augmenter au
maximum la richesse globale de la société et donc l’égoïsme individuel le plus cruel se trouve
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être en même temps le comportement par excellence. Mais les comportements altruistes sont
également profitables à tous et donc à l’individu qui les adopte. La même doctrine utilitariste
vous recommandera de ne jamais pratiquer la charité qui encouragerait les pauvres dans leur
paresse et de la pratiquer afin de renforcer la cohésion de la société.
Exemple de la question du port du voile à l’école. Lire Michéa p.147 sur la question du port du
voile, p.149, 9.150, p.151.
Enfin, l’utilitarisme butte sur la question du sacrifice et s’apparente à une vision du monde
« holistique », en rupture avec l’individualisme moderne, dans laquelle l’intérêt du plus grand
nombre prime sur celui de tel ou tel individu particulier : le principe du plus grand bonheur pour
le plus grand nombre implique que je me décide moi-même à renoncer parfois à mes propres
intérêts ou à accepter que d’autres me contraignent à le faire au nom du bien commun. Un tel
sacrifice de l’individu au profit du tout (la société) est-il légitime ?
Conclusion :
Le libéralisme s’est donc bâti sur la base d’une anthropologie foncièrement pessimiste,
d’inspiration hobbesienne, qui fait de l’homme un loup pour l’homme, mû par le seul intérêt
égoïste. Il s’agit finalement de faire l’économie de la morale et de la vertu, voire de les éradiquer.
L’objectif devient alors de définir des procédures neutres et objectives – dont le marché et le droit
sont les principales incarnations – qui permettent de faire fonctionner la société toute seule,
indépendamment des motivations bonnes ou mauvaises des hommes. Idéal d’une société
totalement procédurale, intégralement rationalisée, qui est en passe désormais d’être réalisée. Or
peut-on rabattre tous les registres et motivations de l’action sur le modèle de l’intérêt pour soi,
instrumental et égoïste ?
II) AU-DELA DE L’INTERET
Qu’est-ce qui permet d’espérer que des hommes et des femmes puissent exister et viser à
réaliser ensemble une forme ou une autre de bien commun, au lieu de déléguer et d’abandonner
cette tâche au pouvoir de l’Etat ou aux séductions du marché ? Quelle anthropologie, quelle
théorie anti-utilitariste de l’action est-il possible d’opposer à la théorie des choix rationnels ?
A) L’HOMME, UN ANIMAL SYMPATHIQUE
Si l’homme sympathise avec ses semblables ou avec les autres espèces animales, c’est en tant
qu’il participe de l’animal. Le loup n’est pas un loup pour le loup. La sympathie, l’empathie, la
compassion sont bien présentes dans le règne animal.
A.1) La morale comme effet réversif
Il n’est pas vrai que l’homme soit un loup pour l’homme et que la force, la domination du plus
fort sur le moins fort soit une loi de la nature. La morale désigne un ensemble de normes que
l'humanité, au fil des siècles, a retenues, sélectionnées, valorisées. Comme le montre Darwin, la
sélection naturelle, qui élimine les moins aptes pour la vie, a aussi sélectionné la morale, qui
refuse cette élimination (contrairement à ce qu'établit subrepticement le darwinisme social). La
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morale constitue elle-même un avantage sélectif. En ce sens qu'une humanité morale est plus
apte à survivre qu’une humanité génétiquement incapable de se moraliser.
Patrick Tort appelle cela l’effet réversif par quoi la nature produit la morale qui refuse ou
transforme la nature. L’homme est cette espèce biologique (Homo sapiens) et sociale
(l’humanité) qui se dresse contre la nature, qui la produit et la contient. En somme, la nature
produit cet être étrange, l’Homme, qui peut rompre avec la nature par la morale. La sélection
naturelle sélectionne la morale, c’est-à-dire des comportements anti-sélectifs qui inversent les
formes antérieures de fonctionnement de la vie et sont finalement avantageuses à l’humanité
entière. Dès lors, la morale repose sur des instincts sociaux, eux-mêmes héritage animal, et qui
sont sélectionnés par l’évolution.
Cette notion d’effet réversif permet de rendre compte de la liberté humaine. La liberté
humaine est une marge d’indétermination, un pouvoir de choix, d’arrachement, de refus. Ce
pouvoir est lui-même rendu possible par la nature, la sélection naturelle. Des individus
jouissant d’une marge accrue d’indétermination, quoique génétiquement déterminée, auraient
davantage de chances, dans la lutte pour la vie, de vaincre, de se reproduire, de s’adapter. De
sorte que la liberté, comme la morale, serait un avantage sélectif : nous serions libres, et
moraux, grâce à la nature.
L’homme, en effet, est un animal moral, non au sens où il possède une morale innée ou
naturelle, mais en ce qu’il ne peut agir qu’en se situant par rapport à un monde moral de valeurs
communes qui donnent sens à la vie. Ces normes morales doivent pouvoir faire l’objet d’une
discussion publique, d’une entente intersubjective. La morale est ainsi nécessairement écartelée,
si l’on peut dire, entre, d’une part, sa fondation sur le terrain matérialiste de la connaissance des
lois sociales (la morale émerge toujours d’un contexte historique, économique, social, politique,
culturel, voire biologique), et, d’autre part, son idéalisme (universalité, caractère normatif et
critique de la morale).
A.2) Pitié et amour de soi
Contrairement à Hobbes, Rousseau pense que dans l'état de nature (la situation hypothétique
de l'homme hors de la société, avant d’avoir été façonné par la société), l'homme n'est pas en
guerre permanente contre ses semblables. Dans son état primitif, l'homme est un être solitaire
qui se suffit à lui-même. L'état de nature n'est ni une guerre générale (thèse de Hobbes), ni une
vie sociable (thèse d'Aristote), mais un état de dispersion et d'isolement. L’homme vit
naturellement solitaire, sans contacts autres qu’occasionnels avec ses semblables.
Les désirs de l'homme naturel sont bornés aux besoins physiques, nécessaires, ses forces sont
proportionnées à ses besoins et il peut de ce fait se passer de l'existence de ses semblables.
L’homme naturel n’est en fait qu’un animal parmi d’autres. L’homme se distingue seulement des
autres vivants par sa perfectibilité, c’est-à-dire sa faculté de se perfectionner, d’acquérir de
nouvelles idées et de nouveaux comportements.
La sociabilité n'est donc pas une inclination naturelle, elle a été instituée par les hommes euxmêmes. Sous sa forme primitive, la sociabilité se ramène au sentiment de la pitié qui tient lieu de
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sociabilité dans l'état de nature, qui en est comme le fondement. C'est par la pitié que nous
prenons conscience de l'identité de nature qui nous unit aux autres hommes.
Les deux seuls sentiments que l'on peut prêter en effet à l'homme à l'état de nature sont
l'amour de soi et la pitié : l’amour de soi est le simple instinct de conservation, le souci qu’on a
de soi-même, de sa propre conservation, indispensable à tout être; il est antérieur aux attitudes
morales; sans lui aucune survie n'est possible. La pitié, “ répugnance innée à voir souffrir son
semblable ", qui tient lieu de lois, de mœurs et de vertu, parce que l'homme naturel obéit à sa
sensibilité et que c'est par sa sensibilité pour des êtres sensibles qu'il éprouve de la pitié.
L'erreur de Hobbes est d'avoir transposé dans l'état de nature ce qui caractérise l'état de
société. " Il 'y a point de guerre entre les hommes, il n'y en a qu'entre les Etats " (Discours sur
l'inégalité). Ne pas confondre la guerre avec une querelle quelconque ou une simple vengeance.
L'état de guerre ne peut avoir lieu entre les particuliers avant l'établissement de la propriété et la
constitution des sociétés civiles. La guerre n'a lieu qu'entre les Etats.
Alors que pour Hobbes l'orgueil est la cause principale de la guerre naturelle de chacun contre
tous, selon Rousseau, la plupart des passions sont d'origine sociale. Ce qui caractérise l'état
primitif de l'homme, c'est le calme des passions : un état d'isolement ne constitue pas un climat
favorable au développement des passions Le tort de Hobbes, en donnant l'orgueil pour cause de
l'état de guerre, est d'avoir pris pour un sentiment naturel ce qui n'est qu'une passion factice, née
de la vie en société.
L'orgueil n'est donc pas une passion primitive et ne doit pas être confondu avec l'amour de soimême, l'instinct de conservation. L’amour-propre, ou la vanité, est un sentiment qui n’existe
qu’en société et qui consiste à nous comparer aux autres, à nous juger supérieurs à eux et à les
vouloir inférieurs. La société attise les passions, le désir d’être admiré et préféré aux autres, d’être
supérieur et plus riche. Voilà pourquoi, dès qu’ils vivent en société, les hommes deviennent
jaloux, envieux, méchants.
A.3) Donner, recevoir et rendre
Dans son Essai sur le don, Marcel Mauss établit que le sol fondateur des relations humaines
réside dans les capacités psychologiques, morales et culturelles des hommes à donner, recevoir
et rendre. Le marché, le droit et l’Etat constituent des formes de socialisation secondaires au
sens où ils sont apparus de manière relativement tardive dans l’histoire de l’humanité et aussi
parce qu’ils ne peuvent fonctionner et se reproduire qu’à partir de conditions anthropologiques
déjà données.
La simple possibilité pratique d’établir des échanges économiques et des contrats juridiques
suppose, entre les individus, un certain degré de confiance préalable et donc l’existence
minimale, chez les différents partenaires, de dispositions psychologiques et culturelles à la
loyauté puisque l’échange est fondé sur la logique du donnant-donnant. En réalité, aucun calcul
rationnel, aucun calcul ancré dans la seule axiomatique de l’intérêt, ne peut jamais permettre à
des individus supposés égoïstes d’entrer d’eux-mêmes dans le cercle enchanté de la confiance.
Une confiance fondée sur le calcul de l’intérêt constitue, en effet, une contradiction dans les
termes.
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Le principe de toute moralité réside donc dans la capacité de donner (être capable de
générosité), de recevoir (savoir accueillir un don comme un don et non comme un dû ou un
droit), de rendre (être capable de reconnaissance et de gratitude).
La confiance, qui joue un rôle central dans la vie des communautés traditionnelles (exemple de
la pratique du serment ou de l’importance accordée à la parole donnée), ne trouve ses véritables
conditions de possibilité que dans les jeux complexes de la socialité primaire, jeux qui sont
essentiellement fondés sur la triple obligation traditionnelle, qui n’est ni économique ni juridique,
de donner, recevoir et rendre. Logique du don qui implique la primauté du cycle ou de la relation
sur les individus eux-mêmes qui oblige à inscrire au cœur du sujet humain lui-même cette
dimension d’endettement symbolique qui constitue l’un des fondements de son incomplétude
constituante.
Marcel Mauss est frappé par la fréquence et l’universalité des témoignages relatifs à
l’obligation de donner des cadeaux, de les recevoir, et de rendre don pour don. Mauss note le
caractère paradoxal du don: il est par définition volontaire et, de ce fait, gratuit. Cependant, toutes
les sociétés font obligation aux individus de pratiquer l'échange. Le don est à la fois volontaire
et obligatoire. Il possède l'une des caractéristiques du fait social tel que le définissait Durkheim :
il s’impose à l’individu, il est contraignant.
Le don est ainsi à la base de l’échange. De même qu’une obligation de donner pèse sur le
donateur, de même le bénéficiaire du don se trouve dans l’obligation d’accepter, et de rendre don
pour don. Etudiant les tribus du nord-ouest de l’Amérique du nord, Marcel Mauss met en
évidence la pratique du “potlatch” qui consiste à offrir des biens à un rival afin de le défier ou de
l’humilier; le donateur doit, sous peine de perdre tout son prestige, pratiquer un contre don
équivalent (présents, banquets, etc.). Cette pratique est organisée en un système de rivalité : il
s’agit de surenchérir sur les dons de l’autre, ce qui implique ce que Mauss appelle l’ “allure
agonistique” (le combat) de cette prestation. Au lieu de se battre à coups de flèches, on se bat à
coups de cadeaux… . Le don touche à tous les objets de l’activité humaine : économique (il porte
sur des biens et des services), politique (il réorganise les autorités), juridique (il permet de
réaffirmer les règles juridiques de la vie en société), moral (il renforce les valeurs de réciprocité,
d’honneur, de générosité).
La dimension économique, on le voit ici, n’est pas seule présente dans le “potlatch”, dans le
don en général : on ne s’échange pas que des biens d’utilité, puisqu’on s’échange aussi des
“politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des
fêtes”. Le don parait toujours engagé dans la sphère de l’échange, mais pas nécessairement au
seul sens économique de l’échange. Le don repose sur un échange social, au terme duquel
l’exigence de réciprocité paraît claire. Dire cela, c’est reconnaître, avec Aristote, le caractère
d’animal politique et social de l’homme. La nécessité d’échanger, d’établir un lien social
permanent, est l’acte fondateur de la société. Ainsi, selon Claude Lévi-Strauss, la réciprocité,
l’échange, séparent l’homme de l’animal, la nature de la culture. Si l’inceste, par exemple, est
prohibé dans toutes les sociétés, c’est parce qu’il exclut des individus du cercle des échanges ;
l’obligation de prendre le conjoint en dehors de sa famille fonde une réciprocité contribuant au
développement des liens sociaux. Si l’échange est universel, le marché (espace où se rencontrent
une offre de biens et de services, et une demande solvable par règlement monétaire) est d’origine
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récente et n’est pas universel (le marché est une institution historique, socialement et
culturellement construite).
Existence donc de vertus humaines entendues comme dispositions psychologiques et
culturelles à la générosité et à la loyauté : capacité personnelle de donner, de recevoir et de
rendre. Ces vertus admettent un nombre illimité de traductions particulières et varient selon les
différentes civilisations et les différents contextes historiques. C’st cette traductibilité permanente
qui fonde, en dernière instance, leur caractère universalisable.
On peut en déduire que les fondements moraux de toute éducation véritable (dans la famille ou
à l’école) se résument toujours à l’idée qu’à l’enfant tout n’est pas dû et qu’il est par conséquent
nécessaire de lui enseigner, sous une forme compatible avec sa dignité, que le monde entier n’est
pas à son service (sauf à faire de l’enfant un exploiteur ou un politicien, un manipulateur ou un
tapeur), contrairement aux axiomes de l’éducation libérale qui placent en permanence l’enfant au
centre de tous les processus éducatifs.
Conclusion :
Le comportement moral désigne donc l’intériorisation des obligations de donner, recevoir
et rendre, autrement dit la capacité d’agir en son âme et conscience, et non pas seulement en
fonction du regard d’autrui et de la réputation sociale. Réappropriation individuelle donc de
l’esprit du don qui constitue l’essence de la morale.
B) L’ALTRUISME
Autrui n’est pas seulement un rival, un ennemi potentiel dont il conviendrait de se méfier en
permanence. Il est aussi, et peut-être surtout, celui avec lequel j’ai la chance de pouvoir
construire un dialogue authentique, une vraie réciprocité ; il est celui qui m’oblige, m’impose des
limites et m’ouvre l’horizon de l’universel, du désintéressement, c’est-à-dire de la morale.
B.1) La banalité du bien
En premier lieu, il n’est pas vrai que les hommes sont des égoïstes invétérés qui obéissent au
seul souci de leur intérêt propre. Il existe toute une gamme de motivations complexes, diverses,
qui ne sont pas exclusives les unes des autres et qui obligent à dépasser le schéma traditionnel de
l’opposition égoïsme/altruisme. Dans certaines circonstances se manifeste chez les êtres humains
une propension à ne pas agir en accord avec les sentiments de bienveillance et les principes
éthiques qui les animent dans la vie ordinaire.
Michel Terestchenko montre que c’est dans cette absence à soi d’un soi défaillant, déficient, un
pur néant d’être, que se trouve la raison première de la méchanceté humaine qui rend possible
qu’un individu ordinaire, incapable à première vue de faire du mal à quiconque, puisse dans
certaines circonstances se transformer en exécuteur d’ordres maléfiques. C’est ce qui explique,
selon Michel Terestchenko, la docilité, la servilité humaine à l’endroit des puissants, des riches,
des tenants de l’autorité. L’incapacité des hommes à se poser comme des sujets conscients,
autonomes révèle la fragilité, la vulnérabilité de l’identité humaine.
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Michel Terestchenko en conclut que la structure de la personnalité altruiste n’est pas une
détermination ontologique fixiste : elle résulte d’une dynamique dont il est possible de susciter le
développement grâce à des relations familiales faites d’affection et de confiance, à un certain type
d’éducation non autoritaire qui transmette les valeurs de l’aide, etc. La capacité humaine de faire
le bien tout comme celle de faire le mal ne sont pas prédéterminées par une quelconque nature :
elles renvoient à des potentialités enfouies en chacun de nous qu’il s’agit, pour la première, de
favoriser et, s’agissant de la seconde, contre laquelle il convient de se prémunir, aussi bien
individuellement que collectivement. C’est la finalité la plus haute de l’éducation.
B.2) Le visage
Le philosophe Emmanuel Lévinas développe l’idée que c’est dans la simple saisie d’un visage
que s’exprime la dimension entièrement morale de la rencontre de l’autre.
L’autre, en effet, se présente simultanément comme sans défense et invitation au respect
(position d’autrui comme valeur) : la possibilité physique de tuer autrui se donne en même temps
que l’impossibilité morale d’accomplir cet acte. Autrui nous est livré dans une dimension éthique
comme celui que je n’ai pas le droit de tuer. La rencontre de l’autre, le simple face-à-face est
d’emblée structuré par une dimension supérieure, une dimension morale. La relation à autrui
dépasse un cadre strictement affectif : il ne s’agit pas seulement de vouloir du bien à l’autre, mais
aussi de poser le Bien comme fondement de la relation.
En somme, Lévinas fait remonter la naissance du sujet à l’intrigue nouée avec autrui. Mais
cette intrigue n’est ni un conflit, ni pour autant une idylle. La guerre n’est pas le fait originel de la
rencontre; la paix non plus : “ il n’est pas sûr que la guerre fût au commencement “ (Lévinas). Ce
n’est pas la lutte, c’est l’éthique qui est le sens originel de l’être-pour-autrui. C’est à la
responsabilité et non au conflit qu’invite le face-à-face avec l’autre homme.
Avant d’être regard, autrui est visage : il n’est pas avant tout une puissance aliénante qui
menace, qui agresse, qui envoûte le moi; autrui est cette puissance éminente qui brise au contraire
l’enchaînement du moi à lui-même. Le visage est la manière dont se présente l’Autre. Ce qui
caractérise ce visage, c’est sa désobéissance à la définition, « cette manière de ne jamais tenir tout
à fait dans la place que lui assignent mes propos les plus acérés ou mon regard même le plus
pénétrant » (Finkielkraut, La sagesse de l’amour). Il y a toujours en l’Autre un surplus, un écart
par rapport à ce que je sais de lui : « rencontrer un homme c’est être tenu en éveil par une
énigme“ (Lévinas). Le visage n’est pas tant une forme sensible que la résistance opposée par le
prochain à sa propre manifestation, le fait pour lui « de ne me laisser entre les mains que sa
dépouille quand c’est sa vérité que je crois détenir » (Finkielkraut, op.cit.).
En effet, il y a toujours en l’autre une part irréductible de mystère qui nous échappe, que
nous voudrions à la fois épuiser, réduire et vider (« à quoi tu penses ? »), et en même temps
préserver : plus moyen d‘aimer l’autre quand il n’y a plus de mystère, même si on voudrait
pouvoir lire en lui à livre ouvert !
Qui est alors autrui ? Non point un objet qui s’analyse, qu’analysent les sciences humaines, par
exemple, mais un humain à rencontrer. Ce sont nos regards et nos visages qui se croisent ou
qui se fuient et lorsque les bourreaux effacent le visage de leurs victimes, en le parant d’une
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cagoule, par exemple, c’est bien l’humanité en elles qu’ils veulent masquer comme si regarder sa
future victime dans les yeux était proprement insupportable. Autrui - l’homme qui est en lui - est
d’abord dans son visage, aux multiples significations.
En ce sens, le visage exprime et réprime. Certes, le visage, les yeux – miroirs de l’âme !– me
donnent à voir la vérité spontanée d’un être. Et être capable de se regarder droit dans les yeux
constitue déjà une ébauche de franchise. Mais le visage d’autrui ne me montre jamais tout, de
sorte que je ne saurais démasquer un bon menteur même en l’obligeant à me regarder dans les
yeux. L’expression de l’autre ne nous donne pas son intériorité parce que l’autre conserve
toujours la possibilité de se cacher et de mentir.
Que nous révèle, en somme, le visage d’autrui ? Que l’autre véritable n’est pas tout à fait celui
qui est comme moi et qui pense ce que je pense, mais au contraire celui dont la différence menace
d’avance toute communicabilité. En pensant autrui à partir de nous-mêmes, nous ne pouvons
respecter en lui que ce qui est déjà en nous. On le voit dans le racisme ou dans la xénophobie la
plus ordinaire. On le voit aussi dans la question de l’exotisme qui, le plus souvent, dans sa
version touristique notamment, n’est que de pacotille tant qu’on ne part voir l’autre qu’avec la
certitude de sa propre supériorité (lire, à ce sujet, le livre passionnant de Tzvetan Todorov, La
découverte de l’Amérique).
L’expérience du regard nous révèle donc la dimension fondamentalement morale de la relation
à autrui. C’est la notion de visage qui caractérise la donation d’autrui. L’altérité du visage
correspond à une relation qui n’est pas de l’ordre de la connaissance mais de nature éthique.
B.3) Le respect
La simple expérience du voyage nous apprend qu’il est bien difficile de respecter la différence
de l’autre : il est bien plus aisé de respecter ce qui nous ressemble parce que c’est finalement moi
que je respecte en respectant mon prochain. Mais qu’est-ce que le respect ? En quoi consiste-t-il ?
Pourquoi devons-nous respecter autrui ?
Selon Kant, respecter l’autre, c’est s’interdire de l’employer comme un pur moyen au service
de ses fins; c’est s’incliner devant ce qui en lui est proprement humain.
Une action intéressée et, comme telle, immorale, est celle qui se rapporte à la satisfaction de
besoins égoïstes et qui traite la réalité comme le simple moyen d’une telle satisfaction. Or les
êtres qui n’ont qu’une valeur relative, qui ne servent que comme moyens, sont appelés “choses”.
Se servir d’un être humain comme simple moyen est donc le traiter comme une chose. Mais si
l’on reconnaît à l’être humain la dignité d’une personne, on ne le traitera pas en simple moyen,
mais aussi comme fin de l’action, comme une fin en soi, comme une valeur absolue.
D’ou le premier impératif catégorique que formule Kant et qui constitue, pour chacun d’entre
nous, le devoir suprême par lequel autrui nous aide a terrasser notre propension a l’amour propre,
a l’égoïsme, a la violence : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta
personne que dans la personne de tout autre toujours comme une fin, et jamais simplement
comme un moyen ».
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C’est le caractère rationnel de la personne humaine qui en fait la dignité, et la désigne comme
personne et non comme chose. La rationalité est la capacité à définir des règles universelles,
indépendantes de la particularité des intérêts subjectifs. Par la raison, l’homme est aussi bien
l’origine de la loi morale que sa fin. La dignité et la valeur incomparable de l’homme réside donc
dans sa qualité de sujet raisonnable, possédant la raison, et de sujet libre. Ce n’est pas
l’humanité en général qu’il faut respecter mais l’humanité dans chaque individu.
L’autre est un autre moi-même, un alter ego, non parce qu’il me ressemble, parce que nous
appartenons à la même tribu ou à la même nation, mais parce que nous sommes également doués
de cette dignité suprême qu’est l’appartenance à l’humanité. A partir de cette maxime, on
condamnera aisément l’esclavage et plus généralement toute forme d’exploitation de l’homme
par l’homme. Une action qui ne respecterait pas cette dignité est donc non seulement immorale
mais aussi déraisonnable et irrationnelle. Où l’on voit que « la défense des impératifs issus d’une
morale universaliste du devoir apparaît aujourd’hui comme subversion de l’ordre (ou plutôt du
désordre) existant » (Denis Collin, Morale et justice sociale, p.99)
Mais pourquoi finalement le respect d’autrui relève-t-il d’une prescription morale ? Pourquoi
avons-nous besoin de morale ?
Si la morale existe, et si elle est nécessaire, c’est précisément parce que nous ne saurions
renoncer à ces valeurs, à ces idéaux qui n’existent certes pas, mais sans lesquels rien de ce qui
existe ne saurait être évalué ni affronté. « La justice n'existe pas, disait Alain ; c’est pourquoi il
faut la faire ». Disons que la morale est nécessaire parce que l’homme est égoïste, lâche, parce
que la haine, la cruauté, l’injustice, l’oppression règnent. Si les sentiments étaient bons,
qu’aurions-nous besoin de morale ? « C’est au contraire parce que nos sentiments sont mauvais
ou ambivalents – presque tous, presque toujours – que nous avons besoin de morale ! » (André
Comte-Sponville, Parler de morale ?, in Magazine littéraire, n° 361, janvier 1998).
Nous n’avons finalement besoin de morale que faute d’amour, de sorte que la morale pourrait
être considérée, dans sa fonction fondamentale, comme un « semblant d’amour : agir
moralement, c’est agir comme si l’on aimait » (André Comte-Sponville, op.cit., p 295). Nous
avons besoin de morale, non point pour railler, à la façon des moralistes, l’humaine condition ,
dénoncer les vices, le mal, le péché, accuser toujours, mais « pour essayer de comprendre ce que
nous devrions faire, ou être, ou vivre, et mesurer par là…le chemin qui nous en sépare » (ibid.).
Mais le respect d’autrui ne signifie pas pour autant que nous devons nous sacrifier pour lui ou
que nous devons l’aimer plus que tout et plus que soi. Le respect de l’autre passe par le respect
de soi, ce qui veut dire que nous avons aussi, et surtout, des devoirs envers soi. C’est dire qu’il y
a des situations où nous avons le droit mais même le devoir de faire passer nos souhaits propres
avant ceux d’autrui. Kant va jusqu’à dire que nous devons travailler à notre propre bonheur
car la souffrance, le malheur constituent des motifs d’enfreindre nos devoirs à l’égard des autres.
Se respecter, c’est donc respecter en soi ce qui fait l’humanité de tout homme. Il y a ainsi une
part d’estime de soi que Descartes, dans Passions de l’âme (articles 149 à 151), appelle
« générosité », qui n’est pas orgueilleuse ou égoïste, si ce que j’admire en moi dépasse le moi et
ses petites vicissitudes. Pourquoi le suicide peut-il être considéré, dans certains pays, comme un
crime réprimé par la loi ? Parce que je me dois le même respect qu’à tout autre, de sorte que me
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tuer, c’est tuer quelqu’un, - et porter atteinte à l’humanité en moi ! De même il est des gens qu’on
ne peut plus aimer à cause de leurs efforts presque surhumains pour nous aimer : qui veut encore
de quelqu’un qui s’humilie pour lui ?
Où l’on voit, au total, les limites de l’altruisme qui peut devenir dangereux, voire suspect,
lorsqu’il se traduit par l’oubli ou le mépris de soi. Le respect, en tout cas, est une épreuve
exigeante qui confine presque à l’épreuve de force : le respect se gagne, se mérite, et autrui est
précisément celui qui me tient en respect.
CONCLUSION GENERALE :
L’homme est d’abord considéré comme un étranger-ennemi qui déchaîne toutes les violences,
puis comme un être sociable et altruiste en voie d’émancipation. Mais la méchanceté (et pas
seulement la rivalité) caractérise l’homme (et non le loup) lorsqu’il ne respecte par l’Autre
comme Etranger. L’homme est un loup pour l’homme au sens où il a inventé une figure du loup à
son image : celle du criminel. Non seulement l’homme est un loup pour l’homme, mais il est un
loup pour le loup.
Or même si l’on admet que l’affrontement est une donnée de la nature humaine et que les
rapports initiaux avec autrui sont conflictuels, on peut néanmoins concevoir l’instauration de
relations d’une autre nature, relations non conflictuelles qui sont tout autant une réalité que les
rapports conflictuels. Une société sans heurts, sans discordes, sans violence, n’est sans doute pas
pensable. Mais nous avons vu que l’humanité travaille en permanence en vue d’un règlement
pacifique de ses tensions, la morale étant l’horizon ultime, l’au-delà du politique, par quoi
l’humanité réalise sa véritable destination. Ce qui est alors en jeu, c’est la capacité, pour
l’homme, d’affirmer son humanité, ou de parier sur sa possibilité.
Si autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même, ce que je perçois en lui, ce
n’est pas seulement la dure loi du conflit, mais aussi l’affirmation d’une humanité possible qui se
dessine dans notre expérience la plus humble, mais aussi dans le dialogue, l’amour , la relation
morale. Ne pas oublier non plus que l'action politique est la mise en commun d'actes et de paroles
dans un espace public; elle détermine les structures qui permettent aux hommes d'agir ensemble
et de garantir l'existence d'un monde humain. La politique est le seul lieu où le bien commun a un
sens, même si c'est aussi le moyen privilégié pour que la soif du pouvoir, des honneurs et de la
richesse se donne libre cours.

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