GRH, Territoire et Traduction, ou la difficile naissance

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GRH, Territoire et Traduction, ou la difficile naissance
GRH, Territoire et Traduction, ou la difficile naissance d’une gestion
territoriale des ressources humaines
Auteur (s) : Ingrid Mazzilli
Coordonnées : CERAG, 150 rue de la Chimie, BP. 47, 38040 Grenoble Cedex 9
[email protected]
Résumé :
Depuis quelques années, on voit se développer des dispositifs de GRH élargis et étendus à
plusieurs entreprises à l’échelle d’un espace inter-organisationnel, constituant peu à peu un
niveau complémentaire d’action pour la GRH.
Quelques travaux récents témoignent de l’intérêt grandissant pour ces questions (BoriesAzeau et Loubès, 2009 ; Beaujolin-Bellet, 2008 ; Colle et al. 2008 ; Raveyre, 2009 ; Xhauflair
et Pichault, 2009), engageant de nouvelles réflexions en matière de GRH. L’ancrage théorique
permettant de mieux saisir ces nouveaux dispositifs inter-organisationnels reste cependant à
consolider. Les pratiques issues du terrain sont encore elles-mêmes en forte évolution. Devant
tant d’interrogations face au développement de ces dispositifs, il semble au premier abord,
nécessaire de comprendre ce qu’ils recouvrent exactement : à quels besoins répondent-ils, qui
sont les acteurs pour les organiser, comment cela peut-il fonctionner, comment les construire,
quels en sont les facteurs-clés de succès ? La problématique vise à établir quelles sont les
spécificités du processus de construction d’une instrumentation de GRH territoriale. Il s’agit
de comprendre la construction d’un dispositif de GRH territoriale, grâce aux retours du
premier volet de deux études de cas longitudinales effectuées sur deux territoires distincts. Le
premier cas concerne une action GTRH (gestion territoriale des ressources humaines)
développée au sein d’un pôle de compétitivité ; la seconde est dédiée à l’étude d’un projet
GTRH initié par une Maison de l’Emploi et de la Formation. Dans les deux cas, la
construction de ces dispositifs s’avère plus ardue que prévu par les concepteurs du projet.
Une revue de littérature indiquera dans quelle mesure le territoire peut être envisagé comme
un espace pertinent pour organiser des dispositifs de GRH territoriale. Le cadre d’analyse
fourni par la théorie de la traduction permet de comprendre comment ceux-ci se construisent
(I). Une étude de cas comparative illustrera ainsi quelles sont les spécificités de ces
instrumentations d’un territoire à un autre (II.). Une discussion permettra d’élargir notre
réflexion de manière à orienter nos travaux vers des pistes de recherches à poursuivre (III.).
Mots clefs :
GRH territoriale, théorie de la traduction, Pôle de compétitivité, Maison de l’Emploi et de la
Formation.
1
INTRODUCTION :
Depuis quelques années, on voit se développer des dispositifs de GRH élargis au territoire,
étendus à plusieurs entreprises à l’échelle d’un espace géographique et social, et constituant
peu à peu un niveau complémentaire d’action pour la GRH. Un certain nombre de travaux ont
pointé la nécessité de penser la GRH en dehors des frontières de l’organisation et au sein des
réseaux organisationnels (Cadin, 1997 ; Le Boulaire et Leclair, 2003 ; Rorive, 2005). Nous
pensons que la gestion des ressources humaines déployée au niveau d’un réseau local
territorial fait figure d’initiative prometteuse. Mais comment concrétiser une telle ambition ?
Comment s’élabore un dispositif de GRH élargi au territoire ? Nous proposons dans cette
communication de nous atteler à la compréhension de la construction d’un dispositif de GRH
territoriale. Ces dispositifs empruntent des formes variées : partage de salariés, dispositif de
reclassement élargi, parcours professionnels transverses, ou encore GPEC territoriale. Les
structures qui portent ces dispositifs sont, elles aussi, diverses : groupements d’employeurs,
comité de bassin d’emploi, branches professionnelles, Maisons de l’Emploi et de la Formation
ou pôles de compétitivité. Ils peuvent être incorporés dans diverses instrumentations de GRH
inter-organisationnelles : fiches métiers, cartographie des compétences, recensement des
formations, bases de données informatisées, etc. Quelques travaux récents témoignent de
l’intérêt grandissant pour ces questions, mais l’ancrage théorique permettant de mieux saisir
la construction de ces nouveaux dispositifs reste néanmoins à consolider. Les pratiques issues
du terrain sont encore elles-mêmes en fortes évolutions. Au-delà du simple état des lieux, un
besoin de connaître en profondeur les dynamiques d’émergence de ces dispositifs fait donc
sens. La théorie de l’acteur-réseau (ou théorie de la traduction) permet de retracer la logique
de constitution d’un objet socio-technique et nous semble, en ce sens, appropriée à l’étude du
processus de construction de dispositifs de GRH territoriale. Ainsi, notre problématique est la
suivante : quelles sont les spécificités du processus de construction d’une instrumentation de
GRH territoriale ? Afin d’éclairer notre questionnement, nous nous appuierons sur le premier
volet de deux études de cas longitudinales, effectuées sur deux territoires distincts. Le premier
cas concerne une action GTRH (gestion territoriale des ressources humaines), développée au
sein d’un pôle de compétitivité ; la seconde est dédiée à l’étude d’un projet GTRH initié par
une Maison de l’Emploi et de la Formation (MEF). Cette recherche montre que la
concrétisation d’un dispositif de GRH territoriale ne tient pas uniquement au développement
d’outils sophistiqués. Elle tente enfin d’indiquer quelques pistes permettant de caractériser la
2
nature des étapes du processus de traduction favorisant l’acheminement d’un dispositif de
GRH territoriale vers sa stabilisation.
La communication sera structurée en trois parties. Une revue de littérature indiquera dans
quelle mesure le territoire peut être envisagé comme un espace pertinent pour organiser des
dispositifs de GRH territoriale. Le cadre d’analyse fourni par la théorie de la traduction
permet de comprendre comment ceux-ci se construisent (I.). Une étude de cas comparative
illustrera ensuite quelles sont les spécificités de ces instrumentations, d’un territoire à un autre
(II.). Une discussion permettra d’élargir notre réflexion de manière à orienter nos travaux vers
des pistes de recherche à poursuivre (III.).
I : LE TERRITOIRE ET LA GRH
Le territoire s’envisage peu à peu comme un espace où l’action peut être organisée (I.1) et
rendant parfois nécessaire le développement d’une GRH élargie au territoire (I.2). Face à la
diversité des dispositifs de GRH territoriale, aux formes, aux contours et aux instrumentations
variés, il s’avère nécessaire d’en saisir le processus de construction (I.3).
I.1 : Un contexte favorable au développement de la GRH territoriale
I.1.1 Le territoire, à la croisée des proximités géographiques et organisées
Les gestionnaires s’inspirent depuis quelques années des travaux issus des recherches menées
dans le champ de l’économie de la proximité (Pecqueur, 2009 ; Lauriol et al. 2008), et
s’approprient à leur tour les notions d’espace et de territoire. Raulet-Croset (2008) propose de
différencier les acceptions du territoire selon deux dichotomies. La première met dos à dos un
territoire spatial, qui renvoie à une dimension matérielle et géographique, et un territoire
symbolique, associé à la production de sens et à l’existence d’un sentiment commun
d’appartenance. La seconde dichotomie oppose un territoire prescrit, dont les frontières et les
représentants sont désignés, et un territoire construit, où les acteurs ont établi un lien avec
celui-ci et donnent à voir leurs actions sur la scène publique. En sciences de gestion, il semble
opportun de retenir ces deux dichotomies, car nous nous inscrivons à la suite des travaux
considérant que le territoire émerge à la croisée des formes de proximités géographiques et
organisées (Torre et Rallet, 2005; Zimmermann, 2008).
3
I.1.2 L’ancrage territorial et les réseaux territoriaux d’innovation, propices à
l’essor de la GRH étendue
Les territoires naissent lorsque la coordination des acteurs sur cet espace est rendue possible
grâce à ces formes de proximité. Cette dynamique, une fois enclenchée est de nature à
favoriser, d’une part, l’ancrage territorial des firmes qui tentent de valoriser leur capital
humain (Gallego et Saoudi, 2009). Dans cette optique, les liens avec les acteurs territoriaux et
les ressources locales sont recherchés et valorisés par ces firmes (Colletis et al. 1997). Le
territoire devient ainsi peu à peu, un lieu d’expérimentations en matière de transition
professionnelle et de reclassement (Beaujolin-Bellet, 2008 ; Raveyre, 2005). Le territoire,
peut, d’autre part, être également propice à l’essor de réseaux territoriaux d’innovation
(milieux innovateurs, districts industriels, système productifs locaux, clusters) (Moulaert et
Sekia, 2003), dont la déclinaison française la plus récente est celle des pôles de compétitivité.
Au sein de ces réseaux, la mobilité des salariés qualifiés et spécialisés (De Laurentis, 2006)
est facilitée du fait de la proximité géographique des organisations (Almeida et Kogut, 1999)
et favorise la circulation des connaissances, qui est reconnue comme un élément essentiel de
la compétitivité du réseau (Hakanson, 2005 ; Malmberg and Power, 2005). L’ancrage
territorial des firmes et la formation de réseaux territoriaux d’innovation constituent des
éléments propices à l’émergence de formes de GRH étendues au territoire.
I.1.3 L’émergence de formes de GRH étendues au territoire
Qu’elles soient impulsées par l’état (Michaux, 2009) ou émergentes, les formes de
coordination territoriale multi-acteurs sont nombreuses et sources de compétitivité pour ces
territoires (Mendez, et Mercier, 2006). Ces formes de coordination donnent parfois naissance
à des dispositifs de GRH envisagés à l’échelle d’un territoire. La plupart des pôles de
compétitivité ont ainsi au moins engagé une réflexion à ce sujet, voire concrétisé certaines
actions de GRH (Colle et al. 2009). Ceci implique qu’il faille dépasser le cadre d’analyse de
l’organisation, nécessitant de modifier les repères classiques de la gestion, car sur ces
territoires, « les acteurs ne sont pas liés par des relations hiérarchiques, ni par des partages
d'expérience ou de valeurs communes, ils appartiennent généralement à des institutions
différentes. » (Raulet-Croset, 2008, p.149). Un certain nombre d’expérimentations en matière
de GRH territoriale sont impulsées, malgré ces interrogations.
4
I. 2 : Le territoire constitue un espace porteur d’instrumentations de
GRH territoriale
I.2.1 La GRH territoriale : les caractéristiques
On voit ainsi se développer des expérimentations de GRH territoriale aux configurations
vairées et que l’on rassemble aujourd’hui sous le terme générique de « dispositifs de GRH
territoriale », dont on peut distinguer quelques caractéristiques communes : ces dispositifs se
développent au sein d’un « réseau territorial », propice aux situations de travail en co-activité
de proximité ; ils sont porteurs d’un modèle de gestion commune des ressources humaines
concernant plusieurs organisations et sont constitués d’une instrumentation de GRH,
formalisée selon divers degrés. Enfin, on observe que ces instrumentations sont élaborées par
un tiers, dont le rôle est central (Xhauflair et Pichault, 2009). Ce « tiers » désigne
l’organisation à l’origine de la création et de l’animation du dispositif de GRH territoriale. Il
peut être un système productif local (Bobulescu et Calamel, 2009), un pôle de compétitivité
(Colle et al. 2009 ; Defélix et al. 2008), une Maison de l’Emploi et de la Formation (BoriesAzeau et Loubès, 2009), une entreprise, un comité de bassin d’emploi1, un syndicat de
branche professionnelle, etc.
I.2.2 Quelles pratiques de GRH ?
Les pratiques développées concernent essentiellement les pratiques d’acquisition et de
régulation des ressources humaines (Défélix et Mazzilli, 2009), mais aussi la mise en réseau
et la communication. Les activités d’acquisition renvoient aux pratiques de recrutement et
d’intégration. Il s’agira donc de mettre en place des plateformes de recrutements mutualisées
(Paradas, 2007), des bases de CV communes, ou encore de travailler à l’attraction des
salariés sur un territoire par une démarche de communication. Sur le second, celui de la
régulation des RH, les pratiques concernent la formation, la gestion des carrières et la GPEC.
Les initiatives sont variées sur ce volet. Elles concernent néanmoins principalement
l’organisation de formations inter-entreprises (Bel, 2007), et dans une moindre mesure, le
déploiement d’une gestion territoriale des parcours professionnels (Nabet, 2007 ; Culié et al.
2009), voire celui de dispositifs de gestion des compétences (Tixier, 2009) et de GPEC
1
« Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences de territoire. Expériences et bonnes pratiques des
Comités de bassins d’emploi. Guide pour l’action », Rapport réalisée pour la DGEFP/Sous-direction des
mutations de l’emploi et du développement de l’activité, mai 2009, 138p.
5
territoriale. Sur le troisième point, celui de la mise en réseau et de la communication,
quelques initiatives visent à créer du lien entre les responsables RH des entreprises du
territoire par l’organisation de réunions d’échanges ou de clubs RH.
I.2. 3 Comment les construire ?
Le développement récent et rapide de ces formes de GRH territoriale démontre un certain
intérêt de la part des acteurs locaux chargés du développement économique, de la part des
collectivités territoriales, des services déconcentrés de l’état et des organisations du secteur
privé. En revanche, comme nous l’avons montré, il est encore actuellement malaisé de définir
ce que recouvrent plus précisément ces dispositifs, tant leur hétérogénéité est grande et leurs
configurations variées. Il demeure néanmoins nécessaire d’approfondir la connaissance que
l’on a de ces dispositifs, car peu de recherches ont à ce jour réellement tenté de comprendre
comment ceux-ci se construisaient. Nous proposons donc d’aller au-delà de l’état des lieux
des pratiques, afin d’étudier la dynamique d’émergence de deux dispositifs de GRH
territoriale, construits sur deux territoires distincts. Quelques travaux s’attèlent à l’étude de la
construction d’un réseau local (Raveyre, 2009), mais en demeurant interrogatifs quant à la
manière de mettre en place une instrumentation de gestion inter-organisationnelle. Somme
toute, qu’y a-t-il donc dans cette « boîte noire », au sens indiqué par les auteurs de la théorie
de la traduction, nous permettant de restituer l’historique de la constitution d’une
instrumentation de GRH territoriale ?
I.3 : Le cadre de la théorie de la traduction pour appréhender la dynamique
d’émergence d’une instrumentation de GRH territoriale
I.3.1 La constitution d’un réseau socio-technique
Le recours au cadre de la théorie de la traduction semble être approprié pour l’étude de
l’émergence d’une d’instrumentation de GRH territoriale. Il fournit un éclairage sur les
conditions à partir desquelles les acteurs d’une situation peuvent se retrouver en convergence
autour d’un changement ou d’un projet. Ce cadre permet d’étudier la manière dont la
coopération est produite et dont l’une des formes, lorsqu’elle aboutit, prend le visage d’un
acteur-réseau stabilisé et « irréversibilisé » (Amblard et al. 2005). Cet acteur-réseau est
constitué de l’alliance d’humains et d’éléments non-humains, ces deux entités étant
regroupées sous la dénomination d’« actants ». Etudier un système socio-technique revient à
considérer les relations entre les objets techniques et le contexte, qui comprend tout à la fois,
l’organisation sociale, les représentations du monde et les modèles dits culturels (Akrich,
6
2006a, p.109). Cette activité collective, mise en boîte noire sous la forme d'un
artefact (Callon, 2006, p.271), peut-être différente selon les contextes. Le célèbre récit de la
domestication des coquilles St-Jacques de la baie de Saint-Brieuc illustre ainsi la convergence
des acteurs territoriaux côtiers (Callon, 1986). Ce cadre d’analyse a été adopté notamment par
Beaujollin-Bellet (2008) afin d’étudier les formes de coordination innovantes lors de
restructurations, reposant sur la constitution de forums hybrides territorialisés, où le territoire
est considéré comme un laboratoire de plein air.
I.3.2 Une instrumentation de GRH territoriale comme projet socio-technique
Une instrumentation de GRH territoriale peut être considérée comme un objet sociotechnique. Une instrumentation de gestion rassemble un ensemble d’instruments, dont la
succession d’activités qu’ils autorisent, forme un processus. Un instrument de gestion se
définit comme « tout moyen, conceptuel ou matériel, doté de propriétés structurantes, par
lequel un gestionnaire, poursuivant certains buts organisationnels, dans un contexte donné,
met en œuvre une technique de gestion » (Gilbert, 1998, p.23-24). Les travaux d’Alcouffe et
al. (2008) ont ainsi montré dans quelle mesure la théorie de la traduction pouvait rendre
compte de la diffusion d’outils comptables innovants. Plus proche de notre objet, Oiry (2003)
se réfère également à cette théorie afin d’étudier la construction des dispositifs de gestion des
compétences. Les objets techniques et les instruments de gestion ont donc des caractéristiques
proches (Oiry, 2001, p.124). L’émergence d'une instrumentation de gestion peut ainsi
s'analyser comme un processus de traduction, dont le succès pourra être apprécié lors de la
stabilisation de l’acteur-réseau ainsi constitué. C’est durant la constitution de ces réseaux
techniques que sont rendus visibles les négociations et les ajustements entre actants humains
et non-humains. Le rôle du centre de traduction est essentiel dans la constitution du réseau
sociotechnique, car il établit une connexion entre des actants et des relations que personne ne
peut voir et assembler de la sorte (Callon, 2006). Dans la suite de notre communication, nous
emploierons le terme d’acteur pour désigner les actants humains.
I.3.3 Les étapes du processus de traduction
Le processus de traduction correspond à quatre moments distincts : la problématisation, les
dispositifs d’intéressement, l’enrôlement et la mobilisation des alliés (Callon, 1986).La
problématisation constitue l’étape au cours de laquelle un problème est formulé et dont la
résolution est rendue indissociable du recours à un objet technique. Cette première description
restitue implicitement les rôles et les définitions des acteurs de la situation. L’objet technique
7
devient peu à peu un « point de passage obligé ». Afin de parvenir à ses fins, l’acteur à
l’origine de la formulation du problème doit, une fois identifié l’ensemble des alliés
potentiels, négocier avec eux leur participation au projet. Il a, pour cela, recours à des
dispositifs d’intéressement, mettant en avant les gains potentiels que ceux-ci retireraient de
leur participation au projet. Ces dispositifs d’intéressement permettent d’articuler les rôles
proposés par l’initiateur du projet et les rôles que les acteurs acceptent de jouer. Une fois les
alliés ayant accepté leurs rôles, l’enrôlement est achevé. Il s’agit ensuite de mobiliser les alliés
en rendant effective la coordination grâce à la désignation de porte-paroles représentants les
groupes d’acteurs enrôlés. Une première étape de traduction a abouti ; mais celle-ci peut-être
remise en cause à tout moment par l’intervention d’actants humains ou non-humains venant
proposer une traduction concurrente. Ces étapes du processus de traduction ont été
notamment utilisées par certains auteurs en sciences gestion afin de rendre compte de
l’émergence de projets divers. Leca et al (2006) ont contribué à l’opérationnalisation de ce
processus en mettant en exergue ses étapes intermédiaires et en élaborant ainsi une grille de
lecture permettant de mener à bien une étude comparative de deux projets socio-techniques.
Cette grille de lecture comprend une étape supplémentaire, celle de la stabilisation du réseau,
comme l’indique le tableau ci-dessous (tableau 1) :
Problématisation
• Résoudre un problème concret
• Cibler des alliés potentiels
• Déterminer une logique
Dispositifs d’intéressement
• Raconter une bonne histoire
• Système de récompense matériel
• Système de récompense symbolique
Enrôlement/Incorporation des approches dans
des « supports inscrits »
• Principaux « supports inscrits »
Mobilisation du réseau
• Accord
• Négociation
Stabilisation du réseau
• Porte-parole
• Construction d’une identité et stabilisation
Tableau 1 : Etapes du processus de traduction, réalisé à partir de Leca et al. 2006
8
A partir des éléments de la revue de littérature et de la grille d’analyse construite à l’aide de la
théorie de la traduction, l’objet de notre communication vise à établir quelles sont les
spécificités du processus de construction d’une instrumentation de GRH territoriale.
II : UNE
ETUDE
DE
CAS
COMPARATIVE
:
DEUX
TERRITOIRES,
DEUX
INSUTRUMENTATIONS DE GRH TERRITORIALE
Après avoir exposé la méthodologie à laquelle nous avons eu recours (II.1), nous présenterons
le processus de constitution de deux instrumentations de GRH territoriale à l’aune du cadre
d’analyse de la théorie de la traduction (II.2.).
II. 1 : Méthodologie de la recherche
II.1.1 Matériaux empiriques collectés
La démarche choisie est celle d’une étude de cas portant sur deux dispositifs de GRH
territoriale émergents. Notre objectif est de réaliser une étude du processus de traduction en
ayant recours à deux études de cas longitudinales, afin de gagner en visibilité sur leurs
évolutions. La recherche qualitative est particulièrement appropriée lorsqu’il s’agit de
considérer des dispositifs émergents.
Le recueil des matériaux empiriques a été effectué lors d’une première phase entre mai 2009
et janvier 2010, ce qui a permis de bénéficier d’une visibilité sur une période de deux ans, car
lors des entretiens, il a été demandé aux personnes rencontrées de nous raconter l’histoire du
projet depuis sa création. La seconde phase sera effectuée entre mai et juin 2010. La nature
des données collectées est qualitative et le mode de collecte des données est multiple. À ce
jour, 37 entretiens semi-directifs ont été réalisés au titre de la première vague, dont 19
entretiens concernant le projet GTRH Pôle, et 18 pour le projet GTRH MEF. Les entretiens
sont répartis comme indiqué ci-dessous (tableau 2) :
« GTRH Pôle »
« GTRH MEF »
Total : 18 entretiens réalisés
Total : 19 entretiens réalisés
Chefs de projet et chargés de mission
4
3
Membres de la direction/ gouvernance
2
2
Membres partenaires du comité de pilotage
3
4
9
Dirigeants d’entreprises ou responsables RH
5
6
Financeurs (Direccte et UT de la Direccte2)
2
3
Consultants
2
1
Tableau 2 : Entretiens semi-directifs réalisés entre mai 2009 et février 2010.
La grille d’entretien utilisée a été adaptée en fonction des personnes interviewées. De
manière générale, les thèmes ont porté sur les raisons de leur participation ou de leur soutien
au projet de GRH territoriale, le déroulement et les modalités de cette participation, leur rôle,
l’évaluation qu’ils en font à ce jour, les résultats attendus à plus long terme et les pistes de
développement futures. L’entretien permettait également de recueillir leur représentation
d’une GRH territoriale et du territoire.
Outre les entretiens, la collecte des éléments qualitatifs est complétée par l’analyse de
documents fournis par les interlocuteurs, à savoir essentiellement des communiqués de presse,
des documents de travail et les comptes-rendus des réunions des comités de pilotage.
Nous proposons une analyse comparative de deux cas de GRH territoriale en France. Le
premier cas concerne un dispositif de GRH territoriale développé au sein d’un pôle de
compétitivité avec lequel nous avons pris contact afin d’étudier plus en profondeur le projet
de GRH repéré. Les pôles de compétitivité ont été impulsés à l’initiative de l’État en 2005
suite à un appel à projet, dont a résulté la labellisation de 71 pôles en France. Ils ont vocation
à rassembler, autour d’un même secteur d’activité, entreprises, centres de recherches,
organismes de formation et collectivités locales, et ceci dans le but de faire émerger des
projets de recherche et de développement collaboratifs3. Certains pôles ont mis en place des
programmes transverses, notamment dédiés au management et à la gestion des ressources
humaines.
Nous avons jugé pertinent de choisir une seconde étude de cas afin de mettre en perspective
les aspérités de leur développement. Pour cela, nous avons repéré un second dispositif de
GRH territoriale, dans la même région, mais dans un autre département. Ce second dispositif
est pris en charge par une Maison de l’Emploi et de la Formation (MEF). Les MEF sont une
initiative de Jean-Louis Borloo, alors Ministre de l’emploi, de la cohésion sociale dans le
cadre de son Plan de cohésion sociale promulgué en 2005. Mises en place sous la
2
Direccte : Direction Régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de
l’Emploi. UT de la Direccte : Unité Territoriale de la Direccte.
3
Site officiel des pôles de compétitivité : http://www.competitivite.gouv.fr/
10
responsabilité des collectivités territoriales (communes, groupements de communes,
départements, exceptionnellement régions), elles réunissent les membres du service public de
l’emploi (UT de la Direccte, Pôle Emploi), ainsi que d’autres organismes (AFPA, Missions
locales d’insertion, etc.). Les entreprises, les associations et les organismes d'appui à la
création d'entreprises sont également associés.
II. 1.2 Le projet GTRH au sein d’un pôle de compétitivité
Le pôle de compétitivité étudié est un pôle organisé autour d’activités essentiellement
industrielles. Il s’est très tôt interrogé sur le gestion des ressources humaines du territoire et a
ainsi, peu après sa labellisation, été à l’origine de la création d’un programme transverse dédié
aux ressources humaines. L’ambition du programme était à l’origine, de « rétablir
durablement l'adéquation entre les ressources et les besoins quantitatifs et qualitatifs en
personnel des entreprises du pôle “(intitulé de l’objectif du projet dans les documents fournis
par le pôle). Le programme se découpait en deux volets. Le premier, «Job4 » a pour objectif la
promotion des métiers du pôle. Le second volet, que nous étudions en particulier ici, a été
nommé « GRH Pôle ». Il a vocation à soutenir la mise en place d’actions prévisionnelles des
emplois et des compétences au sein des entreprises adhérentes au pôle de compétitivité. Il a
lui-même été scindé en trois axes.
Le premier axe concerne une aide à la mise en place d’une gestion prévisionnelle des emplois
et compétences pour les entreprises adhérentes du pôle de compétitivité. Si les grandes
entreprises sont déjà outillées en la matière, cela n’est en revanche pas le cas de la plupart des
TPE et des PME du pôle. Le deuxième axe consiste à développer un outil de gestion
territoriale des emplois et des compétences (GTEC) : « Le cœur de la GTEC est bien
l’anticipation des métiers et la mutualisation des données, afin de proposer des formations.
La GTEC (premier axe) est un outil parmi cela.» (Chef de projet). L’outil final prend le
visage d’un intranet, où chaque entreprise peut consulter ses propres données et les différentes
synthèses réalisées. Le troisième axe, enfin, consiste à proposer aux entreprises adhérentes du
pôle, des formations. Plusieurs actions de formations inter-entreprises ont été ainsi organisées
depuis plusieurs mois. Ces formations portent à la fois sur des contenus liés à la technicité des
métiers industriels, mais elles concernent également certains domaines plus transverses
4
Les intitulés des projets ont été modifiés par nos soins, dans l’attente de l’accord des responsables du projet
pour la diffusion de ces informations.
11
(bureautique, langues). Elles sont dédiées à tous types de populations parmi les salariés des
entreprises adhérentes du pôle de compétitivité. Notre étude est ciblée sur la mise en place des
pratiques de GPEC et du développement de l’instrument GTEC (axe 1 et 2).
II. 1.3 Le projet GTRH initié par une Maison de l’Emploi et de la Formation
Ce projet GTRH est développé par une MEF. Elle fonctionne grâce à un statut associatif : le
conseil d’administration est composé, pour moitié, des représentants de l’Etat et du service
public de l’emploi notamment, et pour moitié des représentants du territoire (les collectivités
territoriales : ici sont représentées 9 communautés de communes sur le territoire, et quelques
communes non fédérées, représentants 110 communes au total et 150 000 habitants). Les
partenaires sociaux font partie également d’un second cercle de partenaires membres de
l’assemblée générale et des comités de pilotage des différents projets. Les actions menées par
la MEF sont toutes multi-partenariales. La MEF est organisée autour de trois grands champs
d’action, selon un cahier des charges national. Il s’agit de l’observation du territoire, de
l’accompagnement des demandeurs d’emploi et de l’appui au développement économique. La
MEF a choisi d’inclure dans le premier champ toutes les actions liées à l’observation et à
l’accompagnement des ressources humaines, dont fait partie le projet GTRH.
La GTRH repose sur deux principaux instruments. Le premier est un outil de diagnostic et
d’accompagnement de la GPEC, consistant à proposer 6 jours d’intervention par un
consultant. Le second est nommé « Portrait-Flash» et est considéré comme plus léger, car il
comprend deux jours d’intervention par le consultant et porte sur 7 processus RH. En
contrepartie de l’un ou de l’autre des diagnostics réalisés, les dirigeants d’entreprises devaient
contribuer à alimenter une base de données commune, comprenant l’ensemble des salariés de
l’entreprise, afin de construire un outil de gestion territoriale des ressources humaines.
Les diagnostics RH et les Portraits-Flash ont été réalisés à l’automne 2008. Aujourd’hui, 16
entreprises au total ont participé à l’une de ces actions. Elles appartiennent à des secteurs
d’activités variés : secteur médico-social, agroalimentaire, BTP, cuir, céramique, métallurgie,
plasturgie, cosmétique et entreprises de service. L’objectif du projet GRTH au démarrage était
de faire de la base de données, l’un des piliers de l’outil GTRH. Près de 7000 salariés sont
recensés dans cette base. Les informations recueillies sont relatives au genre, à l’âge, au lieu
de résidence, à l’ancienneté, au niveau de poste occupé, etc.
Une première restitution collective a eu lieu en juillet 2009 auprès des entreprises. La MEF
envisageait, à partir des diagnostics établis, de rebondir sur la mise en place d’actions
12
collectives. Ainsi, trois volets de formations inter-entreprises transversales ont été organisés
sur 9 thématiques et concernant une centaine de salariés. Un deuxième besoin a émergé lors
de cette restitution auprès des dirigeants et responsables RH. Ceux-ci ont exprimé le souhait
de mettre en place des séances d’échanges de pratiques. Aujourd’hui, la MEF poursuit les
actions engagées. L’étude que nous avons menée porte sur la mise en place des diagnostics
GPEC, des Portraits-flash et de la constitution d’une démarche GTRH.
II.2 La constitution de deux dispositifs de GRH territoriale à l’aune de la théorie
de la traduction
II. 2.1 La problématisation
Anticiper l’évolution des ressources humaines sur le territoire
Dans le cas du pôle de compétitivité, la problématisation intervient lorsque quelques
personnes, parmi les membres de la gouvernance du pôle de compétitivité, formulent la
proposition de mettre en place un dispositif de GRH visant à gérer les compétences à l’échelle
du territoire. Cinq groupes d’acteurs peuvent être identifiés : la gouvernance du pôle, les
entreprises adhérentes, les représentants des collectivités territoriales (Conseil Régional) et de
l’État (Direccte), les organisations professionnelles de branche et un cabinet de conseil.
Chacun de ces groupes détient une bonne raison d’être concerné par cette initiative. La
gouvernance du pôle a en effet besoin de mieux fédérer ses adhérents afin d’assurer la montée
en compétence du pôle. Les entreprises adhérentes souhaitent pouvoir recourir à une maind'œuvre qualifiée et assez nombreuse. Les collectivités territoriales ont pour mission la
valorisation de leur territoire, notamment en développant tous types d’actions en faveur de
l’emploi. Les consultants, enfin, se saisissent de cette mission, car ils sont particulièrement
intéressés pour développer un tel outil de GRH territoriale. Un comité de pilotage qui
rassemble des acteurs du pôle, quelques industriels et des représentants des institutions locales
est ainsi constitué et des groupes de travail s’organisent.
Cette étape de problématisation vise à rendre indispensable le projet de construction d’une
instrumentation de gestion des compétences territoriales, ce qui aboutit bientôt à la
formulation d’une unique question par le comité de pilotage: « comment rétablir durablement
l'adéquation entre les ressources et les besoins quantitatifs et qualitatifs en personnel des
entreprises du pôle» ? Le pôle de compétitivité tente de faire du dispositif de GTEC un «
point de passage obligé» pour chacun de ces groupes. Dès lors, chaque groupe d’acteurs est
13
amené à, d’abord accepter de répondre à la question formulée de cette manière, et à
reconnaître que la coopération autour de cette question est utile pour chacun d’entre eux. En
outre, chaque groupe d’acteurs doit faire face à quelques obstacles. La gouvernance du pôle
peine à rassembler les entrepreneurs, car la région est caractérisée par un lourd héritage
industriel souvent décrit comme « une culture du secret» (chef de projet). Les entreprises,
quant à elles, de par leur taille, ont peu d’expérience en matière de GRH. Les collectivités
locales se heurtent à l’existence de nombreux dispositifs similaires existants, qu’elles
soutiennent et financent parfois déjà par ailleurs. Les consultants, enfin, n’ont encore que peu
de recul sur une méthodologie pour adapter un outil de GPEC à l’échelle d’un territoire. Mais
à ce stade, le rôle et l’identité de chaque groupe sont définis dans le dispositif de GTEC : le
pôle assurera le pilotage stratégique du projet, un organisme professionnel portera le suivi
opérationnel, les consultants seront en charge de la réalisation de l’outil, les entreprises
fourniront les informations nécessaires à l’alimentation de la base de données, et les
collectivités locales soutiendront financièrement le projet.
Entrer dans une démarche collective de GRH sur un bassin d’emploi
Du côté de la MEF, la problématisation est intervenue de manière différente. En effet, ce
territoire, différent du premier, avait été fortement impacté quelques années auparavant, par la
fermeture de deux grands groupes, dont avait résulté la mise en place d’un contrat de site avec
l’État afin de revitaliser le bassin d’emploi5. À ce moment, l’idée d’une GPEC territoriale
avait été émise par le sous-préfet en charge du contrat de site, mais sans toutefois trouver un
élan favorable. Créée quelques mois plus tard grâce à la dynamique engagée, la MEF
cherchait quant à elle, à orienter son champ d’action par rapport à l’une des missions lui ayant
été confiée, à savoir l’observation, la participation et l’accompagnement du territoire. À ce
moment, l’idée du sous-préfet de développer une GPEC rejoint le projet de la MEF : le souspréfet propose alors à la MEF de mettre en place une action commune. La MEF prend alors
en charge le pilotage du futur projet GTRH. La problématisation est ainsi formulée en ces
termes par l’équipe de la MEF : « comment proposer à des entreprises d’entrer dans une
démarche collective sur un bassin d’emploi ? » (Chef de projet). Cinq groupes d’acteurs sont
5
« La mise en œuvre de contrats de site s’inscrit dans le cadre de la politique d’accompagnement des mutations
économiques décidée lors du CIADT du 13 décembre 2002. L’objectif était d’apporter une réponse rapide et
appropriée aux restructurations industrielles à impact socio-économique local lourd. » Source :
http://www.datar.gouv.fr/
14
identifiés : la MEF, en tant que structure fédératrice ; les représentants du territoire (les
communes et les communautés de communes) ; le service public de l’emploi ; les entreprises
du territoire ; un cabinet de conseil. La MEF a besoin de mettre en place ce dispositif de GRH
car elle souhaite se positionner sur les missions qui lui ont été confiées. Les représentants des
collectivités locales, essentiellement des élus du territoire, ont la volonté de mettre en place
des actions favorisant la redynamisation de leur bassin d’emploi. Le service public de
l’emploi, représentant l’État, a également intérêt à valoriser l’activité économique locale. Les
entreprises, quant à elle, sont soucieuses du bon développement de leurs compétences. Déjà
sensibilisés par les actions menées dans le cadre du contrat de site, les différents acteurs ont
donc déjà réfléchi au fait que leur participation à ce projet GTRH pourrait leur être bénéfique.
Un important travail de problématisation avait été au préalable enclenché grâce à
l’implication du sous-préfet. Dès lors, chaque groupe d’acteurs est amené à accepter l’idée de
participer à un projet de gestion territoriale des ressources humaines, qui amènerait
l’ensemble des acteurs du territoire à travailler ensemble, grâce à l’impulsion de la MEF. Le
point de passage obligé, autrement dit, le besoin de rassembler les efforts autour d’un projet
GTRH, semble ainsi avoir été imposé de manière convergente par la MEF. Une seule question
est alors formulée : « comment avoir une vision à moyen ou long terme des ressources
humaines sur notre territoire»? La MEF assure donc le pilotage et l’ingénierie du projet, dont
la réalisation sur le terrain sera menée par un consultant. Les entreprises volontaires
réaliseront un diagnostic RH ou un Portrait-Flash et donneront les informations nécessaires
pour construire la base de données. Les représentants du territoire participeront à des comités
de pilotage tandis que le service public de l’emploi se portera garant du financement attribué
par l’intermédiaire des représentants de la Direccte.
II.2.2 Les dispositifs d’intéressement
Le pôle de compétitivité et la MEF octroient des formes de rétributions matérielles et/ou
symboliques à ces alliés potentiels intéressés par le problème qu’ils tentent de résoudre.
Pouvoir comparer ses pratiques de GRH
Le pôle de compétitivité démarre alors un long travail réalisé par le chef de projet afin de
démarcher des entreprises volontaires pour participer à une action de diagnostic GPEC
« pilote », ainsi qu’à la GTEC. Des courriers sont envoyés à près de 200 entreprises et des
visites d’entreprises sont effectuées par le chef de projet. En parallèle, lors des comités de
pilotage, les industriels insistent en particulier sur la confidentialité des données mutualisées.
15
Il est proposé également d’ajouter aux éléments d’enquête les données correspondant au parc
machines, ainsi que d’avoir la possibilité d’ajouter des éléments concernant la politique
salariale. Le pôle tente alors « d’intéresser» les entreprises adhérentes en insistant sur le fait
que celles-ci pourront bénéficier de la base de données créée avec l’instrumentation de GTEC,
pour se comparer par rapport aux autres entreprises sur leurs pratiques de GRH.
Disposer d’un diagnostic et d’un accompagnement RH
La MEF, quant à elle, « intéresse» les entreprises qu’elle souhaite voir participer au projet de
GTRH, en leur proposant de mettre à disposition les services d’un consultant afin de réaliser
un diagnostic RH. Ce service leur est proposé gratuitement : « L’engagement qu’on
demandait aux entreprises, c’était, voila, maintenant vous bénéficiez de l’apport d’un
consultant pendant 2 ou 6 jours, la contrepartie qu’on vous demande, c’est d’accepter de
fournir au pot commun de la base de données du territoire, à la fois les éléments qualitatifs
qu’on peut retirer des diagnostics et à la fois les éléments tirés de la base de données
quantitative. Ce qui n’a pas posé de problème. Ils nous ont simplement demandé de faire
attention à des questions de confidentialité.» (Chef de projet).
II. 2.3 L’enrôlement
Cette étape est suivie par celle de l’enrôlement, qui rend compte de la stabilisation du projet
grâce à l’acceptation des rôles par les acteurs. La logique de la problématisation donne peu à
peu naissance à divers artefacts, encastrant ces principes ainsi que les étapes précédentes de
traduction.
Une instrumentation de GRH construite autour d’un intranet
Au sein du pôle, la question « comment rétablir durablement l'adéquation entre les
ressources et les besoins quantitatifs et qualitatifs en personnel des entreprises du pôle ? » est
transformée en une série d’énoncés considérés comme certains : on doit rétablir cette
adéquation grâce notamment à la mise en place d’une instrumentation de gestion des
ressources humaines, sous la forme d’un outil de gestion territoriale des emplois et des
compétences. Pour cela, le pôle a choisi de débuter de manière indirecte, avec le projet «
Job», qui incite les entrepreneurs à réfléchir à l’image des métiers du pôle. Le volet « GTEC »
a ensuite pris le relais et a démarré, également de manière très progressive, en proposant une
aide individualisée à la mise en place d’une GPEC, avant d’étendre cela au niveau territorial.
Enfin, une stratégie de suivi personnalisé a été adoptée. Près de 55 entreprises ont ainsi été
16
« enrôlées» lors de cette étape. En revanche, les négociations ayant eu lieu auparavant sont
visibles dans l’outil GTEC : tandis que le comité de pilotage, au démarrage du projet,
spécifiait que l’objectif était effectivement de disposer d’une vision des ressources humaines
du territoire en termes d’emplois et de compétences, la concrétisation de l’outil prend un tout
autre visage : celui-ci est en effet peu à peu orienté, du fait notamment des demandes des
industriels, vers un outil de comparaison des processus RH et des données sociales des
entreprises participantes.
Une instrumentation GTRH conçue peu à peu comme un « outil virtuel »
La MEF a choisi de mettre en œuvre un projet GTRH similaire à celui développé par le pôle.
Les entreprises qui acceptent de participer émettent le souhait de pouvoir bénéficier d’un
diagnostic RH gratuit, mais également d’entrer dans une démarche collective, leur permettant
d’élargir leur réseau professionnel. Leurs réserves concernent simplement la confidentialité
des données collectées. Peu d’entreprises répondent à l’appel à projet du fait de la situation de
crise économique, au plus haut niveau durant cette période. En revanche, la Région accepte de
financer le projet dans le cadre d’un contrat d’un an, d’une durée renouvelable équivalente et
un membre de l’unité territoriale locale accepte de participer au groupe de travail de l’action
GTRH. Néanmoins l’instrumentation de GTRH se concrétise peu à peu par le déroulement
des actions prévues auprès des entreprises volontaires et en ayant le support des autres
groupes d’acteurs impliqués. La MEF construit une base de données territoriale mais est assez
vite amenée à l’abandonner, au profit d’autres actions qui seront envisagées dans la seconde
phase du projet. Le projet GTRH devient ainsi, selon les mots employés par l’un des membres
du groupe de travail, « un outil virtuel ».
II. 2.4 La mobilisation des alliés et la stabilisation du réseau.
Les deux organisations ne sont pas parvenues de manière équivalente à stabiliser le support de
leurs alliés potentiels. Cette phase de la mobilisation des alliés correspond au moment où un
porte-parole est désigné pour représenter chaque groupe d’acteurs. Les négociations qui vont
s'instituer ont lieu, en réalité, entre les porte-paroles de chaque groupe d’acteurs identifié. Ce
micro-réseau ne s'agrandira que si les entités qui le composent parviennent à se diffuser.
Toutes les entités humaines et non-humaines doivent être représentées dans les espaces de
négociation à partir desquels les réseaux s'élaborent. Les porte-paroles rendent alors possible
la prise de parole et l'action concertée.
17
Un instrument GTEC en mal d’adoption par les acteurs du projet
Au sein du pôle, les entreprises participant au projet GTRH représentent les entreprises du
pôle et plus largement celles du territoire. Le pôle négocie ainsi l’intéressement avec
seulement quelques entreprises (12 entreprises sur la GPEC, puis 55 sur la GTEC). La
gouvernance des pôles de compétitivité est représentée par quelques membres réguliers du
comité de pilotage du projet ; l’organisation professionnelle de la branche industrielle
concernée par les chefs de projet, etc. Ils sont ainsi amenés à parler de la main-d'œuvre de la
région, au nom des entités qu’ils représentent. Pourtant, on constate une certaine difficulté de
leur part à rendre indiscutable la proposition : « il est possible de rétablir durablement
l'adéquation entre les ressources et les besoins quantitatifs et qualitatifs en personnel des
entreprises du pôle grâce à l’outil de GTEC », alors même que les entités ont été rendues «
mobiles». En effet, les entreprises, la gouvernance du pôle, les consultants et les financeurs
sont bien rassemblés dans le programme et plus précisément sur l’axe GTEC, mais sans
présenter toutefois un fort consensus. Le réseau n’est à ce jour pas encore stable. L’outil est
peu à peu contesté par les différents groupes d’acteurs, car il ne répond pas à leurs attentes.
Les représentants des acteurs du pôle, des collectivités locales et des organisations
professionnelles reconnaissent ne pas savoir comment utiliser l’outil GTEC afin de bénéficier
d’une vision des ressources humaines sur le territoire. Les entreprises n’utilisent que rarement
l’outil GTEC, car entre temps, la période de crise économique a limité leur implication sur ce
type de projet ; les financeurs du projet émettent un avis plutôt mitigé quant aux résultats
atteints ; les consultants ont terminé leur mission et transfèrent l’outil au pôle ; le pôle de
compétitivité souhaite déléguer le pilotage du projet à une autre organisation. Le projet GTRH
est en partie ralenti, avant d’entrer actuellement dans une phase réorganisation, concernant
son orientation stratégique et la structure de son pilotage.
Un projet GTRH intégrant les traductions des acteurs
La mobilisation des alliées a eu lieu de manière différente avec la MEF, qui a pu, quant à elle,
s’acheminer vers une stabilisation progressive du réseau. La MEF, en tant que structure
composée des membres qu’elle représente, est déjà désignée comme porte-parole des
représentants du territoire et du service public de l’emploi. Les 16 entreprises qui participent
au projet GTRH représentent les entreprises du territoire. Ces entreprises ont jugé
l’intervention du consultant plutôt utile et poursuivent leur engagement auprès de la MEF, et
certains continuent d’assister aux réunions de restitution et de pilotage du projet. Bien que la
mobilisation de ces alliés s’étiole peu à peu, (la participation aux réunions diminue), le projet
18
entre dans une seconde phase et les représentants des entreprises ont formulé un besoin de
continuer ces actions sur différents points.
Nous présentons maintenant une mise en perspective des deux processus de traduction grâce
au cadre d’analyse proposé par Leca et al. (2006) (tableau 3).
Problématisation
• Résoudre un problème
concret
GTRH Pôle
GTRH MEF
Rétablir durablement l'adéquation
entre les ressources et les besoins
quantitatifs et qualitatifs en
personnels des entreprises du pôle.
Ordre de mission imprécis.
•
Cibler des alliés
potentiels
Les entreprises du pôle,
syndicats
patronaux,
financeurs, les consultants.
les
les
Les entreprises du territoire, les
partenaires de la MEF, les
financeurs, les consultants.
•
Déterminer une
logique
Procurer aux entreprises du pôle
une
main-d'œuvre
qualifiée
suffisamment nombreuse.
Accompagner le territoire et ses
entreprises pour répondre aux
évolutions et aux problématiques
RH.
Pouvoir comparer les pratiques de
GRH entre les entreprises.
Avoir une vision à moyen ou long
terme des ressources humaines.
Dispositifs d’intéressement
• Raconter une bonne
histoire
•
Système de
récompense matériel
Disposer d’un diagnostic RH et
d’un accompagnement gratuit de la
part d’un consultant.
Disposer d’un diagnostic RH et d’un
accompagnement gratuit de la part
d’un consultant.
•
Système de
récompense
symbolique
Faire partie du réseau des
industriels et des décideurs locaux.
Retombées en termes de relations
interpersonnelles.
Faire partie du réseau des industriels
et des décideurs locaux. Retombées
en
termes
de
relations
interpersonnelles.
Diagnostics RH individuels.
Diagnostics RH individuels.
Base de données informatisée
accessible par internet.
Base de données Excel.
Assez faible et limité à quelques
personnes.
La MEF, les financeurs, quelques
entreprises, quelques collectivités
sont d’accord.
Redéfinition
importante.
Redéfinition
partielle.
Enrôlement/
Incorporation
des approches dans des
« supports inscrits»
• Principaux « supports
inscrits »
Mobilisation du réseau
• Accord
•
Négociation
Stabilisation du réseau
• Porte-parole
•
Construction d’une
identité et stabilisation
perçue
comme
perçue
comme
Réorganisation du dispositif en
cours.
Identification des porte-paroles en
cours.
Identité très partiellement construite
sur le volet 2 du dispositif.
Identité en construction.
Tableau 3 : Les étapes des deux processus de traduction (adapté de Leca et al. 2006)
19
III : DISCUSSION ET CONCLUSION
La mise en perspective du processus de constitution de deux instrumentations de GRH
territoriale permet d’extraire certains éléments qui paraissent spécifiques à l’une et à l’autre de
ces deux études de cas. Nous les présentons de manière à élargir notre propos afin d’envisager
des pistes de recherches à venir (III.1). Nous concluons sur les apports de la théorie de la
traduction au regard de nos travaux ainsi que les limites afférentes à cette recherche (III.2.)
III.1 : Mise en perspective des deux projets GTRH
L’objectif de cette recherche était de restituer une étude comparative de deux processus de
traduction, afin de développer un cadre d’analyse qui puisse rendre compte de la construction
des instrumentations de GRH territoriale. Nous avons pour cela, combiné les apports issus des
travaux portant sur l’instrumentation de gestion et de la théorie de la traduction. Nous
indiquons ensuite quelques pistes permettant de caractériser la nature des étapes du processus
de traduction, favorisant l’acheminement d’un dispositif de GRH territoriale vers sa
stabilisation.
III. 1.1 L’inscription dans des supports et des énoncés
Cette recherche montre que la concrétisation d’un dispositif de GRH territoriale ne tient pas
uniquement au développement d’outils sophistiqués. La manière dont les acteurs se sont saisis
des éléments techniques peut en partie éclairer l’acheminement vers une stabilisation du
dispositif.
Les instrumentations de GRH territoriales décrites sont inscrites dans divers supports,
considérés comme « ressources extrasomatiques ». Selon Strum et Latour (2006), ce sont des
ressources matérielles et des symboles utilisés pour imposer ou réimposer une vue
particulière. Le recours à cette technique permet de passer d’un stade de complexification, où
les individus sont amenés à renégocier les liens établis, à un stage de complexité, où l’on est
capable de négocier pas à pas grâce à ces inscriptions. C’est l’inscription des négociations
dans ces ressources qui permet aux performateurs d’inscrire celles-ci et de ne pas négocier et
renégocier en permanence.
Pourtant, on constate que le cas de la GTRH MEF paraît plus pauvre en « ressources
extrasmotatiques», tandis que la GTRH Pôle consiste en la création d’une base de données
20
prenant le visage d’un site internet. La GTRH MEF n’a que peu de ressources inscrites, car
les chefs de projets décrivent ce dispositif comme un « outil virtuel», selon leurs propres
termes. Dans le cas de la GTRH Pôle, la ressource (l’intranet) a été figée trop tôt et dans un
processus de traduction inachevé, tandis que dans le cas de la GTRH MEF, l’inscription lente
dans un outil virtuel aurait permis un renouvellement des traductions de manière à poursuivre
l’enrôlement des acteurs. Dans une visée davantage prescriptive, on peut donc se demander à
quel moment l’inscription dans des artefacts doit intervenir dans le processus de traduction.
III. 1.2 La problématisation, une étape cruciale pour vaincre les traductions
concurrentes
La problématisation renvoie aux solutions proposées et doit donc, selon Alcouffe et al.
(2008), pouvoir faciliter l’enrôlement des idéaux n’ayant pas encore été incorporés dans
d’autres innovations concurrentes, qui elles, auraient déjà été mises en boîte noire. Sur ce
point, nos deux « centres de traduction» ont procédé de manière différente. Le pôle de
compétitivité a très tôt formulé le problème de l’inadéquation entre des besoins et des
ressources en termes de compétences. Ce problème concret a été identifié par un petit groupe
d’acteurs, qui a ensuite repéré des alliés potentiels. Tel qu’il était formulé, ce problème ne
laissait que peu de place à l’intégration d’éléments extérieurs. La création d’un tissu sans
couture devient difficile, alors même que le projet est encerclé de traductions concurrentes. En
effet, d’autres dispositifs similaires, mis à disposition par l’État et par la Région autour des
questions d’emplois, étaient en même temps développés sur ce territoire durement impacté
par la crise économique en 2008-2009. La mobilisation des alliées est ardue, car ceux-ci sont
intéressés par d’autres dispositifs.
La MEF a procédé de manière quelque peu différente. On constate, d’une part, que la
problématisation n’a pas eu lieu de façon aussi précise que dans le cas du pôle, laissant
davantage de place à l’intégration d’éléments externes. D’autre part, la MEF a d’abord
cherché à mobiliser des alliés potentiels, avant de définir un problème concret avec eux. Les
mêmes outils mis à disposition par l’État sur cet autre territoire, ne sont ainsi pas perçus
comme concurrents, mais avant tout, complémentaires. Enfin, il se peut, mais ce point reste à
approfondir lors de la seconde phase d’entretiens, que dans le cas de la MEF, la présence d’un
leader charismatique très présent sur le territoire, ayant été dès les premiers instants, à
l’origine de l’impulsion du projet, ait pu avoir également un poids non négligeable lors de la
problématisation. Quels sont donc les éléments et les caractéristiques d’une problématisation
21
permettant d’enrôler les acteurs et de mobiliser des alliés, et quel est le poids relatif de
personnages charismatiques lors de cette étape ?
III. 1. 3 Le positionnement du centre de traduction, un rôle de « tiers » à
s’approprier
La problématisation nous semble être en étroite relation avec la manière dont le centre de
traduction s’approprie son rôle de « tiers ». Xhauflair et Pichault (2009) mettent en avant le
rôle de ce tiers-traducteur dans la mise en place de pratiques de fléxicurité au sein de
périmètres inter-organisationnels au niveau local, qui nous paraissent proches des dispositifs
de GRH territoriale présentés dans cette recherche. Le centre de traduction dans le processus
de construction du dispositif est reconnu comme central, mais il nous semble que la théorie de
l’acteur-réseau ne rend pas suffisamment compte des différentes manières d’être traducteur.
Certaines caractéristiques de ce centre de traduction auraient-elles une influence pour une
mobilisation plus large et soutenue des alliés ? Il nous paraît donc intéressant de poursuivre
cette piste de recherche et d’établir par la suite quelles seraient ces caractéristiques au regard
de l’acheminement vers la stabilité du réseau. A ce stade de notre recherche, nous
entrevoyons en discernement trois éléments qui pourraient à ce titre être distinctifs : la
manière dont se positionne le traducteur, la légitimité que les acteurs lui attribuent et le mode
de gouvernance du dispositif.
En premier lieu, le positionnement que le centre de traduction s’attribue au regard du
dispositif de GTRH qu’il développe semble avoir un certain poids. La MEF se positionne
clairement dans un rôle de tiers actif et coordinateur : « Nous on sert de lien. On ne remplace
pas le Pôle-Emploi, on ne remplace pas les Communautés de Communes, mais on vient en
appui. On vient faire du lien. On vient mettre un peu d’huile dans les rouages, ou plus
simplement un peu d’humanité dans les rouages !» (Chef de projet). Ce positionnement
demeure en revanche moins affirmé du côté du pôle de compétitivité.
En second lieu, la question de la légitimité nous est apparue comme particulièrement
pertinente. En effet, tandis que la MEF semble être perçue comme ayant un positionnement
légitime et reconnu sur ces questions RH, le pôle de compétitivité est cependant placé dans
une position plus délicate à ce sujet. Les pôles, ont été et sont parfois encore, de manière
générale, à la recherche de légitimé en tant qu’acteurs collectifs (Mendez et Brabet, 2009).
Cette légitimité, lorsqu’elle est acquise, ne garantit pas pour autant la légitimité du pôle sur
les questions d’emplois et de gestion des ressources humaines.
22
En dernier lieu, on peut enfin se questionner sur le mode de gouvernance des structures
traductrices : sont-elles favorables à l’émergence de tels dispositifs au sein de leurs réseaux
territorialisés (Ehlinger et al. 2007)?
III.2 Conclusion
L’émergence des dispositifs de GRH élargis interroge le praticien, qui ne sait comment
s’outiller afin de développer une GRH territoriale. Le tâtonnement, l’expérimentation sont
donc encore à l’ordre du jour. Le chercheur, quant à lui, souhaite comprendre comment ces
initiatives naissent, se construisent et se développent, cela dans le but d’aboutir à une
modélisation du processus de construction d’un dispositif de GRH territoriale. Cette
communication constitue sans aucun doute, l’une des premières étapes de ce travail de longue
haleine, requérant une implication régulière et dans le temps auprès des acteurs de terrain.
Nous avons montré que le territoire construit, à la croisée des proximités géographiques et
organisées, était un terrain fertile pour l’émergence des dispositifs de GRH territoriale, grâce à
la volonté d’ancrage territorial de certaines firmes et au développement de réseaux
d’innovation. Face à la diversité et à l’hétérogénéité des pratiques émergentes, nous avons fait
le choix de zoomer sur deux dispositifs de GRH territoriale, afin de comprendre comment ces
dispositifs de construisaient. Puisque ces dispositifs reposent sur des instrumentations de
gestion, nous avons jugé pertinent de nous référer au cadre d’analyse de la théorie de la
traduction, car les instrumentations de gestion peuvent être appréhendées comme un objet
socio-technique. Les étapes du processus de traduction – la problématisation, les dispositifs
d’intéressements, l’enrôlement et la mobilisation des alliés –illustrent de quelle manière
l’imbrication d’éléments humains et non-humains donne peu à peu corps à une
instrumentation de GRH territoriale, dont la stabilisation peut, à tout moment, être remise en
question par des traductions concurrentes. L’étude de terrain menée en parallèle auprès de
deux dispositifs de GRH territoriale distincts a permis de mettre en exergue certaines des
caractéristiques de ce processus de traduction. Tandis que la GTRH Pôle, dont le pivot central
est une base de données informatisée, peine à s’acheminer vers une mobilisation des alliés, la
GTRH MEF a, quant a elle, pu de manière encore timide, construire la première version en
voie de stabilisation d’une instrumentation de GRH territoriale.
Ces premiers constats nous amènent à nous interroger sur une contribution possible de ces
travaux pour l’étude de la construction de dispositifs de GRH territoriale. Trois questions sont
formulées : à quel moment l’inscription dans des artefacts doit-elle intervenir dans le
23
processus de traduction ? Quels sont les éléments et les caractéristiques d’une
problématisation permettant d’enrôler les acteurs et de mobiliser des alliés, et quel est le poids
relatif de personnages charismatiques lors de cette étape ? Enfin, le positionnement du tierstraducteur, la légitimité que les acteurs lui attribuent et le mode de gouvernance de la structure
traductrice confèrent-ils au dispositif un avantage dans l’acheminement vers la stabilisation
du réseau ? Plus largement, la possible contribution de ces travaux porte sur la caractérisation
des étapes du processus de traduction dans la construction d’une instrumentation de GRH
inter-organisationnelle. De la même manière qu’Alcouffe et al. (2008) identifient plusieurs
modalités d’intéressement lors de la diffusion d’innovations comptables (commerciales
politiques, éditoriales, intellectuelles, visant une expertise), nous tenterons d’établir quelles
sont les différentes manières de problématiser, d’intéresser, d’enrôler et de mobiliser, mais
aussi de se positionner en tant que traducteur.
Bien entendu, l’une des limites de nos travaux réside dans le fait que ces processus, tels qu’ils
ont été étudiés à ce jour, ne sont pas assez avancés dans le temps pour déterminer s’ils ont
atteint ou non un certain degré d’irréversibilité. C’est pourquoi nous avons choisi de parler de
l’acheminement vers une stabilisation possible, dont nous avons jugé l’avancement grâce à la
mobilisation des alliés et à la participation des différents acteurs dans ces projets. Cependant,
la prochaine phase de réalisations d’entretiens auprès des mêmes acteurs devrait pouvoir
fournir un certain nombre d’éléments complémentaires afin d’approfondir ce point.
Outre les éléments discutés dans notre dernière partie, il pourrait être pertinent, dans la suite
de nos travaux, d’étudier quelles sont les modifications de l’instrumentation par les
utilisateurs (Akrich, 2006b).
Enfin, cette recherche ayant suscité l’intérêt des praticiens rencontrés lors de notre étude de
terrain, il nous semble nécessaire de pouvoir extraire de ces travaux, des éléments ayant
valeur de préconisations à leur égard. Bien entendu, cela engage d’autres réflexions quant à
notre posture de chercheur. Il demeure néanmoins certain que l’opérationnalisation de la
théorie de la traduction, employée à l’étude de la construction de dispositifs de GRH
territoriale, figure parmi nos prochains objectifs de travail.
24
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anthropologie des techniques », In M. Akrich, M. Callon et B. Latour, Sociologie de la
traduction, textes fondateurs, Paris, Ecole des Mines, p.109-134.
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n°1, p.1-17.
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Amblard H., Bernoux P., Herreros G., Livian Y.-F. (2005), Les nouvelles approches
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