[Conférence prononcée au colloque « La musique, un art du penser
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[Conférence prononcée au colloque « La musique, un art du penser
[Exposé prononcé au séminaire de François Nicolas, « Musique et Philosophie », ENS Ulm, 07 janvier 2006, salle S. Weil, 10h-13h ; reprise augmentée de l’exposé prononcé au Forum Le Monde Le Mans, 21-23 octobre 2005 ; Publié in La Musique, un art du penser ?, actes du 17ème Forum « Le Monde » Le Mans, 21 au 23 octobre 2005, sous la direction de Nicolas WEILL. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 197-221. Accompagné de « Un entretien avec Alain Badiou », ibid., p. 287-295.] L’interprétation des œuvres musicales : Une logique de l’affectivité ? Par Charles RAMOND Je souhaiterais aborder la question du lien de la « musique » à la « philosophie », sous l’angle à première vue particulier et limité de la question de l’interprétation des œuvres musicales, et, plus précisément encore, pour parler de ce que je connais un peu, de l’interprétation de la littérature musicale classique pour le piano, prise à titre d’exemple à la fois bien connu et certainement généralisable. Je pratique le piano depuis l’enfance, j’ai connu un assez grand nombre de professeurs, j’ai subi de nombreux examens et participé à quelques concours, comme concurrent ou comme spectateur/ auditeur ; je peux dire que j’ai approché l’enseignement de la musique en France dans ce qu’il a de plus excellent, d’abord à l’École César Franck dirigée alors par Olivier Alain, puis au CNSM (l’ancienne « rue de Madrid »), dans diverses classes d’écriture et en esthétique. Eh bien, si j’essaie aujourd’hui de porter un regard à la fois analytique et rétrospectif sur tout ce 1 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? parcours, je ne peux qu’être frappé au plus haut point par le fait que la question de l’interprétation, qui est ce dont il est tout le temps question dans cet enseignement, qui est ce à quoi tendent les efforts constants des élèves et des maîtres, qui est le but ultime vers quoi tout converge, que cette question de l’interprétation, donc, n’y est presque jamais théorisée au moment même où elle est l’objet quasi unique de la pratique instrumentale, au moment même où elle structure et organise la vie entière des interprètes et des futurs interprètes. Non que le jugement des maîtres soit mauvais, ou même hésitant, lorsqu’il s’agit de déceler le talent ou l’absence de talent d’un pianiste ; encore moins qu’il s’agisse ridiculement de leur contester leur propre talent interprétatif, ou même parfois leur génie. Mais tout simplement parce que ces jugements sur les autres, ou sur eux-même, sont, dans l’immense majorité des cas, infondés, je veux dire infondés théoriquement, sans lien avec une théorie explicite de ce que doit être une bonne interprétation, et par conséquent de ce qu’est une mauvaise interprétation. Il est inenvisageable par exemple, dans une leçon de piano, surtout donnée par un maître, que l’élève lui demande de justifier ses jugements, ses appréciations, ou ses décisions, ses approbations ou ses critiques, qu’il s’agisse de questions sur des détails, et bien moins encore, cela va de soi, s’il s’agissait d’une remise en cause fondamentale. Les choses en effet se passent toujours comme si le but recherché, lorsqu’on demande conseil pour essayer d’interpréter une œuvre musicale, était clair pour tout le monde, et intuitivement connu à l’horizon de la construction commune de l’interprétation. Mais justement, c’est une question qui m’a souvent traversé l’esprit, et je suis extrêmement heureux d’avoir été invité au Mans d’abord par Nicolas Weill, puis, à la suite de ce Forum du Monde, par François Nicolas, qui m’a proposé de reprendre et de réélaborer cet exposé dans son séminaire « Musique et Philosophie » à l’ENS de la rue d’Ulm, l’un puis l’autre me donnant enfin l’occasion d’essayer de tirer au clair ce que l’on recherche exactement lorsqu’on interprète un morceau de piano (ou de tout autre instrument –le piano servant ici d’exemple). Cette question, en effet, ne me semble être toujours évitée par les professeurs de piano ou 2 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? par les concertistes lorsqu’ils donnent des leçons, ou des entretiens, ou lorsqu’ils écrivent des livres, que parce que, dès qu’on l’examine un peu, elle se complique au point de devenir quasi inextricable. Montrer pourquoi cette question est en effet d’une très grande difficulté, mais aussi essayer de la démêler dans la mesure du possible, c’est donc ce que je me propose ici. Ce sera donc, à un premier niveau, si vous le voulez, un travail de philosophie, au sens où sera menée une enquête intellectuelle aussi rigoureuse et informée que possible, et parce qu’en philosophie, et notamment en histoire de la philosophie, nous sommes habitués à rencontrer cette question de la justification de nos propres interprétations : d’une certaine façon, d’ailleurs, nous ne faisons pratiquement que cela : justifier des interprétations, ou en critiquer d’autres en justifiant nos propres critiques, et c’est donc une question qui nous est tout à fait familière. Mais mon ambition réelle serait que la question de l’interprétation des œuvres musicales puisse nous conduire à faire de la philosophie à un autre niveau, peut-être plus important encore. L’évidence de la réussite de certaines interprétations ou de certains interprètes (il me suffirait de citer les noms de Cortot, Arrau, Brendel, Richter, ou Gould, pour évoquer des talents incontestables sur les déclarations et les écrits desquels je vais bientôt revenir), la quasi-unanimité des connaisseurs et même du grand public à leur sujet, les témoignages concordants de leurs concerts comme de moments inoubliables, tout cela ne peut que conduire à l’idée qu’il y aurait, sinon une « vérité », du moins une certaine « logique » de l’interprétation musicale : que les grands interprètes, consciemment ou inconsciemment, pour de bonnes ou pour de mauvaises raisons, parviennent à saisir et à capter les mécanismes à première vue mystérieux par lesquels la musique peut agir si puissamment sur chacun de nous. Comme une telle logique ne peut pas être démonstrative ou rationnelle (sans quoi on pourrait établir démonstrativement qu’une interprétation est supérieure à une autre, ce que personne n’accordera), on doit donc faire l’hypothèse –et c’est ce que je fais ici- qu’existe, si contradictoire et paradoxale que soit cette expression, une « logique de l’affectivité ». Si donc musique et philosophie, à travers la 3 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? question de l’interprétation, arrivaient à dégager une telle « logique de l’affectivité », et à en donner les premières esquisses, elles auraient sans doute fait beaucoup l’une pour l’autre, et toutes deux ensemble beaucoup aussi pour la compréhension que nous pouvons avoir de nous-même, au point de vue personnel comme au point de vue social. -IÀ la différence d’un tableau, qui peut être regardé directement, la musique écrite n’existe que dans une interprétation ; et si en cela la musique ressemble un peu au théâtre, en réalité elle dépend de l’interprétation plus encore que le théâtre, car si la majorité des gens peuvent lire une pièce de théâtre, et l’apprécier ainsi, seule une minorité extrêmement réduite peut apprécier une partition à la seule lecture. L’interprète est donc un relais essentiel, vital, pour une œuvre musicale. Et c’est sans doute cette nécessité même de l’interprétation qui, entre autres raisons que nous aurons à explorer, explique d’abord sans doute le fait pourtant particulièrement surprenant que les institutions musicales en tant que telles ne cherchent en aucune manière à expliciter la nature ou les finalités de l’acte d’interprétation. À quoi bon en effet justifier ce qui est nécessaire ? Or, si la finalité de l’interprétation est parfaitement lisible du côté de la musique elle-même (qui, je le répète, n’existe pas sans être exécutée), elle est bien plus vague du côté de l’interprète ou du public, c’est-à-dire, généralement parlant, de la société. Qu’il faille des interprètes et des interprétations à la musique, soit ; qu’il faille de la musique à une société, passe encore ; mais quel type de musique, et quel type d’interprétation, selon quels rites particuliers, voilà qui ne peut pas se déduire naturellement de telles prémisses, et qui reste obscur, en tout cas inexpliqué institutionnellement, dans tous les cas. Il y a là tout de même, je crois, un phénomène digne de remarque du point de vue social. La plupart des institutions ont une idée, souvent très claire, de leur raison d’être fondamentale : qui s’engage dans l’armée 4 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? recherchera la puissance par l’obéissance et la discipline, il pourra participer à la défense de son pays ou d’un certain nombre de valeurs, etc. Qui fait des études commerciales apprendra les mécanismes lui permettant de s’enrichir. Qui s’engage dans l’université peut avoir l’ambition de faire progresser la recherche, la science, voire la vérité, et de transmettre un savoir. Qui s’engage dans l’Église travaille à sauver son prochain, etc. Mais, en ce qui concerne les écoles de musique, ou les conservatoires, si douloureuse que soit cette prise de conscience pour celui qui s’y livre ou qui la subit, nous ne trouvons rien de tel. Le but poursuivi dans les conservatoires n’est pas seulement obscur, il est absent, considéré sans doute comme si parfaitement clair a priori pour les élèves que l’institution s’abstient soigneusement de le formuler ou même de tenter de le formuler. Sans doute, selon les instruments, et selon les cas, des buts partiels et locaux ne manquent pas d’émerger : on obtient un diplôme, ou une récompense, qui permettent de devenir professeur à son tour dans un conservatoire, ou de devenir musicien dans un orchestre, et donc de gagner sa vie –et, bien évidemment, c’est là une façon parfaitement claire, compréhensible, et qui n’a pas à être critiquée, de finaliser ses comportements. Mais ces conduites de reproduction, qui se retrouvent dans toute institution, ne peuvent pas, par définition, nous renseigner sur les buts fondamentaux d’une institution, c’est-à-dire précisément ceux qui échappent à la simple reproduction de l’institution. Et si toute chose singulière (pour parler à la manière de Spinoza, que nous aurons peut-être l’occasion de croiser encore dans la suite de cet exposé) et si toute chose singulière, donc, « fait effort autant qu’il est en elle pour persévérer dans l’être », et fait cet effort nécessairement, il n’en reste pas moins que la plupart des institutions (y compris, je crois, l’éducation nationale) se fixent à elle-même des buts qui diffèrent de la simple reproduction, ou de la simple persévérance dans l’existence. Or c’est précisément cette question de la finalité fondamentale et non simplement reproductrice qui m’intéresse aujourd’hui au sujet de l’interprétation des œuvres musicales. 5 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? Et pourtant l’apprenti interprète se trouve immédiatement, pour peu qu’il y songe, face à une foule de questions plus insolubles les unes que les autres, portant non pas seulement sur les détails pratiques ou techniques de l’interprétation, mais sur son existence même. Avant de se demander comment jouer un morceau, il semblerait par exemple logique de se demander pour qui on le joue, et dans quel but. Or chacune de ces questions est hautement problématique. Le public d’un concertiste est extrêmement hétérogène, il comprend des gens qui connaissent les morceaux, d’autres qui les découvrent ; certains sont éduqués à la musique en général, d’autres non, etc. Il n’est pas possible de jouer d’une seule façon pour des gens à ce point différents dans leurs connaissances, leurs attentes, et leurs motivations. Surtout, ces motivations elles-mêmes sont très variables, et, le plus souvent, inconnues du public lui-même. Qui peut dire exactement ce qu’il recherche dans une salle de concert ? On peut s’y instruire, s’y distraire, être mu par des motivations élevées comme l’amour de la beauté, ou par des motivations moins élevées comme l’attente d’une performance, ou moins élevées encore comme le mixte d’espoir et de crainte du succès et de l’échec (un peu comme au cirque devant un funambule). Le rituel du concert, assez justement dénoncé par le pianiste canadien Glenn Gould dans les années 60, même si dans certains cas il permet, par son côté épuré, de concentrer le public sur la musique, est lui-même un rituel hautement injustifié, et d’ailleurs perçu comme tel, avec la salle, le costume, le piano noir, les applaudissements, les rappels et les bis. On ne peut qu’être gêné de voir une foule de gens éduqués frapper tous ensemble en cadence dans leurs mains pour réclamer un morceau de virtuosité ou un air connu à la fin d’un concert où l’on vient d’entendre, par exemple, les dernières sonates de Schubert ou de Beethoven, et pousser un gémissement collectif de satisfaction lorsqu’ils en reconnaissent les premières notes. Est-ce cela que le public attendait ? Est-ce cela que l’interprète cherchait à atteindre ou à communiquer ? Est-ce pour cela qu’il a tant travaillé ? On voit que la finalité de l’interprétation est tout à fait obscure, et composée virtuellement d’éléments tout à fait contradictoires : transmission 6 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? d’un patrimoine, éducation, innovation, élévation du public, exécution d’un numéro de music-hall à haute teneur en adrénaline, etc. Un concertiste ne sait jamais ni quelle est exactement sa fonction sociale, ni sa fonction existentielle, ni même sa fonction esthétique. Comment pourrait-il avoir la moindre indication, à partir de là, sur ce que c’est que « bien jouer » ou « mal jouer » ? Heureusement (Alfred Brendel le note d’ailleurs non sans humour dans un de ses livres), la vie de concertiste est déjà assez remplie par les voyages, les tournées, le travail de l’instrument, etc, pour y ajouter en plus ce genre de questions… Mais ici il me semble que nous avons non seulement le droit, mais bien le devoir de nous les poser. On ne peut que regretter, d’ailleurs (c’est tout le sens de cette partie de mon analyse), que de telles questions ne soient pas systématiquement accueillies et reprises par les institutions d’enseignement musical. Car cette sacralisation, ce côté intouchable, tabou, de la question de la finalité même de l’interprétation des œuvres musicales explique sans doute pour une bonne part le déchet considérable et l’aspect trop souvent douloureux des études qu’y suivent les élèves. Arrivés à un certain âge en effet, la plupart de ceux qui étudient cet art de l’interprétation se demandent inévitablement « pourquoi » ils font cela ou devraient continuer à le faire : question on ne peut plus légitime, on l’admettra. Mais jamais une telle question ne peut être adressée à un professeur d’instrument, jamais il n’est même envisageable qu’elle soit posée, si bien que les contradictions sur la finalité même de la pratique interprétative peuvent alors frapper de plein fouet celui qui s’interroge à leur sujet. -IIJ’ai donc eu la curiosité de lire ce qu’avaient dit ou écrit sur leur art certains des plus grands pianistes du XXème siècle, pour savoir si j’y trouverais des réponses aux questions que je viens d’évoquer. On est d’abord frappé par la place incroyablement réduite, dans ces divers écrits, accordée à la question précise de l’interprétation, qui est pourtant le cœur du cœur de 7 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? l’activité de ces concertistes. Certains, parmi les plus grands, sauf erreur, n’ont pas laissé de textes du tout : je pense à Horowitz, et même à Pollini : malgré sa réputation justifiée de théoricien de la musique, à ma connaissance il n’a pas écrit (ou pas encore) sur l’interprétation au piano. Mais même ceux qui ont laissé des textes, ou des entretiens (par exemple Brendel, Arrau, Richter), sont prolixes sur leur vie, leurs rencontres ; on trouve également de longs passages, d’ailleurs souvent intéressants, dans lesquels ils analysent les œuvres musicales de leurs répertoires, leurs structures, leurs caractères, etc ; c’est le cas chez Cortot, chez Brendel, et par dessus tout, évidemment, chez Gould, mais également chez Claude Helffer. On peut aussi trouver, et on trouve assez souvent (par exemple chez Arrau et chez Cortot) des considérations techniques : faut-il jouer avec les doigts seulement, ou avec tout le poids du bras ? comment travailler, combien travailler d’heures par jour, etc ? Mais il faut vraiment chercher très attentivement pour trouver des passages qui traitent à proprement parler de « l’interprétation » des œuvres, c’est-à-dire non pas des œuvres en elle-même (analyse de la structure, analyses historiques, etc) mais de la façon dont on va les jouer pour obtenir un certain effet qu’on se sent capable de définir et de justifier. Ces silences sur l’essentiel peuvent s’expliquer par un certain nombre de raisons, les unes superficielles, les autres plus profondes. Parmi les raisons superficielles, il y a déjà l’emploi du temps du pianiste, d’autant plus chargé qu’il est célèbre (et donc, le plus souvent, bon), qui, comme dit Brendel, ne lui laisse guère de temps pour l’austère discipline de l’écriture ou de la réflexion. Il y a aussi, assez répandue chez les pianistes, et même, nous allons le voir, parmi les plus grands, une idéologie impensée du respect absolu du texte et de l’abolition de l’interprétation elle-même. J’ai par exemple lu non sans tristesse, sous la plume de Sviatoslav Richter, la déclaration suivante : « enfin et surtout, il est plus honnête de jouer avec partition : on a devant les yeux ce qui doit être, et on joue exactement ce qui est écrit. L’interprète est un miroir, et jouer de la musique ne consiste pas à infester la musique de son individualité, cela consiste à jouer toute la musique, rien de 8 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? plus, mais aussi rien de moins. Qui pourrait se souvenir de toutes les indications notées par le compositeur ? A défaut », conclut Richter de façon tout à fait stupéfiante, « on se met à interpréter, et je suis contre » (Bruno Monsaingeon, Richter, Écrits, Conversations. Éditions Van de Velde / Actes Sud / Arte Éditions, 1998, p. 175). Quelques pages plus loin, il persiste et signe : « l’interprète est en réalité un exécutant, l’exécutant direct de la volonté du compositeur. Il n’apporte rien qui ne soit déjà dans l’œuvre. S’il a du talent, il laisse entrevoir la vérité de l’œuvre qui seule est géniale et se reflète en lui. Il ne doit pas dominer la musique, mais se dissoudre en elle » (ibid, p. 185). On a là sans doute l’expression extrême, paradoxale jusqu’à la provocation, et de la part d’un des plus grands pianistes qui aient jamais existé, d’une conception plus répandue qu’on ne pourrait croire, et qui fait absurdement de l’absence d’interprétation le sens même de l’interprétation. Je dis « absurdement », parce que Richter, comme tout un chacun, savait très bien que l’idée de respecter la partition à la lettre est simplement impossible, pour des raisons tellement évidentes que je ne me donnerai pas ici la peine de les rappeler. Mais il est certain qu’un interprète qui professe de telles « théories » ne nous laissera aucune justification, aucune explication sur son propre art, à savoir l’interprétation. Et comme bien des interprètes, même parmi les plus grands, revendiquent la hiérarchie ontologique entre le compositeur, qui seul serait vraiment créateur, et l’interprète, qui ne serait rien ou si peu (croyance d’ailleurs très répandue), ils cherchent à s’effacer autant que possible, à ne pas se mettre en posture de rivalité créatrice avec les compositeurs, et de ce fait ne disent rien sur leur propre art. A cela s’ajoute le fait que, d’un tel point de vue, la création, qu’elle soit le fait du compositeur ou de l’interprète, est un phénomène quasi sacré, mystérieux, inexplicable, et que de ce fait l’interprète, s’il était créateur, ne saurait pas plus expliquer son art que ne le fait le compositeur (il y a même l’idée corrélative, toujours présente, qu’une explication « souille » la création, la dégrade, que l’œuvre ou l’interprétation doivent parler pour elles-mêmes, que si elles ont besoin d’explications c’est qu’elles sont sans vigueur par elles-mêmes, etc : toute une idéologie de l’auto- 9 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? affirmation, de l’auto-confirmation, du mystère, du génie, etc, qui est assez spontanément adoptée par bien des interprètes, quel que soit leur talent par ailleurs, mais qui leur défend en quelque sorte de s’expliquer, et de se justifier). On ne peut cependant qu’être surpris de voir certains interprètes de grande intelligence ne pas percevoir l’incohérence de telles présuppositions théoriques. Par exemple, Claude Helffer, dont j’ai suivi quelque temps l’enseignement, et qui, ancien élève de Polytechnique, avait surabondamment prouvé sa capacité à raisonner, d’un côté se place en position de totale infériorité et dépendance à l’égard des compositeurs (pour ne pas dire humilité ou servitude), et raconte ainsi que, bien qu’il les connût, il n’avait pu obtenir aucune explication de Boulez ou de Barraqué sur des œuvres qu’il ne comprenait pas et qu’il était obligé d’apprendre ligne à ligne pour les interpréter (Philippe Albéra, Entretiens avec Claude Helffer. Genève : Éditions Contrechamps, 1995, p. 69) ; de même, la seule indication qu’il put un jour obtenir de Stockhausen, à qui il présentait une de ses œuvres, fut une alternance de « zu früh ! », « zu spät ! » (« trop tôt », « trop tard ») pendant qu’il jouait. Mais Helffer reconnaît lui-même qu’aucune justification ne lui fut apportée en l’occurrence par Stockhausen, alors qu’il jouait en respectant, comme à son habitude, très scrupuleusement les tempi et les valeurs indiquées par le compositeur. L’interprète s’installe ici délibérément dans une position paradoxale et injustifiée, puisqu’il déclare que le compositeur a toujours raison, tout en constatant lui-même, et le premier, que les compositeurs, bien loin de pouvoir en rendre raison, sont très hésitants et très incertains sur ce qu’ils ont écrit. Mais alors, pourquoi leur accorder ce crédit maximal ?, pourquoi continuer à déclarer, comme le fait Helffer, que « le texte a toujours raison » (ibid. 119) ? Brendel, à cet égard, est plus logique. Il décrit d’abord excellemment la situation ou la tâche paradoxale de part en part de l’interprète : « [L’interprète] doit se contrôler en s’oubliant lui-même. Il doit suivre à la lettre le compositeur et céder à l’humeur du moment. Il doit être un produit commercial sur le marché des concerts et une personnalité 10 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? indépendante » (Brendel, Réflexions faites, Buchet-Chastel, 1979, p. 8) ; et en tire alors clairement la leçon : « Je propose de rayer du vocabulaire les termes ‘fidélité à l’œuvre’ et ‘fidélité au texte’ » qui « évitent à l’interprète la peine de penser » (ibid. p. 27). Si donc nous nous tournons vers les interprètes qui ont accepté de théoriser, au moins partiellement, leur art (art sans lequel, je le rappelle, nous n’avons aucun accès à la musique, et qui est donc absolument essentiel et indispensable à la musique en elle-même), nous trouvons alors un certain nombre de critères pour une « bonne interprétation », dont aucun cependant ne s’avère parfaitement satisfaisant, comme je vais le montrer brièvement, même s’ils sont tous à prendre en considération. (a) Une bonne interprétation, dira-t-on d’abord, doit se fonder sur une bonne connaissance de la situation historique de l’œuvre, du compositeur, voire de la société dans laquelle il écrivait, du public auquel était destinée l’œuvre, etc. C’est l’avis de Cortot comme de Brendel, et c’est évidemment un avis sensé. Le problème est que, à l’examen, on a là un critère trop général. Personne ne nie sans doute qu’une bonne connaissance de la période de composition d’une œuvre ne soit préférable en soi. Mais personne ne nous dit non plus jusqu’où devrait aller cette connaissance ? Car il est impossible, même pour un historien professionnel, de connaître tout d’une période donnée de l’histoire. Or, les concertistes jouent des œuvres s’étendant sur plusieurs siècles et sur plusieurs pays : le plus souvent (et je l’ai assez souvent expérimenté) leurs connaissances en matière historique et sociologique sur le contexte d’une œuvre donnée sont donc, par force, assez sommaires. Et quand bien même elles seraient plus complètes, cela ne leur donnerait pas nécessairement des indications sur la façon de jouer telle œuvre aujourd’hui. Considérons par exemple ce que Richter dit de la fameuse 7ème sonate de Prokofiev : « Au début de 1943, je reçus la partition de la septième sonate qui me mit en transe et que j’appris en quatre jours. […] La première de la sonate eut lieu à la salle d’Octobre de la Maison des Syndicats. […] Les auditeurs 11 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? ressentaient avec une extrême intensité le souffle émotionnel et spirituel de l’œuvre, qui reflétait exactement ce qu’ils étaient en train de vivre au fond d’eux-mêmes (c’est ainsi que fut aussi perçue à la même époque la septième symphonie de Chostakovitch). Cette sonate nous plonge brutalement dans l’atmosphère menaçante d’un monde dont l’équilibre vacille. Règnent le chaos et l’inconnu. L’homme observe le déchaînement de forces meurtrières. Mais ce par quoi il vit ne cesse pas d’exister pour autant. Il continue à ressentir et à aimer. Toute chose est désormais devenue pour lui un objet de plénitude. De concert avec ses semblables il élève une protestation et participe à l’affliction générale. Il balaie tout sur son chemin, exalté par la volonté de vaincre. Il puise dans l’immense combat le soutien qui lui permet d’affirmer la force irrépressible de la vie » (Richter, op cit, 109-110). Il ne s’agit pas pour moi de critiquer ici le fond de cette « lecture » de la 7ème sonate de Prokofiev, mais seulement de faire remarquer que, en pleine cohérence d’ailleurs avec les positions que nous lui avons vu défendre plus haut, Richter sur-contextualise l’interprétation. Pour bien comprendre (et je suppose, pour bien jouer) cette sonate, il faudrait être russe en 1943 à la Maison des syndicats de Moscou… Mais c’est enfermer l’œuvre et son sens dans des limites extrêmement étroites, et la 7ème sonate est toujours très appréciée, de nos jours encore, par des publics qui par nature n’ont pas pu avoir accès à ce contexte premier de création de la sonate. Il est donc manifeste qu’une bonne interprétation doit être au moins autant une opération de décontextualisation qu’une opération de contextualisation –par où la maîtrise ou la connaissance, même extrêmement précises et vécues des contextes peuvent s’avérer en réalité des obstacles à l’interprétation. L’interprète ne peut donc pas être seulement le conservateur d’un moment ou d’un événement. Son travail, de toute évidence, est de renouveler la tradition. Mais même là, paradoxalement, il rencontrera parfois des obstacles difficiles à surmonter. Car, comme le fait encore remarquer Brendel, on est souvent très surpris de l’absence de tradition interprétative : par exemple il n’y a pas de mémoire exacte de la façon dont on jouait une 12 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? passacaille, une allemande, une gigue, un menuet, aux différentes époques, dans les différentes écoles, dans les différentes circonstances, etc ; on n’a même pas idée, dès qu’on remonte un peu dans le temps, de la façon dont étaient exécutés les ornements, les reprises, etc. Bref, soit qu’on connaisse le contexte, soit qu’on ne le connaisse pas, la référence à une « connaissance historique » est une base fragile pour asseoir une interprétation. On touche d’ailleurs ici à une question bien plus générale, et sur laquelle est soigneusement entretenue une illusion collective, et qui est celle de l’utilité des connaissances historiques ; d’un côté tout le monde s’accordera pour soutenir qu’elles sont indispensables, et qu’être totalement ignorant en histoire, c’est se couper de la société dans laquelle on vit et dans une certaine mesure de soi-même ; mais inversement personne n’est jamais capable de déterminer le niveau minimum exigible pour qu’une telle « connaissance de l’histoire » soit avérée, effective ; même pour l’homme normalement cultivé, l’histoire de son propre pays est généralement lacunaire à l’extrême ; et peuton dire qu’on « connaît l’histoire » quand on ne connaît, pour certains siècles, que quelques dates ou quelques événements appris à la petite école il y a bien longtemps ? –si bien que cette prétendue « connaissance de l’histoire » relève le plus souvent du mythe. S’il fallait véritablement connaître l’histoire pour être un bon citoyen ou l’histoire de la musique pour être un bon interprète, très peu le seraient : car être un bon historien de la musique, comme être un bon interprète, demande une vie entière de travail. Il y a donc là en réalité une exigence impossible à satisfaire, même si elle est rituellement invoquée. (b) Dira-t-on qu’une bonne interprétation est celle qui retrouve et respecte les « intentions de l’auteur ? ». On trouve cette proposition, par exemple, chez Brendel : « Que reste-t-il à faire à l’interprète ? Deux choses à mon avis. Essayer de comprendre les intentions du compositeur et tirer de chaque œuvre l’effet maximum. Souvent, mais pas toujours, l’un résulte de l’autre » (Brendel, op cit, p. 28). Dans ce passage assez remarquable, comme 13 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? très souvent ce qu’écrit Brendel, nous voyons bien la distinction faite entre deux versants de l’interprétation : d’un côté, une « compréhension », de l’autre (je vais y revenir dans un moment) un « effet maximum » à tirer. Brendel, on le voit, est très prudent sur la liaison entre les deux versants, laissant entendre qu’on pourrait comprendre les intentions d’un auteur sans en tirer les « effets » attendus, et inversement que ces « effets » pourraient être obtenus sans ladite « compréhension » (phénomène d’ailleurs souvent observé dans l’histoire de l’interprétation, où les interprètes étaient parfois des individus quasi incultes – comme le note, si je me souviens bien Romain Rolland à propos d’un chanteur interprétant admirablement Beethoven sans presque le connaître –mais que peut alors signifier « interpréter admirablement » ?…). Quoi qu’il en soit de la liaison entre « compréhension des intentions » et « production d’effets » (quels effets, et sur qui ?, c’est ce qu’il va nous falloir examiner), quoi qu’il en soit, donc, de cette liaison, nous avons vu plus haut des raisons sérieuses de douter de la validité d’une recherche des « intentions » des compositeurs : car, souvent les compositeurs ne s’expriment pas à ce sujet, ou sont très incertains ; et d’ailleurs l’idée qu’il pourrait y avoir une ou des « intentions » surplombant une œuvre risquerait de finaliser celle-ci, et lui ôterait nécessairement une part très importante de sa complexité : quelle était l’intention de Molière en écrivant Tartuffe ou Dom Juan, ou de Schumann en écrivant telle ou telle de ses œuvres ? on voit immédiatement qu’une telle recherche n’a pas de sens au niveau global, et que le plus souvent les « intentions » sont exprimées autant qu’il est possible de le faire par le détail de l’écriture de l’œuvre elle-même. Et quand bien même de telles « intentions » auraient existé, et quand bien même nous les connaîtrions par chance ou par l’étude, est-ce vraiment cela qu’attendrait le public devant qui nous allons jouer ? Serions-nous en mesure de les lui transmettre directement ? Les comprendrait-il vraiment ? Rien n’est moins certain. La formule à laquelle recourt Brendel pour expliquer cette compréhension montre d’ailleurs clairement à quel point il doute de la possibilité d’y atteindre : 14 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? « Comprendre les intentions du compositeur signifie les transmettre selon la compréhension qu’on en a » (Brendel, op cit, ibid). (c) Dira-t-on alors qu’une bonne interprétation consiste à restituer les « structures » harmoniques, rythmiques, voire mélodiques d’une partition, à les mettre en valeur, à les rendre lisibles, etc., en évitant l’expressivité, ou toute forme de psychologisation ou de recherche de l’intentionnalité ? C’est le sens de la fameuse déclaration de Boulez : « éviter absolument ce qu’on convient d’appeler les nuances expressives ». C’est par exemple la position de Glenn Gould, ou de Claude Helffer. Mais déjà le rapprochement de ces deux noms devrait nous donner à réfléchir. Car, malgré tout le respect et l’estime que l’on peut avoir pour Claude Helffer, on ne peut pas le comparer, ni de près ni de loin, pour ses qualités d’interprète, au monstre sacré qu’est Glenn Gould –ce qui prouverait bien qu’il ne suffit pas d’être capable d’analyser un morceau, et d’en rendre la structure lisible, pour être un bon interprète. Mais même si nous nous en tenons à Glenn Gould, il me semble tout à fait frappant qu’il ne tient presque jamais le discours de l’interprète, et que donc, bien qu’il soit à l’extrême opposé de Richter sur le spectre des grands interprètes (Richter n’analysant jamais et s’en faisant gloire –« les deux choses que je déteste, ou refuse, sont l’analyse et le pouvoir », Gould en revanche analysant toujours, mais n’aimant pas tellement plus le pouvoir) ; donc, bien qu’il se situe à l’opposé de Richter, Gould parle presque aussi peu d’interprétation, malgré ce qu’on pourrait croire. Il analyse les « œuvres », et ensuite, il est constant sur ce point, il les joue sans aucune considération absolue de tempo ou de style. Gould pouvait faire deux enregistrements d’un même mouvement de sonate de Mozart, une fois lentement, une fois prestissimo ; et il jouait assez systématiquement le même morceau plusieurs fois avec des touchers différents (legato, puis staccato ou non-legato, etc), pour ensuite disposer d’un matériau varié à combiner au montage pour le disque. Il y a bien sûr une idée directrice dans une interprétation de Gould, mais elle est en elle-même toujours relativisée, selon le temps, le moment, 15 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? l’humeur, le piano utilisé, etc : autant dire qu’il n’accorde que très peu d’intérêt à l’interprétation proprement dite. D’ailleurs il s’est toujours refusé à donner la moindre leçon de piano, ou le moindre avis sur la façon dont il faut tenir ses mains, s’asseoir haut ou bas, etc, ou sur ce que devrait être « jouer du piano ». Tout ce que l’on considère chez lui comme des excentricités ou des renouvellements d’interprétations est à mon avis bien plus le signe d’une indifférence presque complète au métier d’interprète. D’ailleurs, comme on sait, Gould ne travaillait pas l’instrument, ne donnait pas de concerts, etc. Il a sans doute été reconnu parmi les grands pianistes, et par les grands pianistes, y compris par Richter, du fait de sa virtuosité proprement surhumaine (ou « prodigieuse », comme dit Richter, pourtant expert en la matière), mais on ne peut aucunement, me semble-t-il, chercher chez quelqu’un comme Gould une théorie ou une recherche de ce que serait « la bonne » interprétation d’une œuvre, et surtout de pourquoi et pour qui telle interprétation serait « meilleure » que telle autre. (d) Puisque ni la connaissance du contexte, ni la connaissance des intentions de l’auteur, ni la connaissance analytique des structures de l’œuvre ne livrent la clef de l’acte interprétatif, il semblera peut-être légitime de chercher à le caractériser, non de l’intérieur mais de l’extérieur, non pas directement en lui-même, mais par les effets qu’il est susceptible de produire. De ce point de vue, on doit reconnaître que les interprètes qui se sont donné le plus de mal pour définir, caractériser, et justifier dans une certaine mesure l’activité d’interprétation sont ceux qui voient dans l’interprétation, de façon peut-être naïve et traditionnelle à première vue, un moyen de créer une émotion, d’établir un pont entre les âmes, etc. On retrouverait ici Cortot, Arrau, Rubinstein, et sans doute un bon nombre d’autres. Pour ces interprètes, qui furent d’abord de très fortes personnalités, le concert est le moment de « donner de l’émotion », de « saisir un public », d’exercer sur lui, dit Rubinstein, sa « puissance », d’être capable de le fasciner, de l’entraîner, de le faire pleurer, etc. On peut être réservé sans doute sur l’intérêt d’une telle 16 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? activité, et même en trouver le projet suspect : c’est ce que Gould avait déclaré délicatement, mais fermement, à Rubinstein, lors d’un entretien qu’ils eurent peu après que Gould eût pris la décision de ne plus donner de concerts, entretien qui a été heureusement transcrit. Mais quoi qu’il en soit, il est assez clair que le but implicite qui est poursuivi le plus généralement, dans l’enseignement du piano, ou du chant, etc, est bien de se rendre capable de faire naître et d’entretenir une « émotion » (si vague soit ce terme) dans le public. Le public signerait de ses pleurs la réussite d’une interprétation. Le mécanisme implicitement évoqué est celui d’une sorte de contagion mimétique entre l’œuvre écrite et le public, l’interprète faisant ici office de médium, c’està-dire se rendant capable de retrouver, puis de restituer, l’émotion originale de l’artiste, et donc de la projeter sur le public, et de la lui communiquer. On doit inférer cela de la lecture des textes de Cortot ou d’Arrau, car le plus souvent cela reste implicite chez eux : ils semblent penser que, si on comprend bien le caractère d’un morceau (héroïque, triste, tendre, etc), alors seulement on pourra le transmettre, et le communiquer. Mais on doit à l’honnêteté d’avouer qu’ils ne donnent aucune indication, même minime, sur la façon dont se produit, ou sur la manière de produire délibérément, une telle expansion de l’émotion. Un des très rares cas qu’il m’ait été donné de connaître, dans lequel un interprète particulièrement renommé dévoilait au moins partiellement le mécanisme de la production d’effets interprétatifs fut une émission de télévision où Tito Gobbi, dont le Scarpia et le Falstaff sont à juste titre légendaires, donnait une master class. À la fin d’un air chanté par une jeune chanteuse, on vit Gobbi se précipiter sur elle parce qu’elle avait salué, ou souri, ou simplement levé les yeux, immédiatement après la fin de son air. Tito Gobbi lui a alors expliqué avec quelque véhémence que c’était une faute à ne pas commettre en public ; à la fin d’un air, disait-il, il faut absolument rester immobile, ne pas même lever les yeux vers le public –sinon il n’applaudira pas. 17 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? C’est là, dis-je, une des très rares véritables leçons d’interprétation qu’il m’ait jamais été donné de voir et d’entendre. Je veux dire par là, une leçon dans laquelle était véritablement prise en compte la finalité de l’interprétation : faire naître des applaudissements dans le public. On peut être certain que Gobbi, qui parle évidemment en connaissance de cause, a raison dans le conseil qu’il donne à la jeune cantatrice. Les applaudissements, sans doute, ne peuvent naître que comme aspirés par l’immobilité de l’exécutant, pourvu qu’elle soit totale et dure quelques secondes au moins. Pour interpréter ce phénomène de « production d’effets dans un public », plusieurs lectures sont possibles, dont chacune suppose une certaine définition de l’interprétation. On peut d’abord y voir l’interprétation comme une conduite visant à susciter le désir –et on sait que, si les sociétés répriment un certain nombre de désirs, il ne leur est pas moins indispensable, pour leur survie même, de réserver des places et des moments où les désirs sont encouragés, voire stimulés. Dans le cas que j’évoque, l’interprète apparaît donc en position hyperféminine et passive, il séduit et ne bouge pas, pour permettre au désir du public hypermasculinisé de s’épancher dans le flot des applaudissements. De ce point de vue, l’interprète aurait pour mission de provoquer et de libérer ces émissions de flux de désir collectif, et l’immobilité à la fin d’une interprétation serait requise pour ne pas effaroucher un désir toujours inquiet d’être inopportun (le public n’est jamais bien certain que c’est le moment d’applaudir, craint l’impair ou le ridicule en applaudissant par exemple avant la fin ou entre deux mouvements), et toujours prompt à retomber. De ce point de vue toujours, l’interprétation serait une sorte de mission sociale (et je suis d’ailleurs convaincu qu’au fond cette dimension de l’interprétation est toujours présente, qu’on la perçoive ou non). Surtout, on voit que ce qui devra être recherché, ce sont les applaudissements. Mais quel est le professeur de musique qui enseigne à obtenir des applaudissements ? On parle à l’élève de tout autre chose : de respecter les nuances, de respecter le style ou l’esprit du morceau, etc ; mais, s’il s’agit par-dessus tout de déclencher des applaudissements, on ne voit pas pourquoi il ne serait pas permis à l’interprète de prendre des 18 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? libertés avec ce qui est écrit. La séduction ne va jamais sans provocation, et même parfois sans une certaine dose de scandale. S’il s’agit d’unir une foule ou un public, et de créer un désir collectif avant de le satisfaire, peut-être que certains effets vulgaires et de mauvais goût y parviendront mieux qu’une interprétation précise et exacte. Cela se voit, cela s’est vu ; et la plupart des grands interprètes sont des originaux. Alors, dans ce cas, à quoi bon cet arsenal de gammes, d’exercices, etc, avec lesquels on n’a jamais séduit quiconque ? Bien des pianistes parmi les plus grands (je pense immédiatement à Richter et à Gould, mais aussi dans une certaine mesure, à Horowitz et à Rubinstein) se sont presque toujours abstenus de faire des exercices distincts des morceaux qu’ils devaient interpréter. Mais la scène de la chanteuse immobile pourrait encore se lire d’un autre point de vue, moins freudien et plus aristotélico-girardien, quoique tout aussi social. On y verrait l’interprète tenir surtout le rôle du bouc-émissaire qui a pris sur lui toutes les mauvaises passions de la foule. Il est enfin mort, il ne bouge plus : alors seulement peut commencer la sacralisation, alors seulement peuvent monter au ciel les cris de joie et le tumulte des applaudissements, alors seulement la Cité, purifiée de ses dissensions internes par l’effet polarisateur et cathartique de l’interprétation peut faire son unité (comme dirait Badiou, dans Rhapsodie pour le théâtre, peut enfin devenir un public), peut se réconcilier, peut sentir en commun, agir en commun (battre des mains à l’unisson et en cadence par exemple) ; alors, à proprement parler, alors seulement naît la communauté, la société, l’humanité elle-même. Il est difficile de ne pas voir la proximité en miroir de cette scène primitive avec l’épisode christique de la femme adultère. Tandis que cette dernière gît, immobile, absolument immobile, devant les hommes de tout âge qui sont prêts à la lapider, le Christ, comme on sait, fait mine d’écrire sur le sable. On s’est longtemps demandé ce qu’il pouvait bien chercher à écrire en ce moment extrêmement tendu. Mais Girard a bien montré que l’important n’est pas dans ce que le Christ cherche ou non à écrire, mais dans le fait que, 19 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? pour écrire, il doit conserver la tête baissée vers le sol, et que, par conséquent, il évite de lever les yeux vers le groupe qui les entoure, évitant ainsi l’affrontement du regard avec n’importe lequel des hommes présents et hostiles, cherchant la moindre occasion de déclencher la lapidation. Gardant les yeux baissés pendant que la femme adultère ne bouge pas, le Christ et celle-ci désamorcent la violence du groupe, ne lui donnent pas l’occasion de se déclencher, jusqu’à ce que la phrase fameuse « que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre » désarçonne peu à peu les persécuteurs, qui se retirent l’un après l’autre, les plus vieux précédant les plus jeunes. Évidemment, ici, le « public » s’en va, et en silence, ce qui ne serait sans doute pas très agréable à l’interprète que j’ai comparé à la femme adultère… Et il semble qu’on perde ici le bénéfice de l’analyse précédente, à savoir la connaissance, même partielle, de ce qui est susceptible de déclencher un certain type d’effets de reconnaissance collective. Comme si le silence et l’immobilité devant une foule pouvaient conduire à deux issues possibles, mais symétriques : d’un côté le déchaînement libératoire des affects du public, de l’autre, au contraire, le départ silencieux des ex futurs lapidateurs. Dans ce cas, pour éviter un tel « risque », et pour recevoir à tout prix la délicieuse lapidation symbolique que sont les applaudissements de fin de concert (parfois aussi, notons-le, on voit le public jeter des bouquets de fleurs, ou des fleurs, à l’interprète, qui d’ailleurs parfois en reçoit plusieurs sans broncher), dans ce cas, donc, au contraire, la leçon d’interprétation devrait consister à apprendre aux interprètes à défier la foule du regard, à provoquer son hostilité, et non pas à prendre le risque de la calmer… Mais en réalité, ces différences dans l’issue du mécanisme sont superficielles. Dans un contexte de sacralisation et d’idolâtrie, comme l’est souvent celui du concert même de musique classique, l’unité du groupe public ne peut se faire que sur le cadavre de la victime émissaire cathartique, et donc l’immobilité de l’interprète déchaînera la foule. Dans un contexte qui serait parfaitement chrétien, le groupe n’ayant plus à se former contre une victime, les applaudissements seraient non seulement inutiles, mais proscrits : cela se 20 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? voit parfois, dans certains concerts, souvent justement dans les églises, car, même en période de forte déchristianisation comme l’est la nôtre aujourd’hui, chacun continue à sentir plus ou moins confusément que les applaudissements sont déplacés dans une église. Glenn Gould, qui se revendique lui-même comme le « dernier des puritains », avait d’ailleurs formé le projet fantasmatique et ironique, mais je crois très essentiel à ses yeux, de lancer le « PGAAMTE », ou « Plan Gould pour l’Abolition des Applaudissements et Manifestations de Toute Espèce ». Entre la version païenne, sacrificielle et bruyante de l’interprétation, et la version chrétienne, puritaine et silencieuse, à la vérité, toutes les transitions se trouvent, selon le lieu, le moment et l’occasion. Mais le grand mérite de la leçon de Tito Gobbi est de mettre en évidence la profonde finalité sociale de l’acte d’interprétation, qui va bien au-delà du plaisir esthétique. -IIIQuelles que soient les réussites ou les défaillances ponctuelles des mécanismes mis en place, quelle que soit la difficulté de les définir ou simplement de les décrire, les grands interprètes sont donc convaincus de détenir certains moyens d’agir sur un public, ou de le faire réagir, ou, pour être plus précis, de détenir dans une certaine mesure les clefs de cette « logique de l’affectivité », universelle comme l’affectivité elle-même, car touchant presque directement au corps, et dont la musique est le principal vecteur. Et je crois que nous n’avons pas de raisons valables de rejeter leurs certitudes, confortées par d’innombrables expériences. Mais pourquoi la musique seraitelle le principal vecteur de cette logique de l’affectivité, et en quoi, plus précisément consiste cette prétendue « logique de l’affectivité », c’est ce qu’il nous faut examiner maintenant, en examinant de plus près la nature même du discours musical. J’irai droit à mon hypothèse, avant de tenter de l’étayer et de la mettre à l’épreuve. Il me semble que, si l’on peut à bon droit parler, au sujet de 21 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? l’interprétation des œuvres musicales, d’une « logique de l’affectivité », c’est parce que la musique, considérée en elle-même, présente une « narrativité sans négativité », et que l’interprétation n’accède à la « logique de l’affectivité » qu’à la condition de retrouver cette « narrativité sans négativité » par laquelle la musique touche en nous bien d’autres organes que les oreilles. Mais permettez-moi de m’expliquer. Comme tout spectacle visuel, plus généralement comme toute perception susceptible de nous affecter, la musique est positive en son fond. Je veux dire par là qu’elle ne peut pas facilement, pour ne pas dire pas du tout, exprimer la négativité, car seul le discours le peut. Vous pouvez dire et imaginer la « femme sans barbe », mais vous ne pouvez pas la peindre ; de même vous pouvez imaginer grâce au discours un « chemin sans herbe », comme on en trouve dans certains rêves analysés par Freud, mais vous ne pouvez pas le peindre : on verra un chemin de terre, mais pas un chemin « sans herbe ». Comme dirait Deleuze, notre capacité d’être affecté est toujours remplie. C’est pourquoi, je le dis en passant car j’ai consacré un autre travail à cette question, les rêves, qui mettent constamment la négation, ou le manque, en scène, relèvent bien plus de la grammaire négative du discours que de la grammaire positive du spectacle visuel. Et, de même, le discours musical est une constante positivité. Il existe cependant, sur ce plan qui est celui de la positivité, une manière de hiérarchie entre le visuel et l’auditif. Le visuel peut mettre en évidence, ou donner à voir, un rapport, et donc une comparaison ou une exagération : c’est pourquoi le dessin, s’il est incapable de la négation, est quand même capable de la caricature. Devant un tableau, on dispose de tout son temps ; on peut d’abord regarder une partie, puis l’autre, au choix, puis revenir à la première en gardant le souvenir immédiat de la seconde, etc. Les arts visuels donnent donc plein accès, mieux, ils requièrent souvent un exercice quasi intellectuel de mémorisation et de mise en relation ou en comparaison. Mais cet exercice est impossible en musique, où la sédimentation et le travail de mémorisation et de mise en rapport, s’ils se font nécessairement (car évidemment ils ne 22 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? peuvent pas ne pas se faire, puisque la perception d’une phrase musicale, comme l’avait très bien expliqué Bergson, suppose une extension de notre mémoire à un temps relativement long) ; –donc, ce travail de mémorisation et de mise en rapport, même s’il se fait nécessairement, est très différent de celui qui peut avoir lieu dans les arts visuels (je veux dire par là les arts de l’immobile, comme les arts plastiques, car je rangerais les arts de la mobilité comme la danse ou le cinéma plutôt ici du côté de la musique –mais il est impossible d’entrer ici dans le détail, et il y a bien des occasions de transitions entre vue et ouïe) ; je poursuis : donc, dans la musique, nous ne sommes pas maîtres de la temporalité de notre perception. C’est là, me semble-t-il, le point absolument fondamental. Il nous est donc par définition impossible, lors d’une audition, de pratiquer ces aller retour perceptifs si fréquents lorsqu’on regarde un tableau, et que j’ai évoqués plus haut. Lorsque nous entendons de la musique, nous n’avons accès ni au retour en arrière, ni même à l’anticipation (sauf évidemment l’anticipation des quelques secondes à venir, et qui se devinent parfois dans la phrase musicale en train de se développer, exactement comme nous devinons confusément, par anticipation, la suite immédiate de ce que l’on est en train de nous dire). Donc, lorsque nous entendons de la musique, nous ne pouvons nous livrer à aucun travail de superposition auditive, sauf à perdre l’audition de ce qui est en train de se jouer ; par conséquent, nous ne pouvons à strictement parler nous livrer à aucune mise en rapport, mise en relation, comparaison. Notre temps d’auditeur est sans doute « épais », comme le pensait Bergson, mais c’est un présent tout de même, gros de quelques secondes, guère plus. La musique (et c’est là, vous l’avez compris, que je voulais en venir) est donc un art bien plus « au présent » que tout autre art, et c’est ce qui explique qu’elle soit par essence au premier degré, incapable de la négation évidemment (et cela, elle le partage avec les arts visuels), mais incapable même, au fond, de la caricature et même de la simple exagération : c’est pourquoi il y a si peu d’humour en musique, comparé à la peinture ou au dessin. C’est pourquoi aussi la musique a toujours été à juste titre considérée 23 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? comme l’art le plus proche de l’affectivité, c’est-à-dire comme l’art le moins propre à la prise de distance, donc comme l’art le plus sérieux, le moins « second degré » qui soit. Aucun art ne fait pleurer comme la musique ; et rire dans un concert serait aussi incongru que de rire au moment de donner un baiser –d’ailleurs les mouvements des lèvres seraient incompatibles. De telles thèses pourraient sans doute se voir objecter qu’en musique, comme dans tout art, nous nous livrons parfaitement à l’analyse des œuvres musicales (il y a même des classes d’analyse dans les conservatoires). Et, pour effectuer l’analyse d’une œuvre, nous comparons, partition en main, les divers développements d’un thème ; nous mettons en rapport différentes expositions ou diverses harmonisations de la même idée musicale, nous tournons les pages en arrière pour revoir tel détail qui avait pu nous échapper, etc. Bref, nous traitons, via la partition, la musique comme un tableau. Cet exercice est, bien sûr, parfaitement légitime, on a presque honte de le dire, et il peut même arriver que nous parvenions à un tel degré dans notre capacité analytique que nous devenions non seulement capables de, mais incapables de ne pas, analyser en même temps que nous écoutons, ce qui semblerait contredire ce que j’affirmais il y a un instant sur le fait que la musique (j’entendais par là l’audition d’une interprétation) était un art essentiellement non analytique et non comparatif par la nécessité d’être au seul présent. Mais en réalité, je crois que, même pour un professionnel de l’analyse, la véritable écoute reste tout de même au présent : il notera sans doute telle phrase, que j’entends simplement, comme « retour du premier thème », ou « anticipation du second », etc, et pourra ainsi, sans doute, avoir l’impression d’élargir la temporalité de son écoute à un passé plus ancien ou à un futur plus lointain que ceux de l’auditeur qui n’analyse pas. Je crois cependant que ce serait là une illusion, et que l’auditeur instruit et analysant reste en réalité dans le même présent que l’auditeur moins instruit : simplement, l’un et l’autre le qualifient différemment, et en proposeraient donc des descriptions différentes si on leur demandait de telles descriptions (l’un, par exemple, entendant une « jolie mélodie », et l’autre « le retour du thème en mineur ») –mais la 24 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? différence de description n’empêcherait pas nos deux auditeurs d’être au fond rivés au seul temps de la musique, qui est ce présent relativement épais dont j’ai déjà parlé. On croira alors que la musique serait vouée à être l’art kaléidoscopique par excellence, que, fixée à un présent épais, mais restreint, elle peut sans cesse changer, comme l’eau qu’elle a d’ailleurs si souvent pris pour thème (pensons aux Jeux d’eau de la Villa d’Este, à la variété des jets d’eau, des brumes, des cascades, des vagues, des gouttelettes, des miroitements, des scintillements, etc), puisqu’elle n’est pas liée au temps long. Il me semble cependant que, par un paradoxe étrange seulement à première vue, le discours musical ne peut atteindre à la « logique de l’affectivité » qu’à travers une narrativité sans négativité qui, bien qu’elle soit rivée au présent, n’est que lentement évolutive. Sans doute, on peut avoir l’impression, et faire parfois l’expérience, de variations affectives assez rapides. Mais je crois que la nature même de l’affectivité la porte plutôt à la continuité qu’à la discontinuité. Les affects, en effet, enveloppent le plus souvent une fixation, ou une obsession, sur un objet partiel, et relèvent donc d’un fétichisme généralisé. Nous pouvons être obsédés, pour reprendre une terminologie classique, par les honneurs, la richesse, ou les plaisirs des sens ; mais il est rare que celui qui est obsédé par son honneur soit rapidement délivré de cette obsession pour se voir obsédé par l’argent ; et pour ce qui est des plaisirs des sens, la continuité règne généralement : les goûts alimentaires sont assez peu variables, sont répétitifs dans la mesure où ils enveloppent souvent une dimension régressive ; de même pour les goûts sexuels, les goûts vestimentaires, le comportement (fumer ou ne pas fumer, boire du café) voire le caractère ou la personnalité en général. Idéalement, nous pouvons changer à tout moment, mais de fait la continuité est le plus souvent constatée. C’est pour cela, d’ailleurs, qu’on peut parler de « logique de l’affectivité » bien qu’il n’y ait pas de « grammaire de l’affectivité », faute, je l’ai dit, de négation dans une telle « grammaire ». Si l’interprétation d’une œuvre musicale peut s’insérer dans la logique de l’affectivité (c’est-à-dire dans l’organisation affective) c’est donc parce que 25 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? les affects sont généralement organisés, c’est-à-dire assez récurrents, répétitifs et constants. Pour faire évoluer cette affectivité, et l’entraîner vers de nouveaux affects, l’interprète doit donc commencer par s’insérer dans ce tissu. Si donc un interprète veut trouver le chemin de l’affectivité de son public, il doit toujours, je crois, viser des sentiments très simples, répétitifs, et peu évolutifs. Toutes les musiques populaires ont un côté répétitif, et, de ce fait, parviennent à s’accorder avec les rythmes les plus fondamentaux de notre affectivité, dans un premier temps, quitte par la suite à les faire évoluer peu à peu. Mais, comme dans une danse, la musique ne peut entraîner l’âme qu’à condition de la rassurer et de l’apprivoiser d’abord. Je ne crois donc pas que l’interprétation consiste à superposer des images ou des histoires compliquées sur la musique. En revanche, le travail de l’interprète me semble être de retrouver ce que j’ai appelé jusqu’ici, et que je vais sans doute continuer à appeler la « logique de l’affectivité », c’est-à-dire un certain nombre d’affects très simples, avec leur temporalité propre, et les raisons pour lesquels ils peuvent évoluer. Un de ces affects, par exemple, me semblerait pouvoir être exprimé par la phrase « il était une fois », ou « invitation au voyage » : je le perçois dans le début de nombreux morceaux, particulièrement des cycles, et c’est tout naturel : c’est le contrat de base de la narrativité : je l’entends par exemple dans le début de l’aria des Variations Goldberg, mais aussi dans le premier des préludes de Chopin. C’est un peu l’équivalent de la captatio benvolentiae, qui dispose l’auditeur à écouter la suite, à s’embarquer avec vous ; je l’entends aussi dans le début de la dernière sonate de Schubert, la D 960, ou dans le thème des Études symphoniques de Schumann. C’est donc un « degré zéro de l’affectivité », comme le début d’une promenade : je le jouerais donc allant, rythmé, simple, sans heurts, sans accélération ni ralenti. Par la suite, bien évidemment, au cours du morceau, l’affectivité va évoluer, se charger, mûrir (mais toujours par masses relativement importantes) : c’est pourquoi on peut jouer le même thème, voire la même page, comme par exemple le retour de l’aria à la fin des Goldberg, de façon tout à fait différente 26 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? de la première page : pour cette dernière aria, je partage tout à fait la lecture « fin du monde » que propose Gould, car la fin des Goldberg, c’est bien la fin du ou d’un monde : donc là, on peut adopter un tempo considérablement plus lent, plus hésitant, et laisser croître peu à peu le silence à l’intérieur du morceau, un peu comme à la fin des Kreisleriana, toutes différences maintenues, avec l’évocation si directe de ce cœur qui cesse peu à peu de battre. Mais il me semblerait impossible, « illogique », de jouer l’aria du début de cette façon. De façon très frappante, Gould emploie d’ailleurs lui-même le mot « absurde » ou illogique, à propos de certaines reprises (il estime « absurde » par exemple qu’on fasse une reprise dans la cantate de Bach sur Saint Michel, ce qui revient à obliger saint Michel, qui vient de vaincre le dragon, à recommencer !) : on perçoit ici assez bien, me semble-t-il, la légitimité du recours à une « logique de l’affectivité » : les affects de triomphe doivent « logiquement » succéder à ceux de lutte, et non pas le contraire, et il n’est pas logique affectivement de triompher deux fois de suite du même adversaire. Les éléments de base de cette logique de l’affectivité, ou de cette narrativité sans négativité, ne peuvent pas être exhaustivement présentés, bien sûr. Mais on voit que, pour les principaux, ils touchent d’assez près, et quoi de plus normal, à des rythmes quasi biologiques : j’ai déjà évoqué la marche et les battements du cœur ; mais on trouvera aussi le chemin vers l’affectivité de son public par le schéma le plus connu et le plus classique : question / réponse, qui ressemble d’assez près à un mouvement du corps vers le haut, puis vers le bas (tension / détente, si l’on veut) ; l’accélération perceptible du tempo, suivie d’un paroxysme, puis d’une décélération et d’un retour au calme, qui se trouve dans bon nombre de morceaux (par exemple de Chopin) est également un élément de base de cette logique de l’affectivité, puisqu’il enveloppe le rythme et le déroulement de l’acte sexuel ; le dialogue entre deux voix, qui relève aussi bien du schéma question / réponse que du schéma sexuel, ferait également partie des éléments de base de cette logique de l’affectivité. On y trouverait également, toujours pour des raisons voisines, 27 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? la dualité expansion / rétraction, qui développe le modèle biologique de la respiration jusqu’au triomphe d’un côté, et jusqu’à l’angoisse ou à la dépression de l’autre ; et encore une dualité que Brendel estime prédominante dans l’œuvre de Beethoven, à savoir la dualité acceptation / rébellion (ou rébellion / acceptation : muss es sein ; es muss sein), qui enveloppe assez visiblement la dualité biologique activité / passivité. Il y a transition sans discontinuité de la musique la plus populaire, qui se calera presque uniquement et directement sur ces schèmes simples et généraux (on en trouve des exemples jusque chez Mozart, je pense au premier air de Papageno, mais aussi à la « petite musique de nuit », ou à la « marche turque », qui touchent directement les enfants même tout petits et les font danser), jusqu’à une musique extrêmement complexe et savante, dans laquelle cette logique de l’affectivité aura été raffinée au point de devenir imperceptible, mais qui paiera cet éloignement, comme il est logique, d’une certaine indifférence du public (je pense par exemple à Pélléas). Selon ce point de vue, certaines indications seraient de nature à aider une interprétation, et d’autres y seraient impropres. J’ai donc essayé de tester ces hypothèses sur les éditions de Cortot, pour répondre à certaines questions qui m’ont été adressées par François Nicolas, et dont je le remercie tout particulièrement : notamment, de savoir si certains affects étaient « non musicalisables ». On dispose en effet, avec Cortot, d’un interprète universellement admiré et même adulé en son temps, et qui nous a d’ailleurs légué des enregistrements (je pense par exemple à ses études de Chopin) qui ne laissent aucun doute sur son immense talent ; un interprète qui, de plus, a considérablement développé son activité de professeur et de pédagogue, non seulement à l’École Normale de Musique, mais aussi dans les nombreuses éditions qu’on lui doit des œuvres du répertoire classique, toujours accompagnées de commentaires et de préceptes ayant explicitement en vue l’interprétation. Il était donc particulièrement intéressant pour mon propos de me pencher sur les textes de Cortot, pour voir s’il allait me donner, nous 28 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? donner, enfin, accès à cette logique de l’affectivité dont nous faisons l’hypothèse de la présence dans la musique. Cortot essaie toujours de décrire précisément, ou plutôt d’évoquer précisément l’atmosphère émotive, ou l’ambiance émotive, qui se trouve selon lui dans une page musicale. En cela, ses textes sont d’ailleurs souvent très précieux, car il sent et connaît très bien ses auteurs. Cependant, je vais en donner quelques exemples, il se laisse rapidement entraîner, dans son évocation, à des considérations superflues (pourquoi superflues, c’est ce que j’essaierai de dire ensuite). Prenons d’abord l’extrait des Kinderszenen de Schumann, intitulé « l’enfant s’endort », assez connu je crois. Voici ce qu’en dit Cortot : « Ayez des images devant les yeux, des images qui vous soient absolument personnelles : s’il en est une qui facilite l’expression de votre sentiment, pourquoi vous priver de son appui ? Pour moi, à l’instant de plaquer ces accords si tendres, j’imagine une dernière flammèche que l’enfant, gagné par le sommeil, voit, confusément, danser sur les bûches… Quant à cette dernière page, elle est simplement déchirante ; Schumann considère des enfants rieurs –les siens, peut-être ?-, et il songe, gravement, douloureusement : ces enfants, que deviendront-ils en grandissant ? Seront-ils malheureux, comme moi ? J’ai ri comme eux… Aujourd’hui, il y a toujours dans mon cœur quelque chose qui tremble, qui frémit… Le danger plane sur ma vie, l’ombre s’étend autour de moi… je dois noter, composer sans trêve, car peut-être demain ne le pourrai-je plus… Écrire, écrire tant qu’il fait jour ! ». Évidemment, il y a là de quoi sourire, et même sans doute un peu plus. Mais pourquoi ? On voit bien, dans ce passage, un point de rupture entre deux développements : le premier, sur la « flammèche », me semble très évocateur, très beau, et très propre à plonger l’interprète dans l’état d’esprit dans lequel on pourrait jouer « l’enfant dort ». Donc là, nous tenons un conseil d’interprétation (si vague soit-il, car cela ne nous dit rien de précis sur les notes à accentuer, les équilibres de sonorité entre la main gauche et la main droite, etc), un conseil d’interprétation que, personnellement, je jugerais tout de même bienvenu, précieux et utile, si psychologique soit-il en son principe. 29 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? Par la suite, le texte dérape, en quelque sorte, vers la rêverie de SchumannCortot. Il devient alors moins pertinent, parce que, me semble-t-il, il complique et particularise le propos. L’état d’esprit dans lequel peut nous plonger l’expression « l’enfant s’endort » est en effet assez universel, puisque nous avons tous été témoins (ou acteurs) de ce moment merveilleux : on peut donc considérer qu’il pourrait faire partie des éléments de base d’une grammaire universelle de l’affectivité –pourvu qu’elle fût strictement positive, comme je l’ai dit. En revanche, les considérations qui suivent sur la « nécessité de composer » sont locales, peu transmissibles, peu communicables : à mon avis, elles ne permettent absolument pas de jouer ce morceau d’une façon plutôt que d’une autre, et seraient de toute manière absolument impossibles à deviner ou même à entrevoir par un public. J’essaie donc ici d’avancer, à travers l’analyse des suggestions de Cortot, l’idée selon laquelle on devrait peut-être distinguer entre des affects primaires et très simples que la musique peut peut-être transmettre et communiquer, et des affects bien plus compliqués, que la musique ne peut ni endosser ni transmettre. Prenons un deuxième et dernier exemple. Cortot jouait souvent les 24 préludes de Chopin. Fidèle à sa conception psychologique et imagée, il a entrepris de donner des titres à chacun des préludes. Par exemple, il intitule le premier prélude « attente fiévreuse de la bien-aimée ». Évidemment, c’est un peu daté et plutôt amusant. En outre, sur le fond, je ne suis absolument pas d’accord : je ne perçois aucune « fièvre » dans ce prélude. Mais peu importe : il aurait pu être fiévreux. Je veux dire par là que « fiévreux » est un terme psychologique qui peut donner une indication d’interprétation : agité, instable, entrechoqué, etc : en un mot, le terme « fiévreux » est à sa place dans le discours de l’interprétation, et nous pourrions intégrer la « fièvre » à notre liste des éléments de base de l’affectivité. En revanche, si « l’attente » fait bien partie de l’affectivité en général, on ne voit pas comment l’attente pourrait être suggérée par la musique –pas plus, est-il besoin de le préciser, l’attente « de la bien-aimée »… Il y a là, je le reconnais, une question très difficile : car apparemment, certains de nos affects enveloppent le manque, et donc 30 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? l’absence : l’attente, mais aussi la faim, et plus généralement le désir. On pourrait déjà contester que la faim soit un affect ; quant au désir, on peut sans doute y lire le manque, comme toute la tradition analytique ; mais on peut aussi y voir une positivité, dans la ligne Spinoza / Deleuze ; et si je ne connais pas de musique qui exprime le désir comme manque, en revanche il me semble que les premières pages de la Fantaisie op 17 de Schumann expriment assez bien le désir comme tension, flot qui emporte irrésistiblement vers autrui. Pour en revenir aux préludes de Chopin, et aux titres que leur a donné Cortot : autant, me semble-t-il, il lui arrive de tomber juste lorsqu’il donne à un prélude un titre indiquant une dimension affective au présent (par exemple, comme fait Cortot, « funérailles », pour le prélude 20), autant il donne des indications inexploitables par l’interprète lorsque les titres qu’il propose enveloppent des indications supposant une distance, une comparaison, une attente, etc., comme dans le titre proposé par exemple pour le prélude 21 : « Retour solitaire à l’endroit des aveux » ( ! on doit préciser qu’il avait intitulé le prélude 17 : « elle m’a dit ‘je t’aime’ » !). Je crois qu’aucune musique ne peut exprimer un tel « retour solitaire à l’endroit des aveux », affect trop complexe, et surtout enveloppant des idées comprenant des négations implicites – « solitaire »- ou des comparaisons –« retour »- et qu’une telle phrase ne peut donc pas vraiment aider un interprète dans son entreprise. En bref, les affects non-musicalisables me semblent être ceux qui, d’une façon ou d’une autre, sortent de la logique de l’affectivité (parce qu’ils ne font pas référence à des mouvements fondamentaux du corps, ou parce qu’ils enveloppent des comparaisons, c’est-à-dire sortent du cadre de l’affectivité) ou qui ne peuvent pas s’exprimer dans la « narrativité sans négativité » (par exemple, parce qu’ils enveloppent précisément des négations), seule verbalisation recevable de la logique de l’affectivité. De ce point de vue, le titre donné par Cortot au prélude 8 (« la neige tombe, le vent hurle, la tempête fait rage, mais dans mon triste cœur l’orage est plus terrible encore »), même s’il est extraordinairement kitsch, me semble acceptable, car il est entièrement au présent, et se réfère à 31 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? toute une série de mouvements très perceptibles (le vent dans les arbres, l’orage, la tempête) et universellement connus dans leur violence ; de même pour le n°10 : « fusées qui retombent » (pour les mêmes motifs) ; de même, le n°20, que Cortot propose d’appeler « funérailles », fait bien référence à l’un des éléments fondamentaux et premiers de la logique de l’affectivité, à savoir la marche : ici sous la forme de la procession, ou de la marche funèbre (qui est, on le sait, un schème très présent dans la musique), comme l’indique bien le commentaire que donne Cortot : « Montrez-nous un cortège qui s’éloigne, emportant ce que nous avons de plus cher, nous l’arrachant sans retour ». On ne doit pas s’étonner que Cortot, comme très grand pianiste, trouve quasi intuitivement des titres qui conduisent tout droit, à quelques exceptions près, à la logique de l’affectivité. En revanche, je ne parviens pas à imaginer comment une musique pourrait exprimer un affect comme la jalousie (je n’ai jamais entendu un professeur dire : joue jalousement, ou joue ceci comme si tu étais jaloux, l’élève serait sans doute interloqué), pourtant très commun, sans doute parce que la jalousie enveloppe trop de comparaisons et pas assez de mouvements simples –je laisse ceci à votre méditation. Finalement, l’interprétation, selon le point de vue que j’ai essayé de soutenir aujourd’hui, consisterait à retrouver autant que possible ces schèmes les plus généraux de l’affectivité, et à faire entrer le public en résonance avec eux. Un concert réussi nous fait du bien. À nos affects trop fluctuants ou trop fixes, l’interprète surimpose, puis substitue des affects universels, structurés, logiquement évolutifs et variés. Cette recomposition peut nous délivrer momentanément de nos obsessions, de nos fixations, et en ce sens elle augmente notre puissance d’ agir et nous donne de la joie. La musique en effet, ne peut pas être directement critique : nous l’avons vu, à la différence du dessin ou du théâtre, où l’on châtie par le rire, ou où l’on dénonce, ou où l’on raille, la musique est toute positivité, et ne peut nous libérer de l’affectivité que positivement, par l’affectivité elle-même. C’est là un mode de libération, si l’on 32 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? veut, plus spinoziste que cartésien ou stoïcien : c’est-à-dire, un mode de libération qui ne passe pas par une scission d’avec soi dans laquelle on mortifierait son corps ou son affectivité. En ce sens, j’ai été particulièrement heureux de constater que certaines des analyses que je vous ai proposées aujourd’hui rejoignaient, par des chemins évidemment très différents, certaines des conclusions de Deleuze dans Francis Bacon, Logique de la sensation. On lit ainsi, à la fin du chapitre 6, intitulé « peinture et sensation » : « Il appartiendrait donc au peintre de faire voir une sorte d’unité originelle des sens, et de faire apparaître visuellement une Figure multisensible. Mais cette opération n’est possible que si la sensation de tel ou tel domaine (ici la sensation visuelle) est directement en prise sur une puissance vitale qui déborde tous les domaines et les traverse. Cette puissance, c’est le Rythme, plus profond que la vision, l’audition, etc. Et le rythme apparaît comme musique quand il investit le niveau auditif, comme peinture quand il investit le niveau visuel. Une « logique des sens », disait Cézanne, non rationnelle, non cérébrale. L’ultime, c’est donc le rapport du rythme avec la sensation, qui met dans chaque sensation les niveaux et les domaines par lesquels elle passe. Et ce rythme parcourt un tableau comme il parcourt une musique. C’est diastole-systole : le monde qui me prend moi-même en se fermant sur moi, le moi qui s’ouvre au monde et l’ouvre lui-même. Cézanne, dit-on, est précisément celui qui a mis un rythme vital dans la sensation visuelle » (Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la Sensation. Paris : Seuil, 2002 <première édition : La Différence, 1981>, p. 46). Il me semble que Deleuze, s’inscrivant ici visiblement dans la suite des analyses que propose Bergson dans Le Rire, énonce à sa manière, par cette notion de « rythme » universel, profond et vital, ce que j’ai cherché à définir à ma façon comme les mouvements biologiques élémentaires enveloppés par la logique entièrement positive de l’affectivité –peut-être cette « pulsation constante » que Gould déclare rechercher lorsqu’il interprète Bach, mais aussi Beethoven. Ma différence avec l’approche deleuzienne serait, comme j’y ai maintenant suffisamment insisté tout au long de cet exposé, de maintenir une 33 L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ? distinction assez nette entre ce qui relève de la musique et ce qui relève des autres arts, notamment la peinture, qui me semble toucher un peu plus à l’intellect, et de ce fait relever moins strictement que la musique de la logique de l’affectivité. ________________ Charles RAMOND est Professeur des Universités (Paris 8 / Département de philosophie / EA 4008 LLCP), et Délégué Scientifique de l’AERES pour les SHS. Il a dirigé les EA 3654 CREPHINAT (Bordeaux 3), 4201 LNS (Bordeaux 3), et 4008 LLCP (Paris 8). Ses travaux portent sur la philosophie moderne (ontologie, logique et politique des rationalismes classiques) et contemporaine (philosophes contemporains de langue française, philosophies du langage ordinaire, de la reconnaissance et des sentiments moraux). Publications récentes : Derrida –La déconstruction (éd., Paris : PUF, 20082) ; La philosophie naturelle de Robert Boyle (éd., avec Myriam Dennehy. Paris : Vrin, 2009) ; Deleuze Politique (éd., Cités 40, 2009) ; René Girard, La théorie mimétique –De l’apprentissage à l’apocalypse (éd., Paris : PUF, 2010) ; Spinoza –Nature, Naturalisme, Naturation, (éd., Bordeaux : PUB, 2011) ; Descartes, Promesses et paradoxes (Paris : Vrin, 2011) ; René Girard Politique (éd., avec Stéphane Vinolo, Cités 53, 2013). Page professionnelle : http://www.llcp.univ-paris8.fr/spip.php?rubrique54 _________________ 34