[Conférence prononcée au colloque « La musique, un art du penser

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[Conférence prononcée au colloque « La musique, un art du penser
[Exposé prononcé au séminaire de François Nicolas, « Musique et Philosophie », ENS Ulm, 07 janvier
2006, salle S. Weil, 10h-13h ; reprise augmentée de l’exposé prononcé au Forum Le Monde Le Mans,
21-23 octobre 2005 ;
Publié in La Musique, un art du penser ?, actes du 17ème Forum « Le Monde » Le Mans, 21 au 23
octobre 2005, sous la direction de Nicolas WEILL. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2006,
p. 197-221. Accompagné de « Un entretien avec Alain Badiou », ibid., p. 287-295.]
L’interprétation des œuvres musicales :
Une logique de l’affectivité ?
Par Charles RAMOND
Je souhaiterais aborder la question du lien de la « musique » à la
« philosophie », sous l’angle à première vue particulier et limité de la question
de l’interprétation des œuvres musicales, et, plus précisément encore, pour
parler de ce que je connais un peu, de l’interprétation de la littérature musicale
classique pour le piano, prise à titre d’exemple à la fois bien connu et
certainement généralisable. Je pratique le piano depuis l’enfance, j’ai connu
un assez grand nombre de professeurs, j’ai subi de nombreux examens et
participé à quelques concours, comme concurrent ou comme spectateur/
auditeur ; je peux dire que j’ai approché l’enseignement de la musique en
France dans ce qu’il a de plus excellent, d’abord à l’École César Franck
dirigée alors par Olivier Alain, puis au CNSM (l’ancienne « rue de Madrid »),
dans diverses classes d’écriture et en esthétique. Eh bien, si j’essaie
aujourd’hui de porter un regard à la fois analytique et rétrospectif sur tout ce
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
parcours, je ne peux qu’être frappé au plus haut point par le fait que la
question de l’interprétation, qui est ce dont il est tout le temps question dans
cet enseignement, qui est ce à quoi tendent les efforts constants des élèves et
des maîtres, qui est le but ultime vers quoi tout converge, que cette question
de l’interprétation, donc, n’y est presque jamais théorisée au moment même
où elle est l’objet quasi unique de la pratique instrumentale, au moment même
où elle structure et organise la vie entière des interprètes et des futurs
interprètes. Non que le jugement des maîtres soit mauvais, ou même hésitant,
lorsqu’il s’agit de déceler le talent ou l’absence de talent d’un pianiste ; encore
moins qu’il s’agisse ridiculement de leur contester leur propre talent
interprétatif, ou même parfois leur génie. Mais tout simplement parce que ces
jugements sur les autres, ou sur eux-même, sont, dans l’immense majorité
des cas, infondés, je veux dire infondés théoriquement, sans lien avec une
théorie explicite de ce que doit être une bonne interprétation, et par
conséquent de ce qu’est une mauvaise interprétation. Il est inenvisageable par
exemple, dans une leçon de piano, surtout donnée par un maître, que l’élève
lui demande de justifier ses jugements, ses appréciations, ou ses décisions,
ses approbations ou ses critiques, qu’il s’agisse de questions sur des détails,
et bien moins encore, cela va de soi, s’il s’agissait d’une remise en cause
fondamentale. Les choses en effet se passent toujours comme si le but
recherché, lorsqu’on demande conseil pour essayer d’interpréter une œuvre
musicale, était clair pour tout le monde, et intuitivement connu à l’horizon de la
construction commune de l’interprétation. Mais justement, c’est une question
qui m’a souvent traversé l’esprit, et je suis extrêmement heureux d’avoir été
invité au Mans d’abord par Nicolas Weill, puis, à la suite de ce Forum du
Monde, par François Nicolas, qui m’a proposé de reprendre et de réélaborer
cet exposé dans son séminaire « Musique et Philosophie » à l’ENS de la rue
d’Ulm, l’un puis l’autre me donnant enfin l’occasion d’essayer de tirer au clair
ce que l’on recherche exactement lorsqu’on interprète un morceau de piano
(ou de tout autre instrument –le piano servant ici d’exemple). Cette question,
en effet, ne me semble être toujours évitée par les professeurs de piano ou
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
par les concertistes lorsqu’ils donnent des leçons, ou des entretiens, ou
lorsqu’ils écrivent des livres, que parce que, dès qu’on l’examine un peu, elle
se complique au point de devenir quasi inextricable. Montrer pourquoi cette
question est en effet d’une très grande difficulté, mais aussi essayer de la
démêler dans la mesure du possible, c’est donc ce que je me propose ici. Ce
sera donc, à un premier niveau, si vous le voulez, un travail de philosophie, au
sens où sera menée une enquête intellectuelle aussi rigoureuse et informée
que possible, et parce qu’en philosophie, et notamment en histoire de la
philosophie, nous sommes habitués à rencontrer cette question de la
justification de nos propres interprétations : d’une certaine façon, d’ailleurs,
nous ne faisons pratiquement que cela : justifier des interprétations, ou en
critiquer d’autres en justifiant nos propres critiques, et c’est donc une question
qui nous est tout à fait familière. Mais mon ambition réelle serait que la
question de l’interprétation des œuvres musicales puisse nous conduire à faire
de la philosophie à un autre niveau, peut-être plus important encore.
L’évidence de la réussite de certaines interprétations ou de certains
interprètes (il me suffirait de citer les noms de Cortot, Arrau, Brendel, Richter,
ou Gould, pour évoquer des talents incontestables sur les déclarations et les
écrits desquels je vais bientôt revenir), la quasi-unanimité des connaisseurs et
même du grand public à leur sujet, les témoignages concordants de leurs
concerts comme de moments inoubliables, tout cela ne peut que conduire à
l’idée qu’il y aurait, sinon une « vérité », du moins une certaine « logique » de
l’interprétation musicale : que les grands interprètes, consciemment ou
inconsciemment, pour de bonnes ou pour de mauvaises raisons, parviennent
à saisir et à capter les mécanismes à première vue mystérieux par lesquels la
musique peut agir si puissamment sur chacun de nous. Comme une telle
logique ne peut pas être démonstrative ou rationnelle (sans quoi on pourrait
établir démonstrativement qu’une interprétation est supérieure à une autre, ce
que personne n’accordera), on doit donc faire l’hypothèse –et c’est ce que je
fais ici- qu’existe, si contradictoire et paradoxale que soit cette expression, une
« logique de l’affectivité ». Si donc musique et philosophie, à travers la
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
question de l’interprétation, arrivaient à dégager une telle « logique de
l’affectivité », et à en donner les premières esquisses, elles auraient sans
doute fait beaucoup l’une pour l’autre, et toutes deux ensemble beaucoup
aussi pour la compréhension que nous pouvons avoir de nous-même, au point
de vue personnel comme au point de vue social.
-IÀ la différence d’un tableau, qui peut être regardé directement, la
musique écrite n’existe que dans une interprétation ; et si en cela la musique
ressemble un peu au théâtre, en réalité elle dépend de l’interprétation plus
encore que le théâtre, car si la majorité des gens peuvent lire une pièce de
théâtre, et l’apprécier ainsi, seule une minorité extrêmement réduite peut
apprécier une partition à la seule lecture. L’interprète est donc un relais
essentiel, vital, pour une œuvre musicale. Et c’est sans doute cette nécessité
même de l’interprétation qui, entre autres raisons que nous aurons à explorer,
explique d’abord sans doute le fait pourtant particulièrement surprenant que
les institutions musicales en tant que telles ne cherchent en aucune manière à
expliciter la nature ou les finalités de l’acte d’interprétation. À quoi bon en effet
justifier ce qui est nécessaire ? Or, si la finalité de l’interprétation est
parfaitement lisible du côté de la musique elle-même (qui, je le répète, n’existe
pas sans être exécutée), elle est bien plus vague du côté de l’interprète ou du
public, c’est-à-dire, généralement parlant, de la société. Qu’il faille des
interprètes et des interprétations à la musique, soit ; qu’il faille de la musique à
une société, passe encore ; mais quel type de musique, et quel type
d’interprétation, selon quels rites particuliers, voilà qui ne peut pas se déduire
naturellement de telles prémisses, et qui reste obscur, en tout cas inexpliqué
institutionnellement, dans tous les cas.
Il y a là tout de même, je crois, un phénomène digne de remarque du
point de vue social. La plupart des institutions ont une idée, souvent très
claire, de leur raison d’être fondamentale : qui s’engage dans l’armée
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
recherchera la puissance par l’obéissance et la discipline, il pourra participer à
la défense de son pays ou d’un certain nombre de valeurs, etc. Qui fait des
études commerciales apprendra les mécanismes lui permettant de s’enrichir.
Qui s’engage dans l’université peut avoir l’ambition de faire progresser la
recherche, la science, voire la vérité, et de transmettre un savoir. Qui s’engage
dans l’Église travaille à sauver son prochain, etc. Mais, en ce qui concerne les
écoles de musique, ou les conservatoires, si douloureuse que soit cette prise
de conscience pour celui qui s’y livre ou qui la subit, nous ne trouvons rien de
tel. Le but poursuivi dans les conservatoires n’est pas seulement obscur, il est
absent, considéré sans doute comme si parfaitement clair a priori pour les
élèves que l’institution s’abstient soigneusement de le formuler ou même de
tenter de le formuler. Sans doute, selon les instruments, et selon les cas, des
buts partiels et locaux ne manquent pas d’émerger : on obtient un diplôme, ou
une récompense, qui permettent de devenir professeur à son tour dans un
conservatoire, ou de devenir musicien dans un orchestre, et donc de gagner
sa vie –et, bien évidemment, c’est là une façon parfaitement claire,
compréhensible, et
qui n’a
pas
à
être critiquée, de finaliser ses
comportements. Mais ces conduites de reproduction, qui se retrouvent dans
toute institution, ne peuvent pas, par définition, nous renseigner sur les buts
fondamentaux d’une institution, c’est-à-dire précisément ceux qui échappent à
la simple reproduction de l’institution. Et si toute chose singulière (pour parler
à la manière de Spinoza, que nous aurons peut-être l’occasion de croiser
encore dans la suite de cet exposé) et si toute chose singulière, donc, « fait
effort autant qu’il est en elle pour persévérer dans l’être », et fait cet effort
nécessairement, il n’en reste pas moins que la plupart des institutions (y
compris, je crois, l’éducation nationale) se fixent à elle-même des buts qui
diffèrent de la simple reproduction, ou de la simple persévérance dans
l’existence. Or c’est précisément cette question de la finalité fondamentale et
non simplement reproductrice qui m’intéresse aujourd’hui au sujet de
l’interprétation des œuvres musicales.
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
Et pourtant l’apprenti interprète se trouve immédiatement, pour peu qu’il
y songe, face à une foule de questions plus insolubles les unes que les autres,
portant non pas seulement sur les détails pratiques ou techniques de
l’interprétation, mais sur son existence même. Avant de se demander
comment jouer un morceau, il semblerait par exemple logique de se demander
pour qui on le joue, et dans quel but. Or chacune de ces questions est
hautement problématique. Le public d’un concertiste est extrêmement
hétérogène, il comprend des gens qui connaissent les morceaux, d’autres qui
les découvrent ; certains sont éduqués à la musique en général, d’autres non,
etc. Il n’est pas possible de jouer d’une seule façon pour des gens à ce point
différents dans leurs connaissances, leurs attentes, et leurs motivations.
Surtout, ces motivations elles-mêmes sont très variables, et, le plus souvent,
inconnues du public lui-même. Qui peut dire exactement ce qu’il recherche
dans une salle de concert ? On peut s’y instruire, s’y distraire, être mu par des
motivations élevées comme l’amour de la beauté, ou par des motivations
moins élevées comme l’attente d’une performance, ou moins élevées encore
comme le mixte d’espoir et de crainte du succès et de l’échec (un peu comme
au cirque devant un funambule). Le rituel du concert, assez justement
dénoncé par le pianiste canadien Glenn Gould dans les années 60, même si
dans certains cas il permet, par son côté épuré, de concentrer le public sur la
musique, est lui-même un rituel hautement injustifié, et d’ailleurs perçu comme
tel, avec la salle, le costume, le piano noir, les applaudissements, les rappels
et les bis. On ne peut qu’être gêné de voir une foule de gens éduqués frapper
tous ensemble en cadence dans leurs mains pour réclamer un morceau de
virtuosité ou un air connu à la fin d’un concert où l’on vient d’entendre, par
exemple, les dernières sonates de Schubert ou de Beethoven, et pousser un
gémissement collectif de satisfaction lorsqu’ils en reconnaissent les premières
notes. Est-ce cela que le public attendait ? Est-ce cela que l’interprète
cherchait à atteindre ou à communiquer ? Est-ce pour cela qu’il a tant
travaillé ? On voit que la finalité de l’interprétation est tout à fait obscure, et
composée virtuellement d’éléments tout à fait contradictoires : transmission
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
d’un patrimoine, éducation, innovation, élévation du public, exécution d’un
numéro de music-hall à haute teneur en adrénaline, etc. Un concertiste ne sait
jamais ni quelle est exactement sa fonction sociale, ni sa fonction existentielle,
ni même sa fonction esthétique. Comment pourrait-il avoir la moindre
indication, à partir de là, sur ce que c’est que « bien jouer » ou « mal jouer » ?
Heureusement (Alfred Brendel le note d’ailleurs non sans humour dans un de
ses livres), la vie de concertiste est déjà assez remplie par les voyages, les
tournées, le travail de l’instrument, etc, pour y ajouter en plus ce genre de
questions… Mais ici il me semble que nous avons non seulement le droit,
mais bien le devoir de nous les poser. On ne peut que regretter, d’ailleurs
(c’est tout le sens de cette partie de mon analyse), que de telles questions ne
soient pas systématiquement accueillies et reprises par les institutions
d’enseignement musical. Car cette sacralisation, ce côté intouchable, tabou,
de la question de la finalité même de l’interprétation des œuvres musicales
explique sans doute pour une bonne part le déchet considérable et l’aspect
trop souvent douloureux des études qu’y suivent les élèves. Arrivés à un
certain âge en effet, la plupart de ceux qui étudient cet art de l’interprétation se
demandent inévitablement « pourquoi » ils font cela ou devraient continuer à
le faire : question on ne peut plus légitime, on l’admettra. Mais jamais une telle
question ne peut être adressée à un professeur d’instrument, jamais il n’est
même envisageable qu’elle soit posée, si bien que les contradictions sur la
finalité même de la pratique interprétative peuvent alors frapper de plein fouet
celui qui s’interroge à leur sujet.
-IIJ’ai donc eu la curiosité de lire ce qu’avaient dit ou écrit sur leur art
certains des plus grands pianistes du XXème siècle, pour savoir si j’y
trouverais des réponses aux questions que je viens d’évoquer. On est d’abord
frappé par la place incroyablement réduite, dans ces divers écrits, accordée à
la question précise de l’interprétation, qui est pourtant le cœur du cœur de
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
l’activité de ces concertistes. Certains, parmi les plus grands, sauf erreur, n’ont
pas laissé de textes du tout : je pense à Horowitz, et même à Pollini : malgré
sa réputation justifiée de théoricien de la musique, à ma connaissance il n’a
pas écrit (ou pas encore) sur l’interprétation au piano. Mais même ceux qui ont
laissé des textes, ou des entretiens (par exemple Brendel, Arrau, Richter),
sont prolixes sur leur vie, leurs rencontres ; on trouve également de longs
passages, d’ailleurs souvent intéressants, dans lesquels ils analysent les
œuvres musicales de leurs répertoires, leurs structures, leurs caractères, etc ;
c’est le cas chez Cortot, chez Brendel, et par dessus tout, évidemment, chez
Gould, mais également chez Claude Helffer. On peut aussi trouver, et on
trouve assez souvent (par exemple chez Arrau et chez Cortot) des
considérations techniques : faut-il jouer avec les doigts seulement, ou avec
tout le poids du bras ? comment travailler, combien travailler d’heures par jour,
etc ? Mais il faut vraiment chercher très attentivement pour trouver des
passages qui traitent à proprement parler de « l’interprétation » des œuvres,
c’est-à-dire non pas des œuvres en elle-même (analyse de la structure,
analyses historiques, etc) mais de la façon dont on va les jouer pour obtenir un
certain effet qu’on se sent capable de définir et de justifier.
Ces silences sur l’essentiel peuvent s’expliquer par un certain nombre
de raisons, les unes superficielles, les autres plus profondes. Parmi les
raisons superficielles, il y a déjà l’emploi du temps du pianiste, d’autant plus
chargé qu’il est célèbre (et donc, le plus souvent, bon), qui, comme dit
Brendel, ne lui laisse guère de temps pour l’austère discipline de l’écriture ou
de la réflexion. Il y a aussi, assez répandue chez les pianistes, et même, nous
allons le voir, parmi les plus grands, une idéologie impensée du respect
absolu du texte et de l’abolition de l’interprétation elle-même. J’ai par exemple
lu non sans tristesse, sous la plume de Sviatoslav Richter, la déclaration
suivante : « enfin et surtout, il est plus honnête de jouer avec partition : on a
devant les yeux ce qui doit être, et on joue exactement ce qui est écrit.
L’interprète est un miroir, et jouer de la musique ne consiste pas à infester la
musique de son individualité, cela consiste à jouer toute la musique, rien de
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
plus, mais aussi rien de moins. Qui pourrait se souvenir de toutes les
indications notées par le compositeur ? A défaut », conclut Richter de façon
tout à fait stupéfiante, « on se met à interpréter, et je suis contre » (Bruno
Monsaingeon, Richter, Écrits, Conversations. Éditions Van de Velde / Actes
Sud / Arte Éditions, 1998, p. 175). Quelques pages plus loin, il persiste et
signe : « l’interprète est en réalité un exécutant, l’exécutant direct de la volonté
du compositeur. Il n’apporte rien qui ne soit déjà dans l’œuvre. S’il a du talent,
il laisse entrevoir la vérité de l’œuvre qui seule est géniale et se reflète en lui. Il
ne doit pas dominer la musique, mais se dissoudre en elle » (ibid, p. 185). On
a là sans doute l’expression extrême, paradoxale jusqu’à la provocation, et de
la part d’un des plus grands pianistes qui aient jamais existé, d’une conception
plus répandue qu’on ne pourrait croire, et qui fait absurdement de l’absence
d’interprétation le sens même de l’interprétation. Je dis « absurdement »,
parce que Richter, comme tout un chacun, savait très bien que l’idée de
respecter la partition à la lettre est simplement impossible, pour des raisons
tellement évidentes que je ne me donnerai pas ici la peine de les rappeler.
Mais il est certain qu’un interprète qui professe de telles « théories » ne nous
laissera aucune justification, aucune explication sur son propre art, à savoir
l’interprétation. Et comme bien des interprètes, même parmi les plus grands,
revendiquent la hiérarchie ontologique entre le compositeur, qui seul serait
vraiment créateur, et l’interprète, qui ne serait rien ou si peu (croyance
d’ailleurs très répandue), ils cherchent à s’effacer autant que possible, à ne
pas se mettre en posture de rivalité créatrice avec les compositeurs, et de ce
fait ne disent rien sur leur propre art. A cela s’ajoute le fait que, d’un tel point
de vue, la création, qu’elle soit le fait du compositeur ou de l’interprète, est un
phénomène quasi sacré, mystérieux, inexplicable, et que de ce fait l’interprète,
s’il était créateur, ne saurait pas plus expliquer son art que ne le fait le
compositeur (il y a même l’idée corrélative, toujours présente, qu’une
explication « souille » la création, la dégrade, que l’œuvre ou l’interprétation
doivent parler pour elles-mêmes, que si elles ont besoin d’explications c’est
qu’elles sont sans vigueur par elles-mêmes, etc : toute une idéologie de l’auto-
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affirmation, de l’auto-confirmation, du mystère, du génie, etc, qui est assez
spontanément adoptée par bien des interprètes, quel que soit leur talent par
ailleurs, mais qui leur défend en quelque sorte de s’expliquer, et de se
justifier).
On ne peut cependant qu’être surpris de voir certains interprètes de
grande intelligence ne pas percevoir l’incohérence de telles présuppositions
théoriques. Par exemple, Claude Helffer, dont j’ai suivi quelque temps
l’enseignement, et qui, ancien élève de Polytechnique, avait surabondamment
prouvé sa capacité à raisonner, d’un côté se place en position de totale
infériorité et dépendance à l’égard des compositeurs (pour ne pas dire humilité
ou servitude), et raconte ainsi que, bien qu’il les connût, il n’avait pu obtenir
aucune explication de Boulez ou de Barraqué sur des œuvres qu’il ne
comprenait pas et qu’il était obligé d’apprendre ligne à ligne pour les
interpréter (Philippe Albéra, Entretiens avec Claude Helffer. Genève : Éditions
Contrechamps, 1995, p. 69) ; de même, la seule indication qu’il put un jour
obtenir de Stockhausen, à qui il présentait une de ses œuvres, fut une
alternance de « zu früh ! », « zu spät ! » (« trop tôt », « trop tard ») pendant
qu’il jouait. Mais Helffer reconnaît lui-même qu’aucune justification ne lui fut
apportée en l’occurrence par Stockhausen, alors qu’il jouait en respectant,
comme à son habitude, très scrupuleusement les tempi et les valeurs
indiquées par le compositeur. L’interprète s’installe ici délibérément dans une
position paradoxale et injustifiée, puisqu’il déclare que le compositeur a
toujours raison, tout en constatant lui-même, et le premier, que les
compositeurs, bien loin de pouvoir en rendre raison, sont très hésitants et très
incertains sur ce qu’ils ont écrit. Mais alors, pourquoi leur accorder ce crédit
maximal ?, pourquoi continuer à déclarer, comme le fait Helffer, que « le texte
a toujours raison » (ibid. 119) ? Brendel, à cet égard, est plus logique. Il décrit
d’abord excellemment la situation ou la tâche paradoxale de part en part de
l’interprète : « [L’interprète] doit se contrôler en s’oubliant lui-même. Il doit
suivre à la lettre le compositeur et céder à l’humeur du moment. Il doit être un
produit commercial sur le marché des concerts et une personnalité
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
indépendante » (Brendel, Réflexions faites, Buchet-Chastel, 1979, p. 8) ; et en
tire alors clairement la leçon : « Je propose de rayer du vocabulaire les termes
‘fidélité à l’œuvre’ et ‘fidélité au texte’ » qui « évitent à l’interprète la peine de
penser » (ibid. p. 27).
Si donc nous nous tournons vers les interprètes qui ont accepté de
théoriser, au moins partiellement, leur art (art sans lequel, je le rappelle, nous
n’avons aucun accès à la musique, et qui est donc absolument essentiel et
indispensable à la musique en elle-même), nous trouvons alors un certain
nombre de critères pour une « bonne interprétation », dont aucun cependant
ne s’avère parfaitement satisfaisant, comme je vais le montrer brièvement,
même s’ils sont tous à prendre en considération.
(a) Une bonne interprétation, dira-t-on d’abord, doit se fonder sur une
bonne connaissance de la situation historique de l’œuvre, du compositeur,
voire de la société dans laquelle il écrivait, du public auquel était destinée
l’œuvre, etc. C’est l’avis de Cortot comme de Brendel, et c’est évidemment un
avis sensé. Le problème est que, à l’examen, on a là un critère trop général.
Personne ne nie sans doute qu’une bonne connaissance de la période de
composition d’une œuvre ne soit préférable en soi. Mais personne ne nous dit
non plus jusqu’où devrait aller cette connaissance ? Car il est impossible,
même pour un historien professionnel, de connaître tout d’une période donnée
de l’histoire. Or, les concertistes jouent des œuvres s’étendant sur plusieurs
siècles et sur plusieurs pays : le plus souvent (et je l’ai assez souvent
expérimenté) leurs connaissances en matière historique et sociologique sur le
contexte d’une œuvre donnée sont donc, par force, assez sommaires. Et
quand bien même elles seraient plus complètes, cela ne leur donnerait pas
nécessairement des indications sur la façon de jouer telle œuvre aujourd’hui.
Considérons par exemple ce que Richter dit de la fameuse 7ème sonate de
Prokofiev : « Au début de 1943, je reçus la partition de la septième sonate qui
me mit en transe et que j’appris en quatre jours. […] La première de la sonate
eut lieu à la salle d’Octobre de la Maison des Syndicats. […] Les auditeurs
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ressentaient avec une extrême intensité le souffle émotionnel et spirituel de
l’œuvre, qui reflétait exactement ce qu’ils étaient en train de vivre au fond
d’eux-mêmes (c’est ainsi que fut aussi perçue à la même époque la septième
symphonie de Chostakovitch). Cette sonate nous plonge brutalement dans
l’atmosphère menaçante d’un monde dont l’équilibre vacille. Règnent le chaos
et l’inconnu. L’homme observe le déchaînement de forces meurtrières. Mais
ce par quoi il vit ne cesse pas d’exister pour autant. Il continue à ressentir et à
aimer. Toute chose est désormais devenue pour lui un objet de plénitude. De
concert avec ses semblables il élève une protestation et participe à l’affliction
générale. Il balaie tout sur son chemin, exalté par la volonté de vaincre. Il
puise dans l’immense combat le soutien qui lui permet d’affirmer la force
irrépressible de la vie » (Richter, op cit, 109-110). Il ne s’agit pas pour moi de
critiquer ici le fond de cette « lecture » de la 7ème sonate de Prokofiev, mais
seulement de faire remarquer que, en pleine cohérence d’ailleurs avec les
positions que nous lui avons vu défendre plus haut, Richter sur-contextualise
l’interprétation. Pour bien comprendre (et je suppose, pour bien jouer) cette
sonate, il faudrait être russe en 1943 à la Maison des syndicats de Moscou…
Mais c’est enfermer l’œuvre et son sens dans des limites extrêmement
étroites, et la 7ème sonate est toujours très appréciée, de nos jours encore, par
des publics qui par nature n’ont pas pu avoir accès à ce contexte premier de
création de la sonate. Il est donc manifeste qu’une bonne interprétation doit
être au moins autant une opération de décontextualisation qu’une opération de
contextualisation –par où la maîtrise ou la connaissance, même extrêmement
précises et vécues des contextes peuvent s’avérer en réalité des obstacles à
l’interprétation.
L’interprète ne peut donc pas être seulement le conservateur d’un
moment ou d’un événement. Son travail, de toute évidence, est de renouveler
la tradition. Mais même là, paradoxalement, il rencontrera parfois des
obstacles difficiles à surmonter. Car, comme le fait encore remarquer Brendel,
on est souvent très surpris de l’absence de tradition interprétative : par
exemple il n’y a pas de mémoire exacte de la façon dont on jouait une
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
passacaille, une allemande, une gigue, un menuet, aux différentes époques,
dans les différentes écoles, dans les différentes circonstances, etc ; on n’a
même pas idée, dès qu’on remonte un peu dans le temps, de la façon dont
étaient exécutés les ornements, les reprises, etc. Bref, soit qu’on connaisse le
contexte, soit qu’on ne le connaisse pas, la référence à une « connaissance
historique » est une base fragile pour asseoir une interprétation.
On touche d’ailleurs ici à une question bien plus générale, et sur laquelle
est soigneusement entretenue une illusion collective, et qui est celle de l’utilité
des connaissances historiques ; d’un côté tout le monde s’accordera pour
soutenir qu’elles sont indispensables, et qu’être totalement ignorant en
histoire, c’est se couper de la société dans laquelle on vit et dans une certaine
mesure de soi-même ; mais inversement personne n’est jamais capable de
déterminer le niveau minimum exigible pour qu’une telle « connaissance de
l’histoire » soit avérée, effective ; même pour l’homme normalement cultivé,
l’histoire de son propre pays est généralement lacunaire à l’extrême ; et peuton dire qu’on « connaît l’histoire » quand on ne connaît, pour certains siècles,
que quelques dates ou quelques événements appris à la petite école il y a
bien longtemps ? –si bien que cette prétendue « connaissance de l’histoire »
relève le plus souvent du mythe. S’il fallait véritablement connaître l’histoire
pour être un bon citoyen ou l’histoire de la musique pour être un bon
interprète, très peu le seraient : car être un bon historien de la musique,
comme être un bon interprète, demande une vie entière de travail. Il y a donc
là en réalité une exigence impossible à satisfaire, même si elle est rituellement
invoquée.
(b) Dira-t-on qu’une bonne interprétation est celle qui retrouve et
respecte les « intentions de l’auteur ? ». On trouve cette proposition, par
exemple, chez Brendel : « Que reste-t-il à faire à l’interprète ? Deux choses à
mon avis. Essayer de comprendre les intentions du compositeur et tirer de
chaque œuvre l’effet maximum. Souvent, mais pas toujours, l’un résulte de
l’autre » (Brendel, op cit, p. 28). Dans ce passage assez remarquable, comme
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
très souvent ce qu’écrit Brendel, nous voyons bien la distinction faite entre
deux versants de l’interprétation : d’un côté, une « compréhension », de l’autre
(je vais y revenir dans un moment) un « effet maximum » à tirer. Brendel, on le
voit, est très prudent sur la liaison entre les deux versants, laissant entendre
qu’on pourrait comprendre les intentions d’un auteur sans en tirer les « effets »
attendus, et inversement que ces « effets » pourraient être obtenus sans ladite
« compréhension » (phénomène d’ailleurs souvent observé dans l’histoire de
l’interprétation, où les interprètes étaient parfois des individus quasi incultes –
comme le note, si je me souviens bien Romain Rolland à propos d’un chanteur
interprétant admirablement Beethoven sans presque le connaître –mais que
peut alors signifier « interpréter admirablement » ?…). Quoi qu’il en soit de la
liaison entre « compréhension des intentions » et « production d’effets » (quels
effets, et sur qui ?, c’est ce qu’il va nous falloir examiner), quoi qu’il en soit,
donc, de cette liaison, nous avons vu plus haut des raisons sérieuses de
douter de la validité d’une recherche des « intentions » des compositeurs : car,
souvent les compositeurs ne s’expriment pas à ce sujet, ou sont très
incertains ; et d’ailleurs l’idée qu’il pourrait y avoir une ou des « intentions »
surplombant une œuvre risquerait de finaliser celle-ci, et lui ôterait
nécessairement une part très importante de sa complexité : quelle était
l’intention de Molière en écrivant Tartuffe ou Dom Juan, ou de Schumann en
écrivant telle ou telle de ses œuvres ? on voit immédiatement qu’une telle
recherche n’a pas de sens au niveau global, et que le plus souvent les
« intentions » sont exprimées autant qu’il est possible de le faire par le détail
de l’écriture de l’œuvre elle-même. Et quand bien même de telles
« intentions » auraient existé, et quand bien même nous les connaîtrions par
chance ou par l’étude, est-ce vraiment cela qu’attendrait le public devant qui
nous allons jouer ? Serions-nous en mesure de les lui transmettre
directement ? Les comprendrait-il vraiment ? Rien n’est moins certain. La
formule à laquelle recourt Brendel pour expliquer cette compréhension montre
d’ailleurs clairement à quel point il doute de la possibilité d’y atteindre :
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
« Comprendre les intentions du compositeur signifie les transmettre selon la
compréhension qu’on en a » (Brendel, op cit, ibid).
(c) Dira-t-on alors qu’une bonne interprétation consiste à restituer les
« structures » harmoniques, rythmiques, voire mélodiques d’une partition, à
les mettre en valeur, à les rendre lisibles, etc., en évitant l’expressivité, ou
toute forme de psychologisation ou de recherche de l’intentionnalité ? C’est le
sens de la fameuse déclaration de Boulez : « éviter absolument ce qu’on
convient d’appeler les nuances expressives ». C’est par exemple la position
de Glenn Gould, ou de Claude Helffer. Mais déjà le rapprochement de ces
deux noms devrait nous donner à réfléchir. Car, malgré tout le respect et
l’estime que l’on peut avoir pour Claude Helffer, on ne peut pas le comparer, ni
de près ni de loin, pour ses qualités d’interprète, au monstre sacré qu’est
Glenn Gould –ce qui prouverait bien qu’il ne suffit pas d’être capable
d’analyser un morceau, et d’en rendre la structure lisible, pour être un bon
interprète. Mais même si nous nous en tenons à Glenn Gould, il me semble
tout à fait frappant qu’il ne tient presque jamais le discours de l’interprète, et
que donc, bien qu’il soit à l’extrême opposé de Richter sur le spectre des
grands interprètes (Richter n’analysant jamais et s’en faisant gloire –« les
deux choses que je déteste, ou refuse, sont l’analyse et le pouvoir », Gould en
revanche analysant toujours, mais n’aimant pas tellement plus le pouvoir) ;
donc, bien qu’il se situe à l’opposé de Richter, Gould parle presque aussi peu
d’interprétation, malgré ce qu’on pourrait croire. Il analyse les « œuvres », et
ensuite, il est constant sur ce point, il les joue sans aucune considération
absolue de tempo ou de style. Gould pouvait faire deux enregistrements d’un
même mouvement de sonate de Mozart, une fois lentement, une fois
prestissimo ; et il jouait assez systématiquement le même morceau plusieurs
fois avec des touchers différents (legato, puis staccato ou non-legato, etc),
pour ensuite disposer d’un matériau varié à combiner au montage pour le
disque. Il y a bien sûr une idée directrice dans une interprétation de Gould,
mais elle est en elle-même toujours relativisée, selon le temps, le moment,
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
l’humeur, le piano utilisé, etc : autant dire qu’il n’accorde que très peu d’intérêt
à l’interprétation proprement dite. D’ailleurs il s’est toujours refusé à donner la
moindre leçon de piano, ou le moindre avis sur la façon dont il faut tenir ses
mains, s’asseoir haut ou bas, etc, ou sur ce que devrait être « jouer du
piano ». Tout ce que l’on considère chez lui comme des excentricités ou des
renouvellements d’interprétations est à mon avis bien plus le signe d’une
indifférence presque complète au métier d’interprète. D’ailleurs, comme on
sait, Gould ne travaillait pas l’instrument, ne donnait pas de concerts, etc. Il a
sans doute été reconnu parmi les grands pianistes, et par les grands pianistes,
y compris par Richter, du fait de sa virtuosité proprement surhumaine (ou
« prodigieuse », comme dit Richter, pourtant expert en la matière), mais on ne
peut aucunement, me semble-t-il, chercher chez quelqu’un comme Gould une
théorie ou une recherche de ce que serait « la bonne » interprétation d’une
œuvre, et surtout de pourquoi et pour qui telle interprétation serait
« meilleure » que telle autre.
(d) Puisque ni la connaissance du contexte, ni la connaissance des
intentions de l’auteur, ni la connaissance analytique des structures de l’œuvre
ne livrent la clef de l’acte interprétatif, il semblera peut-être légitime de
chercher à le caractériser, non de l’intérieur mais de l’extérieur, non pas
directement en lui-même, mais par les effets qu’il est susceptible de produire.
De ce point de vue, on doit reconnaître que les interprètes qui se sont donné
le plus de mal pour définir, caractériser, et justifier dans une certaine mesure
l’activité d’interprétation sont ceux qui voient dans l’interprétation, de façon
peut-être naïve et traditionnelle à première vue, un moyen de créer une
émotion, d’établir un pont entre les âmes, etc. On retrouverait ici Cortot, Arrau,
Rubinstein, et sans doute un bon nombre d’autres. Pour ces interprètes, qui
furent d’abord de très fortes personnalités, le concert est le moment de
« donner de l’émotion », de « saisir un public », d’exercer sur lui, dit
Rubinstein, sa « puissance », d’être capable de le fasciner, de l’entraîner, de
le faire pleurer, etc. On peut être réservé sans doute sur l’intérêt d’une telle
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
activité, et même en trouver le projet suspect : c’est ce que Gould avait
déclaré délicatement, mais fermement, à Rubinstein, lors d’un entretien qu’ils
eurent peu après que Gould eût pris la décision de ne plus donner de
concerts, entretien qui a été heureusement transcrit. Mais quoi qu’il en soit, il
est assez clair que le but implicite qui est poursuivi le plus généralement, dans
l’enseignement du piano, ou du chant, etc, est bien de se rendre capable de
faire naître et d’entretenir une « émotion » (si vague soit ce terme) dans le
public. Le public signerait de ses pleurs la réussite d’une interprétation. Le
mécanisme implicitement évoqué est celui d’une sorte de contagion mimétique
entre l’œuvre écrite et le public, l’interprète faisant ici office de médium, c’està-dire se rendant capable de retrouver, puis de restituer, l’émotion originale de
l’artiste, et donc de la projeter sur le public, et de la lui communiquer. On doit
inférer cela de la lecture des textes de Cortot ou d’Arrau, car le plus souvent
cela reste implicite chez eux : ils semblent penser que, si on comprend bien le
caractère d’un morceau (héroïque, triste, tendre, etc), alors seulement on
pourra le transmettre, et le communiquer. Mais on doit à l’honnêteté d’avouer
qu’ils ne donnent aucune indication, même minime, sur la façon dont se
produit, ou sur la manière de produire délibérément, une telle expansion de
l’émotion.
Un des très rares cas qu’il m’ait été donné de connaître, dans lequel un
interprète particulièrement renommé dévoilait au moins partiellement le
mécanisme de la production d’effets interprétatifs fut une émission de
télévision où Tito Gobbi, dont le Scarpia et le Falstaff sont à juste titre
légendaires, donnait une master class. À la fin d’un air chanté par une jeune
chanteuse, on vit Gobbi se précipiter sur elle parce qu’elle avait salué, ou
souri, ou simplement levé les yeux, immédiatement après la fin de son air. Tito
Gobbi lui a alors expliqué avec quelque véhémence que c’était une faute à ne
pas commettre en public ; à la fin d’un air, disait-il, il faut absolument rester
immobile, ne pas même lever les yeux vers le public –sinon il n’applaudira
pas.
17
L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
C’est là, dis-je, une des très rares véritables leçons d’interprétation qu’il
m’ait jamais été donné de voir et d’entendre. Je veux dire par là, une leçon
dans laquelle était véritablement prise en compte la finalité de l’interprétation :
faire naître des applaudissements dans le public. On peut être certain que
Gobbi, qui parle évidemment en connaissance de cause, a raison dans le
conseil qu’il donne à la jeune cantatrice. Les applaudissements, sans doute,
ne peuvent naître que comme aspirés par l’immobilité de l’exécutant, pourvu
qu’elle soit totale et dure quelques secondes au moins. Pour interpréter ce
phénomène de « production d’effets dans un public », plusieurs lectures sont
possibles, dont chacune suppose une certaine définition de l’interprétation. On
peut d’abord y voir l’interprétation comme une conduite visant à susciter le
désir –et on sait que, si les sociétés répriment un certain nombre de désirs, il
ne leur est pas moins indispensable, pour leur survie même, de réserver des
places et des moments où les désirs sont encouragés, voire stimulés. Dans le
cas que j’évoque, l’interprète apparaît donc en position hyperféminine et
passive, il séduit et ne bouge pas, pour permettre au désir du public
hypermasculinisé de s’épancher dans le flot des applaudissements. De ce
point de vue, l’interprète aurait pour mission de provoquer et de libérer ces
émissions de flux de désir collectif, et l’immobilité à la fin d’une interprétation
serait requise pour ne pas effaroucher un désir toujours inquiet d’être
inopportun (le public n’est jamais bien certain que c’est le moment d’applaudir,
craint l’impair ou le ridicule en applaudissant par exemple avant la fin ou entre
deux mouvements), et toujours prompt à retomber. De ce point de vue
toujours, l’interprétation serait une sorte de mission sociale (et je suis d’ailleurs
convaincu qu’au fond cette dimension de l’interprétation est toujours présente,
qu’on la perçoive ou non). Surtout, on voit que ce qui devra être recherché, ce
sont les applaudissements. Mais quel est le professeur de musique qui
enseigne à obtenir des applaudissements ? On parle à l’élève de tout autre
chose : de respecter les nuances, de respecter le style ou l’esprit du morceau,
etc ; mais, s’il s’agit par-dessus tout de déclencher des applaudissements, on
ne voit pas pourquoi il ne serait pas permis à l’interprète de prendre des
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
libertés avec ce qui est écrit. La séduction ne va jamais sans provocation, et
même parfois sans une certaine dose de scandale. S’il s’agit d’unir une foule
ou un public, et de créer un désir collectif avant de le satisfaire, peut-être que
certains effets vulgaires et de mauvais goût y parviendront mieux qu’une
interprétation précise et exacte. Cela se voit, cela s’est vu ; et la plupart des
grands interprètes sont des originaux. Alors, dans ce cas, à quoi bon cet
arsenal de gammes, d’exercices, etc, avec lesquels on n’a jamais séduit
quiconque ?
Bien
des
pianistes
parmi
les
plus
grands
(je
pense
immédiatement à Richter et à Gould, mais aussi dans une certaine mesure, à
Horowitz et à Rubinstein) se sont presque toujours abstenus de faire des
exercices distincts des morceaux qu’ils devaient interpréter.
Mais la scène de la chanteuse immobile pourrait encore se lire d’un
autre point de vue, moins freudien et plus aristotélico-girardien, quoique tout
aussi social. On y verrait l’interprète tenir surtout le rôle du bouc-émissaire qui
a pris sur lui toutes les mauvaises passions de la foule. Il est enfin mort, il ne
bouge plus : alors seulement peut commencer la sacralisation, alors
seulement peuvent monter au ciel les cris de joie et le tumulte des
applaudissements, alors seulement la Cité, purifiée de ses dissensions
internes par l’effet polarisateur et cathartique de l’interprétation peut faire son
unité (comme dirait Badiou, dans Rhapsodie pour le théâtre, peut enfin
devenir un public), peut se réconcilier, peut sentir en commun, agir en
commun (battre des mains à l’unisson et en cadence par exemple) ; alors, à
proprement parler, alors seulement naît la communauté, la société, l’humanité
elle-même.
Il est difficile de ne pas voir la proximité en miroir de cette scène
primitive avec l’épisode christique de la femme adultère. Tandis que cette
dernière gît, immobile, absolument immobile, devant les hommes de tout âge
qui sont prêts à la lapider, le Christ, comme on sait, fait mine d’écrire sur le
sable. On s’est longtemps demandé ce qu’il pouvait bien chercher à écrire en
ce moment extrêmement tendu. Mais Girard a bien montré que l’important
n’est pas dans ce que le Christ cherche ou non à écrire, mais dans le fait que,
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
pour écrire, il doit conserver la tête baissée vers le sol, et que, par
conséquent, il évite de lever les yeux vers le groupe qui les entoure, évitant
ainsi l’affrontement du regard avec n’importe lequel des hommes présents et
hostiles, cherchant la moindre occasion de déclencher la lapidation. Gardant
les yeux baissés pendant que la femme adultère ne bouge pas, le Christ et
celle-ci désamorcent la violence du groupe, ne lui donnent pas l’occasion de
se déclencher, jusqu’à ce que la phrase fameuse « que celui qui n’a jamais
péché jette la première pierre » désarçonne peu à peu les persécuteurs, qui
se retirent l’un après l’autre, les plus vieux précédant les plus jeunes.
Évidemment, ici, le « public » s’en va, et en silence, ce qui ne serait
sans doute pas très agréable à l’interprète que j’ai comparé à la femme
adultère… Et il semble qu’on perde ici le bénéfice de l’analyse précédente, à
savoir la connaissance, même partielle, de ce qui est susceptible de
déclencher un certain type d’effets de reconnaissance collective. Comme si le
silence et l’immobilité devant une foule pouvaient conduire à deux issues
possibles, mais symétriques : d’un côté le déchaînement libératoire des affects
du public, de l’autre, au contraire, le départ silencieux des ex futurs
lapidateurs. Dans ce cas, pour éviter un tel « risque », et pour recevoir à tout
prix la délicieuse lapidation symbolique que sont les applaudissements de fin
de concert (parfois aussi, notons-le, on voit le public jeter des bouquets de
fleurs, ou des fleurs, à l’interprète, qui d’ailleurs parfois en reçoit plusieurs
sans broncher), dans ce cas, donc, au contraire, la leçon d’interprétation
devrait consister à apprendre aux interprètes à défier la foule du regard, à
provoquer son hostilité, et non pas à prendre le risque de la calmer…
Mais en réalité, ces différences dans l’issue du mécanisme sont
superficielles. Dans un contexte de sacralisation et d’idolâtrie, comme l’est
souvent celui du concert même de musique classique, l’unité du groupe public
ne peut se faire que sur le cadavre de la victime émissaire cathartique, et donc
l’immobilité de l’interprète déchaînera la foule. Dans un contexte qui serait
parfaitement chrétien, le groupe n’ayant plus à se former contre une victime,
les applaudissements seraient non seulement inutiles, mais proscrits : cela se
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
voit parfois, dans certains concerts, souvent justement dans les églises, car,
même en période de forte déchristianisation comme l’est la nôtre aujourd’hui,
chacun
continue
à
sentir
plus
ou
moins
confusément
que
les
applaudissements sont déplacés dans une église. Glenn Gould, qui se
revendique lui-même comme le « dernier des puritains », avait d’ailleurs formé
le projet fantasmatique et ironique, mais je crois très essentiel à ses yeux, de
lancer
le
« PGAAMTE »,
ou
« Plan
Gould
pour
l’Abolition
des
Applaudissements et Manifestations de Toute Espèce ». Entre la version
païenne, sacrificielle et bruyante de l’interprétation, et la version chrétienne,
puritaine et silencieuse, à la vérité, toutes les transitions se trouvent, selon le
lieu, le moment et l’occasion. Mais le grand mérite de la leçon de Tito Gobbi
est de mettre en évidence la profonde finalité sociale de l’acte d’interprétation,
qui va bien au-delà du plaisir esthétique.
-IIIQuelles que soient les réussites ou les défaillances ponctuelles des
mécanismes mis en place, quelle que soit la difficulté de les définir ou
simplement de les décrire, les grands interprètes sont donc convaincus de
détenir certains moyens d’agir sur un public, ou de le faire réagir, ou, pour être
plus précis, de détenir dans une certaine mesure les clefs de cette « logique
de l’affectivité », universelle comme l’affectivité elle-même, car touchant
presque directement au corps, et dont la musique est le principal vecteur. Et je
crois que nous n’avons pas de raisons valables de rejeter leurs certitudes,
confortées par d’innombrables expériences. Mais pourquoi la musique seraitelle le principal vecteur de cette logique de l’affectivité, et en quoi, plus
précisément consiste cette prétendue « logique de l’affectivité », c’est ce qu’il
nous faut examiner maintenant, en examinant de plus près la nature même du
discours musical.
J’irai droit à mon hypothèse, avant de tenter de l’étayer et de la mettre à
l’épreuve. Il me semble que, si l’on peut à bon droit parler, au sujet de
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
l’interprétation des œuvres musicales, d’une « logique de l’affectivité », c’est
parce que la musique, considérée en elle-même, présente une « narrativité
sans négativité », et que l’interprétation n’accède à la « logique de
l’affectivité » qu’à la condition de retrouver cette « narrativité sans négativité »
par laquelle la musique touche en nous bien d’autres organes que les oreilles.
Mais permettez-moi de m’expliquer.
Comme tout spectacle visuel, plus généralement comme toute
perception susceptible de nous affecter, la musique est positive en son fond.
Je veux dire par là qu’elle ne peut pas facilement, pour ne pas dire pas du
tout, exprimer la négativité, car seul le discours le peut. Vous pouvez dire et
imaginer la « femme sans barbe », mais vous ne pouvez pas la peindre ; de
même vous pouvez imaginer grâce au discours un « chemin sans herbe »,
comme on en trouve dans certains rêves analysés par Freud, mais vous ne
pouvez pas le peindre : on verra un chemin de terre, mais pas un chemin
« sans herbe ». Comme dirait Deleuze, notre capacité d’être affecté est
toujours remplie. C’est pourquoi, je le dis en passant car j’ai consacré un autre
travail à cette question, les rêves, qui mettent constamment la négation, ou le
manque, en scène, relèvent bien plus de la grammaire négative du discours
que de la grammaire positive du spectacle visuel. Et, de même, le discours
musical est une constante positivité.
Il existe cependant, sur ce plan qui est celui de la positivité, une manière
de hiérarchie entre le visuel et l’auditif. Le visuel peut mettre en évidence, ou
donner à voir, un rapport, et donc une comparaison ou une exagération : c’est
pourquoi le dessin, s’il est incapable de la négation, est quand même capable
de la caricature. Devant un tableau, on dispose de tout son temps ; on peut
d’abord regarder une partie, puis l’autre, au choix, puis revenir à la première
en gardant le souvenir immédiat de la seconde, etc. Les arts visuels donnent
donc plein accès, mieux, ils requièrent souvent un exercice quasi intellectuel
de mémorisation et de mise en relation ou en comparaison. Mais cet exercice
est impossible en musique, où la sédimentation et le travail de mémorisation
et de mise en rapport, s’ils se font nécessairement (car évidemment ils ne
22
L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
peuvent pas ne pas se faire, puisque la perception d’une phrase musicale,
comme l’avait très bien expliqué Bergson, suppose une extension de notre
mémoire à un temps relativement long) ; –donc, ce travail de mémorisation et
de mise en rapport, même s’il se fait nécessairement, est très différent de celui
qui peut avoir lieu dans les arts visuels (je veux dire par là les arts de
l’immobile, comme les arts plastiques, car je rangerais les arts de la mobilité
comme la danse ou le cinéma plutôt ici du côté de la musique –mais il est
impossible d’entrer ici dans le détail, et il y a bien des occasions de transitions
entre vue et ouïe) ; je poursuis : donc, dans la musique, nous ne sommes pas
maîtres de la temporalité de notre perception. C’est là, me semble-t-il, le point
absolument fondamental. Il nous est donc par définition impossible, lors d’une
audition, de pratiquer ces aller retour perceptifs si fréquents lorsqu’on regarde
un tableau, et que j’ai évoqués plus haut. Lorsque nous entendons de la
musique, nous n’avons accès ni au retour en arrière, ni même à l’anticipation
(sauf évidemment l’anticipation des quelques secondes à venir, et qui se
devinent parfois dans la phrase musicale en train de se développer,
exactement comme nous devinons confusément, par anticipation, la suite
immédiate de ce que l’on est en train de nous dire). Donc, lorsque nous
entendons de la musique, nous ne pouvons nous livrer à aucun travail de
superposition auditive, sauf à perdre l’audition de ce qui est en train de se
jouer ; par conséquent, nous ne pouvons à strictement parler nous livrer à
aucune mise en rapport, mise en relation, comparaison. Notre temps
d’auditeur est sans doute « épais », comme le pensait Bergson, mais c’est un
présent tout de même, gros de quelques secondes, guère plus.
La musique (et c’est là, vous l’avez compris, que je voulais en venir) est
donc un art bien plus « au présent » que tout autre art, et c’est ce qui explique
qu’elle soit par essence au premier degré, incapable de la négation
évidemment (et cela, elle le partage avec les arts visuels), mais incapable
même, au fond, de la caricature et même de la simple exagération : c’est
pourquoi il y a si peu d’humour en musique, comparé à la peinture ou au
dessin. C’est pourquoi aussi la musique a toujours été à juste titre considérée
23
L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
comme l’art le plus proche de l’affectivité, c’est-à-dire comme l’art le moins
propre à la prise de distance, donc comme l’art le plus sérieux, le moins
« second degré » qui soit. Aucun art ne fait pleurer comme la musique ; et rire
dans un concert serait aussi incongru que de rire au moment de donner un
baiser –d’ailleurs les mouvements des lèvres seraient incompatibles.
De telles thèses pourraient sans doute se voir objecter qu’en musique,
comme dans tout art, nous nous livrons parfaitement à l’analyse des œuvres
musicales (il y a même des classes d’analyse dans les conservatoires). Et,
pour effectuer l’analyse d’une œuvre, nous comparons, partition en main, les
divers développements d’un thème ; nous mettons en rapport différentes
expositions ou diverses harmonisations de la même idée musicale, nous
tournons les pages en arrière pour revoir tel détail qui avait pu nous échapper,
etc. Bref, nous traitons, via la partition, la musique comme un tableau. Cet
exercice est, bien sûr, parfaitement légitime, on a presque honte de le dire, et
il peut même arriver que nous parvenions à un tel degré dans notre capacité
analytique que nous devenions non seulement capables de, mais incapables
de ne pas, analyser en même temps que nous écoutons, ce qui semblerait
contredire ce que j’affirmais il y a un instant sur le fait que la musique
(j’entendais par là l’audition d’une interprétation) était un art essentiellement
non analytique et non comparatif par la nécessité d’être au seul présent. Mais
en réalité, je crois que, même pour un professionnel de l’analyse, la véritable
écoute reste tout de même au présent : il notera sans doute telle phrase, que
j’entends simplement, comme « retour du premier thème », ou « anticipation
du second », etc, et pourra ainsi, sans doute, avoir l’impression d’élargir la
temporalité de son écoute à un passé plus ancien ou à un futur plus lointain
que ceux de l’auditeur qui n’analyse pas. Je crois cependant que ce serait là
une illusion, et que l’auditeur instruit et analysant reste en réalité dans le
même présent que l’auditeur moins instruit : simplement, l’un et l’autre le
qualifient différemment, et en proposeraient donc des descriptions différentes
si on leur demandait de telles descriptions (l’un, par exemple, entendant une
« jolie mélodie », et l’autre « le retour du thème en mineur ») –mais la
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
différence de description n’empêcherait pas nos deux auditeurs d’être au fond
rivés au seul temps de la musique, qui est ce présent relativement épais dont
j’ai déjà parlé.
On croira alors que la musique serait vouée à être l’art kaléidoscopique
par excellence, que, fixée à un présent épais, mais restreint, elle peut sans
cesse changer, comme l’eau qu’elle a d’ailleurs si souvent pris pour thème
(pensons aux Jeux d’eau de la Villa d’Este, à la variété des jets d’eau, des
brumes, des cascades, des vagues, des gouttelettes, des miroitements, des
scintillements, etc), puisqu’elle n’est pas liée au temps long. Il me semble
cependant que, par un paradoxe étrange seulement à première vue, le
discours musical ne peut atteindre à la « logique de l’affectivité » qu’à travers
une narrativité sans négativité qui, bien qu’elle soit rivée au présent, n’est que
lentement évolutive. Sans doute, on peut avoir l’impression, et faire parfois
l’expérience, de variations affectives assez rapides. Mais je crois que la nature
même de l’affectivité la porte plutôt à la continuité qu’à la discontinuité. Les
affects, en effet, enveloppent le plus souvent une fixation, ou une obsession,
sur un objet partiel, et relèvent donc d’un fétichisme généralisé. Nous pouvons
être obsédés, pour reprendre une terminologie classique, par les honneurs, la
richesse, ou les plaisirs des sens ; mais il est rare que celui qui est obsédé par
son honneur soit rapidement délivré de cette obsession pour se voir obsédé
par l’argent ; et pour ce qui est des plaisirs des sens, la continuité règne
généralement : les goûts alimentaires sont assez peu variables, sont répétitifs
dans la mesure où ils enveloppent souvent une dimension régressive ; de
même pour les goûts sexuels, les goûts vestimentaires, le comportement
(fumer ou ne pas fumer, boire du café) voire le caractère ou la personnalité en
général. Idéalement, nous pouvons changer à tout moment, mais de fait la
continuité est le plus souvent constatée. C’est pour cela, d’ailleurs, qu’on peut
parler de « logique de l’affectivité » bien qu’il n’y ait pas de « grammaire de
l’affectivité », faute, je l’ai dit, de négation dans une telle « grammaire ».
Si l’interprétation d’une œuvre musicale peut s’insérer dans la logique
de l’affectivité (c’est-à-dire dans l’organisation affective) c’est donc parce que
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
les affects sont généralement organisés, c’est-à-dire assez récurrents,
répétitifs et constants. Pour faire évoluer cette affectivité, et l’entraîner vers de
nouveaux affects, l’interprète doit donc commencer par s’insérer dans ce tissu.
Si donc un interprète veut trouver le chemin de l’affectivité de son public, il doit
toujours, je crois, viser des sentiments très simples, répétitifs, et peu évolutifs.
Toutes les musiques populaires ont un côté répétitif, et, de ce fait, parviennent
à s’accorder avec les rythmes les plus fondamentaux de notre affectivité, dans
un premier temps, quitte par la suite à les faire évoluer peu à peu. Mais,
comme dans une danse, la musique ne peut entraîner l’âme qu’à condition de
la rassurer et de l’apprivoiser d’abord. Je ne crois donc pas que l’interprétation
consiste à superposer des images ou des histoires compliquées sur la
musique. En revanche, le travail de l’interprète me semble être de retrouver ce
que j’ai appelé jusqu’ici, et que je vais sans doute continuer à appeler la
« logique de l’affectivité », c’est-à-dire un certain nombre d’affects très
simples, avec leur temporalité propre, et les raisons pour lesquels ils peuvent
évoluer.
Un de ces affects, par exemple, me semblerait pouvoir être exprimé par
la phrase « il était une fois », ou « invitation au voyage » : je le perçois dans le
début de nombreux morceaux, particulièrement des cycles, et c’est tout
naturel : c’est le contrat de base de la narrativité : je l’entends par exemple
dans le début de l’aria des Variations Goldberg, mais aussi dans le premier
des préludes de Chopin. C’est un peu l’équivalent de la captatio benvolentiae,
qui dispose l’auditeur à écouter la suite, à s’embarquer avec vous ; je
l’entends aussi dans le début de la dernière sonate de Schubert, la D 960, ou
dans le thème des Études symphoniques de Schumann. C’est donc un
« degré zéro de l’affectivité », comme le début d’une promenade : je le
jouerais donc allant, rythmé, simple, sans heurts, sans accélération ni ralenti.
Par la suite, bien évidemment, au cours du morceau, l’affectivité va évoluer, se
charger, mûrir (mais toujours par masses relativement importantes) : c’est
pourquoi on peut jouer le même thème, voire la même page, comme par
exemple le retour de l’aria à la fin des Goldberg, de façon tout à fait différente
26
L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
de la première page : pour cette dernière aria, je partage tout à fait la lecture
« fin du monde » que propose Gould, car la fin des Goldberg, c’est bien la fin
du ou d’un monde : donc là, on peut adopter un tempo considérablement plus
lent, plus hésitant, et laisser croître peu à peu le silence à l’intérieur du
morceau, un peu comme à la fin des Kreisleriana, toutes différences
maintenues, avec l’évocation si directe de ce cœur qui cesse peu à peu de
battre. Mais il me semblerait impossible, « illogique », de jouer l’aria du début
de cette façon. De façon très frappante, Gould emploie d’ailleurs lui-même le
mot « absurde » ou illogique, à propos de certaines reprises (il estime
« absurde » par exemple qu’on fasse une reprise dans la cantate de Bach sur
Saint Michel, ce qui revient à obliger saint Michel, qui vient de vaincre le
dragon, à recommencer !) : on perçoit ici assez bien, me semble-t-il, la
légitimité du recours à une « logique de l’affectivité » : les affects de triomphe
doivent « logiquement » succéder à ceux de lutte, et non pas le contraire, et il
n’est pas logique affectivement de triompher deux fois de suite du même
adversaire.
Les éléments de base de cette logique de l’affectivité, ou de cette
narrativité sans négativité, ne peuvent pas être exhaustivement présentés,
bien sûr. Mais on voit que, pour les principaux, ils touchent d’assez près, et
quoi de plus normal, à des rythmes quasi biologiques : j’ai déjà évoqué la
marche et les battements du cœur ; mais on trouvera aussi le chemin vers
l’affectivité de son public par le schéma le plus connu et le plus classique :
question / réponse, qui ressemble d’assez près à un mouvement du corps
vers le haut, puis vers le bas (tension / détente, si l’on veut) ; l’accélération
perceptible du tempo, suivie d’un paroxysme, puis d’une décélération et d’un
retour au calme, qui se trouve dans bon nombre de morceaux (par exemple de
Chopin) est également un élément de base de cette logique de l’affectivité,
puisqu’il enveloppe le rythme et le déroulement de l’acte sexuel ; le dialogue
entre deux voix, qui relève aussi bien du schéma question / réponse que du
schéma sexuel, ferait également partie des éléments de base de cette logique
de l’affectivité. On y trouverait également, toujours pour des raisons voisines,
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
la dualité expansion / rétraction, qui développe le modèle biologique de la
respiration jusqu’au triomphe d’un côté, et jusqu’à l’angoisse ou à la
dépression de l’autre ; et encore une dualité que Brendel estime prédominante
dans l’œuvre de Beethoven, à savoir la dualité acceptation / rébellion (ou
rébellion / acceptation : muss es sein ; es muss sein), qui enveloppe assez
visiblement la dualité biologique activité / passivité. Il y a transition sans
discontinuité de la musique la plus populaire, qui se calera presque
uniquement et directement sur ces schèmes simples et généraux (on en
trouve des exemples jusque chez Mozart, je pense au premier air de
Papageno, mais aussi à la « petite musique de nuit », ou à la « marche
turque », qui touchent directement les enfants même tout petits et les font
danser), jusqu’à une musique extrêmement complexe et savante, dans
laquelle cette logique de l’affectivité aura été raffinée au point de devenir
imperceptible, mais qui paiera cet éloignement, comme il est logique, d’une
certaine indifférence du public (je pense par exemple à Pélléas).
Selon ce point de vue, certaines indications seraient de nature à aider
une interprétation, et d’autres y seraient impropres. J’ai donc essayé de tester
ces hypothèses sur les éditions de Cortot, pour répondre à certaines questions
qui m’ont été adressées par François Nicolas, et dont je le remercie tout
particulièrement : notamment, de savoir si certains affects étaient « non
musicalisables ». On dispose en effet, avec Cortot, d’un interprète
universellement admiré et même adulé en son temps, et qui nous a d’ailleurs
légué des enregistrements (je pense par exemple à ses études de Chopin) qui
ne laissent aucun doute sur son immense talent ; un interprète qui, de plus, a
considérablement développé son activité de professeur et de pédagogue, non
seulement à l’École Normale de Musique, mais aussi dans les nombreuses
éditions qu’on lui doit des œuvres du répertoire classique, toujours
accompagnées de commentaires et de préceptes ayant explicitement en vue
l’interprétation. Il était donc particulièrement intéressant pour mon propos de
me pencher sur les textes de Cortot, pour voir s’il allait me donner, nous
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
donner, enfin, accès à cette logique de l’affectivité dont nous faisons
l’hypothèse de la présence dans la musique.
Cortot essaie toujours de décrire précisément, ou plutôt d’évoquer
précisément l’atmosphère émotive, ou l’ambiance émotive, qui se trouve selon
lui dans une page musicale. En cela, ses textes sont d’ailleurs souvent très
précieux, car il sent et connaît très bien ses auteurs. Cependant, je vais en
donner quelques exemples, il se laisse rapidement entraîner, dans son
évocation, à des considérations superflues (pourquoi superflues, c’est ce que
j’essaierai de dire ensuite). Prenons d’abord l’extrait des Kinderszenen de
Schumann, intitulé « l’enfant s’endort », assez connu je crois. Voici ce qu’en
dit Cortot : « Ayez des images devant les yeux, des images qui vous soient
absolument personnelles : s’il en est une qui facilite l’expression de votre
sentiment, pourquoi vous priver de son appui ? Pour moi, à l’instant de plaquer
ces accords si tendres, j’imagine une dernière flammèche que l’enfant, gagné
par le sommeil, voit, confusément, danser sur les bûches… Quant à cette
dernière page, elle est simplement déchirante ; Schumann considère des
enfants
rieurs
–les
siens,
peut-être ?-,
et
il
songe,
gravement,
douloureusement : ces enfants, que deviendront-ils en grandissant ? Seront-ils
malheureux, comme moi ? J’ai ri comme eux… Aujourd’hui, il y a toujours
dans mon cœur quelque chose qui tremble, qui frémit… Le danger plane sur
ma vie, l’ombre s’étend autour de moi… je dois noter, composer sans trêve,
car peut-être demain ne le pourrai-je plus… Écrire, écrire tant qu’il fait jour ! ».
Évidemment, il y a là de quoi sourire, et même sans doute un peu plus. Mais
pourquoi ? On voit bien, dans ce passage, un point de rupture entre deux
développements : le premier, sur la « flammèche », me semble très évocateur,
très beau, et très propre à plonger l’interprète dans l’état d’esprit dans lequel
on pourrait jouer « l’enfant dort ». Donc là, nous tenons un conseil
d’interprétation (si vague soit-il, car cela ne nous dit rien de précis sur les
notes à accentuer, les équilibres de sonorité entre la main gauche et la main
droite, etc), un conseil d’interprétation que, personnellement, je jugerais tout
de même bienvenu, précieux et utile, si psychologique soit-il en son principe.
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
Par la suite, le texte dérape, en quelque sorte, vers la rêverie de SchumannCortot. Il devient alors moins pertinent, parce que, me semble-t-il, il complique
et particularise le propos. L’état d’esprit dans lequel peut nous plonger
l’expression « l’enfant s’endort » est en effet assez universel, puisque nous
avons tous été témoins (ou acteurs) de ce moment merveilleux : on peut donc
considérer qu’il pourrait faire partie des éléments de base d’une grammaire
universelle de l’affectivité –pourvu qu’elle fût strictement positive, comme je l’ai
dit. En revanche, les considérations qui suivent sur la « nécessité de
composer » sont locales, peu transmissibles, peu communicables : à mon
avis, elles ne permettent absolument pas de jouer ce morceau d’une façon
plutôt que d’une autre, et seraient de toute manière absolument impossibles à
deviner ou même à entrevoir par un public. J’essaie donc ici d’avancer, à
travers l’analyse des suggestions de Cortot, l’idée selon laquelle on devrait
peut-être distinguer entre des affects primaires et très simples que la musique
peut peut-être transmettre et communiquer, et des affects bien plus
compliqués, que la musique ne peut ni endosser ni transmettre.
Prenons un deuxième et dernier exemple. Cortot jouait souvent les 24
préludes de Chopin. Fidèle à sa conception psychologique et imagée, il a
entrepris de donner des titres à chacun des préludes. Par exemple, il intitule le
premier prélude « attente fiévreuse de la bien-aimée ». Évidemment, c’est un
peu daté et plutôt amusant. En outre, sur le fond, je ne suis absolument pas
d’accord : je ne perçois aucune « fièvre » dans ce prélude. Mais peu importe :
il aurait pu être fiévreux. Je veux dire par là que « fiévreux » est un terme
psychologique qui peut donner une indication d’interprétation : agité, instable,
entrechoqué, etc : en un mot, le terme « fiévreux » est à sa place dans le
discours de l’interprétation, et nous pourrions intégrer la « fièvre » à notre liste
des éléments de base de l’affectivité. En revanche, si « l’attente » fait bien
partie de l’affectivité en général, on ne voit pas comment l’attente pourrait être
suggérée par la musique –pas plus, est-il besoin de le préciser, l’attente « de
la bien-aimée »… Il y a là, je le reconnais, une question très difficile : car
apparemment, certains de nos affects enveloppent le manque, et donc
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
l’absence : l’attente, mais aussi la faim, et plus généralement le désir. On
pourrait déjà contester que la faim soit un affect ; quant au désir, on peut sans
doute y lire le manque, comme toute la tradition analytique ; mais on peut
aussi y voir une positivité, dans la ligne Spinoza / Deleuze ; et si je ne connais
pas de musique qui exprime le désir comme manque, en revanche il me
semble que les premières pages de la Fantaisie op 17 de Schumann
expriment assez bien le désir comme tension, flot qui emporte irrésistiblement
vers autrui.
Pour en revenir aux préludes de Chopin, et aux titres que leur a donné
Cortot : autant, me semble-t-il, il lui arrive de tomber juste lorsqu’il donne à un
prélude un titre indiquant une dimension affective au présent (par exemple,
comme fait Cortot, « funérailles », pour le prélude 20), autant il donne des
indications inexploitables par l’interprète lorsque les titres qu’il propose
enveloppent des indications supposant une distance, une comparaison, une
attente, etc., comme dans le titre proposé par exemple pour le prélude 21 :
« Retour solitaire à l’endroit des aveux » ( ! on doit préciser qu’il avait intitulé le
prélude 17 : « elle m’a dit ‘je t’aime’ » !). Je crois qu’aucune musique ne peut
exprimer un tel « retour solitaire à l’endroit des aveux », affect trop complexe,
et surtout enveloppant des idées comprenant des négations implicites –
« solitaire »- ou des comparaisons –« retour »- et qu’une telle phrase ne peut
donc pas vraiment aider un interprète dans son entreprise. En bref, les affects
non-musicalisables me semblent être ceux qui, d’une façon ou d’une autre,
sortent de la logique de l’affectivité (parce qu’ils ne font pas référence à des
mouvements fondamentaux du corps, ou parce qu’ils enveloppent des
comparaisons, c’est-à-dire sortent du cadre de l’affectivité) ou qui ne peuvent
pas s’exprimer dans la « narrativité sans négativité » (par exemple, parce
qu’ils enveloppent précisément des négations), seule verbalisation recevable
de la logique de l’affectivité. De ce point de vue, le titre donné par Cortot au
prélude 8 (« la neige tombe, le vent hurle, la tempête fait rage, mais dans mon
triste cœur l’orage est plus terrible encore »), même s’il est extraordinairement
kitsch, me semble acceptable, car il est entièrement au présent, et se réfère à
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
toute une série de mouvements très perceptibles (le vent dans les arbres,
l’orage, la tempête) et universellement connus dans leur violence ; de même
pour le n°10 : « fusées qui retombent » (pour les mêmes motifs) ; de même, le
n°20, que Cortot propose d’appeler « funérailles », fait bien référence à l’un
des éléments fondamentaux et premiers de la logique de l’affectivité, à savoir
la marche : ici sous la forme de la procession, ou de la marche funèbre (qui
est, on le sait, un schème très présent dans la musique), comme l’indique bien
le commentaire que donne Cortot : « Montrez-nous un cortège qui s’éloigne,
emportant ce que nous avons de plus cher, nous l’arrachant sans retour ». On
ne doit pas s’étonner que Cortot, comme très grand pianiste, trouve quasi
intuitivement des titres qui conduisent tout droit, à quelques exceptions près, à
la logique de l’affectivité. En revanche, je ne parviens pas à imaginer comment
une musique pourrait exprimer un affect comme la jalousie (je n’ai jamais
entendu un professeur dire : joue jalousement, ou joue ceci comme si tu étais
jaloux, l’élève serait sans doute interloqué), pourtant très commun, sans doute
parce que la jalousie enveloppe trop de comparaisons et pas assez de
mouvements simples –je laisse ceci à votre méditation.
Finalement, l’interprétation, selon le point de vue que j’ai essayé de
soutenir aujourd’hui, consisterait à retrouver autant que possible ces schèmes
les plus généraux de l’affectivité, et à faire entrer le public en résonance avec
eux. Un concert réussi nous fait du bien. À nos affects trop fluctuants ou trop
fixes, l’interprète surimpose, puis substitue des affects universels, structurés,
logiquement évolutifs et variés. Cette recomposition peut nous délivrer
momentanément de nos obsessions, de nos fixations, et en ce sens elle
augmente notre puissance d’ agir et nous donne de la joie. La musique en
effet, ne peut pas être directement critique : nous l’avons vu, à la différence du
dessin ou du théâtre, où l’on châtie par le rire, ou où l’on dénonce, ou où l’on
raille, la musique est toute positivité, et ne peut nous libérer de l’affectivité que
positivement, par l’affectivité elle-même. C’est là un mode de libération, si l’on
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
veut, plus spinoziste que cartésien ou stoïcien : c’est-à-dire, un mode de
libération qui ne passe pas par une scission d’avec soi dans laquelle on
mortifierait son corps ou son affectivité.
En ce sens, j’ai été particulièrement heureux de constater que certaines
des analyses que je vous ai proposées aujourd’hui rejoignaient, par des
chemins évidemment très différents, certaines des conclusions de Deleuze
dans Francis Bacon, Logique de la sensation. On lit ainsi, à la fin du
chapitre 6, intitulé « peinture et sensation » : « Il appartiendrait donc au peintre
de faire voir une sorte d’unité originelle des sens, et de faire apparaître
visuellement une Figure multisensible. Mais cette opération n’est possible que
si la sensation de tel ou tel domaine (ici la sensation visuelle) est directement
en prise sur une puissance vitale qui déborde tous les domaines et les
traverse. Cette puissance, c’est le Rythme, plus profond que la vision,
l’audition, etc. Et le rythme apparaît comme musique quand il investit le niveau
auditif, comme peinture quand il investit le niveau visuel. Une « logique des
sens », disait Cézanne, non rationnelle, non cérébrale. L’ultime, c’est donc le
rapport du rythme avec la sensation, qui met dans chaque sensation les
niveaux et les domaines par lesquels elle passe. Et ce rythme parcourt un
tableau comme il parcourt une musique. C’est diastole-systole : le monde qui
me prend moi-même en se fermant sur moi, le moi qui s’ouvre au monde et
l’ouvre lui-même. Cézanne, dit-on, est précisément celui qui a mis un rythme
vital dans la sensation visuelle » (Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la
Sensation. Paris : Seuil, 2002 <première édition : La Différence, 1981>, p. 46).
Il me semble que Deleuze, s’inscrivant ici visiblement dans la suite des
analyses que propose Bergson dans Le Rire, énonce à sa manière, par cette
notion de « rythme » universel, profond et vital, ce que j’ai cherché à définir à
ma façon comme les mouvements biologiques élémentaires enveloppés par la
logique entièrement positive de l’affectivité –peut-être cette « pulsation
constante » que Gould déclare rechercher lorsqu’il interprète Bach, mais aussi
Beethoven. Ma différence avec l’approche deleuzienne serait, comme j’y ai
maintenant suffisamment insisté tout au long de cet exposé, de maintenir une
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L’interprétation des œuvres musicales –une logique de l’affectivité ?
distinction assez nette entre ce qui relève de la musique et ce qui relève des
autres arts, notamment la peinture, qui me semble toucher un peu plus à
l’intellect, et de ce fait relever moins strictement que la musique de la logique
de l’affectivité.
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Charles RAMOND est Professeur des Universités (Paris 8 / Département de
philosophie / EA 4008 LLCP), et Délégué Scientifique de l’AERES pour les SHS. Il a
dirigé les EA 3654 CREPHINAT (Bordeaux 3), 4201 LNS (Bordeaux 3), et
4008 LLCP (Paris 8). Ses travaux portent sur la philosophie moderne (ontologie,
logique et politique des rationalismes classiques) et contemporaine (philosophes
contemporains de langue française, philosophies du langage ordinaire, de la
reconnaissance et des sentiments moraux). Publications récentes : Derrida –La
déconstruction (éd., Paris : PUF, 20082) ; La philosophie naturelle de Robert Boyle
(éd., avec Myriam Dennehy. Paris : Vrin, 2009) ; Deleuze Politique (éd., Cités 40,
2009) ; René Girard, La théorie mimétique –De l’apprentissage à l’apocalypse (éd.,
Paris : PUF, 2010) ; Spinoza –Nature, Naturalisme, Naturation, (éd., Bordeaux :
PUB, 2011) ; Descartes, Promesses et paradoxes (Paris : Vrin, 2011) ; René Girard
Politique (éd., avec Stéphane Vinolo, Cités 53, 2013). Page professionnelle :
http://www.llcp.univ-paris8.fr/spip.php?rubrique54
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