unvoyage - Philippe Fourcadier

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unvoyage - Philippe Fourcadier
UN VOYAGE
Sète • Tanger
Tanger • Sète
© Textes Jean-Claude Feuillarade
© Photographies Philippe Fourcadier
SÈTE
L
e Mont Saint Clair apparait d'abord, puis ses deux liaisons de
terre pressées entre l'étang de Thau et la mer, minuscules bandes
brunes entre le bleu des eaux douces et le bleu des eaux salées.
Sète est là, adossée au massif de pierres, amarrée par les lidos
sableux.
Le port est en creux du surgissement du massif, sur son
versant Est, face au levant. Il est construit Nord Sud avec des
canaux transversaux qui vidangent alternativement la mer ou
l’étang. L’un dans l’autre ils mêlent leurs eaux et se poussent et se
chassent
suivant
le
régime
des
vents.
Les
barques
perpendiculaires des canaux subissent ces courants. Elles frottent
leurs défenses de caoutchouc contre les listons de bois dans de
courtes embardées que limitent les amarres. La ville basse se
dresse ici en ilots de façades, reliés par des ponts.
Puis le port s’éloigne vers l’est de la ville. Il est endigué pour
affronter les mers-tempêtes levées par les vents de Sud Est dont
les rafales d’air humide sont parfumées d’un arsenic salin. Mais le
vent maître, à Sète, vient du Nord Ouest. C’est la tramontane. Elle
a dévalé de l’océan atlantique, en prenant appui sur les Pyrénées
pour jeter, dans le golfe du Lion, les quantités d’un air froid qui
assèche et brutalise le Languedoc et le Roussillon. Force 6
Beaufort, force 7 et plus. Les nuages sont chassés, amenuisés,
réduits à des dentelles. Ils fuient vers le large pour s’y épuiser en
totalité. Dans cet air qui s’offre sec et transparent, le soleil
traverse avec une précision de laboratoire et une brulure de laser.
Les yeux se plissent et les couleurs rugissent.
Les navires qui appareillent, suivent l'épi Est-Ouest. Ils
longent, avec leurs inévitables lenteurs et précautions, cette
dernière protection portuaire, puis ils évitent largement l’extrémité
marquée du phare, sous une gite de marche oblique, enfin ils
virent au Sud vers le large.
C’est à ce moment que s'extrait le pilote. Il sort de la coque
par un portillon à ras d’eau. Animalcule prudent, besogne faite, il
est évacué par la pilotine vers la terre tandis que le navire, en
frissonnant sous la poussée des machines, grignote l’inertie de sa
masse pour vous emporter au large.
TANGER
L
’atterrissage est cette reconnaissance de la côte avant de s’y
aventurer. Les anciens lisaient cette proximité invisible de la terre
sur la mer, sa couleur et ses débris flottants, le vol des oiseaux et
les odeurs. Puis cette reconnaissance faite, l’équipage présentait
son navire, l’étrave tournée vers la rugueuse géographie de la
côte.
A ce moment de la traversée, la fin du voyage est ressentie
intensément. A chacun, ce pays qui approche, a manqué. Le voilà
dans le renouvellement de ses splendeurs que l’absence a préparé.
Le réel a des délices que la mémoire anticipe et le passager, qui a
mélangé le temps avec les lieux, le présent avec le passé, renaît de
sa mémoire bouleversée en quittant la haute mer. La tête pleine
des désordres de l’absence, son pays réel restaure sa pensée.
La masse du ciel, intégralement, fait partie des plaines et des
villes qui sont devinées derrière la côte. D’avance, la partie
terrestre du voyage est pressentie. Elle s’organise. Elle se déroule
mentalement avec une précision de prière. Chaque étape du retour
est
objet
d’une
nostalgie
secrète,
géographique,
vaste
et
microscopique à la fois. L’absence y est pour quelque chose qui
efface le divers pour réserver le précieux. Ce voyageur sait tout
d’avance mais s’étonne de tout. Son plaisir procède de ce jeu
secret. La voix de sa mère est celle du pays, ces voix sont mêlées,
insécables. Il ne reste plus qu’à goûter à ces douceurs raréfiées.
Son retour dans les mêmes lieux lui paraît une exploration. Il doute
de ce qu’il connaît le mieux, il doute du sourire lumineux de ceux
qu’il va retrouver, il en doute mais il en est certain. Ces sourires
comme ce soleil, lui sont promis.
Les derniers milles avant le poste à quai, sont parcourus avec
la lenteur des moments importants. Le navire laisse glisser sa
masse blanche sur un velours d’écume dans un silence de
machines au ralenti.
La ville est soudainement présente, frontale, totalement
concrète, l'horizon en est barré sur toute la hauteur. Ce qui
semblait inconnu, illisible, se dresse à présent. Auparavant
suspendue entre Merkan et Djebel Kébir, les pieds dans l’eau, voilà
Tanger. Quelque part entre les plages de sable, la ville apparait par
plaques blanches, lumineuses, en un regroupement au-dessus de
l'étrave. On entre au Maroc par le haut de la carte du continent
d’Afrique, versé en lui par gravité.
Le navire réduit encore sa cadence. Le souffle des échappements
serait inaudible. L'entrée du port est là, capable d'accepter la
masse du navire
qui y pénètre avec une lenteur de saurien. Le
navire est comme un œuf au devant de la rudesse des quais. Les
voyageurs ignorent cela. Le navire est déjà oublié. Les passagers
se pressent au garage dans l'obscurité électrique et jaune des
néons. Le navire s’accoste, les amarres se tendent, les treuils font
des bruits heurtés et brutaux qui résonnent mais n’inquiètent plus
personne. Ce sont les bruits de l’arrivée, incompréhensibles mais
rassurants. Soudain l'ouverture rapide des portes arrière fait jaillir
le soleil dans la cale.
Qu’est ce qu’un navire ?
L
e navire est une offrande propitiatoire tendue aux Dieux pour
les tromper. Comme le cheval de Troie, sa force est cachée. Le
navire semble offrir sur la surface bleutée, une coque blanche et
gracieuse au devant du large. Des hommes vêtus de blanc, le
pilotent, Ils paraissent à la vue de l'horizon, du ciel et de la mer
comme des mariés, purs cavaliers des vagues, dans une élévation
cloisonnée de verres, transparente et lumineuse. La trahison est
au cœur même du navire, dans la salle des machines, là est cachée
soigneusement la mécanique des hommes faite de brutalités et de
volontés incoercibles de puissance. Ils se sont affranchis du vent
et des courants par la mise en œuvre d’une fournaise saturée de
bruits insupportables, d'odeurs fades et de graisses. La prétention
humaine à domestiquer la nature et à tromper les Dieux y offre
son projet, tout son développement et ses secrets. Allez voir ce
concentré d’industries, ces bras massifs métalliques, brulants et
courts, agités et heurtés comme les dents d’un monstre.
Comprenez l’avenir qui s’impose au lieu de celui de la nature. De ce
cœur sonore remonte en suivant la ligne de la quille puis des
varangues, des membrures, des barrots, la musique diabolique du
métal et de la vitesse. Une des fumées de l’enfer s’extirpe en
continu de cela.
Qu’est ce qu’une traversée ?
L
’identification de la traversée semble réalisée à peu de frais. Il
s'agit d'un port de départ, Sète, et d'un port d'arrivée, Tanger,
attachés l'un et l'autre à des dates et des heures de départ et
d'arrivée. Mais la traversée reste à faire. Elle met en jeu des
mondes de natures différentes. Sous l’apparente simplicité, une
articulation essentielle est mise en place dés le début, dés le
projet du voyage. En effet la géographie (les ports de départ et
d’arrivée)
s’articule
dans
le
temps
nécessaire
pour
son
accomplissement. Comme un muscle sur un os, la relation entre
temps et espace agit sur notre monde physique et mental. Cette
action que l’avion supprime, le voyageur par mer l’éprouve. Il glisse
dans une chimie de réminiscences et de rêves. Le temps et
l’espace abstraits du paysage maritime sont comme la nuit qui fait
passer du jour au jour. C’est un état intermédiaire né de
l’anéantissement de la profusion des repères terrestres. La mer y
est un monastère dont les murs sont l’espace de l’eau couronnée
de l’espace de l’air. Ces vacuités illimitées qui sapent notre
géographie mentale, ont le parfum du rêve. La mémoire de nos
errances hante ces journées comme des amours impossibles.
Qu’est ce que le large ?
L
e large est le monde archaïque des surfaces indéchiffrables où
l'horizon est une fausse ligne inaccessible. L’horizon est cette
illusion donnée au voyageur incapable d'envisager plus loin que sa
courte vue. L'horizon est une idée d'enfant. On s’y précipite. Il
n’est pas là. Il n’y est jamais. En réalité, les surfaces mêmes du ciel
et de la mer ne sont elles-mêmes que le reflet mesquin des
formidables espaces de l'eau et du vide. Nos idées ont peine à
pénétrer l’infini sans s'égarer. Nos idées incertaines refusent à
envisager de poursuivre au-delà des surfaces, guère plus loin que
la plongée dansante des rayons de soleil à la verticale de l'eau ou
que la première rencontre des nuages, saturés d'ombres et des
variations joueuses des vents. Ensuite, dans l’au-delà du ciel, la
lumière est reine de l'espace aérien et son absence reine des
profondeurs océanes. D’ailleurs la ronde fulgurante de tous les
points de l'univers nous échappe. La lumière qui s’y tord et s’y
immobilise nous est étrangère. La lumière que nous connaissons,
nous éblouit et nous brûle et cela suffit bien. Les autres mondes si
hauts et si profonds ne sont pas les nôtres. D’ailleurs les ébats de
la lumière avec la matière et le temps ont depuis longtemps
dégoûté nos intelligences d’aller voir de quoi il retourne. Le large
est le reflet archaïque et familier des univers immenses où nous
n’irons jamais.
DOCKERS
I
l y a tant de poids suspendus aux crocs des grues, tant d'allers
et retours entre le quai et le navire, le claquement des crabots ou
des verrous de conteneur, tant de sirènes et de dangers…Faut-il
être fou pour courir comme un enfant sur les tubes, les caisses,
les billes de bois, les sacs ou le vrac des cargaisons. Faut-il être
fou pour jouer sous les pesanteurs invisibles des cargaisons
odorantes qui se hissent ou s'abattent dans le ventre d'acier des
cargos. Le jour passe au dessus des cales et n'y plonge pas. Audedans, nous autres dockers, tenons le compte d’une fraternité au
jour le jour sans la dissiper, nous autres, dockers, nous nous
souvenons de tant de luttes solidaires, qu’à défaut de soleil cette
dignité illumine les cales. Depuis la nuit des temps nous sommes
là, à ranger dans les entreponts la richesse du monde. Depuis la
nuit des temps comme à Venise, à Malte, à Shanghai, à Liverpool.
La mer que nous ne prenons pas berce nos vies.

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